Chroniques (Marcel Proust)/Silhouette d’artiste

ChroniquesNRF (p. 11-13).

SILHOUETTE D’ARTISTE[1]


Cest un genre. Et, bien que la nécessité d’aller souvent au théâtre et l’illusion de s’y sentir regardé aient donné au monsieur qui le cultive des habitudes d’élégance, pour être drôlatique il signe ses articles : « Le monsieur du contrôle » ou « un Pompier de service », faisant celui qui allume les quinquets ou celui qui vend les programmes. Souvent, c’est un jeune homme. Alors, de préférence, il fait des silhouettes d’actrices. Il flatte celles qui sont jolies, essaye de lancer celles qui n’ont pas de talent pour s’en bien faire venir, vendant son indépendance pour acheter leurs faveurs. Avec les débutantes, il sait trouver un ton paternel. Pour les artistes qu’il admire il énumère, compare, exalte leurs différents rôles. « Tour à tour cruel dans Néron, mélancolique dans Fantasio, impétueux dans Ruy-Blas, etc. » empruntant d’ailleurs aux autres arts les termes de ses comparaisons. Quelquefois à la musique : « M. Worms ne pouvait être bon dans ce rôle. Il n’est pas écrit dans sa voix ». Plus souvent à la sculpture. Elle fournit les bas-reliefs « antiques », les « bronzes florentins », les « exquises tanagras ». On se fait peintre pour louer les « nuances fondues » de la diction de Sarah-Bernhard, pour reconnaître en Mounet-Sully « un Titien descendu de son cadre » et « marchant parmi nous ».

Les grands artistes ne sont jamais deux jours de suite les mêmes. Tant mieux, car l’irrégularité est une des marques du génie. Sarah-Bernhardt un jour « cherchait visiblement à se surpasser ». Le lendemain, elle « était au-dessous d’elle-même » et « n’a pas donné ce qu’elle aurait pu ». Quelques-uns sont « en progrès ». D’autres « dans une mauvaise voie ». Les conseils à ceux-là ne leur sont point épargnés. Parfois un article est intitulé : « Un peu de conscience, messieurs de la comédie ».

S’il échappe au critique une locution telle que « tandis que M. Worms s’esbigne », il ajoute plaisamment « comme dirait feu Royer-Collard » ou « si j’ose m’exprimer ainsi ».

Et si le nom de M. Maubant « vient sous sa plume » il mettra entre parenthèses : « Vous êtes tous empoisonnés, messeigneurs ».

Avec lui nous entrons dans l’intimité des artistes. Nous apprenons que Mlle Z., l’artiste, est doublée d’une « fine mouche » ou d’une « rusée commère », que M. Truffier est un délicat poète « à ses heures » et M. Duflos « un de nos plus intrépides pédaliers ».

Et sa vie à lui aussi nous la connaissons, car dans son besoin de se révéler, sa pensée lui semble trop impersonnelle, il nous livre ses habitudes. Nous apprenons que dînant en ville le soir d’une première il est parti avant le café pour arriver à l’heure et que le rideau ne s’est levé que longtemps après. Il prend le parti du public,

« De celui qui paie, le vrai »


(parodie d’un vers connu), incrimine l’administration du Vaudeville, met en cause le directeur des Beaux-Arts. Dans dix ans il réunira ses « silhouettes », « ses pointes sèches » et ses « sanguines ». À la première page une lettre de M. Duquesnel signifiera qu’il en accepte la dédicace. Pour le moment, il cherche à entrer à la Revue d’Art dramatique.

Marcel Proust.
Revue d’Art dramatique, janvier 1897.
  1. Ai-je besoin de dire que cette silhouette ne prétend ressembler à personne, et que tous les traits en sont inventés selon la fantaisie toute pure ? Si par hasard il se trouvait dans la presse un « Monsieur du Contrôle » ou un « Pompier de service », qu’il m’excuse d’avoir à mon insu pris son nom, comme je lui pardonne de m’avoir soufflé mon « mot » ; il n’a rien à envier au « marchand de lorgnettes ». C’est ainsi que je devais d’abord signer cet article. Et j’ai des raisons bien meilleures que l’intention de m’y adonner quelquefois moi-même, pour ne pas médire sérieusement d’un genre récemment illustré par M. Henry Gauthier-Villars.