Chroniques (Buies)/Tome II/Le dernier mot

Typographie C Darveau (2p. 325-337).

LE DERNIER MOT



31 Décembre 1874.


Lorsque je fis mes adieux à l’année « 73 », je ne savais pas que cet adieu dût commencer un volume et bien des mois encore après, j’étais loin d’y penser. C’était par une nuit douce, étoilée, mélancolique. J’étais rentré bien tard dans ma chambre solitaire, après avoir essayé en vain de secouer un pressentiment sinistre qui m’étreignait comme l’angoisse serre le cœur au sentiment d’un danger invisible, mais qui plane sur soi, qui enveloppe et menace de toutes parts. Je ne savais si c’était la mort ou quelque chose de pis qui s’avançait avec cette nouvelle année dont je franchissais tant à regret le seuil ; au prix de toutes les joies à venir j’aurais voulu arrêter le temps ; j’attendais avec épouvante la première heure de « 74 » comme on regarde venir, dans un navire sans défense, un orage plein de ténèbres.

Et maintenant, voilà que cette année tant redoutée a déjà disparu ! Que reste-t-il de ce souffle qui a passé dans l’infini de la durée ? Pas la plus petite trace, pas même un souvenir, puisque les hommes sont tout entiers à l’année nouvelle. On croit vivre, on compte pour quelque chose cette miette du temps qui est donnée à notre globe, l’un des plus petits parmi les milliards d’astres qui peuplent l’espace ; dans sa prétention enfantine, l’homme a divisé cet atôme en années, en mois, en jours, en heures et jusqu’en secondes, comme si la vie tout entière de l’humanité était seulement une seconde infime pour le reste du temps !

Sait-on bien ce que c’est que notre histoire ? Soixante siècles ! Prenez soixante hommes qui ont vécu chacun cent ans, et chaque siècle en produit d’assez nombreux, mettez-les côte-à-côte et vous aurez là toute l’humanité ; à un bout, « 75 ; » à l’autre bout, Adam et le paradis terrestre. L’homme d’aujourd’hui, l’homme moderne qui croit en savoir long, parce qu’il a trouvé la vapeur, l’électricité, le par-à-foudre et quelques secrets des autres mondes, pourrait parler au père commun de tous les hommes ; un espace de soixante-quinze pieds seulement l’en séparerait, en donnant au buste de chaque homme une moyenne d’un pied et quart. Adam entendrait la voix du dernier centenaire et chacun d’eux aurait vu la soixantième partie de tout ce qui s’est passé dans le monde !

Qu’auraient-ils à se dire ? Résumez toute l’histoire et voyez si cela vaut la peine d’être raconté. Des folies, des guerres, des massacres, des impostures puériles et séculaires imposées à l’imagination effrayée, des persécutions, des atrocités de toute nature, la haine continuelle, toutes les plus mauvaises passions à peine mitigées par quelques correctifs, s’il est vrai que nos vertus elles-mêmes sont faites de vices et de bassesses, si l’orgueil joint à l’avarice engendre l’ambition, si l’amour vient de la concupiscence, si l’amitié naît de l’égoïsme, si la prudence vient de la peur, et si la folie ou l’arrogance enfantent le courage.

Maintenant, combien d’hommes en chaque siècle ont été les flambeaux de l’humanité, l’ont dirigée dans une voie sûre, portée vers de nouvelles connaissances, ont agrandi et éclairé ses horizons ? Comptez-les. Reportez ensuite vos yeux sur cette masse confuse, épaisse, énorme, qui se débat dans les ténèbres de la vie, en augmentant tous les siècles par dizaines de millions, et voyez tout ce qui reste à faire et qu’on aurait fait si l’homme n’était pas le triste jouet de toutes les erreurs et de toutes les petitesses.

Et cependant on s’agite, on prépare, on dispose à l’avance, à l’avance ! quel mot illusoire ! on se bat, on se tue, on aime, on espère. Quoi ! est-ce que l’homme a le temps d’espérer ? Entre la conception du vœu et l’instant de sa réalisation, qu’est-ce qui s’écoule et cela vaut-il la peine d’être compté ? On avance péniblement, douloureusement. Chaque conquête de la science est débattue, contestée, repoussée souvent et condamnée. On ne peut faire un pas de l’avant sans des luttes mortelles, et ainsi, en supposant que l’homme, par des transformations multipliées indéfiniment, arrive à la perfection, ce ne serait qu’au prix d’une souffrance incessante.



Voilà notre lot. Il faut le prendre et vivre. Vivre ! que dis-je là ? Eh quoi ! nous mourons à toute heure, à chaque instant de ce que nous appelons la vie. L’homme commence à mourir du moment où il naît à la lumière ; chaque jour, il perd quelque chose de lui-même et chaque instant est une souffrance, souvent inconsciente, mais toujours réelle, qui hâte pour lui l’heure solennelle où il doit devenir un être tout différent, tout nouveau. Il lui suffit de sept années pour se renouveler entièrement, après quoi il ne reste plus une seule fibre, une seule molécule de ce qui constituait auparavant son organisme. À chaque instant il a perdu et gagné de la matière ; pas une seconde de la vie où il ait été absolument lui-même, si ce n’est par la pensée, par la conscience individuelle qui le sépare du reste des hommes.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est que la pensée ? C’est la seule chose grande qu’il y ait en nous. Par la pensée l’homme est au dessus et plus grand que tous les mondes réunis, et il y en a des milliards de milliards auprès desquels la terre n’est pas même comme un grain de sable. Par la pensée l’homme embrasse en un instant tous les astres qui parcourent des millions de lieues par seconde dans l’univers infini. Si l’immensité n’a pas de bornes, il n’en existe pas non plus pour la pensée humaine qui la conçoit et qui peut s’élever à toutes les hauteurs, se répandre dans toute l’étendue. Que dans un être qui n’est rien, il y ait une chose qui soit plus grande que tout ce qui existe, voilà la merveille ! On reste confondu, éperdu, devant l’inanité de tout le reste.

Sait-on bien qu’il meurt, par semaine trente-cinq millions de créatures humaines ? Calculez le total que cela fait au bout de trois cent soixante jours, et voyez la folie des hommes qui saluent la nouvelle année. Le tour de chacun viendra, et ce qui serait risible si ce n’était lugubre, c’est le mal que chacun se donne pour échapper à ce qui est inévitable. Tout passe, et l’immortalité même du génie repose sur la plus fragile des bases, sur le souvenir des hommes. Cinquante, cent hommes de génie ne sont rien parce que le torrent du temps passe et emporte tout.

Alexandre, Platon, Cicéron, César sont morts, il y a déjà vingt siècles et plus. Ces hommes là en général vivent moins longtemps que les autres, mais ils vivent plus longtemps après leur mort. Qu’est-ce qui fait les hommes grands ? C’est le souvenir plus long qu’ils laissent ; ils prennent plus de place dans le vide. On mesure et on pèse le crâne de chacun d’eux ; il contient plus de poussière que celui de la plupart des humains ; cet excédant de poussière fait l’immortalité.

Diogène fut le plus sage des hommes. « Je ne demande qu’une chose, » disait-il à Alexandre, « c’est que tu t’ôtes de devant mon soleil. » Et ce philosophe chrétien à un grand empereur : « De tout ce que vous m’offrez, je ne désire qu’une chose, le salut de votre âme. » Ces deux hommes comprenaient que tout est rien.



Ah ! penser, espérer, aimer, dévouer toute sa vie à un objet ou à une affection, jeter les germes de choses qui dureront des siècles, avoir des aspirations infinies, rêver constamment des cieux, de l’éternité, de l’immensité, quand on est un pauvre petit être qui ne peut seulement pas s’élever à un pied de terre, sentir le monde comme trop petit pour le bonheur qu’on peut avoir dans une minute de ravissement, avoir des désirs qui, réalisés, feraient de chaque homme un dieu éternel, omniscient, omnipotent ; tout concevoir, tout embrasser, tout vouloir, tout espérer, et savoir qu’un jour on sera sous six pieds de terre, pourrissant, et de sa mort même donnant la vie à des milliers de vers hideux !…… Allez donc maintenant, tristes mortels, allez vous embrasser, vous serrer l’un à l’autre les mains, vous faire tous les souhaits possibles de succès, de félicité et de longue vie……… malheureux ! vous avez déjà sur les traits les reflets anticipés de la tombe. Vous faites un jour d’allégresse, de bruit, de mouvement animé et joyeux de celui-là même qui devrait être un jour de regrets et de tristesse. Tous ces dehors de fête, toutes ces réjouissances par lesquels on salue le nouvel an ne sont qu’une lamentable imposture : chacun, en effet, a perdu là une année, une année qu’il ne retrouvera jamais, dont le deuil est éternel, et que gagne-t’il ? que peut-il attendre ? Ce complaisant mensonge ne saurait attendrir le temps, et l’on a beau parer un jour la vieillesse qui s’avance, il lui reste trois cent soixante-quatre jours pour faire son œuvre et pour détruire tous les souhaits, toutes les illusions qui l’ont saluée à son aurore.

L’année qui vient de finir est pavée de jeunes tombes encore à peine fermées, et les fleurs qu’on eût déposées peut-être au jour de l’an sur des fronts pleins de fraîcheur et d’espérance, on va les mettre tristement sur des linceuls ! Ah, oui, certes ! pour beaucoup de ceux et de celles qui ne sont plus, on n’eût jamais songé à faire des souhaits ; ils semblaient porter une vie pleine de force autant que de jeunesse et pouvoir tout attendre de l’avenir. La mort elle-même ne se doutait pas de ce qu’elle allait accomplir ; elle n’avait pas marqué d’avance ces victimes égarées sur son chemin ; sa moisson de têtes blanchies et de cœurs usés lui semblait suffisante, et lorsqu’elle emporta dans son noir manteau tant d’existences de vingt ans frappées à l’improviste, ce fut comme l’orage détourné brusquement de sa course dans les forêts et s’abattant sur les parterres pleins d’éclat et de rosée.

Maintenant, il en reste encore à atteindre et la mort peut choisir. Cette année aussi il y aura bien plus de deuils que de joies, et les hommes se lasseront peut-être enfin de se féliciter pour tous les chagrins qui les attendent. Oui, je n’ose en calculer le nombre de ceux qui tomberont cette année comme les épis verts sous une faulx avide ; il me semble que, maintenant, plus on a de jeunesse, plus on brille, plus on s’offre aux coups de la mort jusqu’à présent aveugle et indifférente. Ce qu’il faut désormais à ce bourreau blanchi par les siècles, ce sont les printemps ; il est las d’une œuvre monotone et de ramasser sans passion des victimes signalées d’avance : à sa fantaisie lugubre il faut se soumettre ; l’homme, le maître de la nature, ne l’est pas d’un souffle de vie, et toutes les prières, toutes les supplications, tous les soins et toutes les résistances ne sont rien pour cette ombre qui passe, insaisissable, inexorable, toujours fuyante et jamais disparue. Fantôme éternel, il promène son énorme faulx sur la terre entière dans le même moment, abat tout ce qui se trouve sur son passage, et l’instant d’après il recommence ; il moissonne, moissonne sans cesse, sans jamais rien semer, si ce n’est la pâture qu’il offre de nos corps à la terre qui les a nourris et qu’ils vont nourrir à leur tour. Ainsi, plus de cent générations ont en vain rempli la terre de leurs ossemens ; elle en a rendu la poussière à l’espace ; il ne reste plus rien de palpable de ce qui a vécu, aimé, joui pendant soixante siècles. Que sommes-nous, chacun pris à part, dans cet épouvantable effacement, et à quoi bon nourrir des projets, des ambitions, des espérances ? Cette protestation éternelle des aspirations de l’humanité contre le néant a quelque chose qui échappe à l’analyse et qui est au dessus de la science. Nous savons que nous ne sommes rien, que notre vie n’est pas même une minute dans la durée, et, cependant, nous aspirons à l’infini. Rien ne prouve davantage la certitude pour l’esprit d’une vie sans limites.



Non, je ne croirai jamais mourir tout entier ; si cela était, je n’aurais plus ni bonheur, ni transports, ni élans, ni dévouement, ni rien de ce qui exalte l’homme dans l’abnégation, dans le témoignage de la conscience et du devoir accompli. Or, si le devoir, la conscience et le sentiment existent, il faut qu’ils servent à quelque chose en dehors de cette vie qui ne leur offre aucune compensation valable. Que me donnent le destin, l’affection ou le respect d’un être périssable, aussi chétif, aussi fragile que moi-même, dont la vie est moindre que celle de la plupart des choses animées ? La considération d’une créature que je sais n’être rien, puisque le néant l’attend, qui n’est qu’une illusion, qui revêt quelques instants une forme afin d’accomplir certains actes qui sont autant de fictions, ne vaut pas beaucoup la peine d’être recherchée ; et, ainsi, toutes nos vertus, dépouillées de ce qui seul fait leur grandeur et leur mérite, ne conservent plus même les mesquins et vulgaires mobiles du respect humain et de l’amour-propre.



La mort, qui n’ouvre pas une vie future, est terrible, épouvantable, pleine d’horreurs et d’angoisses. Quel courage, quelle force d’âme peut la faire regarder de sang-froid, si elle doit être suivie du néant ? Avoir été tout, du moins par la pensée, avoir été créé pour l’infini, l’éternel, puisque l’esprit l’embrasse toutes les fois qu’il s’y porte, avoir été un dieu par les aspirations et le sentiment invincible de l’immortalité, et savoir que dans un instant on ne sera rien, qu’il suffit pour cela d’un souffle de moins…… non, non, il n’y a pas un homme qui se soumette à un pareil destin, et le blasphème naît immédiatement sur les lèvres. Il n’y a plus de Dieu possible ; on ne pourrait plus supposer que l’existence éternelle d’un génie du mal procréant sans raison, sans objet, des êtres à qui il ferait sans cesse tout espérer afin de tout leur enlever, à qui il donnerait des aspirations infinies qui ne seraient que des déceptions et des chimères, des êtres faits uniquement pour souffrir, sans compensation après en avoir espéré une toute leur vie, d’une souffrance stérile parce qu’elle n’aurait ni objet ni récompense. Si cela était, l’homme maudirait sans cesse le jour de sa naissance ; il en voudrait à la vie qui ne lui donne que des jouissances factices, et il serait sans force contre les dernières douleurs parce qu’il serait sans espoir. Son agonie serait horrible, inexprimable. Si cela était, la vie serait le plus grand des fléaux, et de la donner le plus grand des crimes.

Matérialistes insensés ! Quand bien même votre système serait irréfutable, démontré à l’évidence, de le prêcher vous ferait encore les plus odieux, les plus abominables des hommes. Vous enlevez à la pauvre humanité le seul bien qu’elle possède, et encore ce bien n’est-il qu’une espérance ; vous lui enlevez la source de toutes les belles et grandes choses, l’aiguillon, le mobile le plus certain des bonnes œuvres. En effet, du jour où je n’ai plus aucune raison d’être honnête, dévoué, vertueux, de croire enfin ! il ne me reste plus rien.

Mais non, non, vous n’atteindrez jamais jusqu’au fond des âmes, vous ne saisirez jamais ce qui échappe à l’analyse, ce qui me fait vivre en dehors et dans une autre vie, bien plus qu’en moi-même. Votre science monstrueuse, qui mettrait fin du coup à toutes les sociétés humaines et renverrait l’homme à un état plus hideux que celui de la brute, s’arrête au seuil de la conscience, devant la même aspiration, universelle et inébranlable, de l’humanité entière. Que tous les hommes soient convaincus qu’ils n’ont plus rien à attendre en dehors de leur existence présente, et de suite l’amour entre eux disparaît, l’amour qui est le fond même, l’unique source de tout bien. Un désir effréné de jouissances exclusives s’empare de chacun et, pour y parvenir, tous les crimes deviennent permis et légitimes ; car dès lors qu’il n’y a plus de conscience, il n’y a plus de crimes.



Voyez les pays où l’on remarque un développement excessif des choses matérielles. Un appétit féroce de richesse qui absorbe et consume toute la vie, le lucre violent et sauvage, une soif brûlante de plaisirs grossiers, aucun frein à la nature bestiale qui a déjà une si grande part de nous-mêmes ; l’homme y perd rapidement toute conscience, tout sens moral, jusqu’à la plus vulgaire honnêteté ; on n’est plus sûr de qui que ce soit ; la confiance réciproque disparaît avec les autres vertus ; et, si des lois antérieures n’existaient encore qui préservent la société d’une barbarie complète, on y verrait tous les crimes impunis. Le niveau général des sciences et des qualités morales diminue : dans ces pays il ne saurait y avoir de penseurs ni de grands hommes en aucun genre, car on n’y apprend que ce qu’il faut pour n’être inférieur à personne, savoir protéger ses intérêts et atteindre à cette hauteur commune où s’arrêtent également tous les fronts, où battent également tous les cœurs.

Hélas ! hélas ! les hommes n’avaient donc pas encore assez de moyens d’abréger et de souiller leur vie, ils n’avaient pas fait assez encore pour effacer en eux tout vestige de l’empreinte divine, de ce caractère glorieux qui les sépare du reste de la nature et leur donne quelque chose de Dieu même, il fallait qu’une école maudite vînt leur démontrer savamment qu’ils n’ont pas même de pensée, que tout en eux est une fonction, que leur libre arbitre n’est qu’un mot chimérique, qu’ils ne veulent pas ce qu’ils font, que le système complet de l’univers n’est qu’une machine aveugle, inconsciente, dont l’homme est une des innombrables molécules. Ah ! périsse la création entière s’il en est ainsi, si nous n’avons pas d’âme, nous qui aimons, nous qui espérons, et dont les désirs s’élèvent vers une perfectibilité indéfinie. Alors mettons au plus vite un terme à cette existence pleine d’horreurs, de craintes et de souffrances, ne la propageons pas, ne la transmettons pas à d’autres, rentrons au plus vite et de nous-mêmes dans le néant d’où nous sommes sortis par un cruel mystère, rendons à la nature son perfide cadeau, et, afin de ne plus être quelque chose au prix de toutes les douleurs, ne soyons plus rien : voilà la seule solution conséquente et sensée du matérialisme. Ce système est l’ennemi de tout ce qui constitue l’homme spirituel, eh bien ! qu’il le détruise, et, avec lui, l’homme physique qui en est inséparable. Quand notre pauvre planète sera ainsi dépeuplée, soyons tranquilles ; l’humanité a encore bien d’autres lieux de refuge, à part ce petit morceau de l’univers froid, dur, noir et stérile, qu’elle arrose de ses sueurs depuis des milliers d’années.



Il n’y a qu’une chose dont il vaille la peine que l’homme s’occupe, la vie éternelle, et c’est précisément la seule qu’il ne pourrait atteindre ! Il n’a qu’un seul objet sérieux, un seul désir réel, et cet objet et ce désir ne seraient qu’une chimère de son imagination ! Toute son existence depuis le berceau n’est qu’une marche plus ou moins rapide vers la limite qui le sépare du monde des esprits, un monde qu’il sait lui appartenir, vers lequel il tend avec une conviction qui peut être ébranlée, mais jamais détruite dans aucun homme, parce qu’elle est au dessus de lui, au dessus de son analyse et de sa science, et il ne trouverait au bout de cette marche, une fois finie, que le néant ! Non, un destin aussi horrible pour une aussi frêle créature est impossible. Il y a au terme de l’agonie un moment inexprimable, que nul ne saurait franchir sans tout le renfort, sans tout l’appui des espérances futures. Que dis-je ? La vie entière ne serait qu’une agonie continuelle, et quelle pourrait être notre mission, notre œuvre ici-bas ? Quels progrès, quels perfectionnements pourrait-on désirer ? À quoi servirait de travailler pour une succession d’êtres qui ne sont rien, dont les générations se poussent les unes les autres dans le vide ? Naître uniquement pour mourir !……Je défie qu’il y ait un seul homme au monde qui ose affirmer cela nettement et qui en soit convaincu. Si ce monstre existe, on ne peut lui répondre qu’une chose, c’est qu’il le mérite.

« Rien ne meurt et tout se transforme » dit le matérialiste. Soit : mon corps, je l’abandonne ; qu’on le brûle, qu’on l’embaume, qu’il serve à l’étude médicale ou qu’il aille engraisser la terre, peu m’importe ! mais mon âme…… — « Il n’y a plus d’âme quand la vie est détruite » — ah ! vraiment. Eh bien ! si cela est, si cet esprit qui est en moi, pour qui l’immensité elle-même n’est pas trop grande, si cet esprit qui n’a de bornes dans aucun sens, qui conçoit tout, les choses même les plus en dehors de son atteinte, qui se porte en un instant au sein de tous les mondes, si cet esprit n’est pas autre chose que le morceau de boue, que la poussière accumulée qui a revêtu quelques jours une forme humaine, il n’y a plus rien de vrai, je n’existe pas, rien n’existe, il n’y a même de Dieu, car l’esprit de chaque homme ne peut être qu’une émanation de celui de Dieu, — tout ce qui est de la pensée est divin — les milliards d’astres qui peuplent l’étendue ne sont qu’une fiction, la grande âme universelle est effacée et ainsi la nature entière est anéantie.

Mais il faudra peut-être l’effort de bien des matérialistes réunis pour renverser la création ; il en faudra bien autant pour qu’avec une raison infirme, pleine de ténèbres, qui erre sans cesse, ils puissent formuler quelque chose d’absolu.

FIN