Chroniques (Buies)/Tome I/Sur la côte nord

Typographie C Darveau (1p. 56-63).

POUR LE « PAYS »


2 août 1871.


« L’homme est un dieu tombé
Qui se souvient des cieux. »
xxxxLamartine.


Il y a si longtemps de cela que le dieu tombé doit avoir la mémoire longue s’il s’en souvient encore. Plus je vais, plus je m’aperçois qu’il a perdu de son origine. Si l’homme est réellement tombé du ciel, ça doit être d’un ciel pluvieux comme celui qui inonde la terre de boue depuis six semaines : il est tombé avec les petits crapauds ses semblables, et s’il n’est pas resté à quatre pattes, c’est par défaut de conformation. La femme, qui était tombée avec lui, s’est relevée la première et l’a aidé, de sorte que vous voyez ce bipède courant aujourd’hui les mers, les fleuves, les continents, et cherchant à rattraper le ciel qui l’a vomi. C’est un spectacle que ce flot humain courant par toutes les routes, mais c’en est un bien maigre cette année pour les voyageurs qui ont l’habitude de visiter régulièrement nos stations balnéaires.

Les hôteliers ont l’air au désespoir. En effet, à part le grand hôtel de Cacouna, je ne vois pas où les étrangers se dirigent aujourd’hui. Que voulez-vous ? J’étais à Tadoussac avant-hier ; à peine commencé-je à respirer les parfums vigoureux que dégagent les mille montagnes du nord, qu’une averse subite s’abat des nues, une averse de cinq heures ! Hier, je traverse à la Rivière-du-Loup il faisait un ciel radieux, clair et pur comme le fond de mon cœur : j’arrive plein d’allégresse, mais à peine suis-je parvenu au bureau de poste, à deux milles du quai, que des grains de pluie commencent à percer la voûte brillante du firmament ; en un clin-d’œil, les grains de pluie deviennent un déluge et l’orage est tombé toute la nuit. Aujourd’hui je prends le train pour une destination inconnue, (j’aime à m’envelopper de mystère,) eh bien ! je n’avais pas fait six lieues qu’une nouvelle tempête gronde, le ciel se barbouille comme un journal mal imprimé, il tombe des gouttes d’eau grosses comme des œufs, de la grêle… le diable son train, et un froid ! oh ! le croiriez-vous ? le conducteur fut obligé de faire allumer du feu dans les wagons.[1] Du feu le 20 juillet ! Allez donc à la campagne maintenant. Canada, mon pays, mes amours, tu n’es qu’un farceur.

Il y a à peine trente ou quarante pensionnaires dans ces hôtels renommés où, l’année dernière encore, on ne pouvait trouver, à prix d’or, trois chaises pour se coucher dans un passage. Presque toutes les familles canadiennes et anglaises ont leurs maisons privées, et elles s’y rendent. Pour le voyageur de passage, comme il n’aime pas à se faire inonder de pluie et barbouiller de boue, il va ailleurs. Mais les Américains, eux, sont indomptables ; les Américaines, surtout, bravent tous les climats. Quelles femmes ! on parle d’infuser du sang nouveau dans les veines de notre race, prenez de celui-là. Comme je traversais à Tadoussac, l’autre jour, le bateau en était rempli ; la froide bise du nord nous saisit à quelques milles des côtes ; croyez-vous qu’elles se sauvèrent dans le salon ou s’emmitouflèrent de châles ? Non, elles se précipitèrent toutes à l’avant dans leurs robes de mousseline ou de toile, chantant, aspirant avec force l’air presque glacial, et, de leurs yeux pleins d’éclairs, perçant l’horizon sauvage et sombre formé par la chaîne des Laurentides. Quelles bavardes intrépides ! voilà des femmes qui savent rire. Cela nous charme, nous autres canadiens, habitués que nous sommes à des femmes qui ne rient jamais sans en demander la permission à leurs voisins.

C’est un étrange pays que cette côte nord du Saint-Laurent, en bas de Québec. Lorsque vous avez passé les premières campagnes qui sont Beauport, Château-Richer, Sainte-Anne et Saint-Joachim, terminées brusquement par le cap Tourmente, ce cap effrayant qui tombe perpendiculairement dans le fleuve, de deux mille pieds de hauteur, vous ne voyez plus rien qu’une chaîne abrupte, tourmentée, souvent aride, toujours grandiose, de montagnes qui se suivent jusqu’au Labrador en fermant l’accès à toute tentative d’habitation.

Quelques paroisses y viennent couper çà et là la nature surprise dans son orgueilleuse indépendance ; c’est la Baie Saint-Paul d’abord, après un intervalle de dix lieues de solitude farouche, puis les Éboulements, puis Saint-Irénée, puis la Malbaie… puis plus rien que quelques petits postes perdus sur le penchant des montagnes. Les quatre paroisses que je viens de nommer se suivent ; comment font-elles ? je n’en sais rien, c’est par esprit d’imitation. Mais si elles se suivent, c’est en se disloquant. Tudieu ! quelles routes ! de la Baie Saint-Paul à la Malbaie, un espace de neuf lieues, ce sont des côtes continuelles ; l’une de ces côtes a trente arpents de longueur, je veux dire de hauteur. Il faut pour les gravir des chevaux faits exprès, des chevaux qui aient des sabots comme des crampons et des muscles en fil de fer. Les jambes de ces petits chevaux sont comme des rondins crochus ; ils ne montent pas les côtes, ils les saisissent, et quand ils les descendent, c’est comme s’ils les retenaient.

J’ai cru vingt fois que j’allais me casser le cou dans cette fameuse Côte à Corbeaux qui monte du fond de la Baie Saint-Paul jusqu’au haut du plateau qui domine le fleuve, et en face duquel est l’île aux Coudres : eh bien ! j’en suis sorti sain et sauf ; c’est tout à fait absurde. — Cette Île aux Coudres est habitée, croiriez-vous ça ? Ce sont surtout des navigateurs et des pêcheurs, gens qui habitent partout.

Mais je suis injuste ; l’Île aux Coudres est une petite oasis verdoyante, dorée, inondée de rayons, touffue comme un bosquet. Elle contient à peu près mille habitants, primitifs comme aux jours où il n’y avait sur la terre que notre aïeul commun avec sa femme, mère de ces abominables et insupportables générations qui n’en finissent plus ; tant pis pour elles. Ce que c’est que la routine ! On déclame tous les jours contre elle et on la suit aveuglément, passionnément ; moi, célibataire, je m’en lave les mains.

Savez-vous que les habitants commencent à en avoir assez des dons célestes ? Ils demandaient à genoux des pluies, et Dieu leur a envoyé le déluge. La terre est comme un marais, de sorte que les habitants sont épouvantés de leur bonheur, et, comme il n’y a pas de traité de réciprocité avec les États-Unis, ils ne savent ce qu’ils feront de tous leurs trésors cet automne. Ne faisons pas de politique.

Puisque je suis sur la côte nord qui mène droit aux glaces éternelles, il faut que je vous rapporte quelque peu de mes impressions de voyage.

Dans les campagnes primitives du Canada, l’on est friand du merveilleux. La superstition y est aussi florissante qu’il y a cent ans, et qu’elle l’est, encore dans certaines parties des Pyrénées ou de la Basse-Bretagne. Il y a là quantité de goules, de sorciers à l’œil louche, de diables galopant dans les fossés ou entrant dans les maisons sous la forme de chats noirs, de serpents magiques traversant les chemins la nuit, de mèches de crin jetant des sorts et toujours deux individus qui ont vu ces prodiges et qui s’appuient mutuellement dans leur narration.

L’un renchérit sur les frayeurs de l’autre et apporte au récit le poids de ses propres terreurs. Les anciens surtout connaissent des espèces innombrables de lutins ; ils causent avec eux, ils ont vu au moins une fois le diable courir le long des clôtures et s’arrêter devant certaines maisons dans des postures rien moins que… surnaturelles… pour les ensorceler peut-être. « Pourquoi, dis-je à l’un des bons habitants qui me racontaient tous ces prodiges, pourquoi vous laissez-vous aller à toutes ces imaginations ? — Mais je crois que vous êtes un apostat, me répondit-il ; notre curé qui a encore chassé le diable, il y a deux mois, chez la fille à Martin qui se faisait battre par lui tous les soirs à sept heures ! » Je ne trouvai rien à répondre, et j’admirai la douce innocence de ces campagnes que le diable a choisies pour venir prendre de l’exercice. On comprend que la superstition puisse établir son empire au sein de cette nature profonde, mystérieuse, terrifiante, pleine de l’inconnu et de l’infini, qui pèse sur l’imagination et augmente encore la faiblesse humaine.

Les immenses amphithéâtres des Laurentides, qui s’échelonnent à perte de vue dans un lointain insaisissable, ont quelque chose de formidable qui surprend le regard même le plus intrépide. Souvent on ne peut en distinguer les cimes confondues avec les vapeurs de l’air ; elles grandissent sans cesse et semblent sortir les unes des autres jusqu’à ce qu’elles se plongent dans l’immensité. Derrière l’une d’elles, hérissée comme un géant en fureur, entremêlée de pics nus et désolés comme si la foudre y avait promené ses ravages, se trouve un lac que deux hommes seuls ont visité. L’un de ces hommes, vieillard octogénaire, me raconta le voyage qu’il y avait fait il y a trente ans.

« Dans ce temps-là, me dit-il, les townships[2] n’étaient pas encore établis ; il n’y avait que les montagnes, la forêt et la nuit à deux milles des paroisses. Il me prit envie d’aller faire la pêche dans les lacs que je découvrirais à l’intérieur. Arrivé au bas de la montagne dont je vous parle, j’hésitai ; elle me faisait peur. Roide, sillonnée de précipices, chargée lourdement jusqu’à son sommet d’énormes rochers qui se penchaient comme pour m’engloutir, elle me causa un tel saisissement que je restai plusieurs heures à la contempler, oubliant ce que j’étais venu faire, et le temps qui s’écoulait, et les ombres qui commençaient à s’épaissir tout autour de moi.

Enfin je me décidai à la gravir, et, m’attachant aux ronces, aux branchages, aux saillies des rocs, j’avançai haletant, lorsque tout à coup j’aperçus une crevasse large d’environ un pied, perpendiculaire, profonde comme la montagne même : j’en suivis les bords, et à mesure que j’avançais, la crevasse s’élargissait et je voyais plus clairement dans son gouffre. J’arrivai à un point où elle avait six pieds de largeur ; je pus voir jusqu’à une profondeur de quarante pieds environ ; plus bas c’était l’abîme, les ténèbres. Le vertige faisait tourner ma tête et me sollicitait à me jeter dans ce tombeau sans fond ; je me cramponnai à une branche et je détournai les yeux. C’en était assez ; je m’enfuis de ce gouffre plein d’un attrait horrible et je continuai ma route jusqu’à ce que, rendu sur le penchant opposé, je retrouvai la même crevasse, suivant la même ligne, mais se rétrécissant à mesure que j’approchais du pied de la montagne. Je crois que cette crevasse est l’effet d’un tremblement de terre, comme il y en a souvent dans nos montagnes, mais qui ont rarement d’aussi terribles effets. »

Je ne sais si ce vieillard avait raison ; mais l’envie ne me prit nullement de le vérifier ; j’ai une sainte horreur des montagnes qui s’entr’ouvrent. Du reste tout porte à croire qu’il disait vrai. À chaque pas qu’on fait au milieu de cette nature tourmentée, informe, gigantesque, on s’attend à quelque cataclysme soudain. Certes, cette triple chaîne des Laurentides qui part du fleuve et se prolonge sur une longueur de trente lieues, en se grossissant toujours, jusqu’à ce qu’on ne distingue plus à l’horizon si ce sont leurs têtes touffues qui se mêlent, ou d’épais nuages qui se groupent dans l’espace, est un spectacle unique. Mais, en revanche, de longs et fertiles plateaux, où se déversent les eaux des montagnes, s’étendent au loin comme pour attester que la terre est bien l’empire de l’homme, et qu’il n’est sorte de nature sauvage où il ne puisse trouver encore le bien-être ou du moins ce qui lui ressemble.



  1. En Canada on appelle les wagons des chars, du mot anglais cars.
  2. Cantons.