S. E. P. I. A. (p. 5-18).

CINÉMA !… CINÉMA !…


CHAPITRE PREMIER



Claudine s’habillait pour aller au cinéma. Elle se fardait consciencieusement comme si tous les soleils d’Hollywood devaient étinceler sur sa personne. Elle savourait d’avance la délicieuse sensation d’échapper à la monotonie de sa vie, à cette affreuse existence d’ouvrière, à la mesquinerie de l’appartement de ses parents.

Ah ! retrouver les intérieurs somptueux, voir les jolies toilettes des stars, leur aisance, leur facilité à répondre à leurs admirateurs et surtout à ce merveilleux choix d’admirateurs !

Il y avait bien parfois des scènes qui se passaient dans des décors vulgaires, mais on savait que c’était du « chiqué » et que l’éblouissement reviendrait vite.

Claudine eut un soupir… Comment arriverait-elle à se marier selon ses goûts ? Ce qu’il lui fallait, ce n’était pas un de ces commis aux vêtements de confection, à la cravate en soie artificielle ; non, elle avait dans l’esprit un élégant jeune premier à l’éducation parfaite, au visage aimable.

Ah ! ce rêve ! Enfin, au cinéma, elle allait le revivre encore une fois. À force de rêver, croyait-elle, il arrive que l’on force la réalité.

— Maman, je pars.

— Où vas-tu ?

— Mais n’est-ce pas dimanche ? Je vais au cinéma, comme d’habitude.

— Encore !

— Où veux-tu que j’aille ?

— Faire une promenade avec Noémie, par exemple, qui en serait si heureuse.

— Noémie ?… Tu veux rire ! Une sotte pareille qui ne sait même pas ce que signifie un fond de teint !

— Moi non plus !

— À ton âge, c’est permis, m’man ; mais quand on n’a que vingt-cinq ans, comme Noémie, on ne doit rien ignorer de ce qui constitue la beauté. Elle est fagotée comme une étourdie et je ne me montrerai pas dans le quartier avec elle.

— Tout le monde sait qui elle est. Sa réputation de charité, sa complaisance, sont bien établies.

— Oh ! là là ! pour ce qu’elle en récolte !

— Eh ! sa vie n’est pas finie, et le temps de la ré­colte peut venir.

— Je ne la jalouse pas !

— Ce qu’il te faudrait, c’est une leçon.

— Merci !… Au revoir, m’man !

— Cela me peine de te savoir dans cet air étouffé.

— Il n’y a que cet air-là qui me fasse vivre. À propos, où est Maxime ?

— Ton frère est parti depuis une demi-heure, alors que tu t’habillais.

— Il t’a dit où il allait ?

— Peux-tu le demander !

— Oui, je sais qu’il courait au cinéma, mais je voulais savoir dans quelle salle.

— Je n’en sais rien… Il craignait d’arriver en re­tard, parce que c’était un film à épisodes. Ah ! que je déplore l’invention de ce cinéma !

— Ne te désole pas de ce qui fait notre joie. On a quelques heures de rêve, il y fait bon, on a chaud en hiver, on entend rire.

— Et ici, tu es mal ?

— Non, m’man, mais ce n’est pas la même chose.

Claudine jeta autour d’elle un regard plein de pitié. C’était dans la salle à manger qu’elle causait avec sa mère et les meubles en étaient classiques. Ils ne res­semblaient en rien au mobilier luxueux que montrait le cinéma.

Claudine comprenait pourtant que ses parents ne pouvaient pas tout d’un coup devenir riches, pour se meubler comme des princes. Pour l’avenir, elle espé­rait bien ne pas se loger dans un appartement exigu. Il lui fallait un hall avec des tableaux, des meubles choisis. Pour le moment, elle patientait tout en se formant le goût. Elle n’avait que dix-neuf ans, d’ail­leurs, et elle voyait devant elle une vie longue, longue… Pour le moment, elle devait se contenter de la vue des belles choses sans songer à les posséder.

Mais rien que de penser qu’elle pourrait les avoir un jour, la remplissait de joie. Avec ses compagnes d’atelier, toutes férues de cinéma, à son exemple, sauf une, elle s’amusait à décrire ce qu’elle aurait plus tard. C’était à qui, de ces jeunes cervelles, for­merait les plans les plus audacieux pour leur futur foyer. Le mari, les enfants, comptaient peu, mais en revanche, quel luxe de réceptions dans des salons qui ruisselaient de dorures, de girandoles ! Quel buffet où l’on se gorgeait de mets délicats !

Les pauvres petites ne savaient qu’inventer pour le palais de leurs hôtes, et quand elles avaient com­posé leurs menus, elles couraient chez la crémière pour déjeuner d’une tasse de cacao avec un petit pain, maigre nourriture qui les anémiait.

Claudine s’en alla en claquant la porte.

Rien que le petit trajet qu’elle avait à fournir l’égaya. D’avance, elle savourait le spectacle qu’elle allait voir. C’était un roman d’amour, ce qui l’en­chanta. L’ambiance en était « enlevante », tandis que les documentaires l’ennuyaient. Cela lui était extrêmement égal que des poissons extraordinaires s’agitassent au fond des mers ou que des fauves parcourussent les forêts. Jamais elle ne ferait leur connaissance et ce serait bien inutile à sa vie.

Claudine marchait d’un pas vif, parce que le mois d’octobre avait eu sa première gelée. Le ciel était clair et le soleil déjà pale. Mais le temps importait peu. Dans quelques moments, dans la salle tiède, la jeune fille oublierait toutes les contingences. Là, elle serait à l’aise, car ce qu’il lui fallait, c’était les intérieurs élégants dans lesquels évoluaient des femmes au chic suprême ; des messieurs leur baisaient la main d’un air respectueux, et des laquais en livrée venaient prendre leurs ordres.

Voilà qui était captivant.

Claudine s’assit à une place qu’elle jugea agréable. Il fallut que ses yeux s’accoutumassent à la demi-obscurité pour qu’elle distinguât ses voisins.

Devant elle, des jeunes filles en nombre ; un peu plus loin, des enfants. Naturellement, puisque c’était un dimanche, les parents se débarrassaient des petits encombrants en faveur d’une salle de spectacle.

Claudine reconnaissait quelques fillettes de son quartier, et elle se demandait, de bonne foi, quel plaisir ces enfants pouvaient trouver à ces tableaux. Sans doute n’y comprenaient-elles rien, et elles venaient pour être au chaud et « regarder les images ».

Quand Claudine s’était placée, elle n’avait pas de voisins directs. Quand l’obscurité fut donnée, elle comprit que l’on s’asseyait dans les fauteuils touchant le sien, mais elle ne distingua pas les occupants.

Le déroulement du film commença. Sur l’écran lumineux se projeta la vedette, une charmante femme dont la toilette plut infiniment à Claudine. Elle forma le projet d’avoir la pareille. Elle fit un calcul rapide. Avec ses appointements de 12 000 francs par mois, il lui était facile d’en distraire une dizaine de mille, avec un peu de temps, car elle payait sa pension dans sa famille. M. et Mme Nitol exigeaient cette redevance, afin de stimuler l’économie de Claudine. Ils déploraient que la jeunesse de ce temps n’eût aucun souci de conserver un peu d’argent. Eux, en parents prévoyants, ils mettaient de côté cette somme donnée par leur fille.

Un jour, ils lui en feraient la surprise, à quelque occasion marquante, son mariage, par exemple.

Le film continuait. Il captivait Claudine, mais elle s’étonnait que la star, qui représentait une jeune fille, fût si indépendante. Ainsi, elle avait fait la connaissance d’un charmant jeune homme, avec qui elle allait tranquillement souper au cabaret. Et les parents ? N’avaient-ils donc rien à dire ? Dans quel heureux pays se passaient donc ces libertés ?

Elle enviait cette situation. Elle se dit que ces jeunes filles avaient bien raison de s’affranchir de certains préjugés. Quel mal commettait celle-ci en dînant au restaurant avec un monsieur ? Du moment qu’ils s’épouseraient, personne n’avait à y redire.

Soudain, la star sembla ne plus être bien avec son amoureux. Après quelques péripéties ; il en surgit un autre que la jeune vedette parut apprécier. Ils firent une promenade dans les bois et s’embrassèrent.

Claudine trouva qu’ils allaient un peu vite, mais la star était si belle et le jeune homme si séduisant, qu’elle comprit que l’entente ne pouvait qu’être rapide.

Il y eut une fête champêtre, des courses de chevaux, un départ d’avion, et toujours au premier plan, la vedette se montrait avec son amoureux.

Ce qui sembla surprenant à Claudine, c’est qu’elle ne vit pas de mariage, et que ces deux fiancés paraissaient vivre ensemble. Le même appartement les abritait, les repas étaient pris tête à tête. Il arrivait des amis qui trouvaient cette conduite absolument naturelle.

Claudine finissait par le trouver aussi. Ils s’étaient sans doute mariés sans que le film le relatât. On y perdait la vue d’une cérémonie avec belles toilettes, mais il y en avait tant d’autres jolies, qu’on pouvait se passer de celles-là.

En sortant de la salle, Claudine était tout étourdie. Ce film la laissait rêveuse et toute en dehors de la vie habituelle. Comment pouvait-il y avoir de ces créatures privilégiées qui paraissaient ne pas faire œuvre de leurs dix doigts et qui menaient des jours fastueux ?

Elle rentra toute songeuse chez elle et trouva ses parents attendant leurs enfants dans une pièce dénommée salon. Ils étaient installés dans des fauteuils confortables, hérités de leurs grands-parents, et ils devisaient gaîment, comme des gens à la conscience irréprochable.

M. Nitol était dans un ministère et ne connaissait que son devoir. Il était digne et respirait la bonté. Il croyait, l’excellent père, que ses enfants étaient bien élevés. À la vérité sa femme ne négligeait pas de leur inculquer les meilleurs principes, mais le vent de la révolte et de l’indépendance soufflait avec une telle violence dans les âmes jeunes que nulle leçon ne pouvait germer.

En entrant, Claudine s’écria :

— Bonsoir, p’pa ! Bonsoir, m’man ! Vous n’avez pas l’air de vous amuser !

— Bonsoir, petite ! On ne s’amuse pas : on se repose, et cela fait grand bien. Et toi, qu’as-tu fabriqué ? Tu as une bien jolie robe.

— Ça ? Une loque, oui !

— Peste ! Mademoiselle est difficile !

— Ah ! p’pa, si tu voyais ce que je vois !

— Oui, au cinéma, des toilettes truquées.

Claudine éclata de rire.

— Oh ! mon naïf papa !… Les décors sont truqués, mais pas les robes !

— Alors, elles coûtent cher ! Et puis, ma petite fille, je n’aime pas beaucoup ces séances au cinéma. C’est malsain de toutes les façons.

— Oh ! comment cela ?

— D’abord, la salle enfumée est mauvaise pour les jeunes poumons ; puis les spectacles ne sont pas toujours appropriés pour la jeunesse ; enfin, tout ce faux brillant qui vous transporte dans une atmosphère de luxe font trouver fade le logis familial. Tout cet ensemble n’est pas très éducateur, et je voudrais que tu y sois moins assidue. Dimanche, tu viendras avec moi, nous irons voir de vieux amis à Villemonble.

— Tu veux rire, p’pa !

À ce moment Maxime apparut, les joues rouges, les yeux hors de la tête.

— Bonsoir, mes ancêtres !

— Maxime, dit sévèrement M. Nitol, je ne veux pas de ces manières-là !

— Oh ! p’pa, il faut être de son temps. Cela n’empêche pas de respecter ses parents, quand on leur dit des mots drôles.

— Moi, cela me déplaît. D’où sors-tu, gamin ?

— Du ciné, où j’ai vu une pièce emballante ! Oh ! ce que ces hommes sont habiles ! J’ai vu deux gangsters qui cambriolaient avec un chic !… Puis, surpris, ils ont tué le gardien, mais avec une dextérité, une propreté splendides ! Quelle leçon !

— Pauvre petit fou ! Tu n’as donc pas compris que cette facilité était préparée, voulue par les artistes ? Tu ne sais pas combien de fois ils ont répété leurs scènes, pour donner aux spectateurs l’illusion d’une réussite rapide ? Que cela m’afflige de vous voir admirer de tels exploits ! Vos yeux s’y habituent et votre moralité se blase.

Si Maxime baissait le nez d’un air qu’il voulait contrit, il n’était pas convaincu. Devant sa rétine restait le tableau net de ces cambrioleurs, venant à bout de leur besogne avec une désinvolture stupéfiante. Une admiration injustifiée allait vers eux, pour la célérité, l’audace avec lesquelles ils opéraient. Leur maîtrise agissait sur l’imagination des jeunes spectateurs dont les instincts fermentaient.

Au sortir de ce film, Maxime, assez placide, ne se contenait plus de respect extasié pour de tels hommes. Ce que son père lui disait d’un ton sermonneur n’avait aucun effet sur lui. Seuls les deux bandits, avec leurs gestes précis de criminels, restaient dans sa vision, avec l’arrière-pensée de se dire :

— Bah ! je crois que j’en ferais bien autant !

Cependant, il convint par devers soi que, pour arriver à une pareille habileté, il lui faudrait quelque entraînement. Il forma le projet de s’y essayer, non pour le gain d’un vol, mais pour le simple plaisir de savoir s’il réussirait.

Quand, le soir, il vit sa sœur seule, alors qu’ils étaient sous la lampe, lui en train de relire un cours du collège où il allait comme externe, et elle en train de chiffonner un nœud de ruban, il lui parla du spectacle qu’il avait vu :

— Tu ne peux t’imaginer quels cambrioleurs élégants et quels studios ils habitaient ! Ce qu’ils volaient leur parvenait dans les mains sans effort ; ils opéraient avec un sourire et personne n’aurait pu se douter du métier qu’ils faisaient. Ils tenaient leur place dans le monde comme de vrais gentilshommes et ils étaient entourés d’amis et de femmes charmantes. Quelle belle vie ils semblaient avoir ! Ah ! Claudine, si j’avais seulement dix-huit ans au lieu de seize, c’est l’existence que je choisirais.

— Tu ne prendrais tout de même pas la profession de cambrioleur ! s’écria sa sœur, indignée.

— Non, bien sûr, au moins pas ouvertement ni pour longtemps, mais j’aimerais goûter un peu à cette vie qui paraît si facile et si agréable.

L’écolier se tut. Sa pensée était loin du cours d’histoire qu’il repassait. Une série de tableaux défilaient devant sa mémoire où le luxe miroitait avec un attrait démoniaque.

— Et tu sais, continua Maxime, quand ils se sont débarrassés du bonhomme qui est venu les déranger pendant qu’ils ouvraient le coffre-fort, ils l’ont tué sans un cri et à peine un geste.

— C’est affreux ! murmura Claudine.

— Non : c’était beau et mérité.

— Oh ! tu exagères !

— Cet idiot était venu mal à propos. Il n’a eu aucun égard pour leur qualité de cambrioleurs mondains. Il aurait pu s’entendre avec eux ! Au lieu de cela, il crie au secours. Il n’a pas eu le temps de finir le mot. Avec une seringue, l’un des opérateurs lui a touché la nuque, et le bonhomme s’est écroulé raide. Ah ! cela a été un coup de maître ! Pas de cris, pas de sang, pas d’affolement : un calme merveilleux et une récolte splendide. Si tu avais vu ruisseler les bijoux : un collier de perles qui n’en finissait pas, des émeraudes à tourner toutes les têtes, et des diamants qui éclairaient toute la scène. Après un tel exploit, on peut se prendre pour des rois. J’ajoute que ces messieurs sont généreux. Le lendemain, ils ont dîné avec leurs amis et amies, et des bijoux ont été distribués aux dames, et les dames étaient joliment bien ! Ah ! ma chère ! quelles beautés ! Je ne sais pas où ces messieurs trouvent des femmes pareilles, mais elles sont d’un chic !

Le jeune collégien, les yeux emplis des souvenirs de l’écran, ne pensait plus à son cours. Il restait le regard perdu dans un rêve où le regret malsain errait. Claudine murmura :

— Je n’aime pas beaucoup ces films-là. Je préfère les actions moins brutales.

— Ah ! oui, toujours tes romans d’amour !

— Il y en a de si jolis… Et moi aussi, je vois des femmes élégantes et des messieurs suprêmement bien, et qui ne volent pas. Mais ce sont surtout les intérieurs de maison que j’admire, les meubles, les tentures, tout cela est si bien arrangé ! Ah ! me voir dans un cadre pareil !

— Ma fille, il faudra que tu trouves un mari riche, et, simple ouvrière en robes comme tu l’es, ce sera difficile !

— Et toi, crois-tu que quand tu auras ton bachot, tu pourras faire des croisières sur ton yacht ?

— Je me débrouillerai, ma fille. À quoi sert un pauvre bachot, par le temps actuel ?

Le frère et la sœur se turent pendant un moment. Des visions de luxe rendaient leurs regards hallucinés, et chacun se posait le même problème ? Comment acquérir ces facilités de vie ?

Le lendemain, chacun reprit, l’un le chemin de son collège, l’autre celui de son atelier, chez la couturière Mme Herminie.

En arrivant, Claudine jeta sa jaquette sur le dos d’une chaise, avec un grand dédain. Elle imitait le geste d’une star, mais elle était obligée de se contenter d’une chaise comme valet de pied.

— Que se passe-t-il, petite Claudine ? demanda la patronne, qui était maternelle.

— Rien, répondit la jeune fille, ennuyée parce qu’elle trouvait tout insipide, les gens et les choses.

Elle se désolait de venir s’astreindre à un travail forcé, alors que les belles dames du cinéma étaient inoccupées. Comment parvenir aux gestes élégants, d’une nonchalance distinguée, alors qu’il faut tirer l’aiguille et écouter les racontars ineptes de la « première » ?

Ces femmes ne s’assimilaient donc pas les belles manières du cinéma ?

À mesure que la semaine s’écoulait, Claudine devenait plus sereine, parce que le dimanche approchait où elle retournerait dans l’ambiance aimée.

Le samedi, elle eut la surprise de se savoir invitée au mariage d’une jeune fille dont la mère était une amie de la famille.

L’imagination de Claudine s’envola. Quelle toilette aurait-elle ? Sûrement, celle qu’elle avait vue, portée par la vedette admirée.

Elle consulta sa bourse et conclut :

— J’aurai 10 000 francs à mettre à cette robe, ce sera suffisant. Je n’aurai pas de bijoux, mais à dix-neuf ans, on peut s’en passer.

Le dimanche, pâle de joie, elle s’assit au cinéma où elle respira, heureuse. Elle avait un voisin, plutôt jeune. Il lui parla avant que le film ne se déroulât. Elle ne répondit pas, parce qu’elle n’avait pas bien vu le visage de celui qui lui adressait la parole, l’électricité ayant baissé.

Claudine s’abîma dans l’émotion du film qui était pathétique : la jeune première ne se rendait pas aux supplications du jeune homme qui voulait l’épouser ; il semblait cependant persuasif. Les péripéties tinrent en haleine Claudine qui, insensible à ce qui se passait autour d’elle, ne vivait plus qu’avec l’héroïne.

Quand la lumière revint, la jeune fille crut que la pièce continuait, parce que le jeune homme assis à côté d’elle la regardait, et de la même façon, crut-elle, que l’amoureux du film contemplait celle qu’il voulait convaincre.

Claudine eut une secousse. Avait-elle fait une conquête ? Quelle aventure ! Cependant elle ne sembla pas anormale à Claudine, parce que le cinéma déforme les choses naturelles. L’atmosphère entraîne sur un autre plan. La musique, le naturel des acteurs qui incarnent la vie, une vie spéciale mais qui exerce une influence sur les esprits peu formés encore, chez lesquels la réflexion n’a pas mûri. Seule, subsistait la volonté de ressembler à ceux que l’on voyait évoluer avec grâce.

— Mademoiselle, ce film vous plaît, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, Monsieur !

— Les artistes en sont bien intéressants.

— Merveilleux…, ils sont merveilleux !

— La vedette est un peu sévère.

— C’est mon avis.

— Ainsi vous auriez accepté ce soupirant ?

— Oh ! oui ! Il est si gentil !

— Vous avez un cœur d’or.

— Oh ! non, mais je n’aime pas quand on fait de la peine aux gens.

— Bonne petite fille !

Une main amicale chercha la main de Claudine.

À ce moment, la musique recommença. C’était une valse langoureuse qui entraînait la raison. L’obscurité revint dans la salle, et seul l’écran lumineux ressortait, présentant les héros.

Claudine laissa sa main dans celle de l’inconnu. À vrai dire, son geste n’était qu’un réflexe. Elle n’en mesurait pas la portée, grisée par cet air de valse qui engourdissait sa volonté et lui laissait seulement le désir fou de s’évader de son humble vie et de s’en créer une plus enchanteresse.

Par quel moyen ? Elle ne le voyait pas encore, mais elle se laissait subjuguer par la vie factice de l’écran et se supposait habile. Tout paraissait si simple ! Une jeune fille était là, assise seule à une table de restaurant, et tout de suite, un jeune homme survenait et s’asseyait à côté d’elle. Ils dînaient ensemble et paraissaient heureux.

Pourquoi n’aurait-elle pas cette chance ? Ce jeune homme qui lui tenait la main était sans doute épris de sa beauté. Pourquoi serait-il venu s’asseoir auprès d’elle ? Certes, elle ne pensait guère à l’attirer, jamais elle ne l’avait vu.

La lumière revint et Claudine reprit conscience de la réalité en retirant sa main de celle de l’inconnu. Elle promena ses regards autour d’elle. Dans la salle, des couples s’embrassaient, des phrases s’échangeaient à mi-voix.

Elle dit à son voisin :

— Je trouve toujours que le spectacle est trop court.

— Vous aimez le cinéma ?

— Il n’y a que là que je me sente vivre !

— Pauvre enfant ! Vous avez vos parents ?

— Oh ! oui, et ils sont très bons.

— Ils aiment aussi le cinéma ?

— Pas tant que mon frère et moi, mais ils y vont rarement et seulement pour les grands films.

— Ainsi vous avez un frère ?

— Oui, et il a seize ans, mais il aime les films d’aventures ou policiers.

— Oh ! oh ! cela va lui tourner la tête.

— Non, parce qu’il va au collège, et papa ne plaisanterait pas s’il faisait l’école buissonnière.

Le film continua, puis se termina. La vedette s’en alla avec le jeune premier et l’écran les montra s’embrassant.

Une des petites filles qui était dans la rangée de fauteuils devant Claudine dit à une petite camarade :

— Moi, ce que j’aime dans le cinéma, c’est qu’ils s’embrassent sans se gêner. Moi, je voudrais être embrassée. Quand je serai grande, je ne m’en priverai pas.

— Tu sais, il faut être deux.

— Naturellement ! Mais tout ce qui se passe au cinéma se passe dans la vie. En attendant, il faut aller à l’école. Vivement les vacances, pour qu’on puisse aller voir des films plus souvent !

La sortie s’effectuait. Claudine, qui entendait ces propos, pensa :

« Elle a joliment raison, cette gosse ! elle a de la chance, elle aura des vacances, et moi, un simple congé de quinze jours. Quelle affreuse vie ! »

Son voisin, qui la suivait, murmura à son oreille :

— Vous accepterez bien une tasse de thé, au bar du cinéma ? Cela fait partie du spectacle.

Claudine regarda le jeune homme, puis elle rit. Cette offre ne lui sembla pas saugrenue. Prendre une tasse de thé au cinéma, ce n’est pas compromettant.

Quelques minutes après, la jeune fille était assise avec son inconnu devant deux tasses de thé, à côté desquelles des gâteaux s’étageaient.

— Les beaux gâteaux ! Ah ! comme il fait bon ici, et c’est coquettement arrangé…

— Tant mieux si le cadre vous plaît.

Heureuse, Claudine l’était ! Elle vivait l’heure enviée de la star dînant au restaurant avec son partenaire.