Chroniques (Marcel Proust)/Pèlerinages ruskiniens en France

PÈLERINAGES RUSKINIENS EN FRANCE

Des milliers de fidèles vont aller à Coniston prier devant une tombe où ne reposera que le corps de Ruskin : je propose à ses amis de France de célébrer autrement le « culte de ce héros », je veux dire en esprit et en vérité, par des pèlerinages aux lieux qui gardent son âme (tel ce tombeau d’Italie qui s’intitule le tombeau de Shelley et qui du poète, dont le reste du corps fut consumé par la flamme, ne contient que le cœur) et qui lui confièrent la leur, pour qu’en la faisant passer dans ses livres, il la rendît immortelle. Il n’est pas besoin pour accomplir ces pèlerinages d’aller jusqu’aux « Pierres » de Florence ou de Venise : Ruskin a beaucoup aimé la France.

« Pendant toute ma vie, ma pensée a gravité autour de trois centres, Rouen, Genève et Pise. Tout ce que j’ai fait à Venise n’a été que du travail accessoire, entrepris parce que son histoire était encore à écrire, que, dans le monde de la peinture, on n’avait jamais pour ainsi dire su regarder Tintoret, senti Véronèse, nommé Carpaccio ; mais Rouen, Genève et Pise ont enseigné ma vie, et du jour où j’ai franchi leurs portes, c’est d’elles que m’est venu tout ce que j’ai fait depuis. »

Mais il n’y a pas que Rouen : « Vers le moment de l’après-midi où le voyageur fashionnable moderne, comptant aller à Paris, Nice et Monaco, et parti le matin de Charing Cross, s’est un peu remis des nausées de la traversée et de l’irritation causée par les combats qu’il a eu à soutenir pour trouver une bonne place dans le train de Boulogne, et commence à regarder à quelle distance il est du buffet d’Amiens, il a chance d’être agacé par l’arrêt inutile du train à une station peu importante appelée Abbeville. Comme le train se remet en marche, il peut voir, s’il consent à lever pour un instant les yeux de son journal, deux tours carrées qui dominent les peupliers et les osiers du sol marécageux qu’il traverse. C’est probablement tout ce qu’il désirera jamais en voir. Et je ne sais pas même dans quelle mesure j’arriverai à faire comprendre au lecteur, même le plus sympathique, l’influence que ces deux tours ont eue sur ma vie. »

Ruskin vit Rouen la même année qu’Abbeville, mais il ne devait comprendre Rouen que beaucoup plus tard, tandis qu’il ressentit tout de suite Abbeville, « qui est comme la préface et l’interprétation de Rouen ». « Mon bonheur le plus intime, ajoute-t-il, a été au milieu des montagnes, mais, si je veux me reporter au plaisir le plus doux, sans mélange, sans fatigue, je puis dire qu’arriver à Abbeville par un bel après-midi d’été, mettre pied à terre dans la cour de l’hôtel de l’Europe, descendre la rue en courant pour voir encore Saint-Wulfran avant que le soleil ait quitté les tours, sont des choses pour lesquelles il faut chérir le passé jusqu’à la fin. »

La place me manque pour continuer à vous traduire ainsi à livre ouvert des pages de Ruskin. Combien d’autres vous donneraient le désir d’aller à Beauvais, à Saint-Lô, à Dijon, à Chartres. Je ne parle pas de cet Amiens dont il disait que « le voyageur » n’y voit qu’une station où il sait qu’il a le privilège d’un buffet bien servi et de dix minutes d’arrêt, mais ne sait pas que ces dix minutes d’arrêt lui sont accordées à moins de minutes du square central d’une ville qui fut un jour comme la Venise de la France, habile comme la Princesse adriatique dans le travail de l’or, du verre, de la pierre, du bois, de l’ivoire ; comme une Égyptienne à tisser le lin, et délicate comme les filles de Judeh à marier les différentes couleurs de ses laines.

Sur Amiens, Ruskin, écrit tout un livre, La Bible d’Amiens, dont j’essayerai, dans un prochain numéro du Correspondant, de donner une idée et de publier d’importants fragments, études ruskiniennes que je continuerai dans diverses publications et notamment la Gazette des Beaux-Arts. Si ces lignes tombaient sous les yeux de quelques-uns de ces amis et disciples chers de Ruskin, que j’ai si souvent enviés, en lisant qu’ils l’accompagnaient dans ses fréquentes visites à ses vieilles amies les cathédrales françaises, je ne puis leur dire combien je leur serais reconnaissant de me faire savoir quel eût été le contenu des Sources de l’Eure et de Domremy, ces ouvrages sur la cathédrale de Rouen et sur la cathédrale de Chartres, que Ruskin n’a pas eu le temps d’écrire et qui devaient faire suite à la Bible d’Amiens. S’ils pouvaient du moins me redire quelques-unes des paroles de Ruskin durant ces voyages, ils mettraient un terme à des questions que je me pose sans cesse et que les pierres de Chartres et de Bourges ont laissées sans réponse. Ruskin est mort après avoir dit-on souffert comme d’une maladie mentale ; car c’est une caractéristique de notre temps, que ses « sages » ont tous été plus ou moins fous, d’Auguste Comte à Nietzsche, et (pour ne pas dire à Tolstoï qui n’est que singulier) à Ruskin. Seul, le « sage » de la France — à qui, pour mieux marquer la ressemblance entre leurs deux génies, elle a donné son nom : France — a la sérénité d’un sage de la Grèce. Ruskin est mort : il pouvait mourir. Comme les insectes, pour que leur espèce ne disparaisse pas avec eux, en déposent les caractères intacts dans des petits qui leur survivront, il avait fait sortir de son cerveau périssable ses idées précieuses, pour leur donner dans ses livres une demeure non pas éternelle, sans doute, mais dont la durée sera du moins plus en rapport avec les services qu’elles pourront rendre à l’humanité.

Ce n’est pas d’ailleurs qu’il n’espérât renaître à une autre vie : « Si, aimant les créatures qui sont semblables à vous-même, vous sentez que vous aimeriez encore plus chèrement des créatures meilleures que vous-même si elles vous étaient révélées ; si, vous efforçant de tout votre pouvoir de remédier à ce qui est mal près de vous ou autour de vous, vous levez les yeux vers un jour où le Juge de toute la terre fera régner partout la justice ; si, vous séparant des compagnons qui vous ont donné les meilleures joies que vous avez eues sur la terre, vous désirez rencontrer un jour de nouveau leurs regards et serrer leurs mains, là où les yeux ne seront plus voilés ni les mains ne faibliront : l’Espoir de ces choses en vous est précisément la religion. »

Tel qu’il fut, chrétien, moraliste, économiste, esthéticien ; renonçant à sa fortune, donnant la beauté au monde, mais soucieux aussi d’y diminuer l’injustice et donnant son cœur à Dieu, il fait penser à cette figure de la Charité que Giotto a peinte à Padoue et dont Ruskin a souvent parlé dans ses livres, « foulant aux pieds des sacs d’or, tous les trésors de la terre, donnant seulement du blé et des fleurs, et tendant à Dieu, dans ses maux, son cœur enflammé. »

Marcel Proust.
Le Figaro, 13 février 1900.