Chroniques (Marcel Proust)/La comtesse de Guerne

ChroniquesNRF (p. 65-69).

LA COMTESSE DE GUERNE

Il est assez singulier qu’une des deux ou trois grandes figures musicales devant lesquelles les véritables artistes s’inclinent entièrement appartienne précisément à ce qu’on serait tenté d’appeler, si l’on avait plus égard au hasard de la naissance qu’à la réalité du talent : « le monde des amateurs ». Certes, il y a longtemps que la comtesse de Guerne a reçu ses lettres de plus grande naturalisation artistique ; et pour personne, pas plus pour les artistes que pour les gens du monde, elle n’est à aucun degré un amateur, mais une des deux ou trois plus grandes chanteuses vivantes. Mais, chose assez curieuse, au premier abord, et au fond assez naturelle, les artistes s’en rendent peut-être mieux compte que les gens du monde.

Sans doute les gens du monde connaissent l’admirable talent qu’ont rehaussé tous les décors de l’élégance et invoqué tous les appels de la charité. Mais ce qu’il a de plus raffiné, d’à peu près unique, leur échappe bien souvent et n’est guère sensible qu’aux artistes. J’ai eu occasion d’entendre dernièrement Mme de Guerne chanter devant un pur technicien de la musique, professant l’horreur du monde et, même au concert et au théâtre, constatant non sans tristesse combien il est rare d’entendre bien chanter. Je ne crois certes pas qu’il s’imaginât entendre en Mme de Guerne une femme du monde plus ou moins agréablement douée par le chant.

Il avait reçu le témoignage ou les impressions de trop de grands et purs artistes. Il croyait entendre une vraie, une grande chanteuse, mais semblable à bien d’autres dont la réputation l’avait attiré, et le talent l’avait déçu. Mme de Guerne chanta. Debout, dans une attitude immobile à laquelle son masque dramatique et son regard inspiré donnaient une sorte de caractère pythique elle laissa échapper, comme de calmes orages, des notes qui semblaient, pour ainsi dire, extra-humaines. Je dis qu’elle les laissait échapper, car les voix des autres chanteurs sont des voix appuyées à la gorge, à la poitrine, au cœur, qui semblent garder de l’émouvant contact quelque chose d’humain, presque de charnel, et si matérielles qu’elles soient, ne viennent à nous que comme un parfum qui traînerait avec lui quelques pétales de la corolle arrachée. Rien de tel en Mme de Guerne. C’est probablement l’unique exemple d’une voix sans support physique, d’une voix non seulement pure, mais tellement spiritualisée qu’elle semble plutôt une sorte d’harmonie naturelle, je ne dirai même pas les soupirs d’une flûte, mais d’un roseau dans le vent. Devant la production mystérieuse de ces sons indéfinissables, le musicien dont je parlais restait immobile, en un sourire extasié. La chanteuse cependant continuait d’égrener « l’éblouissant essaim des notes inégales ». Mais peut-on parler d’une chanteuse devant cette harmonie qui semblait moins produite par un artifice humain qu’émanée d’un paysage et faisait dans sa grâce antique, invinciblement penser aux vers d’Hugo :

Viens, une flûte invisible
Soupire dans les vergers.
La chanson la plus paisible
Est la chanson des bergers.

Mme de Guerne ne serait pas l’émouvante chanteuse d’aujourd’hui si c’était simplement d’un calme paysage grec que sa voix semblât la voix. Non, c’est plutôt d’un paysage lunaire de Monticelli que d’un paysage de Théocrite qu’elle semble exprimer l’état d’âme, et elle est plutôt la musicienne du « silence » de Verlaine que de Moschus. Par là le charme antique de cet art prend quelque chose d’étrangement moderne. Et sans doute il n’y a rien qu’elle interpréterait aussi bien que le Clair de lune, de Fauré, ce merveilleux chef-d’œuvre.

Aucune musique, on serait presque tenté de dire aucune diction, n’intervient ici pour rendre le sentiment qui n’est confié qu’à la qualité impressionnante du son. C’est la suprême distinction de cet art d’éviter les nuances faciles et les transitions banales. Il n’en est pas moins profond. Effacez la noble cendre qui couvre volontairement ces notes, pareilles à des urnes d’argent : vous y trouverez pieusement encloses et fidèlement gardées toutes les larmes du poète.

Ceux qui ont une fois entendu Mme de Guerne ne peuvent tromper qu’avec bien peu d’autres voix l’ennui de ne plus entendre la sienne et aucune ne peut, en tout cas, lui en rendre exactement la douceur particulière, cet éclat adouci d’argent. Dans certaines idylles antiques comme l’admirable Phyllys de Reynaldo Hahn, c’est la flûte même de Pan qui semble accompagner au fond d’un bois sacré les vers charmants du poète. Et ici cette voix, ce n’est plus seulement

La muse des guérets, des sil… la lyre naturelle,
La muse des guérets, des sillons et du blé.

c’est une lyre douloureuse qui exprime les mélancolies de l’amour et de la mort.

Ce serait une bien grande naïveté de croire que cette impression si étrange, la qualité naturelle de la voix de Mme de Guerne, jointe à la force de son sentiment musical suffisait à la donner. Il y faut encore une profonde science du chant, science cachée mais nécessaire dont nous recueillons la moisson douce en sonorités dorées. Et pour s’en tenir à une partie purement matérielle de l’art du chant, ceux qui ne l’ont pas entendue chanter avec la merveilleuse Mme Kinen, le grand duo de Sémiramis, ignorent qu’elle sait vocaliser comme la Patti. Il serait injuste de ne pas associer au nom de Mme de Guerne celui du comte Henri de Ségur, son frère, qui est peut-être comme compréhension et comme culture musicales, l’égal de sa sœur, mais qui, dans sa religieuse admiration pour elle, a borné toute son ambition à être son parfait et fidèle accompagnateur. Depuis la mort de son père, le marquis de Ségur, dont le titre est aujourd’hui porté par l’habile évocateur du salon de Mme Geoffrin, un académicien de demain, la comtesse de Guerne habite avec son mari le comte de Guerne, une gracieuse demeure de l’avenue Bosquet — c’est là qu’on entendit pour la première fois les chœurs d’Esther, ce que M. Reynaldo Hahn a peut-être écrit jusqu’ici de plus beau, où toutes les grâces du récit biblique et de la tragédie racinienne se sont transposées et comme exaltées, — demeure ennoblie de tous les témoignages d’admiration que les compositeurs ont donnés à l’artiste, depuis Gounod, qui lui dédiait ses mélodies, jusqu’à Hébert qui a fait son portrait ; soutenue par de légères colonnes de Corinthe, résonnant tantôt au son de la lyre et tantôt de la harpe, et d’une voix aussi qui charme comme l’une et qui émeut comme l’autre, cette demeure heureuse ressemble à la fois à la maison du sage et au temple des muses.

Écho.
Le Figaro, 7 mai 1905.