Imprimerie L'Événement (p. 191-195).

VOYAGE EN EUROPE.


Québec, 30 mars 1868.


Les journaux ont annoncé que Oscar Dunn quittait la rédaction du Courrier de St.-Hyacinthe et partait pour l’Europe.

Je regrette qu’il délaisse ainsi le Courrier de St.-Hyacinthe, auquel je commençais à m’intéresser fort ; mais je suis enchanté d’apprendre qu’il va serrer la main à Gérin, en plein Journal de Paris.

La presse en général et le Courrier de St.-Hyacinthe en particulier, sentiront l’absence de Dunn. En moins de temps qu’il n’en faut aux autres pour se mettre un peu au courant de la politique, il s’était fait dans nos rangs une place brillante et respectée. Son talent se développait rapidement ; son influence s’affermissait. On voyait déjà poindre son avenir.

Un voyage en Europe ne saurait, cependant, faire de mal à personne, et le talent de Dunn se retrempera aux sources vives de l’esprit français.


Je crois avoir lu quelque part que Dunn allait en Europe pour rétablir sa santé, épuisée par les grands travaux du journalisme.

J’ignore si la chose vous a frappé ; mais il n’en est pas moins certain que les journaux, en général, lorsqu’ils annoncent le départ d’un de nos compatriotes pour l’Europe, se croient obligés d’ajouter que c’est pour des raisons de santé ou pour affaires commerciales : comme si l’on ne pouvait franchir l’océan pour autre chose que pour aller prendre les eaux à Vichy ou acheter des soieries à Lyon !

Lorsque je suis allé en Europe, les journaux, amis de ma famille, n’ont pas failli à leur mission. On les vit annoncer à leurs lecteurs, — en quelques mots bien sentis, — que je passais les mers afin de me remettre de la prostration physique, suite cruelle et inévitable des labeurs auxquels je m’étais livré pour passer mes examens d’avocat.

S’il n’est pas trop tard, je démens cette version inexacte. Le fait est que, de longtemps, je n’avais moins étudié et que jamais ma santé n’avait été meilleure.

N’importe, cet entrefilet propagea parmi mes connaissances la fausse nouvelle que j’allais me choisir un tombeau au Père Lachaise. Un quart d’heure avant le départ du vapeur, je vis accourir un de mes anciens camarades de collège.

— Je viens te serrer une dernière fois la main, me dit-il en appuyant involontairement sur dernière fois, et en me regardant de façon à se graver tous mes traits dans la mémoire.

— Comment une dernière fois ! lui dis-je. Nous nous reverrons bientôt, dans un an.

— Oui, oui ; aussi je ne te dis pas adieu, mais au revoir. Tous tes amis espèrent… croient… que tu reverras la terre natale.

— Mais j’en suis sûr, moi. Sans cela, je ne partirais pas, sois-en bien persuadé.

— Tant mieux alors…

Il n’acheva pas ; il se jeta tout en larmes dans mes bras. Je lui offris sur mon sein un abri sûr.

— Remets-toi, lui dis-je. On nous regarde. Mais pourquoi ces pleurs ?

D’un geste muet, il tira de sa poche le journal qui annonçait, en termes de condoléance, que j’allais à Paris chercher la santé que me refusait, — l’auteur ne disait pas pourquoi, — l’air de mon pays.

Je compris tout, et cependant j’éprouvai tout d’abord un léger sentiment de malaise. Mon médecin n’avait-il pas voulu, par cet entrefilet prophétique, préparer ma famille à ma fin prématurée ?

La fortune ne voulut pas me laisser partir avec ce doute dans l’âme.

En prenant congé de moi, l’un de mes amis se pencha à mon oreille et me dit :

— As-tu lu mon article dans le journal de ce matin ? C’est bien tapé, c’est senti, n’est-ce pas ? Pour corser la chose et te rendre intéressant, j’ai insinué, à la fin, que tu étais mourant et que tu ne reverrais peut-être pas la rue Notre-Dame.

— Bien entendu, ajouta-t-il, en me tapant sur le ventre, bien entendu, je n’en pense rien.


Lorsque ce n’est pas pour rétablir sa santé que l’on va en Europe, c’est pour régler la question d’Orient ou pour épouser la fille d’un roitelet de Germanie, épris de l’idée de faire sauter sur ses genoux des petits-enfants qui parleront Huron, comme on parle Allemand, de naissance.

On part en caressant l’arrière-pensée de faire sensation en Europe.

Le bel homme se demande ce que penseront de lui les Parisiennes.

Le jeune abbé se promet de donner quelques conseils a Mgr  Dupanloup.

Le littérateur veut étonner le vieux monde à l’aide des brillantes productions de notre jeune Muse.

L’avocat déclare qu’il fera remarquer à Berryer et à Jules Favre, qu’ils se préoccupent trop de la forme et que, dans nos tribunaux, on arrive plus vite au fait.

L’homme d’état s’interroge pour savoir au juste ce qu’il ferait à la place de Boulier ou de Disraeli.

Plusieurs parlent de reprocher à la France moderne de ne pas parler, comme nous, la langue du dix-septième siècle.

Nos aveugles parents, nos amis enthousiasmés, nous crient, au moment du départ, en agitant le mouchoir humide des adieux :

— Reviens membre de l’Académie Française !

— Ramène-nous une princesse russe !

De la main, on fait un petit signe d’adhésion. C’est entendu.


Durant le voyage, vous employez les longues heures du bord à se représenter l’accueil qui nous attend de l’autre côté de l’Atlantique.

— Peut-être, se dit-on, que le Paris moderne, le Paris de Napoléon III et de M. Haussman restera indifférent et froid. Mais la vieille France, la France de Racine et de Corneille, tressaillera. La nouvelle de l’arrivée d’un Canadien au Havre se répandra rapidement dans tous les châteaux de la Bretagne et de la Normandie. Les vénérables douairières diront aux marquis, leurs fils, de m’inviter à chasser le cerf sur leurs terres. On me préparera des fêtes ; on songera à me retenir au milieu de cette jeunesse française qui a dégénéré, et à laquelle j’infuserais un sang nouveau.

Vous arrivez en France.

— Je suis du Bas-Canada, dit-on à l’employé, qui vient faire la visite des malles.

L’employé réfléchit un instant et dit d’un ton grave :

— Je n’y vois pas d’inconvénients, pourvu toutefois que vous n’ayez pas de momie dans votre malle.

— Je vous répète que je suis du Bas-Canada et que l’insistance que vous mettez à pénétrer dans mon sac de voyage, indique en vous une absence totale de politesse internationale. Ce n’est pas ainsi que nous avons traité M. de Belvèze, ni M. Rameau.

— Connais pas ces messieurs. Vos clefs, s’il vous plaît.

— Je suis mal tombé, se dit-on, cet homme n’aime pas le Bas-Canada. Il est sans doute vexé de voir que, de soixante mille que nous étions à l’époque de la cession du pays à l’Angleterre, nous sommes maintenant un million.

À bord du convoi, entre le Havre et Paris, on entame la conversation avec son voisin.

— La Pompadour a fait bien du mal à la France et au Canada, dit-on pour engager l’entretien.

— Vous voulez dire Bigolboche, répond le voisin. Il y a quelques années que vous n’êtes venu à Paris, je vois. C’est Thérésa qui règne maintenant…

On essaie de parler du Canada à ses autres voisins. Il s’en trouve un qui connaît un négociant de Montréal ; les autres hochent la tête.

— Les Français auraient-ils oublié Jacques-Cartier ? se dit-on en entrant dans Paris.