Imprimerie L'Événement (p. 15-22).


UNE PROMENADE À ST. ROCH.[1]


Mesdames et Messieurs,


Dans tout concert bien organisé, il y a un mauvais chanteur ou un pianiste enragé ; et même le concert n’est complet que si le mauvais chanteur ou le pianiste enragé figure dans les deux parties du programme. Au commencement, il vous fait trembler pour l’avenir et regretter d’être venu : à la fin, il vous console de voir la soirée sitôt finir.

Chanteur ou pianiste, c’est d’ordinaire l’élève qui paie le mieux le professeur et qui a arraché à la complaisance de son maître la promesse qu’il le ferait figurer dans ses concerts à titre d’échantillon de son art, comme le plus beau fruit de sa serre-chaude musicale, comme le plus magnifique jet de son réservoir à notes. Il crie ou il pianote ; il pose en ténor à la voix douce, au cœur tendre, ou il se démène en musicien inspiré ; tandis que ses parents, son père, ses oncles, ses frères, ses neveux, distribués dans les quatre parties de la salle applaudissent à tout rompre. Le public se sent soulagé quand il salue et se retire : mais la famille enthousiasmée n’est pas satisfaite et rappelle son protégé pour l’entendre de nouveau.

Mesdames et Messieurs, dans ce concert, je n’ai pas besoin de vous le dire, le mauvais chanteur ou le pianiste enragé n’a pas encore paru. Vous l’attendez, vous, le cherchez des yeux, vous le sentez vous menacer à chaque instant, vous vous dites qu’il va venir…

Eh bien ! le voici : c’est moi ; c’est moi qui, désordonné dans mon ambition, complet dans mon malheur, remplace à la fois le mauvais chanteur et le pianiste enragé ; les notes que je tiens à la main sont les seules fausses notes que vous entendrez durant la soirée.

Il faut, vous me l’avouerez, un certain courage pour prendre ainsi la parole au milieu d’un concert, pour venir lutter à l’aide d’une simple causerie contre les romances, les chansonnettes et les airs de violon. On court risque d’être mis en pièce ou en musique, avec accompagnement de sifflets.

Aussi, prévoyant l’orage, voulant conjurer le danger, j’ai fait comme l’élève-musicien dont je parlais tout à l’heure ; je me suis assuré d’un certain fond d’applaudissements sur lequel vous êtes libres, bien entendu, de semer des cris d’enthousiasme. J’ai dispersé dans la salle, mieux que des parents, mes plus fidèles lecteurs, — ceux pour qui j’écris de préférence, — mes meilleurs abonnés — ceux qui paient leur abonnement d’avance et en papier ; — et ils m’ont promis de m’acclamer à tout événement.

On m’a glissé entre la première et la seconde partie pour que je tienne moins de place. Je ne viens donc que remplir un quart d’heure d’entr’acte et donner aux artistes le temps de se reposer.

Le sujet que j’ai choisi vous touche de fort près : Une Promenade à St. Roch.

Je flânais l’autre jour rue St. Pierre — pour prendre l’air des affaires. En m’éloignant à regret de l’étalage d’un changeur, je me rencontre face à face avec un de mes anciens concitoyens que je connaissais à peine à Montréal. À ma grande surprise, il se précipite vers moi, s’empare de mes deux mains à la fois et les sert avec effusion. Il avait l’air d’un homme qui retrouve son père, au détour d’une rue, dans un embarras de voiture, après trente-cinq ans de séparation. Sentant que toute résistance serait inutile et pourrait provoquer chez ce malheureux une réaction funeste, je m’abandonne à ses caresses.

— Que je suis heureux de rencontrer une figure amie si loin de chez moi, s’écrie-t-il visiblement ému. Figurez-vous que je suis à Québec depuis ce matin à six heures ; le bateau arrive de trop bonne heure, quand les journées sont si longues à l’étranger ! Il y avait longtemps que je voulais voir Québec ; mais l’habitude de ne pas aller plus loin que St. Lambert me retenait. Cependant, le crâne de Montcalm m’attirait ; je voulais savoir au juste ce que c’était que la Plateforme dont on m’avait tant parlé et même, ajouta-t-il en baissant les yeux, je désirais m’abonner à votre journal.

Il mentait ; il me flattait bassement. Mais n’importe ! puisque dans ce passant démonstratif, je découvrais un abonné, il ne fallait pas le laisser se perdre.

— Enfin, reprit-il, je me suis décidé à me mettre en route. J’ai profité du temps de l’Exposition ; il y a tant de monde en ville qu’on ne sentira pas mon absence. Le départ a été charmant ; le quai était couvert de monde qui avait l’air d’envier mon sort. Il y a des gens qui ne peuvent pas voir partir les autres, sans que les pieds leur en démangent. Au moment où le bateau s’éloignait, plusieurs personnes ont agité leurs mouchoirs ; naturellement, j’ai pris cela pour moi, et j’ai répondu de mon mieux à cette avance en déployant au vent les deux mouchoirs que, par précaution, j’avais emportés. Mais lorsque nous perdîmes de vue la ville, je me sentis le cœur serré : le voyage commençait. Si le Capt. Labelle n’avait pas relevé mon courage défaillant, je crois que je me serais arrêté à Sorel. Enfin, j’arrive ici, que vois-je ? Une ville qui monte toujours. Chaque fois que je demande mon chemin, on me dit : Montez la côte. Je monte, et en haut de la côte, j’en trouve une autre. Cela s’enchaîne. On m’avait dit que cette ville était toute française. Le premier individu que j’aperçois, c’est un nègre qui m’offre le Telegraph, de Montréal, avec des nouvelles de l’avant-veille et des articles parus dans la Gazette, de Montréal, le mois dernier. Puis, on m’avait assuré que la population avait le culte des souvenirs historiques. Je viens de voir le monument de Wolfe et Montcalm ; il est dans un état presqu’aussi délabré que le monument Nelson ; je n’ai pas osé m’approcher trop près pour le voir, de peur de le recevoir tout entier sur ma tête. Enfin, lorsque je suis allé sur la Plateforme, il n’y avait qu’un promeneur, encore plus étranger que moi, qui m’a demandé si l’on pouvait se rendre par terre à Lévis. L’hiver, lui ai-je répondu pour le satisfaire à demi.

— Vous êtes injuste, lui dis-je, vous avez jugé la ville par ses côtes. Vous faites un peu comme cet habitant de la Beauce qui vint en ville l’été dernier, durant une des plus chaudes journées de la saison. Il était arrivé de bonne heure, aussi lui, et il avait remarqué devant presque toutes les portes, un morceau de glace qu’Arel y déposa. À son retour chez lui, on lui demanda s’il avait bien souffert de la chaleur à la ville : « Non, dit-il ; figurez-vous que la Corporation a la bonne idée de faire déposer à chaque porte un morceau de glace. Vous ne pouvez vous imaginer comme cela rafraîchit la ville. »

— Mais, dis-je à mon interlocuteur, je vais vous conduire dans la plaine, au sein de la ville vraiment française, exclusivement canadienne, à St. Roch. Là vous serez plus près de la France que nulle part ailleurs en Amérique ; là vous vous retrouverez dans le Canada d’autrefois, le Canada que guidait Papineau, qu’amusait la verve du Fantasque, qui mêlait dans une même flamme ardente et pure l’esprit national et l’esprit libéral. Oubliez où vous êtes, et vous vous croirez vraiment dans une des grandes villes de province en France ou dans un des quartiers populaires de Paris. C’est la même physionomie animée, joyeuse : le vieil esprit gaulois circule et éclate en saillies ; parfois, aux jours de lutte ou de danger, on voit éclater l’impétuosité de la race, cet élan devant lequel tout plie et que suit la victoire…

J’en étais là de mon discours, lorsque je vis arriver une des voitures du chemin de fer de la ville se dirigeant vers St. Roch. Je proposai à mon interlocuteur d’y monter ; il accepta, et nous voilà en route.

Vous faites tous les jours, Messieurs, ce trajet que vous trouvez trop court quand il y a une jolie femme vis-à-vis de vous dans le char. Le sort nous favorisa : il y en avait deux ou trois, et je crois que, si je cherchais bien, je les retrouverais dans cette salle.

L’une avait tout-à-fait le type français ; une de ces figures charmantes, tant l’expression du sourire et l’éclat des yeux y révèlent la malice de l’esprit corrigée par la faiblesse du cœur. Elle ne tenait pas en place ; elle avait toujours un mot à dire, un pli de sa robe à dégager : tant et si bien qu’au bout d’un quart d’heure, sans faire d’avance à personne, sans parler à d’autre qu’à sa voisine, elle avait un peu tourné la tête à la plupart de ceux qui se trouvaient dans la voiture.

L’autre offrait un type différent, celui de la mère de famille canadienne, dans l’épanouissement de sa beauté, durant la tendre jeunesse de ses enfants. Elle avait trente ans à peine, une grâce de maintien, une dignité d’attitude qui donnaient à sa physionomie un caractère distingué et séduisant à la fois. Mais ai-je besoin de vous tracer son portrait ? Tous l’avez vue depuis huit jours dans cette salle, mettant au service d’une bonne œuvre toutes ses aimables qualités, son zèle, son activité, sa douce influence. Elle vous a fait faire, Messieurs, la charité malgré vous. Vous êtes entrés au bazar avec l’intention de ne point faire de largesses ; elle vous a entraîné à vider votre bourse, vous a empêché de le regretter et vous a fait revenir ici le lendemain. Tout réussit entre ses mains, et dans un temps où tout le monde crie famine, elle fait donner à tous.

Nous n’étions pas dans la voiture depuis dix minutes, que mon compagnon me lança un regard qui me fit comprendre qu’il commençait à perdre de ses préventions contre Québec.

À côté de lui se trouvait un personnage, qu’à sa cravate blanche et à son teint encore animé par une récente plaidoirie, on reconnaissait facilement pour un avocat. Fidèle à sa profession jusqu’en omnibus, il avait déjà adressé la parole à tout le monde, sauf à nous : demandant à celui-ci des nouvelles de ses affaires, à celui-là des renseignements sur un procès, offrant une prise de tabac au troisième et la main aux dames pour monter en voiture. Notre présence l’intriguait ; il avait l’air de flairer en mon voisin un agent politique. Il ne tarda pas à engager la conversation, et je lui dis le but de notre promenade. C’était le mettre dans son élément. Il nous raconta l’histoire de St. Roch depuis les élections de 1817, avec toutes sortes de détails intimes, caractéristiques, intéressants, curieux ; entr’autres, le trait de ce capitaliste souscrivant pour chacun des deux candidats qui se disputaient le mandat d’un comté, afin d’être sûr, dans tous les cas, d’avoir un ami en Chambre : £500 pour celui qui avait le plus de chances, et £300 pour celui qui en avait moins !

L’art de se faire élire est le premier des arts dans un pays libre. Il y a des gens qui l’exercent à bon marché, d’autres à qui il en coûte bien des croquignoles, selon l’expression pittoresque de votre représentant à la Chambre Locale. Il nous en expliqua tous les secrets.

C’était encore là un excellent type de l’avocat français, plein d’entrain, de verve et de saillies, ne perdant point les bonnes causes et gagnant les mauvaises.

Mais pendant que je causais ainsi, nous marchions, et mon compagnon admirait l’élégance des maisons, la richesse des magasins, la largeur et la propreté des rues. Il oubliait les côtes qui l’avaient rendu de si mauvaise humeur. Il était frappé du cachet français qui marque votre vie extérieure comme vos sentiments. Il subissait l’influence de ce milieu tout canadien qu’il ne faisait pourtant que traverser ; le souvenir de Montréal s’effaçait graduellement ; il oubliait insensiblement le peu d’anglais qu’il savait ; et nous n’étions pas arrivés au terme de notre course que déjà il me disait : Savez-vous qu’il ne me déplairait pas d’habiter Québec ?

Le char, cependant, arrivait à la rue St. Ours.

St. Sauveur, à moitié relevé de ses ruines, s’étendait devant nous, et nous apercevions, à droite, l’Hôpital-Général que l’héroïsme du lieutenant Laines a sauvé, et devant nous, cette église de St. Sauveur que votre générosité va contribuer à achever.

Comment passer en ces lieux sans évoquer l’ombre de ce brave jeune homme, sans le voir apparaître lui-même dans un rapide éclair du souvenir, s’élançant sur les murs croulants comme il se serait élancé à l’assaut ou à l’abordage, périssant par la poudre comme s’il avait été devant l’ennemi, comme s’il avait défendu sa propre patrie, les asiles sacrés de ses propres compatriotes ! La gloire a bien des degrés, que l’on gravit de diverses manières ; les hommes arrivent à l’immortalité par bien des chemins. Mais aux yeux du philanthrope et du chrétien, y a-t-il rien qui vaille ce dévouement, cette mort ? Tant qu’il y aura ici une population ayant le culte du cœur, oubliera-t-on jamais cette funeste journée et cette héroïque victime ?

Dans cet immense désastre que rappellent encore tant de ruines qu’on n’a point relevées, tant de misères qu’on n’a pu soulager, l’église de St. Sauveur était tombée au milieu du vaste quartier dont elle était le foyer religieux. Mais l’élément dévastateur n’a pu chasser les prêtres dévoués auxquels déjà l’on devait tant : ils ont relevé le temple abattu, et bientôt, grâce à eux, grâce à vous, il n’y paraîtra plus…

Mais il me faut finir, et rejoindre mon compagnon dans l’omnibus.

Je le retrouvai tout revenu de ses préventions.

— Savez-vous, me dit-il, à quoi je pense ?

— Non.

— Eh bien ! cette petite promenade m’a charmé ; j’ai bonne envie de venir demeurer à Québec.

— C’est ce que j’ai fait moi-même, lui dis-je, et je n’ai jamais eu l’occasion de le regretter.

Permettez-moi d’ajouter, Mesdames et Messieurs, qu’après l’accueil bienveillant que vous venez de me faire, je le regrette encore moins.


  1. Causerie faite dans un concert de bienfaisance donné à la Salle Jacques Cartier, à St. Roch de Québec, en janvier 1869.