Chroniques (Buies)/Tome II/Conférences — De la réciprocité avec les États-Unis

Typographie C Darveau (2p. 253-280).

CONFÉRENCES




DE LA RÉCIPROCITÉ AVEC LES ÉTATS-UNIS.




Conférence faite à la salle Victoria, le 18 avril, 1874.


I.


Messieurs,

Quiconque voudrait raisonner aujourd’hui comme il l’eût fait il y a quatre ou cinq années seulement, tomberait dans un désordre d’idées plus déplorable que l’inintelligence complète des événements et le défaut de toute prévision. En revoyant ces jours-ci quelques notes écrites vers cette époque sur les événements et les questions du jour, je me suis étonné des aventures de l’imagination et de la témérité de l’esprit qui ose indiquer un point quelconque de l’avenir dans un monde où, tous les dix ans, a lieu une grande révolution sociale ou politique. Oui, messieurs, presque tous les dix ans, il se fait un remuement prolongé sur ce vaste sol où logent pêle-mêle des hommes venus de partout, par centaines de mille, assez nombreux pour former des groupes imposants, des nationalités en germe, pas encore assez pour former des peuples. Ces révolutions, pour la plupart paisibles, n’en sont pas moins profondes, et, pour n’être pas éclatantes, sont peut-être plus décisives. C’est grâce à cette situation unique qui fait du continent américain le rendez-vous et souvent l’asile de tous les peuples, que les questions ne sont plus seulement nationales, mais en quelque sorte humaines, intéressant les états du monde entier.

Dans le vieux monde, les révolutions sociales, je ne dis pas politiques, sont des ères qui marquent pour plusieurs siècles des conditions nouvelles de société ; le développement y est successif, restreint, ou tout au moins graduel ; en Amérique, c’est par immenses enjambées et par soubresauts que les choses marchent. Les événements arrivent presque imprévus ; leur rapidité déroute même les penseurs qui croyaient les voir venir alors qu’ils en sont tout à coup frappés et comme éblouis. Ainsi, qui eût prévu, seulement quelques années d’avance, la soudaineté tragique de la grande guerre américaine qui éclata en 1861 et qui a embrassé le monde dans ses incalculables résultats ? Dix ans à peine plus tard, voilà une nouvelle grande forme de l’avenir qui se dessine, à peine entr’aperçue et déjà dominant l’horizon. Les états de l’ouest au berceau sont devenus un monde géant tout-à-coup, comme ces grands arbres des tropiques qui, en quelques mois, grandissent de trente pieds. L’Ouest s’est non seulement dressé en un jour sur sa couche d’enfant, étendant ses jeunes et vigoureux membres sur la moitié de l’Union américaine, mais le voilà déjà trop à l’étroit dans sa vaste sphère ; ses bras déployés enserrent et absorbent presque les plus vieux états, et lui, à peu près le dernier venu dans la grande république, il en est maintenant le plus fort, le dominateur. Il commande, il plie la législation fédérale à sa volonté aussi impérieuse que ses besoins ; il agrandit à sa taille les portes du congrès pour y passer en maître et dicte les lois qui feront sa force, dûssent-elles faire la faiblesse ou l’infériorité des états de l’Est et du Sud.

Cette prodigieuse croissance, due à des centaines de mille de nouveaux venus, poussés comme un immense raz-de-marée sur les plaines de l’ouest, renverse un équilibre savamment assis et alarme les vieilles populations de la Nouvelle-Angleterre, de la Virginie, des Carolines. L’association, connue sous le nom de Granges et qui compte dans ses rangs cent cinquante mille fermiers, prépare une révolution économique dont il est impossible de prévoir l’étendue et les conséquences.

Qui peut dire la destinée prochaine réservée au Dominion canadien par l’énorme grandissement de l’Ouest qui se trouve uni à nous par les lacs, par le St. Laurent, le Nord-Ouest et la Colombie anglaise, plus étroitement encore qu’avec les autres états de l’Union ? C’est à cause de cette croissance inattendue, et qui a renversé tout équilibre, que les combinaisons politiques et les prévoyances d’il y a quelques années à peine sont maintenant en déroute, et qu’il faut avoir une autre vue pour discerner les choses.



Qui ne se rappelle le cri général d’annexion poussé en 1849 et le manifeste signé à ce sujet par la plupart des hommes, politiques éminents, plus tard convertis à un loyalisme ombrageux et farouche ? Le traité de réciprocité de 1854 vint jeter pendant dix ans une eau de plus en plus froide sur cette ardeur qu’on appellerait irréfléchie si elle n’avait pas envahi les plus fortes têtes. Puis vint la guerre américaine, puis les sympathies sudistes de notre gouvernement d’alors qui creusèrent tout simplement un abîme entre nous et les États-Unis. Ceux-ci se hâtèrent de révoquer le traité de réciprocité, et le gouvernement canadien y répondit en établissant un système de représailles dans la mesure de ses moyens.

Le système de représailles ! ce mot fait sourire douloureusement, quand on songe à la richesse, au bien-être, à l’existence même d’un jeune peuple qu’il exposait par sa puérile arrogance. C’est depuis les représailles en effet que nous avons perdu tous les ans vingt-cinq à trente mille bras, des plus vigoureux.

De ce système provocateur, c’est notre propre pays qui a été la première et la principale victime, et qui s’est coupé les vivres pour jeter une pâture à l’appétit toujours féroce des loyaux.

Savez-vous bien, messieurs, que les chemins de fer canadiens d’alors n’étaient des exploitations possibles et ne pouvaient être sustentés que par le commerce de fret qu’ils commandaient tout le long de la frontière américaine ? Savez-vous que c’était le commerce américain qui, seul, avait nécessité le creusement des canaux Welland et du St. Laurent, et qui continuait d’en payer tous les frais de construction ? En 1869, le trafic local sur le canal Welland, entre les ports canadiens, n’employait que 195, 417 tonneaux, pendant que le même commerce, soit d’un port américain à un autre, soit entre des ports américains et canadiens, exigeait 1, 040, 000 tonneaux, six fois plus.


De 1854 à 1865, les États-Unis ont admis chez eux, libres de droits, presque toutes les productions des provinces. Nous étions reçus à leur faire concurrence sur leurs propres marchés, et nous leur avons ainsi exporté, en moins de douze ans, pour deux cent quarante millions de produits, tandis qu’ils ne nous en envoyaient que pour cent vingt-cinq millions à peine. De tous les articles que le Canada pouvait exporter, 96 pour 100 pénétraient dans les États-Unis sans payer de droits, tandis qu’ils ne nous en expédiaient que pour 58 pour 100 dans les mêmes conditions, c’est-à-dire qu’il restait encore 42 pour cent de produits américains frappés d’impôts à nos frontières.

Et encore, d’après le témoignage de M. Wilkes, délégué de Toronto à la Chambre de Commerce du Dominion, les exportations que se faisaient mutuellement le Canada et les États-Unis, sous le traité de réciprocité, étaient de 36 pour cent en notre faveur.

Lorsqu’il y a trois ans, pendant les négociations du traité de Washington, la question de la réciprocité se présenta de nouveau, les américains, formés depuis leur guerre civile à une nouvelle école, celle d’une protection impitoyable qui leur a valu un vaste déploiement d’industrie, des usines et des manufactures élevées sur tous les points du sol, les américains, dis-je, ne semblaient prêts à rien concéder, même après l’abandon de nos pêcheries, à moins que le Canada n’adoptât leur tarif, même contre l’Angleterre, ce qui équivalait à un Zollverein, ou Union douanière, expression provisoirement employée pour celle d’indépendance.

Il semblait alors que toute solution des difficultés existant entre l’Angleterre et les États-Unis était impossible, à moins qu’on posât d’abord comme base des négociations, comme condition inévitable, imposée par les relations des deux pays et nos circonstances particulières, l’indépendance des colonies britanniques. M. Sumner, le grand homme d’État américain qui vient de mourir, avait même proposé au Congrès l’acceptation de cette base préalablement à toute négociation, et si sa proposition fut rejetée, ce n’est pas qu’on en contestât le principe, mais parce que le Congrès n’avait pas voulu exercer de pression sur les commissaires du traité ou porter atteinte aux usages internationaux.

L’Angleterre, cependant, cela ressortait avec évidence de la voie dans laquelle elle s’était engagée, était prête à admettre toutes les réclamations américaines, et son parti était pris de vider une bonne fois toutes les questions, d’éponger l’ardoise, de nettoyer pour toujours ce passé hargneux qui divisait deux grandes nations, et de se débarrasser de l’avenir. Or, se débarrasser de l’avenir, s’affranchir de ses périls toujours imminents, toujours malaisés à prévoir, signifiait alors pour la Grande-Bretagne se détacher à jamais de ses colonies américaines. Sans cela, les difficultés pendantes seraient à peine résolues qu’il s’en présenterait de nouvelles. L’inconséquence, l’anomalie d’une dépendance coloniale à côté des États-Unis, dans un temps où toutes les sociétés cherchent leur place fixe et ne la trouvent que dans l’harmonie entre eux de leurs rapports géographiques et commerciaux, de leurs aspirations avec leur destinée manifeste, frappaient si vivement les esprits qu’on avait l’air de chercher des deux côtés le moyen de faire aux colonies une situation nouvelle qui réalisât le but sans que les noms fussent changés.

Il y a trois ans, messieurs, on sortait encore à peine des grandes époques de crises : les traditions et les animosités étaient vivaces ; les souvenirs couvaient sous la cendre chaude ; on ne pouvait presque parler des États-Unis sans qu’immédiatement fût éveillée l’idée d’annexion, et avec elle le cortège bouillant des antipathies et des tendances mises en lutte. Entre plusieurs ordres de choses qui cependant ne présentent aucune corrélation nécessaire, s’établissait immanquablement une confusion déplorable qui paralysait tout. La politique, qui n’a souvent que des voies tortueuses et des inspirations funestes, qui introduit les injustices et l’aveuglement des partis dans les questions les plus indépendantes, semble n’avoir d’autre objet, en se mêlant à tout, que de jeter le désordre dans les esprits et d’embrouiller les choses les plus claires. Pour un bon nombre, la réciprocité ou une union douanière ne signifient autre chose que l’absorption des provinces britanniques par l’Union américaine : de là le cri immédiatement poussé de loyauté, de dignité nationale, et cette politique qu’a voulu faire prévaloir le gouvernement Macdonald, politique consistant à ne dépendre que de nous-mêmes, « to fall back on our own recources. »

Depuis trois ans, que les choses ont changé ! La Confédération qui, jusqu’alors, n’avait été qu’un essai et même plutôt un expédient, une dernière ressource politique dans la pensée de ses fondateurs, est aujourd’hui solidement assise ; les provinces se tiennent entre elles comme une chaîne dont les anneaux se resserrent de plus en plus ; le Canada, comme un jeune aigle qui essaie ses ailes avant de les livrer à l’espace, et s’arrête un instant, au seuil des mystérieuses profondeurs, entre la certitude de son vol, la liberté des airs et l’inquiétude vague de l’immensité, le Canada s’est soulevé sur son nid flottant entre deux océans, vaste comme un monde ; il a déployé ses bras avec ces tressaillements, pleins d’assurance à la fois, de la force qui ne s’est pas encore exercée ; il a pressenti, puis reconnu la destinée incomparable que l’avenir lui réserve, et il s’est élancé pour la conquérir. Non, le Canada n’a plus peur maintenant d’être dévoré ou englouti chaque fois que le nom des États-Unis se prononce ; le grand fantôme étoilé ne se dresse plus dans un ciel menaçant, la politique, avec ses meutes criardes, s’est sauvée des champs qu’elle avait envahis, les préjugés et les inspirations d’un chauvinisme comique s’effacent à la hâte devant les nécessités de situation et la volonté impérieuse des circonstances : les questions purement commerciales ont repris leur domaine libre, et les deux confédérations, les plus grandes au monde par l’étendue et peut-être par leur puissance future, vont pouvoir traiter sans ombrageuses défiances de leur bien-être intérieur et des moyens de se rendre mutuellement prospères.


Oui, pour pouvoir aborder la question de la réciprocité commerciale, il fallait la dégager de la politique, de cette lèpre qui s’attache à toutes les entreprises les plus étrangères à son action. Les déclarations des chambres de commerce américaines, depuis le traité de Washington, celles de leurs délégués, venus spécialement aux réunions annuelles de la chambre de commerce du Dominion, ont précipité les négociations qui se poursuivent à cette heure, ont aplani le chemin devant elles, et réduit les politiciens aboyeurs à leur rôle impuissant. Je rappellerai ici ce que M. Hazard, délégué de Buffalo, disait en 1872 : « La frontière qui sépare les États-Unis du Canada est une frontière idéale. Le peuple américain est prêt à faire la moitié du chemin, et même plus que cela, au devant du peuple des colonies, s’il peut, par ce moyen, arriver à un résultat amical de la question commerciale. En ce qui concerne l’annexion, je ne pense pas que le peuple américain la désire : quant à l’indépendance, ce n’est pas une affaire qui nous regarde ; mais ce que nous voulons ardemment, c’est que les deux peuples américain et canadien soient bientôt unis socialement et commercialement. »

De son côté, M. Hamilton Hill, délégué de Boston et secrétaire de la chambre nationale des États-Unis, disait l’année dernière à Ottawa : « Il ne suffit pas que nos bons rapports et notre amitié réciproque soient bien reconnus, mais il faut prendre encore toutes les occasions de manifester ces sentiments. Il se peut qu’il y ait quelques manières de voir différentes dans les détails d’un traité de réciprocité, et quant à son étendue et à ses éléments, mais nous sommes tous d’accord aux États-Unis, comme vous l’êtes probablement en Canada, sur la nécessité d’un traité qui rende libre le commerce entre les deux pays et qui les unisse plus étroitement qu’ils le furent jamais. Un fait remarquable, continue M. Hill, c’est que, depuis l’abolition du traité, le commerce n’ait pas cessé d’augmenter tous les ans ; il avait reçu, durant l’exercice du traité, une telle impulsion, que cette impulsion a suffi pour maintenir son allure pendant de longues années après. On pourrait conclure de là qu’il vaut mieux laisser les choses telles qu’elles sont et les affaires se développer suivant leur propre mouvement ; et c’est là en effet ce que bon nombre disent. À cela il n’y a qu’une réponse ; c’est que, si dans les circonstances actuelles, le commerce continue d’augmenter, ne le ferait-il pas encore bien d’avantage si on lui laissait un libre cours à travers la frontière et toutes les facilités possibles d’emploi et de direction ? Si, malgré les désavantages de la situation actuelle, les relations entre les deux pays sont si étroites qu’il leur faille absolument faire des affaires ensemble, que sera-ce donc quand tous les obstacles auront été écartés et les rapports rendus absolument libres ? Personne ne peut regarder une carte d’Amérique sans reconnaître de suite que la nature a placé les deux pays voisins des États-Unis et du Canada dans une connexité si intime que les plus bienveillantes et les plus amicales relations de chaque jour leur sont impérieusement commandées. »

Maintenant, reportons-nous par la pensée aux séances de la convention internationale du commerce qui eut lieu à St. Louis, Missouri, il y a bientôt trois ans.

Le rapport du conseil exécutif de la convention, après s’être entendu sur la « malheureuse condition des choses existant entre les États-Unis et le Dominion, » présentait les propositions suivantes comme une base sur laquelle on pût établir quelque règlement définitif entre les deux pays :

1.o Introduction libre en Canada des produits bruts et manufacturés des États-Unis, et concession réciproque faite aux produits bruts et manufacturés du Dominion.

2.o Uniformité des lois passées dans les deux pays pour le règlement des droits sur les importations et pour la taxation intérieure ; le revenu de ces impôts devant être placé dans une caisse commune et divisé proportionnellement à la population ou suivant tout autre moyen équitable.

3.o Inscription sur le registre américain des navires construits en Canada et mêmes privilèges accordés aux dits navires que ceux dont jouissent les navires américains pour le commerce intérieur et étranger.

4.o Élargissement des canaux du St. Laurent et creusement du fleuve, le Dominion s’engageant à construire de nouvelles lignes de chemins de fer internationaux auxquels les citoyens américains auront aussi bien accès que ceux du Canada, les États-Unis s’obligeant à accorder en échange aux habitants du Canada les mêmes droits et privilèges que leurs propres citoyens exercent sur les lignes construites dans les limites de leur territoire.

À la suite de ces propositions venait la demande formelle faite au Congrès de nommer une commission qui s’entendit avec une autre commission également nommée par le Dominion, pour négocier des relations commerciales fondées sur les quatre propositions ci-dessus ou sur toutes autres de même nature et de même portée.

Ce sont ces propositions, messieurs, qui comportaient plus que la réciprocité, mais une véritable union douanière ou zollverein entre nous et les américains, qui ont été, depuis, l’objet de discussions approfondies dans les chambres de commerce, jusqu’à ce qu’enfin elles aient pris une forme pratique et soient entrées dans la voie de l’action par la mission qu’a reçue l’honorable George Brown de négocier les bases d’un nouveau traité avec les États-Unis.

Les américains sont déterminés à trouver une solution également avantageuse pour eux et pour nous, et les réductions successives de leur tarif ont fait faire à la question des progrès considérables. Mais tout n’est pas aplani encore, comme on va le voir, et la difficulté consiste précisément dans ce tarif que les américains veulent maintenir et que le Canada ne semble pas encore prêt à adopter, parce que de suite surgissent des susceptibilités et des défiances nationales.

II


M. Howland, délégué de Toronto à la chambre de commerce du Dominion en 1872, disait au sujet des quatre propositions fondamentales que je viens d’énumérer.

« Le Canada ne peut consentir à l’établissement d’un zollverein pour plusieurs raisons. La première consiste en ce que ce serait faire à la Grande-Bretagne une grande injustice que d’adopter contre elle des droits différentiels, aussi longtemps que subsistera la dépendance coloniale. Si l’union douanière était effectuée, il n’y aurait plus pour le Canada qu’à rompre les liens qui l’attachent à la métropole, ce qu’il n’est nullement disposé à faire. La deuxième raison, c’est qu’en abandonnant aux États-Unis le pouvoir de prélever les droits et de déterminer eux-mêmes la nature de ces droits, le Canada renoncerait à la première des prérogatives d’un peuple libre, celle de faire ces propres lois.

« L’intention de la convention internationale n’est pas tant d’étendre les relations commerciales que de précipiter l’annexion des provinces anglaises : tel serait en effet le résultat nécessaire d’un zollverein, résultat auquel le peuple des colonies est positivement, décidément opposé. Le Canada a été livré depuis quelques temps à ses propres ressources, à son propre travail ; ses habitants sont industrieux et patriotiques, ils ont la ferme conviction qu’ils peuvent former pour toujours une nation distincte, ils ont le culte de leur nationalité et ne sont pas prêts à la sacrifier pour faire plaisir aux Américains ; enfin, leur devise est Le Canada pour la Canadiens. »

Je répondrai à cette argumentation en me tenant uniquement sur son terrain, qui est celui d’une union douanière, et en laissant de côté la question de la réciprocité pure et simple qui est indépendante du tarif.

Lorsque les petits et grands états de l’Allemagne résolurent d’en finir avec le système tracassier des douanes établies à chacune de leurs frontières et de fonder un zollverein, l’Angleterre crut d’abord que son commerce en éprouverait un grand préjudice, mais le résultat a été tout différent, comme l’ont admis eux-mêmes les publicistes de la Grande-Bretagne, parce que, plus un peuple devient riche, plus s’agrandit le cercle de ses affaires, plus son commerce avec l’Angleterre est considérable. Le rêve des économistes a toujours été l’effacement des barrières qui séparent les peuples : ce n’est pas grâce aux résultats obtenus par le zollverein que les allemands ont fondé leur union politique ; cette union est tout simplement le fruit des aspirations et des idées de toute l’Allemagne, les états qui la composent n’étant en somme que les parties d’une même nation, et les divisions qui existaient parfois entre eux ne provenant que de l’antagonisme et de l’ambition de leurs princes. En ce qui concerne le Canada et les États-Unis réciproquement, leurs aspirations et leurs vues ne sont pas les mêmes. Quoique leurs habitants aient en général une origine commune, ils n’ont pas les mêmes traditions ni le même entraînement vers l’unité politique, ils ne sont pas un seul et même peuple divisé en petits états distincts, et leur fédération purement commerciale ne conduit pas nécessairement à l’union politique. Il n’en est pas entre le Canada et les États-Unis comme des provinces anglaises entre elles qui, placées dans la même dépendance et sous la même autorité, ont établi une union à la fois politique et commerciale. Le libre-échange, qui n’est qu’une forme du zollverein, peut parfaitement exister entre deux états que rapproche seule la similitude des intérêts, sans que pour cela l’un sacrifie à l’autre sa nationalité ni son indépendance. Mais, par malheur, nous sommes tellement habitués dans notre pays à mêler la politique aux choses qui en sont indépendantes, qu’elle devient un obstacle continuel à tous les développements et à toutes les entreprises.

Eh ! messieurs, puisque c’est là un besoin, je ne répugne nullement à le satisfaire, sous forme de digression, et à jeter en passant un regard sur la question politique.

L’annexion ! ah ! l’annexion ! question bien brûlante il y a quelques années à peine, aujourd’hui bien éteinte.

L’annexion ! on en a parlé beaucoup à diverses époques de notre histoire, mais rarement en se fondant sur l’esprit véritable qui anime les groupes si divers de la population des provinces. Elle a été presque toujours l’expression d’un désir ardent chez les uns, d’une nécessité inévitable, aux yeux des autres, mais sans qu’on voulût se rendre compte des modifications et des tempéraments que le temps pouvait apporter à cette nécessité et à ce désir. Parce que les uns désiraient l’annexion et parce que les autres la croyaient nécessaire, il eût fallu, d’après eux, la faire sans délai, au risque de la mal faire et d’étouffer, pour un temps peut être bien court, des répugnances qui auraient pu devenir par la suite fatales à l’Union américaine.

Ce n’est pas ainsi que l’envisageaient les grands hommes d’état américains. Jefferson, Adams, Everitt prévoyaient la réunion éventuelle de toutes les parties de l’Amérique du Nord, mais ils ne voulaient pas devancer les événements. Pour eux, précipiter la destinée, c’était la contrarier, et, au lieu de fruits mûrs, ne recueillir que des fruits amers et semer des germes de démembrement futur. Ils comptaient par demi-siècles et quarts de siècles et comprenaient toute la nécessité d’une éducation préalable qui habituât les jeunes peuples environnant la république, à ses institutions, à son esprit public, à ses mœurs. Nous, au contraire, nous n’avons presque jamais parlé d’annexion qu’à la manière des enfants qui crient après un joujou, à la manière des affamés qui se jettent sur un morceau appétissant, ou bien à la façon de ceux dont les espérances déçues ou l’existence déclassée ne leur font plus trouver de remède et d’avenir que dans une révolution.

Un des faits dominants de l’histoire des États-Unis, c’est l’admission successive dans leur sein de tous les territoires de ce continent qui leur ont été nécessaires. En général, ces acquisitions se sont faites paisiblement, le plus souvent par voie d’achat. Ainsi, en 1803, la Louisiane, embrassant toute la vallée du Mississipi, et dont les Américains avaient besoin comme d’un débouché pour leur grand fleuve sur le golfe du Mexique, est achetée de la France pour quinze millions de dollars. En 1819, la Floride est achetée de l’Espagne pour sept millions ; en 1845, le Texas, du Mexique, sans conditions autres que le paiement de sa dette ; en 1848, la Californie, le Nouveau-Mexique et l’Utah sont acquis moyennant quinze millions de dollars. En 1854, c’est le tour de l’Arizona, acheté encore du Mexique pour quinze millions aussi ; et, enfin, en 1869, l’Alaska vient grossir la confédération républicaine en laissant, entre lui et le reste de l’Union, la Colombie anglaise, qui, il y a quatre ans à peine, demandait au parlement britannique la permission de figurer sur le drapeau étoilé des États-Unis.

Le Canada échappera-t-il à cette attraction que semblent rendre irrésistible sa situation géographique et l’esprit des temps modernes qui pousse aux grandes unités politiques ? Le travail d’agglomération qui se fait en Europe pour tous les peuples ayant quelques traits communs, quelque affinité de race ou une étroite liaison d’intérêts, se poursuivra-t-il dans le nouveau monde jusqu’à ce qu’il atteigne ses dernières limites ? Ne semble-t-il pas que cette lisière comparativement étroite qui sépare la grande masse du continent nord américain d’avec les régions inhabitables, et qui comprend toutes les possessions anglaises, doive graviter autour des États-Unis comme les moindres astres autour du foyer lumineux qui donne son nom au système solaire ? L’annexion n’est-elle pas plus qu’un fait politique, mais encore et par dessus tout un fait géographique et physique ?

Nous sommes annexés déjà par nos rivières, par nos lacs et nos chemins de fer avant de l’être par une convention que ratifieraient des deux parts les vœux du peuple. Tout contrat politique de cette nature ne ferait que sanctionner un état de choses préexistant et n’apporterait d’autre changement à notre condition que celui de la développer merveilleusement. Nous sommes américains déjà par nos mœurs qu’une démocratie progressive a rapidement envahies ; nous le sommes par tous nos intérêts et par les tendances des sociétés modernes qui germent parmi nous comme des fruits naturels. Vouloir arrêter ce mouvement, c’est remonter le cours des choses, c’est élever à frais inutiles une digue artificielle contre un torrent qui emporte tout sur son passage, c’est vouloir reconstruire, à l’exemple des vieillards puérils, des illusions depuis longtemps disparues.

Oui, messieurs, on peut à bon droit peut-être et à coup sûr argumenter de cette façon, mais il est des considérations d’un autre ordre et d’une portée toute politique, que personne ne peut négliger et dont l’oubli mènerait droit à la déception.

Et d’abord, sommes-nous sûrs que les américains désirent l’annexion de nos provinces à leur jeune et déjà vieille république ? Non, non ; ils veulent notre indépendance, oui, tous ; mais l’annexion ! c’est autre chose. Il y a deux grands partis aux États-Unis, deux partis formés par la nature et qui dureront comme elle malgré les victoires passagères de l’un sur l’autre, deux partis indépendants du mouvement des choses politiques et qui subsistent, parce qu’ils sont pour ainsi dire inhérents au sol et résultent de la situation géographique qui crée des mœurs et des intérêts essentiellement distincts ; ces deux partis sont ceux du Nord et du Sud.

Les états du Nord ne veulent pas des annexions faites au Sud, et les états du Sud ne veulent pas des annexions faites au Nord, mais tous ils se réunissent sous la même bannière quand il s’agit d’éloigner l’Europe de ce continent et de voir les colonies, qui s’y trouvent encore, affranchies de leurs métropoles. Cette volonté, ils la poursuivent régulièrement, sans emportement, sans ardeur belliqueuse, sans violence diplomatique, mais avec obstination, avec toute la persistance d’un droit incontesté. C’est pour cela qu’ils n’ont pas craint, il y a huit ans, de payer à la Russie jusqu’à sept millions pour le territoire désolé, stérile et glacé d’Aliaska dont ils ne savent en vérité que faire, mais dont l’acquisition a éloigné pour toujours une grande puissance de l’Amérique du Nord. Si jamais les états du Nord voulaient nous annexer à eux, ce n’est que lorsqu’ils y seraient contraints par la nécessité politique, celle de parti, ou par l’impossibilité de continuer leurs relations avec la Grande-Bretagne, tant qu’elle garderait un pied à côté de l’Union Américaine. Or, je crains bien que cette impossibilité ne soit démontrée davantage à quelque occasion prochaine, malgré le grand apaisement apporté de part et d’autre par le traité de Washington.

D’autre part, il semble que si l’annexion du Canada était désirée par le peuple américain, la presse ne tarderait pas à en faire une question débattue par tous ses organes, à créer à ce sujet une agitation universelle, comme c’est la pratique invariable aux États-Unis. Mais nos voisins comprennent parfaitement qu’ils n’ont aucun besoin de cela, que si l’annexion doit avoir lieu, ce sera par la gravitation naturelle, par la marche irrésistible des faits, que la navigation libre du St. Laurent, l’élargissement de nos canaux, l’accès aux eaux canadiennes pour y faire la pêche et le commerce libre sont tout ce qu’il leur faut. En hommes pratiques, ils ne veulent pas précipiter sans profit les événements, ni faire une agitation qui réveillerait de nombreuses susceptibilités et retarderait indéfiniment le résultat au lieu de le hâter. Nous devrions faire comme eux, avoir leur sagesse, savoir discerner, ne pas voir partout des intentions machiavéliques, laisser ces puérilités aux esprits étroits, consulter les intérêts du pays, quelque haut que retentissent les criailleries intéressées, et répondre à ceux dont les préjugés malfaisants résistent à toutes les démonstrations possibles, comme M. Hugh McLennan, délégué de Montréal, répondait dans la chambre de commerce du Dominion, à M. Imlach, délégué de Brantford [Ontario] : « Les appels constants à la loyauté sont comme les cris qu’on pousse pour ranimer le courage ; le Canada est en mesure de conserver son existence indépendante comme nation, si c’est là son vœu ; et si les américains désirent nous annexer, ils ne pourront jamais le faire sans un consentement entier et libre de notre part. »

En attendant, qu’on rétablisse donc la réciprocité qui est l’intérêt actuel des deux pays et que tous deux ils réclament.

Si, disait l’hon. John Young, à la réunion de la Chambre de Commerce du Dominion tenue en janvier 1872, si notre charbon, dont la Nouvelle-Écosse contient des milliards de tonnes, si notre minerai de fer et de cuivre, si le pétrole, le sel, l’ardoise et le gypse pouvaient être exportés librement aux États-Unis, la prospérité du Canada en recevrait une impulsion merveilleuse. Quand je porte les yeux sur la province de Québec, quand je contemple les vastes rivières qui coulent du nord dans le St. Laurent, toutes pourvues de magnifiques pouvoirs d’eau, et que je vois un peuple impuissant en face de ces dons de la nature, quand je songe que vingt-huit mille canadiens ont émigré l’année dernière aux États-Unis pour y chercher de l’emploi, je me sens près de désespérer ; tandis qu’avec un zollverein, la province de Québec ne tarderait pas à attirer le travail et l’immigration…… »

Ces paroles de l’homme qui, depuis vingt-cinq ans, se consacre à l’étude de notre situation commerciale et aux moyens d’élever le Canada rapidement au niveau des grandes nations, doivent donner pour le moins à réfléchir. Il n’est pas une classe d’hommes aujourd’hui qui, débarrassée des préjugés et des mobiles mesquins d’un faux loyalisme, ne soit prête à lui faire écho.

Parlant du lac Michigan dont le traité de Washington nous ouvre la libre navigation pendant huit années, au bout desquelles nous nous trouverons exactement dans la même position qu’auparavant, l’hon. John Young a émis l’idée que le Canada devrait négocier lui-même les traités où ses intérêts propres sont en jeu. C’est là l’indépendance établie en fait et en droit, si ce n’est de nom. Sans doute, la question se trouverait de la sorte extrêmement simplifiée et ce serait infiniment mieux sous tous les rapports ; mais à ceux que ce mot d’indépendance effraie, nous pouvons répondre que la prérogative exercée par l’Angleterre de conclure avec d’autres nations des traités où le Canada est spécialement en jeu, ne devient dans la plupart des cas qu’une simple formalité. Cette formalité est désagréable, elle entraîne des délais, elle est fastidieuse, elle nous expose à recevoir le contre-coup de toutes les difficultés qui peuvent s’élever entre la métropole et les États-Unis, mais enfin elle n’est pas un empêchement absolu, et quand bien même on donnerait en faveur de l’indépendance les raisons les plus concluantes, ces raisons resteraient toujours sans effet tant que l’esprit du peuple n’y serait pas préparé.

Il faut donc rester dans les limites restreintes, mais précises, de la question commerciale, aller aussi loin que possible dans notre sphère d’action, aussi loin que le permet la dépendance coloniale, dégager la réciprocité de toutes les combinaisons politiques qui n’y ont pas un rapport nécessaire, en démontrer les innombrables avantages, tant pour nous que pour les américains, et se hâter de l’établir en dépit de cette loyauté inintelligente qui examine avant tout les questions au point de vue britannique, plutôt qu’au point de vue du pays même qui doit être notre premier intérêt.



Quand on considère que les États-Unis sont de beaucoup le principal marché du Canada, qu’il y exporte ses produits pour une valeur qui dépasse trente-cinq millions, et qu’il est obligé d’accepter le prix que les américains veulent en donner, on ne tarde pas à apprécier les bienfaits de la réciprocité commerciale. Ce n’est pas sur le consommateur américain que pèse l’impôt douanier, mais bien sur le producteur des colonies qui est obligé de payer cet impôt à même le prix de vente ; voilà la situation exceptionnelle dans laquelle nous sommes. Or, en 1870, le Canada a payé de cette façon aux États-Unis pour près de six millions de droits sur une exportation qui n’atteignait pas tout-à-fait vingt-neuf millions. L’année dernière, le Dominion a exporté pour onze millions de produits agricoles seulement, sur lesquels les États-Unis ont retiré $2,200,000 de droits, tandis que de notre côté, nous ne percevons aucun droit sur les produits agricoles des États-Unis. Le charbon, dont les gîsements couvrent dans l’Amérique anglaise une superficie de 6,000 lieues carrées, 1,500 lieues carrées de plus que dans la Grande-Bretagne même, est aussi frappé de droits exhorbitants à la frontière américaine. Les principaux articles que nous exportons sont l’orge, l’avoine, le seigle et le bois qui, tous, sont frappés d’un droit de vingt pour cent au moins. Il y a d’autres articles, tels que les étoffes et les vêtements confectionnés, sur lesquels existe un droit si élevé qu’il équivaut à la prohibition ; il suffirait cependant à ces articles d’un marché libre pour que leur fabrication prît un rapide développement dans un pays où tout le favorise. Il en est ainsi du commerce de chaussures et des constructions navales, de même que pour le charbon dont il y a d’énormes dépôts dans les provinces maritimes. Toutes ces diverses branches d’industrie ne peuvent prendre l’essor dont elles sont susceptibles sans la réciprocité ; la construction des navires surtout en recevrait une impulsion magnifique, parce que les américains trouvent plus avantageux de se servir de navires construits à l’étranger et inscrits sur leurs régistres maritimes, que de les construire eux-mêmes.


III.


Une raison étrange que donnent, afin de faire contre mauvaise fortune bon cœur, ceux qui affectent de la répugnance à renouveler les relations commerciales avec les États-Unis, c’est que l’abrogation du traité de réciprocité nous a obligés à compter sur nous-mêmes et à ne dépendre que de notre propre industrie. Sans doute il faut bien se consoler avec quelque chose et se faire une raison quand on a perdu sa fortune. Mais la question n’est pas de savoir ce que nous pouvons en étant livrés à nous-mêmes, mais ce que nous ferions avec un marché libre ; et cela une fois établi, l’immense disproportion qui existe entre les deux conditions une fois bien comprise, faire tous ses efforts pour reconquérir le bien perdu et assurer la prospérité future.

Les statistiques du commerce démontrent que depuis l’abrogation de la réciprocité, notre commerce avec les États-Unis a été beaucoup plus considérable que durant l’exercice du traité. Sans doute il nous a bien fallu écouler coûte que coûte nos produits, et, notre commerce général augmentant, l’industrie et la population prenant de l’essor, il en est résulté que nos exportations ont grandi et multiplié avec elles. Du reste, quelles que soient les conditions désavantageuses dans lesquelles se trouve le Canada, son commerce doit toujours augmenter, parce qu’il est un pays jeune qui se développe sans cesse. Mais ce n’est pas sur l’augmentation du commerce telle que l’exposent les statistiques, qu’il faut mesurer la prospérité réelle du pays ; celui qui ferait ce calcul tomberait dans une dangereuse illusion. Si notre commerce a augmenté de trente ou quarante pour cent depuis l’abrogation de la réciprocité, que n’aurait pas été cette augmentation avec la réciprocité ? Voilà le calcul qu’il faut faire et qui expliquera facilement comment tout ce que nous aurions pu accomplir avec le libre-échange, constitue une perte sèche pour la production nationale. Si notre commerce a augmenté de quarante pour cent, et, si dans d’autres conditions, il eût augmenté de quatre-vingt pour cent, c’est quarante pour cent de perdus pour nous, sans compter toutes les portes indirectes qui résultent pour les diverses branches d’industrie de ce que leur production est forcément limitée.

S’il ne s’agissait pas dans cet écrit de la réciprocité commerciale purement et simplement, je pourrais répondre à une objection souvent faite au zollverein ou union douanière, objection fort plausible et qui consiste dans l’énorme disproportion apparente entre la condition financière des États-Unis et celle du Dominion.

Les américains ont une dette de $2,200,000,000 qui, répartie sur une population de 40,000,000 d’âmes, donne $55 par tête, tandis que la dette du Canada n’est que de $150,000,000. Mais le Canada n’a qu’une population de trois millions quatre cent mille âmes, ce qui fait au moins $30 par tête d’habitant. Si nous ajoutons dix-huit millions pour améliorer la navigation de nos canaux comme elle doit l’être, nous nous trouvons à avoir une dette qui représentera $40 par tête : on voit de suite que la disproportion diminue considérablement. En outre, l’immigration qui se fait chez nous est comparativement insignifiante, tandis qu’elle est de plusieurs centaines de mille âmes tous les ans aux États-Unis ; de sorte qu’avant qu’il s’écoule un long temps, les américains se trouveront devoir moins que nous. Ajoutons que les États-Unis diminuent leur dette, tandis que la nôtre ne fait qu’augmenter.

La dette publique américaine ayant baissé de près d’un tiers, la plupart des états du Sud ayant retrouvé leur ancienne prospérité, à ce point que la récolte du coton a été l’année dernière plus forte qu’elle ne le fut jamais, il n’y a plus raison pour les États-Unis de maintenir le système formidable de protection établi pour acquitter les obligations de la guerre civile. Aussi, depuis trois ans, les droits ont-ils diminué de beaucoup sur les matières premières ; chaque armée, de nouveaux articles s’ajoutent à ceux qui sont admis en franchise ou à une forte réduction de droits ; mais on sent bien que c’est là un moyen beaucoup trop long d’arriver à la réciprocité, et qu’on ne peut pas attendre que le libre échange soit établi article par article jusqu’à ce que la liste en soit complétée peut-être dans un quart de siècle. Ce qu’il nous faut, à nous comme aux État-Unis, c’est la réciprocité dans le plus bref délai ; protection contre tous les autres pays, libre-échange avec les américains ; détruire les douanes à l’intérieur, les élever partout sur la frontière maritime. Par ce moyen seul, notre jeune industrie prendra un vaste essor, et les inépuisables produits de nos forêts, des eaux et du sol, auront un libre cours sur un marché qui, avant dix ans, sera le premier marché du monde.



Notre fortune est inséparable de celle des américains ; nous ne pouvons pas, traînés à la remorque de l’Angleterre, nous réjouir ni profiter de leur affaiblissement ou de leurs divisions. Frères jumeaux venus sur le sol d’Amérique, mais séparés en naissant, eux ont grandi dans une atmosphère vigoureuse ; nous, retenus au maillot, bercés dans nos langes avec le refrain des commères et sous le souffle languissant d’un long passé, nous ne faisons que commencer à croître, nous apparaissons au grand jour après deux siècles d’enfance, étonnés que tant de grandeurs entourent un berceau et qu’un avenir aussi illimité que l’espace s’offre à des yeux à peine entr’ouverts. Nous avons vécu toujours, toujours en tutelle, dans la dépendance sous toutes ses formes ; peuple géant de l’avenir, notre berceau a été celui d’un nain subissant pendant deux siècles l’arrêt de son développement ; aux rayons de la clarté scientifique, nous avons été le dernier appelé peut-être des peuples modernes. Où sont nos écoles spéciales pour former des hommes de l’art spéciaux ? Où sont les grandes entreprises publiques pour lesquelles nous n’ayons pas été obligés d’aller quérir à l’étranger des ingénieurs et jusqu’à des hommes de métier ? Nous avons vécu de songes, de refrains vieillis depuis plus d’un demi-siècle : nous nous sommes contemplés dans notre immobilité béate et souriante encore au sein de son isolement ; nous nous sommes laissés faire par la destinée toujours débonnaire aux peuples qui ne cherchent pas à forcer ses secrets, et nous avons tissé en baillant la trame monotone, de notre existence assoupie, pendant que tout autour de nous retentissait le vacarme glorieux du monde en travail.

Mais aujourd’hui la « Claire Fontaine, » « Roulis, roulant, ma boule roulant » et « Vive la Canadienne, » tous ces refrains charmants et aimés, dont la fraîcheur est éternelle et qui dérident la vieillesse, ne suffisent plus, hélas ! Nous entrons dans l’âge de fer, et nous y entrons brusquement, à pieds joints ; nous ne pouvons être exempts de la grande loi du travail, imposée à tous les peuples et surtout aux jeunes ; nous voici devenus hommes, arrivant rapidement à l’heure de la majorité ; il faut en être dignes et par conséquent s’y préparer d’avance. Si jamais le destin nous appelle à former partie d’une grande nation, n’y arrivons pas comme des bambins qui n’ont pas encore appris leurs lettres ; ou, si nous devons vivre de notre vie propre, que cette vie soit mâle et pleine de clartés au lieu d’être noyée d’ombre ; pour être nous-mêmes et rester tels, il faudra que, pour le moins, nous soyons autant que les autres.