Chroniques de France. — VI. Le sire de Gyac
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Chroniques de France. — VI. Le sire de Gyac

VI.


LE SIRE DE GYAC.


Les prévisions politiques du duc de Bourgogne s’étaient réalisées : la ville de Paris était lasse de la vie tourmentée qui l’agitait depuis si long-temps, elle attribua la cessation de ses maux, qui arrivaient naturellement à leur terme, à la présence du duc, à la sévérité qu’il avait déployée, et surtout à l’exécution de Cappeluche, cet ardent émouveur de populace. Aussitôt après sa mort, l’ordre s’était rétabli, et toutes les voix chantaient les louanges du duc de Bourgogne, lorsqu’un nouveau fléau vint se ruer sur la cité toute saignante encore : c’était la peste, cette sœur hâve et décharnée de la guerre civile.

Une épidémie affreuse se déclara. La famine, la misère, les morts oubliés dans les rues, les passions politiques qui font bouillir le sang aux veines, étaient les voix infernales qui l’avaient appelée. Le peuple, qui commençait à se refroidir, et qui était épouvanté de ses propres excès, crut voir la main de Dieu dans ce nouveau fléau ; une fièvre singulière s’empara de lui. Au lieu d’attendre la maladie dans ses maisons et d’essayer de la prévenir, la population tout entière se répandit dans les rues ; des hommes couraient comme des insensés, criant que les flammes de l’enfer les brûlaient ; et sillonnant cette foule qui s’ouvrait tremblante devant eux, quelques-uns se jetèrent dans les puits, d’autres dans la rivière. Une seconde fois les tombeaux manquèrent aux morts, et les prêtres aux mourans. Des hommes atteints des premiers symptômes du mal arrêtaient les vieillards dans les rues, et les forçaient d’entendre leurs confessions. Les seigneurs n’étaient pas plus à l’abri de l’épidémie que le pauvre peuple ; le prince d’Orange et le seigneur de Poix y succombèrent ; l’un des frères Fosseuse, allant faire sa cour au duc, sentit les premières atteintes du mal au bas du perron de l’hôtel Saint-Paul ; il essaya de continuer son chemin, mais à peine avait-il monté six marches, qu’il s’arrêta pâle, les cheveux hérissés et les genoux tremblans. Il n’eut que le temps de croiser les bras sur sa poitrine, en disant : Seigneur, ayez pitié de moi ! et il tomba mort. Le duc de Bretagne, les ducs d’Anjou et d’Alençon se retirèrent à Corbeil[1], et le sire de Gyac et sa femme au château de Creil, près Beaumont-sur-Oise.

De temps en temps derrière les vitraux de l’hôtel Saint-Paul, apparaissaient, comme des ombres, ou le duc ou la reine ; ils jetaient les yeux sur ces scènes de désolation, mais ils n’y pouvaient rien et se tenaient enfermés dans le palais : quant au roi, on disait qu’il était retombé dans un de ses accès de folie. Pendant ce temps, Henri d’Angleterre, accompagné d’une puissante armée, avait mis le siége devant Rouen. Toute la ville avait jeté un cri de détresse qui s’était perdu dans les clameurs de Paris, avant d’arriver au duc de Bourgogne. C’était cependant le cri d’une ville tout entière, les Rouannais abandonnés n’en avaient pas moins fermé leurs portes et juré de se défendre jusqu’à la dernière extrémité.

De leur côté, les Dauphinois, conduits par l’infatigable Tanneguy, par le maréchal de Rieux, et par Barbazan qu’on appelait le chevalier sans reproches, après s’être emparés de la ville de Tours, que défendaient, pour le duc, Guillaume de Rommenel et Charles Labbe[2], poussaient des reconnaissances armées jusqu’aux portes de Paris.

Le duc Jean avait donc à sa gauche les Dauphinois, ennemis de la Bourgogne ; à sa droite les Anglais, ennemis de la France ; en face et derrière lui la peste, ennemie de tous.

Dans cette extrémité, il songea à traiter avec le Dauphin, à laisser au roi, à la reine et à lui, la responsabilité de la garde de Paris, et à aller devers Rouen pour lui porter secours.

En conséquence, les articles de paix arrêtés quelque temps auparavant à Bray et à Montereau furent de nouveau signés par la reine et le duc de Bourgogne. Le 17 septembre, ils furent publiés à son de trompe dans les rues de Paris, et le duc de Bretagne, porteur du traité, fut chargé de le soumettre à l’approbation du Dauphin, et en même temps, pour le disposer à une réconciliation, il lui conduisit sa jeune femme[3] qui était restée à Paris, et pour laquelle la reine et le duc avaient eu les plus grands égards.[4]

Le duc de Bretagne trouva le Dauphin à Tours. Il obtint une audience de lui : lorsqu’il fut introduit en sa présence, le Dauphin avait à sa droite le jeune duc d’Armagnac, arrivé la veille de la Guyenne[5], pour réclamer justice de la mort de son père, et à qui justice avait été hautement promise ; à sa gauche Tanneguy-Duchâtel, ennemi déclaré du duc de Bourgogne ; derrière lui, le président Louvet, Barbazan et Charles Labbe, qui venait de passer du parti de Bourgogne au sien ; tous gens désirant la guerre, car ils avaient une haute fortune à espérer avec le Dauphin, et tout à craindre avec le duc Jean.

Quoiqu’au premier aspect le duc de Bretagne jugeât bien quelle serait l’issue de la négociation, il mit un genou en terre, et présenta le traité au duc de Touraine. Celui-ci le prit, et sans le décacheter, il dit au duc en le relevant : Mon cousin, je sais ce que c’est, on me rappelle à Paris, n’est-ce pas ? on m’offre la paix si j’y veux revenir ; mon cousin, je ne ferai point de paix avec des assassins, je ne rentrerai pas dans une ville encore toute éplorée et sanglante. M. le duc a fait le mal, qu’il le guérisse ; quant à moi, je n’ai point commis le crime, et ne veux point m’offrir en expiation.

Le duc de Bretagne voulut insister, mais toute instance fut inutile. Il retourna vers Paris, portant le refus du Dauphin au duc de Bourgogne ; il trouva celui-ci près d’entrer au conseil où devait être entendu un envoyé de la ville de Rouen. Le duc écouta avec attention ce que son ambassadeur lui rapportait ; puis, lorsqu’il eut cessé de parler, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, réfléchit profondément quelques minutes : C’est lui qui m’y aura forcé, dit-il tout à coup, et il entra dans la salle du conseil du roi.

L’explication de la pensée du duc de Bourgogne est facile à donner.

Le duc était le plus grand vassal de la couronne de France et le plus puissant prince de la chrétienté. Il était adoré des Parisiens ; depuis trois mois, il gouvernait sous le nom du roi, et l’état continuel de maladie de ce malheureux prince ne permettait pas à ceux qui le désiraient le plus, d’espérer qu’il pût vivre long-temps ; en cas de mort, de l’espèce de régence que tenait le duc, à la royauté, il n’y avait qu’un pas. Les Dauphinois ne possédaient que le Maine et l’Anjou ; la cession de la Guyenne et de la Normandie au roi d’Angleterre lui faisait de celui-ci un allié et un appui. Les deux Bourgognes, la Flandre et l’Artois, qu’il tenait de son chef et qu’il réunissait à la couronne de France, étaient pour elle un dédommagement de cette perte ; enfin l’exemple de Hugues Capet n’était pas si loin, qu’il ne pût être renouvelé, et puisque le Dauphin refusait toute alliance et voulait la guerre, il n’aurait à se plaindre à personne lorsque les conséquences de son refus retomberaient sur lui-même.

Dans ces circonstances, la politique du duc de Bourgogne était aussi simple que facile : laisser traîner le siége de Rouen en longueur, ouvrir des négociations avec Henri d’Angleterre, et tout préparer de concert avec lui pour que, la mort de Charles vi arrivant, toute puissance étant d’avance concentrée entre ses mains, il n’eût à ajouter au pouvoir royal dont il était déjà investi, que le titre de roi qui lui manquait encore.

Le moment était on ne peut plus favorable pour commencer à mettre à exécution ce grand dessein : le roi, malade d’esprit comme il l’était, ne pouvait assister au conseil, et n’avait pas même été prévenu de sa convocation ; le duc était donc libre de faire à l’envoyé de la ville de Rouen la réponse qui lui semblerait le plus avantageuse, non pas aux intérêts de la France, mais à ses intérêts particuliers.

C’est dans ces dispositions, que venait de confirmer le refus du Dauphin, qu’il entra dans la salle du conseil, et alla s’asseoir, comme pour s’essayer au rôle qu’il espérait jouer un jour, sur le trône du roi Charles.

On n’attendait que lui pour ordonner que le messager fut introduit.

C’était un vieux prêtre à cheveux blancs ; il était venu de Rouen pieds nus et un bâton à la main, comme il convient à un homme qui requiert secours. Il s’avança jusqu’au milieu de la salle, et, après avoir salué le duc de Bourgogne, il allait commencer à lui exposer l’objet de sa mission, lorsqu’un grand bruit se fit entendre vers une petite porte, couverte d’une tapisserie qui donnait dans les appartemens du roi ; chacun se retourna, et l’on vit avec surprise la tapisserie se soulever, et se débarrassant des mains de ses gardiens qui voulaient le retenir, le roi Charles vi s’avancer à son tour dans cette salle où personne ne l’attendait, et, les yeux étincelans de colère, les habits en désordre, marcher d’un pas ferme droit au trône sur lequel s’était prématurément assis le duc Jean de Bourgogne.

Cette apparition inattendue frappa tout le monde d’un vague sentiment de crainte et de respect. Le duc de Bourgogne surtout le regardait s’avancer, se soulevant du trône au fur et à mesure qu’il approchait, comme si une force surnaturelle le contraignît de se tenir debout, et quand le roi mit le pied sur la première marche du trône pour y monter, le duc, du côté opposé, mit machinalement le pied sur la dernière marche pour en descendre.

Chacun regardait silencieux ce singulier jeu de bascule.

— Oui, je comprends, messeigneurs, dit le roi, on vous avait dit que j’étais fou, peut-être même vous avait-on dit que j’étais mort. — Il se mit à rire d’une manière étrange. — Non, non, messeigneurs, je n’étais que prisonnier. Mais j’ai su qu’on tenait le grand conseil en mon absence, et j’ai voulu y venir, mon cousin de Bourgogne ; j’espère que vous voyez avec plaisir que mon état, dont sans doute on vous avait exagéré le péril, me permet encore de présider les affaires du royaume. Puis se retournant vers le prêtre : — Parlez, mon père, lui dit-il, le roi de France vous écoute, et il s’assit sur le trône.

Le prêtre fléchit le genou devant le roi, ce qu’il n’avait pas fait devant le duc de Bourgogne, et commença à parler dans cette posture.

— Notre sire, dit-il, les Anglais, vos ennemis et les nôtres, ont mis le siége devant la ville de Rouen.

Le roi tressaillit.

— Les Anglais au cœur du royaume, et le roi n’en sait rien ! dit-il. Les Anglais devant Rouen !… Rouen, qui était ville française sous Clovis, l’aïeul de tous les rois de France ; qui n’a été perdue que pour être reprise par Philippe-Auguste !… Rouen, ma ville !… un des six fleurons de ma couronne !… Oh ! trahison, trahison ! murmura-t-il à voix basse.

Le prêtre, voyant que le roi avait cessé de parler, continua :

— « Très-excellent prince et seigneur[6], il m’est enjoint, de par les habitans de la ville de Rouen, de crier à vous, sire, et contre vous, duc de Bourgogne, qui avez le gouvernement du roi et de son royaume, le grand haro, lequel signifie l’oppression qu’ils ont des Anglais, et vous mandent et font savoir par moi que si, par faute de votre secours, il convient qu’ils soient sujets au roi d’Angleterre, vous n’aurez en tout le monde pires ennemis qu’eux, et que, s’ils peuvent, ils détruiront vous et votre génération. »

— Mon père, dit le roi en se levant, vous avez accompli votre mission et m’avez rappelé la mienne. Retournez vers les braves habitans de la ville de Rouen, dites-leur de tenir, et que je les sauverai par négociation ou par secours, dussé-je, pour obtenir la paix, donner ma fille Catherine au roi d’Angleterre ; dussé-je, pour faire la guerre, marcher de ma personne à l’encontre de nos ennemis, en appelant à moi toute la noblesse du royaume.

— « Sire, répondit le prêtre en s’inclinant, je vous remercie de votre bon vouloir, et prie Dieu qu’aucune volonté étrangère à la vôtre ne le change. Mais, soit pour la paix, soit pour la guerre, il faut vous hâter, sire ; car plusieurs milliers de nos habitans sont déjà morts de faim dans ladite ville, et depuis deux mois nous ne vivons que de chair que Dieu n’a pas faite pour la nourriture humaine[7]. Douze mille pauvres gens, hommes, femmes et enfans, ont été mis hors des murs, et se nourrissent dans les fossés de racines et eau croupie, si bien que lorsqu’une malheureuse mère accouche, il faut que les gens pitoyables tirent les petits nouveau-nés avec des cordes dans des corbeilles, les fassent baptiser et les rendent aux mères, afin que du moins ils meurent en chrétiens. »

Le roi poussa un soupir et se tourna vers le duc de Bourgogne : — Vous entendez ! lui dit-il en lui jetant un regard d’indicible reproche ; il n’est pas étonnant que moi, le roi, je sois dans un si triste état de corps et d’esprit, quand tant de malheureux, qui croient que leur malheur vient de moi, élèvent vers le trône de Dieu un concert de malédictions à faire reculer l’ange de la miséricorde. Allez, mon père, dit-il en se retournant vers le prêtre, retournez vers la pauvre ville, à laquelle je voudrais pouvoir envoyer mon propre pain ; dites-lui que non pas dans un mois, non pas dans huit jours, non pas demain, mais aujourd’hui, tout à l’heure, des ambassadeurs partiront pour le Pont-de-l’Arche, afin de traiter de la paix, et que moi, le roi, j’irai à Saint-Denis prendre de ma main l’oriflamme pour me préparer à la guerre.

M. le premier président, ajouta-t-il en se tournant vers Philippe de Morvilliers, et successivement vers ceux auxquels il adressait la parole, messire Regnault de Folleville, messire Guillaume de Champ-Divers, messire Thierry-le-Roi, vous partirez ce soir chargés de mes pleins pouvoirs pour traiter de la paix avec Henri de Lancastre, roi d’Angleterre, et vous, mon cousin, vous allez donner des ordres pour que nous nous rendions à Saint-Denis ; nous partons à l’instant même.

À ces mots le roi se leva et chacun en fit autant. Le vieux prêtre vint à lui et lui baisa la main. — Sire, dit-il, Dieu vous rende le bien que vous allez faire : demain 80,000 personnes béniront votre nom.

— Qu’elles prient pour moi et la France, mon père, car nous en avons tous deux besoin. Le conseil se sépara sur ces paroles. Deux heures après, le roi détachait de ses propres mains l’oriflamme des vieilles murailles de Saint-Denis. Le roi demanda au duc un chevalier de nom et de bravoure pour le lui confier ; le duc lui en désigna un.

— Votre nom ? dit le roi, en lui présentant la sainte bannière.

— Le sire de Montmort, répondit le chevalier.

Le roi chercha dans sa mémoire à quel grand souvenir et à quelle noble tige se rattachait ce nom.

Après un instant il lui remit l’oriflamme avec un soupir ; c’était la première fois que la bannière royale était confiée à un seigneur de si petite maison[8].

Le roi, sans revenir à Paris, envoya ses instructions à ses ambassadeurs. L’un d’eux, le cardinal des Ursins, reçut un portrait de la princesse Catherine : il devait le faire voir au roi d’Angleterre.

Le soir, 29 octobre 1418, toute la cour alla coucher à Pontoise, où elle devait attendre le résultat des négociations du Pont-de-l’Arche ; et mandement fut fait à tous les chevaliers de s’y rendre, avec leurs équipages de guerre, écuyers et hommes d’armes.

Le sire de Gyac fut un des premiers qui se rendit à cet appel ; il adorait toujours sa femme, mais cependant au cri de détresse, qu’au nom de la France avait jeté son roi, il avait tout quitté, sa belle Catherine aux caresses d’enfant, son château de Creil, où chaque chambre gardait un souvenir de volupté, ses allées si délicieuses à fouler, quand on pousse devant ses pieds les feuilles jaunâtres que les premiers vents de l’automne détachent de leur tige, et dont le bruissement mélancolique est si bien en harmonie avec les vagues rêveries d’un amour jeune et heureux.

Le duc le reçut comme un ami ; il invita le même jour à dîner plusieurs jeunes et nobles seigneurs, pour faire fête à l’arrivant : le soir il y eut réception et jeu chez le duc. Le sire de Gyac était le héros de la soirée, comme il l’avait été du jour ; chacun lui demandait des nouvelles de la belle Catherine, qui avait laissé plus d’un souvenir dans le cœur des jeunes seigneurs. Le duc paraissait préoccupé, mais son front riant annonçait que c’était d’une pensée joyeuse.

De Gyac, pour échapper aux complimens des uns, fuir les plaisanteries des autres, et plus encore pour se soustraire à la chaleur de la salle de jeu, se promenait avec son ami le sire de Graville, dans la première des chambres dont la suite formait l’appartement du duc. Comme il n’y était installé que de la veille, le service des valets, pages et écuyers, était encore si mal organisé, qu’un paysan pénétra dans cette première pièce, sans y être conduit par personne, et s’adressa au sire de Gyac, pour savoir comment il pourrait remettre une lettre au duc de Bourgogne lui-même.

— De quelle part ? lui dit Gyac.

Le paysan parut embarrassé, et renouvela sa question.

— Écoute, lui dit Gyac, il n’y a que deux moyens : le premier, c’est de traverser avec moi ces salons remplis de riches seigneurs ou de nobles dames, parmi lesquels un manant comme toi ferait une singulière tache ; le second, c’est d’amener ici le duc, ce qu’il ne me pardonnerait pas, si la lettre que tu lui apportes ne méritait pas la peine qu’il aurait prise, ce dont j’ai peur.

— Comment faire alors, monseigneur ? dit le manant.

— Me donner cette lettre, et attendre ici la réponse ; — et avant que le paysan eût eu le temps de la retenir, il avait pris la lettre entre ses deux doigts, l’avait lestement tirée des mains du messager, et s’acheminait, donnant toujours le bras à Graville, vers la chambre du fond.

— Pardieu ! dit celui-ci, à la manière dont la missive est pliée, à la finesse et au parfum du vélin sur lequel elle est écrite, cela m’a bien l’air d’un billet amoureux.

— De Gyac sourit, jeta machinalement les yeux sur la lettre, et s’arrêta comme frappé de la foudre. Il avait reconnu, dans le sceau qui la fermait, l’empreinte d’une bague que sa femme portait avant son mariage, et dont souvent il lui avait demandé l’explication, sans qu’elle la lui donnât ; c’était une seule étoile dans un ciel nuageux, avec cette devise : la même.

— Qu’as-tu ? lui dit Graville, en le voyant pâlir.

— Rien, rien, répondit Gyac, en se remettant aussitôt, et en essuyant son front duquel coulait une sueur froide, rien qu’un éblouissement ; allons porter cette lettre au duc, et il entraîna Graville si rapidement, que celui-ci crut qu’il était subitement devenu insensé.

Le duc était au fond de l’appartement, le dos tourné vers une cheminée dans laquelle brûlait un feu ardent ; de Gyac lui présenta la lettre, en disant qu’un homme en attendait la réponse.

Le duc la décacheta. Un léger mouvement de surprise passa sur sa figure aux premiers mots qu’il lut ; mais grâce à l’empire qu’il avait sur lui, il disparut aussitôt. De Gyac était debout devant lui, fixant ses yeux perçans sur le visage impassible du duc. Lorsque celui-ci eut fini, il roula machinalement la lettre entre ses doigts, et la jeta derrière lui dans le foyer.

De Gyac aurait volontiers plongé la main dans ce brasier ardent, pour y poursuivre cette lettre ; il se contint cependant. — Et la réponse ? dit-il d’une voix dont il ne put cacher toute l’altération.

Un regard rapide et scrutateur jaillit des yeux bleus du duc Jean, et sembla se réfléchir sur la figure de Gyac, comme la réverbération d’un miroir. — La réponse ? dit-il froidement ; Graville, allez dire à cet homme que je la porterai moi-même. — En achevant ces mots, il prit le bras de Gyac, comme pour s’appuyer dessus, mais en effet pour l’empêcher de suivre son ami.

Tout le sang de Gyac reflua vers son cœur et bourdonna à ses oreilles, lorsqu’il sentit le bras du duc s’appuyer sur le sien. Il ne voyait plus, n’entendait plus ; il lui prenait envie de frapper le duc au milieu de cette assemblée, de ces lumières, de cette fête, mais il lui semblait que son poignard tenait au fourreau ; tout tournait autour de lui, il ne sentait plus la terre sous ses pieds, il était dans un cercle de feu, et quand le duc, au retour de Graville, quitta tout à coup son bras, il tomba sur un fauteuil qui se trouvait là par hasard, comme s’il eût été foudroyé.

Quand il revint à lui, il jeta les yeux sur toute cette assemblée, réunion insouciante et dorée, qui continuait sa nuit joyeuse, sans se douter qu’au milieu d’elle, il y avait un homme qui enfermait tout l’enfer dans son sein. Le duc n’y était plus.

De Gyac se leva d’un seul bond, comme si un ressort de fer l’eût remis sur ses pieds ; il alla de chambre en chambre comme un insensé, les yeux hagards, la sueur au front, et demandant le duc.

Tout le monde venait de le voir passer.

Il descendit jusqu’à la porte extérieure : un homme enveloppé d’un manteau venait d’en sortir et de monter à cheval. Gyac entendit au bout de la rue le galop du cheval ; il vit les étincelles jaillir sous ses pieds. C’est le duc, dit-il, et il se précipita dans les écuries.

— Ralff ! s’écria-t-il en entrant, à moi, mon Ralff ! — et au milieu des chevaux qui étaient là, un seul hennit, leva la tête, et essaya de briser le lien qui le retenait au râtelier.

C’était un beau cheval espagnol de couleur isabelle, au pur sang, à la crinière et à la queue flottantes, aux veines croisées sur ses cuisses, comme un réseau de cordes. — Viens, Ralff, dit Gyac, en coupant avec son poignard le lien qui le retenait. Et le cheval, joyeux et libre, bondit comme un faon de biche.

Gyac frappa du pied avec un blasphème ; le cheval, épouvanté à la voix de son maître, s’arrêta pliant sur ses quatre jambes.

Gyac lui jeta la selle, lui mit la bride, et s’élança sur son dos à l’aide de la crinière. — Allons, Ralff, allons ; — il lui enfonça ses éperons dans le ventre, le cheval partit comme la foudre.

— Allons, allons, Ralff, il faut le rejoindre, disait Gyac, parlant à son cheval, comme si celui-ci eut pu l’entendre. — Plus vite ! plus vite ! mon Ralff, — et Ralff dévorait le chemin, ne touchant la terre que par bonds, jetant l’écume par les naseaux et le feu par les yeux.

— Oh ! Catherine, Catherine, avec une bouche si pure, des yeux si doux, une voix si candide, tant de trahison au fond du cœur, enveloppe d’ange, ame de démon ! Ce matin encore, elle accompagnait mon départ de caresses et de baisers ; elle passait sa blanche main dans ta crinière, flattant ton cou, et te disant : Ralff, mon Ralff, ramène-moi bientôt mon bien-aimé. Dérision !… Plus vite, Ralff, plus vite ! — Il frappait le cheval de son poing fermé à la place où l’avait caressé la main de Catherine. Ralff ruisselait.

— Catherine, le bien-aimé revient, et c’est Ralff qui te le ramène !… Oh ! s’il est vrai, s’il est vrai que tu me trompes ; oh ! la vengeance, oh ! il faudra bien du temps pour la trouver digne de vous deux. Allons, allons ! il faut que nous arrivions avant lui ; Ralff, plus vite ! plus vite ! et il lui déchirait le ventre avec ses éperons, et le cheval hennissait de douleur.

Le hennissement d’un autre cheval lui répondit ; bientôt de Gyac aperçut un cavalier, qui allait lui-même au galop. Ralff dépassa cheval et cavalier d’un élan, comme l’aigle, d’un coup d’aile, dépasse le vautour. De Gyac reconnut le duc ; le duc crut avoir vu passer une apparition fantastique.

Ainsi le duc Jean allait bien au château de Creil.

Le duc continua son chemin ; en quelques secondes, cheval et cavalier avaient disparu ; d’ailleurs cette vision ne pouvait prendre place dans son esprit, tout plein de pensées d’amour. Il allait donc se reposer un instant de ses combats politiques et de ses combats armés. Adieu à toutes les fatigues du corps, à tous les tourmens de l’esprit ! il allait s’endormir aux bras de sa belle maîtresse, l’amour allait lui souffler au front : ce sont les cœurs de lion, les hommes de fer, qui seuls savent aimer.

Il arriva à la porte du château. Toutes les lumières étaient éteintes : une seule fenêtre brillait lumineuse, et derrière le rideau de cette fenêtre on voyait se dessiner une ombre. Le duc attacha son cheval à un anneau, et tira quelques sons d’un petit cor d’ivoire qu’il portait à sa ceinture.

La lumière s’agita, laissa bientôt la chambre où elle brillait d’abord dans la plus complète obscurité, et passa successivement derrière la longue suite de fenêtres qu’elle illumina chacune à son tour. Au bout d’un instant, le duc entendit de l’autre côté du mur un pas léger courir sur l’herbe et les feuilles sèches, et une douce et fraîche voix dit à travers la porte : Est-ce vous, mon duc ?

— Oui, oui, ne crains rien, ma belle Catherine ; oui, c’est moi.

La porte s’ouvrit, la jeune femme était toute tremblante, moitié de frayeur, moitié de froid.

Le duc lui jeta une partie de son manteau sur les épaules, et la rapprocha de lui, en s’enveloppant avec elle : ils traversèrent ainsi la cour au milieu de l’obscurité. Au bas de l’escalier, une petite lampe d’argent brûlait une huile parfumée. Catherine la prit ; elle n’avait pas osé sortir avec cette lampe, craignant d’être aperçue, ou que le vent ne la soufflât : ils montèrent l’escalier, toujours dans les bras l’un de l’autre.

Pour arriver à la chambre à coucher, il fallait traverser une grande galerie sombre ; Catherine se rapprocha davantage encore de son amant.

— Croiriez-vous, mon duc, lui dit Catherine, que je suis passée seule ici ?

— Oh ! vous êtes une belle guerrière, ma Catherine !

— C’était pour aller vous ouvrir, monseigneur !

Catherine posa sa tête sur l’épaule du duc, et le duc ses lèvres sur le front de Catherine ; ils traversèrent ainsi la longue galerie, la lampe formant autour d’eux un cercle de lumière tremblante, qui éclairait la tête brune et sévère du duc, la tête blonde et fraîche de sa maîtresse : on eût cru voir marcher un tableau du Titien. Ils arrivèrent à la porte de la chambre, d’où sortait une atmosphère tiède et parfumée : la porte se ferma sur eux ; tout rentra dans l’obscurité.

Ils avaient passé à deux pas de Gyac, et ils n’avaient pas vu sa tête livide sous les plis du rideau rouge qui tombait devant la dernière croisée.

Oh ! qui dira ce qui s’était passé dans son cœur, quand il les avait vus s’approcher dans les bras l’un de l’autre ! Quelle vengeance il devait rêver, cet homme, puisqu’il ne s’était pas jeté au-devant d’eux, et ne les avait pas poignardés !…

Il traversa la galerie, descendit lentement l’escalier, marchant comme un vieillard, les jambes cassées, et la tête sur la poitrine.

Quand il fut arrivé au bout du parc, il ouvrit une petite porte qui donnait sur la campagne, et dont lui seul avait la clef. Personne ne l’avait vu entrer, personne ne le voyait sortir ; il appela Ralff d’une voix sourde et tremblante ; le brave cheval bondit et vint à lui en hennissant. — Silence, Ralff, silence ! dit-il en se mettant lourdement en selle ; et il laissa tomber la bride sur le cou du fidèle animal, s’abandonnant à lui, incapable de le diriger, insoucieux d’ailleurs où il le conduirait.

Une tempête se préparait au ciel, une pluie fine et glaciale tombait, des nuages lourds et bas roulaient comme des vagues. Ralff marchait au pas.

De Gyac ne voyait rien, ne sentait rien ; il était absorbé dans une seule idée. Cette femme venait de corrompre tout son avenir avec un adultère.

De Gyac avait rêvé la vie d’un vrai chevalier : la gloire des combats, le repos de l’amour. Cette femme, qui avait encore vingt ans à être belle, avait reçu comme un dépôt le bonheur de toutes ses années de jeune homme. — Eh bien ! tout était flétri ; plus de guerre, plus d’amour : une seule pensée devait désormais remplir sa tête, rongeant toutes les autres ; une pensée de double vengeance, pensée à le rendre fou. — La pluie tombait plus épaisse, de larges coups de vent courbaient les arbres de la route comme des roseaux, leur arrachant violemment les dernières feuilles que l’automne leur laissait encore ; l’eau ruisselait sur le front nu de Gyac, et il ne s’en apercevait pas : le sang, un instant arrêté au cœur, s’élançait maintenant à sa tête, ses artères battaient avec bruit ; il voyait passer devant ses yeux des choses étranges comme en doit voir un homme qui devient insensé ; cette pensée, cette seule pensée dévorante bouillonnait dans son cerveau, confuse, brisée, n’amenant rien que le délire. — Oh ! s’écria-t-il tout à coup, ma main droite à Satan, et que je me venge[9].

Au même instant, Ralff fit un bond de côté, et à la lueur d’un éclair bleuâtre, de Gyac s’aperçut qu’il marchait côte à côte avec un autre cavalier.

Il n’avait pas remarqué ce compagnon de voyage ; il ne comprenait pas comment il se trouvait tout à coup si près de lui. Ralff paraissait aussi étonné que son maître, il hennissait avec terreur, et toute la peau de son corps frissonnait comme s’il sortait d’une rivière glacée. De Gyac jeta un regard rapide sur le nouveau venu, et s’étonna, quoique la nuit fût sombre, de le voir aussi distinctement. Une opale que l’étranger portait sur sa toque, à la naissance de la plume qui l’ornait, jetait cette lueur étrange, qui permettait de le distinguer au milieu de l’obscurité. De Gyac jeta les yeux sur sa propre main, il y portait une bague où était enchâssée la même pierre ; mais soit qu’elle fût moins fine, soit qu’elle fût montée d’une autre manière, elle ne possédait pas la même qualité ; il reporta ses regards sur l’inconnu.

C’était un jeune homme à la figure pâle et mélancolique, tout vêtu de noir, monté sur un cheval de même couleur ; de Gyac remarqua avec étonnement qu’il n’avait ni selle, ni bride, ni étriers ; le cheval obéissait à la seule pression des genoux.

De Gyac n’était point d’humeur à entamer la conversation. Ses pensées étaient un trésor douloureux dont il ne voulait donner sa part à personne ; un coup d’éperon indiqua à Ralff ce qu’il avait à faire : il partit au galop.

Le cavalier et le cheval noir en firent autant d’un mouvement spontané. De Gyac se retourna après un quart d’heure, croyant avoir laissé bien loin derrière lui son importun compagnon, et ce fut avec un profond étonnement qu’il aperçut à la même distance le voyageur nocturne. Ses mouvemens et ceux de son cheval s’étaient réglés sur ceux de Gyac et de Ralff, seulement le cavalier semblait se laisser emporter plutôt qu’il ne paraissait conduire ; on eût dit que son cheval galoppait sans toucher la terre, aucun bruit ne retentissait sous ses pieds, aucune étincelle ne jaillissait sur son chemin.

De Gyac sentit courir un frisson dans ses veines, tant ce qui se passait sous ses yeux lui paraissait étrange. Il arrêta son cheval, l’ombre qui le suivait en fit autant ; ils étaient à l’embranchement de deux routes, l’une d’elles conduisait à travers plaines jusqu’à Pontoise, l’autre s’enfonçait dans l’épaisse et sombre forêt de Beaumont. De Gyac ferma quelques instans les yeux, croyant être en proie à un vertige ; lorsqu’il les rouvrit, il vit à la même place le même cavalier noir : la patience lui échappa.

— Messire, lui dit-il, en lui indiquant du bras l’endroit où les deux routes se séparaient devant eux, nous n’avons probablement pas mêmes affaires, et n’allons certes pas au même but ; prenez celui de ces deux chemins qui est le vôtre, celui que vous ne prendrez pas sera le mien.

— Tu te trompes, Gyac, répondit l’inconnu, d’une voix douce, nous avons mêmes affaires et nous marchons au même but. Je ne te cherchais pas, tu m’as appelé, je suis venu.

De Gyac se rappela tout à coup l’exclamation de vengeance qui lui avait échappé, et la manière dont le cavalier s’était au même instant trouvé près de lui comme s’il fût sorti de terre. Il regarda de nouveau l’homme extraordinaire qui était devant lui. La lumière que l’opale jetait semblait une de ces flammes qui brûlent au front des esprits infernaux. De Gyac était crédule comme un chevalier du moyen âge, mais il était aussi intrépide que crédule. Il ne recula point d’un pas, seulement il sentit ses cheveux se dresser sur son front ; Ralff de son côté se cabrait, piétinait sous lui, mordait son frein.

— Si tu es celui que tu dis être, reprit alors Gyac d’une voix ferme, si tu es venu parce que je t’appelais, tu sais pourquoi je t’ai appelé.

— Tu veux te venger de ta femme, tu veux te venger du duc ; mais tu veux leur survivre, et retrouver joie et bonheur entre leurs deux tombes.

— Cela se peut-il ?

— Cela se peut.

De Gyac sourit convulsivement.

— Et que te faut-il pour cela ?, dit-il.

— Ce que tu m’as offert, répondit l’inconnu.

De Gyac sentit les nerfs de sa main droite se crisper ; il hésita.

— Tu hésites, reprit le cavalier noir, tu appelles la vengeance et trembles devant elle ; cœur de femme, qui as su envisager ta honte et qui n’oses pas envisager leur châtiment !

— Les verrai-je mourir tous deux ? reprit de Gyac.

— Tous deux.

— Sous mes yeux ?

— Sous tes yeux.

— Et j’aurai, après leur mort, des années d’amour, de puissance, de gloire, continua de Gyac.

— Tu deviendras le mari de la plus belle femme de la cour, tu seras le favori le plus cher du roi, tu es déjà un des chevaliers les plus braves de l’armée.

— C’est bien, maintenant que faut-il faire ? dit Gyac avec l’accent de la résolution.

— Venir avec moi, répondit l’inconnu.

— Homme ou démon, va devant, et je te suivrai…


Le cavalier noir s’élança, comme si son cheval avait des ailes, vers le chemin qui conduisait à la forêt. Ralff, l’agile Ralff le suivait avec peine et tout haletant, puis bientôt chevaux et cavaliers disparurent, s’enfonçant comme des ombres sous les arcades séculaires de la forêt de Beaumont.

L’orage dura toute la nuit.


  1. Barante.
  2. Enguerrand de Monstrelet.
  3. Marie d’Anjou, file de Louis, roi de Sicile. Le Dauphin l’avait épousée en 1413 ; mais, comme il n’avait que onze ans, ce fut en 1416 seulement que le mariage fut consommé.
  4. Enguerrand de Monstrelet. — Barante.
  5. Saint-Remi.
  6. Enguerrand de Monstrelet.
  7. Enguerrand de Monstrelet.
  8. Le religieux de Saint-Denis. – Barante.
  9. Guillaume Gruel, histoire de Richemont.