Chroniques (Marcel Proust)/Épines blanches, Épines roses

AU SEUIL DU PRINTEMPS
ÉPINES BLANCHES, ÉPINES ROSES

Je lisais, l’autre jour, à propos de cet hiver relativement doux, — qui s’achève aujourd’hui — qu’il y en eut au cours des siècles précédents, où dès février fleurissaient les aubépines. Mon cœur a battu à ce nom qui est celui de mon premier amour pour une fleur.

Aujourd’hui encore je retrouve pour les regarder, l’âge et le cœur que j’avais quand je les vis pour la première fois. Du plus loin que j’aperçois dans une haie leur gaze blanche renaît l’enfant que j’étais alors. Aussi l’impression faible et nue, que seule éveillent en moi d’autres fleurs, se trouve-t-elle renforcée, pour les aubépines, par des impressions plus anciennes et plus jeunes qui l’accompagnent comme les fraîches voix de ces choristes invisibles, qu’à certaines représentations de gala on fait soutenir et étoffer la voix fatiguée d’un vieux ténor, pendant qu’il chante une de ses mélodies d’autrefois. Alors, si je m’arrête pensivement en regardant les aubépines, c’est que ce n’est pas ma vue seule, mais ma mémoire, toute mon attention qui sont en jeu. J’essaye de démêler quelle est cette profondeur sur laquelle me semblent se détacher les pétales et qui ajoute comme un passé, comme une âme à la fleur ; pourquoi je crois y reconnaître des cantiques et d’anciens clairs de lune.

C’est au mois de Marie que je vis, ou remarquai, pour la première fois, des aubépines. Inséparables des mystères à la célébration desquels elles participaient comme les prières, posées sur l’autel même, elles y faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion comme sur une traîne de mariée, de petits boutons blancs. Plus haut s’ouvraient leurs corolles, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines qui les embrumait tout entières, qu’en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l’imaginais, sans m’en rendre compte, comme les mouvements étourdis d’une jeune fille distraite et vive. Quand je m’agenouillai, avant de partir, devant l’autel, je sentis, en me relevant, s’échapper des fleurs une odeur amère et douce d’amandes. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente odeur était comme le murmure de leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant d’insectes, aujourd’hui métamorphosés en fleurs.

Ces soirs-là, en sortant du mois de Marie, quand il faisait beau et qu’il y avait clair de lune, au lieu de rentrer directement, mon père, par amour de la gloire, nous faisait faire par le calvaire une longue promenade que le peu d’aptitudes de ma mère à s’orienter et à se reconnaître dans son chemin, lui faisait considérer comme la prouesse d’un génie stratégique. Nous revenions par le boulevard de la gare où se trouvaient les plus agréables villas de la commune. Dans chaque jardinet, le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets d’eau, ses grilles entr’ouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau du Télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle. Sur le silence qui n’en absorbait rien, se détachaient par moments, sans bavure, des bruits qui venaient de très loin, imperceptibles mais détaillés avec un tel « fini » qu’ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu’à leur pianissimo : — comme ces morceaux en sourdine, si bien exécutés par l’orchestre du Conservatoire, que, sans en perdre cependant une note, on croyait les entendre bien loin de la salle de concert, et que les vieux abonnés, ravis, tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les progrès lointains d’une armée en marche qui n’aurait pas encore tourné la rue de Trévise. Je traînais la jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls, qui embaumait, me paraissait comme une récompense qu’on ne pouvait obtenir qu’au prix des plus grandes fatigues et qui n’en valait pas la peine. Tout d’un coup, mon père nous arrêtait et demandait à ma mère : « Où sommes-nous ? » Épuisée par la marche, mais fière de lui, elle lui avouait tendrement qu’elle n’en savait absolument rien. Il haussait les épaules et riait. Alors, comme s’il l’avait sortie de la poche de son veston, avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière de notre jardin qui était venue, avec le coin de sa rue, nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma mère lui disait avec admiration : « Tu es extraordinaire ! »

À partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé d’être accompagnés d’attention volontaire : l’Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant.

Un dimanche, après déjeuner, rejoignant mes parents dans un petit chemin qui montait vers les champs, je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissait sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s’il venait de traverser une verrière ; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j’avais été devant l’autel de la Vierge, et les fleurs aussi parées, tenaient chacune, d’un air distrait, son étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui, à l’église, ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail, et qui s’épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes, en comparaison, semblaient les églantines qui, par ce chaud après-midi de dimanche, montaient à côté d’elles, en plein soleil, le chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu’un souffle défait.

Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée, qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me le laisser approfondir davantage que ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment pour les aborder ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bleuets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où apparaît, clairsemé, le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat et s’écrie, avant de l’avoir encore vue : « La Mer ! »

Puis je revenais devant les aubépines, comme devant ces chefs-d’œuvre dont on croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les regarder. Alors, me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de celle que nous connaissons ou bien si l’on nous mène devant un tableau dont nous n’avions vu jusque-là qu’une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l’orchestre, mon grand-père m’appelant et me désignant la haie d’un parc dont nous longions la lisière, me dit : « Toi qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose ! est-elle jolie ! » En effet c’était une épine mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle aussi, avait une parure de fête, — de ces seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses, puisqu’un caprice contingent ne les applique pas comme les fêtes mondaines, à un jour quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui n’a rien d’essentiellement férié — mais une parure plus riche encore, car les fleurs attachées sur la branche, les unes au-dessus des autres, de manière à ne laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des pompons qui enguirlandent une houlette rococo étaient « en couleur », par conséquent d’une qualité supérieure, selon l’esthétique de notre village, si l’on en jugeait par l’échelle des prix dans le « magasin » de la place ou chez l’épicier, où étaient plus chers ceux des biscuits qui étaient roses.

Et justement ces fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de tendre embellissement à une toilette pour une grande fête, qui, parce qu’elles leur présentent la raison de leur supériorité sont celles qui semblent belles avec le plus d’évidence aux yeux des enfants, et à cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et de plus naturel que les autres teintes, même lorsqu’ils ont compris qu’elles ne promettaient rien à leur gourmandise et n’avaient pas été choisies par la couturière. Et certes, je l’avais tout de suite senti, comme devant les épines blanches, mais avec plus d’émerveillement, que ce n’était pas facticement, par un artifice de fabrication humaine, qu’était traduite l’intention de festivité dans les fleurs, mais que c’était la nature qui, spontanément, l’avait exprimée avec la naïveté d’une commerçante de village travaillant pour un reposoir en surchargeant l’arbuste de ces rosettes d’un ton trop tendre et d’un pompadour provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans ces papiers en dentelles dont, aux grandes fêtes, on faisait rayonner sur l’autel les minces fusées, pullulaient mille petits boutons d’une teinte plus pâle qui, en s’entr’ouvrant, laissaient voir, comme au fond d’une coupe de marbre rose, de rouges sanguines, et trahissaient, plus encore que les fleurs, l’essence particulière irrésistible de l’épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu’en rose. Intercalé dans la haie mais aussi différent d’elle qu’une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie déjà, tel brillait, en souriant dans sa fraîche toilette rose, l’arbuste catholique et délicieux.

Cette année-là, quand un peu plus tôt que d’habitude, mes parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ, comme on m’avait fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un chapeau que je n’avais encore jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m’avoir cherché partout, ma mère me trouva en larmes dans ce petit raidillon, en train de dire adieu aux aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, — comme une princesse de tragédie à qui pesaient ces vains ornements, ingrat envers l’importune main qui, en formant tous ces nœuds avait pris soin, sur mon front, d’assembler mes cheveux, — foulant aux pieds mes papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe défoncée et de la douillette perdue. Je ne l’entendis pas. « Oh ! mes pauvres petites aubépines », disais-je en pleurant, « ce n’est pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous ne m’avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai toujours. » Et essuyant mes larmes, je leur promettais quand je serais grand de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu d’aller faire des visites et écouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.

Marcel Proust.
Le Figaro, 21 mars 1912.