Chroniques (Buies)/Tome I/Les Éboulements
LES ÉBOULEMENTS
Me voici maintenant à six lieues de la Malbaie, aux Éboulements, dans un endroit à moitié sorti du chaos primitif. Rien de pareil au monde ; on dirait un cataclysme arrêté court et qui mugit sourdement dans son immobilité. Il y a comme une menace perpétuelle dans ces énormes montagnes qui se dressent sous le regard, tantôt isolées, tantôt reliées en chaînes compactes, et se poursuivant les unes les autres jusque dans un lointain inaccessible. Une charge de montagnes arrêtées tout à coup dans leur élan, voilà l’image de l’endroit où je suis aujourd’hui.
Il y a de l’épouvante et de la colère tout à la fois dans cette nature formidable, et l’on dirait que la main puissante qui la retient frémit. C’est comme un effort gigantesque de tous les jours pour s’affranchir de l’immuable volonté du Créateur, et dont l’impuissance tourne en convulsions horribles. Lorsqu’on débarque sur le rivage des Éboulements, si tant est qu’il y a un rivage au pied de ces montagnes échevelées, on éprouve une invincible crainte de les voir s’écrouler sur sa tête et l’on a besoin de se confier dans les lois éternelles de la création.
J’ai vu les effets des derniers tremblements de terre dans ce pays. Pas une habitation qui ne soit à moitié reconstruite, qui n’ait eu ses cheminées jetées à terre et quelque pan de mur écroulé ; quelques-unes ont été entièrement démolies. À un endroit, une vaste colline de sable de deux cents pieds de hauteur s’est effondrée ; le sable a été emporté à quatre arpents plus loin, déracinant et entraînant avec lui un verger tout entier dans sa course furibonde. Sur le chemin qu’il a traversé, il y a maintenant une côte, et, plus loin, on voit les troncs d’arbres du verger qui repoussent ça et là, et des tiges, arrachées de toutes parts, qui reprennent racine dans un sol nouveau. On dit que la langue de terre, d’un demi-mille environ, sablonneuse et montueuse, qui s’avance du rivage dans le fleuve, et au bout de laquelle se trouve le quai, a été formée également par un tremblement de terre dont le souvenir épouvante encore les gens des Éboulements, et dont le récit est resté une de leurs traditions. L’Île aux Coudres, qui est en face, est encore l’effet, paraît-il, d’une convulsion semblable. Qui le dirait pourtant ? Cette île, avec son dos arrondi, ses rivages plats, ses champs qu’aucun rocher n’accidente, semblerait plutôt avoir été formée dans un jour de tendresse et de quiétude. Mais les tremblements de terre sont les plus trompeurs des cataclysmes.
Je suis arrivé ici à trois heures du matin, par une nuit noire comme la conscience d’un ministre fédéral. Les grandes ombres des montagnes, mêlées aux ténèbres dans un vague farouche, pendaient sur le fleuve comme des robes de fantômes silencieux ; l’aurore essayait en vain de percer un coin de la voûte épaisse du ciel, et la longue ligne blanche du quai se dessinait péniblement dans les profondeurs de l’obscurité. Rien ne troublait le calme de la nature, et je crus mettre le pied dans l’infini en touchant cette plage déserte.
Le quai a six arpents de longueur, et là où il commence, sur le rivage, se trouve une maison en pierre complètement rebâtie depuis le tremblement de terre d’octobre 1870. Cette maison prend le nom d’hôtel des Éboulements ; elle est seule au bord de l’eau en face de l’immensité. J’arrive, je frappe, je frappe, je frappe encore ; au bout de dix minutes, une fenêtre de la mansarde s’entr’ouvre : « Qui est là ? » demande une voix rauque comme l’imprécation d’un pécheur. « Moi réponds-je, moi seul au monde. — Bien, je descends, » reprend la voix.
Un quart d’heure après, on m’ouvrait une porte qui semblait scellée dans le mur. J’entre ; une atmosphère étouffante ; des doubles-croisées partout ; je veux en ouvrir une et je m’épuise dans des efforts inutiles. « Depuis le tremblement de terre, me dit la voix, on n’ouvre plus les fenêtres. — Est-ce que vous avez peur qu’il entre ? » m’écriai-je en me pendant de nouveau à l’espagnolette de la croisée. — « Non, mais c’est pour mieux tenir le mur. — Au moins, laissez la porte ouverte, car je ne puis pas passer la nuit dans ce brasier. — Ah ! monsieur, » reprit la voix sortant comme d’une caverne profonde, « les loups-garous ! vous ne pensez donc pas aux loups-garous !… »
Entre le tremblement de terre et les loups-garous, pas d’issue possible ; il fallut me résigner à avaler jusqu’au jour des exhalaisons de « bottes indiennes » et de chaussettes de pêcheur. Je voulus alors me rejeter sur le thé et j’en demandai une tasse. On fit un peu de feu, on infusa l’énervant produit de la Chine et on me le servit brûlant. Une seule chandelle, ruisselante, fichée dans un chandelier plein de vert-de-gris, m’éclairait dans un sombre appartement nu et désolé. Un homme moins héroïque aurait éprouvé ces premiers tressaillements de la peur qui font tremblotter le gras des jambes ; j’eus quelques instants l’envie d’avoir peur, mais je me rassurai bientôt à l’apparition d’une jeune fille, tendre marguerite perdue dans les broussailles.
C’est elle qui m’apporta mon thé, escorté d’une vaste terrine de lait. Ce préambule ranima la confiance et l’espoir dans mon sein ; on a bien dit que la femme est l’ange consolateur de la vie. Mais il faut avec le lait quelque peu de sucre dans le thé pour rétablir les forces du pauvre voyageur. Je me hasardai à demander ce produit des Antilles. — « Du sucre, du sucre, » me dit avec une voix douce comme un bâton de tire la tendre marguerite. « il n’y a pas de sucre, monsieur. » Soubresaut subit, mais aussitôt réprimé de toute ma personne. — « Ah ! il n’y a pas de sucre ! Comment voulez-vous que je boive mon thé sans sucre ? Je ne suis pas un anachorète, un de ces martyrs aussi volontaires que sublimes de la Thébaïde, un de ces pèlerins du temps des croisades qui ont fait vœu de s’abstenir de tous les ingrédients propres à édulcorer le breuvage ; je suis simplement un chroniqueur, le premier des chroniqueurs canadiens, un des plus grands pécheurs de mon pays, un homme pour qui le sucre est un noble objet de consommation, une des bouches les plus délicates, un des estomacs les plus difficiles de la Province… Donc, jeune fille des champs, donnez-moi du sucre, ce sucre fût-il de la mélasse. — Ah ! pour d’la m’nasse, y en a grossement, » reprit la douce pâquerette, et elle alla me chercher une espèce de cruche d’encre, d’où je fis couler le hideux liquide qui devait remplacer la sève de l’arbre national.
Dix minutes après, j’avais des crampes dans l’estomac et je demandais désespérément un lit. Je dois le dire ; à ma grande surprise, on me donna un lit avec les accessoires indispensables, entr’autres un pot d’eau grand comme le creux de la main, que je dus faire remplir huit fois le lendemain matin ; les autres articles analogues étaient éclatants d’absence et il y avait une double croisée ! !… inouvrable. Une autre particularité de ce refuge des voyageurs, c’est qu’aucune allumette ne voulait prendre feu ; je fus réduit à me coucher au hasard, après avoir disputé pendant une heure le droit de me faire une place à une légion de ces petites bêtes vulgaires, plates, piquantes et nauséabondes, qu’on appelle communément des punaises.
Le lendemain matin, après six heures d’un sommeil agité, mes poumons avaient perdu beaucoup de leur capacité respiratoire et je voulus fuir dans un endroit moins meurtrier, au village qui est à quatre milles de là, sur des hauteurs qui semblent être le refuge des aigles et le séjour du tonnerre. Pas une voiture ; je voulus manger, pas un morceau de lard, pas une bouchée de viande, pas un œuf, pas un poisson, et cela à deux pas du fleuve ; je fus contraint de prendre la route du village à pied, laissant derrière moi mes malles, et de monter à jeun trois milles de côtes.
Voilà ce qu’on appelle l’hôtel des Éboulements.
Mais il ne faut pas juger de tout l’endroit par ce tableau de la seule habitation qui se trouve près du quai. Rien de plus pittoresque, de plus original, de plus accidenté que cette montée de la rive au village. C’est sauvage et dur, mais c’est charmant.
Les gens de ce pays sont comme la nature qui les entoure ou plutôt qui les domine. L’homme, c’est là une vérité vulgaire, subit toujours l’influence du milieu où il vit ; l’habitant de la Baie Saint-Paul, de l’Île aux Coudres ou des Éboulements, comme les sauvages d’autrefois, est hospitalier, serviable, poli, mais c’est une bête féroce dans la colère. Alors il devient horrible, ne recule devant rien et se plonge dans le carnage. On n’oubliera de longtemps, dans le comté de Charlevoix, les scènes sanglantes qui ont marqué presque toutes les élections depuis un grand nombre d’années. On y vit, il y a quinze ans, un millier d’hommes qui se battirent pendant toute une après-midi ; ce fut une tuerie formidable. Plusieurs perdirent la vie ; grand nombre furent grièvement blessés et plusieurs de ceux qui cherchèrent un refuge, en se sauvant à la nage, furent assommés dans l’eau. Les pierres, les morceaux de fer et les rondins pleuvaient sur leurs têtes pendant qu’ils se précipitaient dans le bac qui traversait alors la rivière de la Baie Saint-Paul. Aux élections suivantes, ce fut la même chose, quoiqu’avec moins de résultats désastreux, et pour demain, jour de l’appel nominal, on redoute une mêlée terrible. Mais les plus anciens et les plus au fait disent que ce sera impossible, à cause de l’immense majorité de M. Tremblay.
Je ne puis vous en écrire plus long aujourd’hui. Un des avantages des Éboulements, c’est que la malle y ferme huit heures avant le départ du bateau ; du reste, en voilà assez.
Je continue d’habiter un pays inhabitable. Ce n’est que trois jours après la votation que j’ai pu apprendre la victoire de MM. Pelletier, Fournier et Taschereau, et, cependant, le premier triomphait à Kamouraska, justement en face d’ici, à dix lieues de distance, et les deux autres à vingt-cinq lieues à peine. Vous, habitants de Montréal, vous l’avez su deux jours avant moi : ce qui prouve que tout, dans ce monde, n’est qu’une immense plaisanterie, la distance qu’un vain mot, et la proximité qu’un mirage trompeur. Nous avons bien ici la malle quatre fois par semaine, mais je ne sais pourquoi les grands événements s’arrangent toujours de façon à arriver après son départ de la ville. En outre, le bateau à vapeur qui doit venir ici les mercredis et samedis, a toujours quelque prétexte nouveau pour arriver le plus tard possible ; tantôt, c’est le brouillard, tantôt la marée, tantôt l’humeur de son capitaine ; quand il n’y a pas de raisons du tout, cette absence même de raisons lui en fournit une ; le désagrément de ne pouvoir être en retard a indisposé la machine, et l’équipage, furieux de cette obligation inattendue d’être exact, s’en venge en faisant tourner le bateau deux heures autour du quai avant d’accoster.
Ou bien, le bateau, venu quatre heures après le temps, se trouve tout à coup pressé au point de ne pouvoir rester en place ; alors, on débarque la moitié des effets et l’on crie à leurs destinataires qu’ils auront le reste au retour.
Les citoyens des Éboulements gémissent et se lamentent, mais comment voulez-vous faire entendre une plainte au reste du monde, lorsqu’on n’a la malle que trois fois par semaine ?
Dire que je suis venu échouer sur ce morceau de terre et que j’ai à peine l’espérance d’en pouvoir sortir, avant d’avoir pris l’habitude des ascensions périlleuses ou des descentes précipitées dans les abîmes ! En effet, d’ici à Québec, ce ne sont que des côtes qui donnent le vertige ; on dirait que cette région a regimbé sous la main du Créateur. Pour prendre le bateau, il faut un héroïsme surhumain et se résigner parfois à attendre une journée entière sur le quai désert. Si la patience est la vertu des nations, elle éreinte les individus : à force d’en avoir, on finit par être enragé. J’ai vu ici une jeune femme dangereusement malade, obligée d’attendre le médecin dix-huit heures avant de pouvoir se faire soigner ; il était allé simplement à deux lieues d’ici, à l’Île aux Coudres.
À l’heure où j’écris ces quelques lignes, au moment même de commencer cet alinéa, les nouvelles électorales, déjà vieilles partout, m’arrivent en masse. C’est un flot d’incertitudes et d’invraisemblances grossi par l’imagination de chacun. Mais on écoute le tout avec avidité. Les blagues les plus colossales des journaux sont encore une pâture délicieuse pour nous, malheureux enchaînés au sommet de la terre ; et, de quelque côté qu’arrive une rumeur, elle est reçue comme une compatissante amie.
Quel pays curieux ! Les hommes y restent primitifs, malgré toutes les trouées qu’y a faites la civilisation ; mais si vous voulez entendre de vraies saillies sans prétention, de ces mots gaulois comme nos pères en étaient si prodigues, venez ici. À part cela, rien n’est plus étranger au moindre vernis social que l’habitant des Laurentides.
Jusqu’aux chiens qui veulent être barbares. Hier, j’ai voulu faire une marche à deux milles de ma demeure ; je passais paisiblement comme tout homme qui a la conscience de sa force ; eh bien ! malgré cet extérieur peu électoral, j’ai failli me faire dévorer par ces généreux quadrupèdes, amis de l’homme. C’est probablement mon faux-col et ma chemise de toile qui les agaçaient, ces objets inconnus leur étant suspects ; je fus sauvé par la maigreur déplorable qui est comme l’enseigne de mon tempérament ; ne pouvant pas trouver mes mollets, les caniches des Éboulements se contentèrent de faire en mon honneur un concert d’aboiements qui dura deux heures. Voilà le seul divertissement que j’aie eu encore depuis huit jours !
J’écoute les histoires des chasseurs ; il y en a de très curieuses : « Par une belle journée de septembre, » me dit le père Dufour, (un vieillard qui, depuis l’âge de douze ans, connaît toutes les forêts à dix lieues en arrière des montagnes.) « j’étais allé dans les concessions que vous voyez d’ici et qui, il y a vingt ans, ne comptaient pas une seule habitation. Dans ce temps-là, nous chassions le canard partout à trois milles en arrière du village ; les tourtes étaient si nombreuses qu’on les tuait à coups de bâton, il fallait presque s’en défendre dans l’air comme des maringouins. Sur le marché de Québec, j’ai vu ce gibier se vendre souvent au prix de quinze sous la douzaine ; aujourd’hui, vous ne trouvez plus ni gibiers ni forêts, mais des concessions et des villages qui comptent jusqu’à deux cents électeurs, pendus comme des nids aux flancs des montagnes ou juchés sur des plateaux qui semblent inaccessibles.
« Or, un jour, en m’aventurant à quelques milles au milieu des vallées et serpentant avec les détours des bois, je parvins à un petit plateau grand de quelques centaines de pieds, complètement libre d’arbres, et sur lequel s’élevait un seul tronc dénudé d’environ trente pieds de hauteur. La fantaisie me prit de grimper dessus ; laissant donc mon fusil à terre, je montai et j’arrivai au sommet du tronc. Là je vis qu’il était creux et d’un diamètre de deux pieds à peu près ; voulant l’examiner attentivement, je me penchai, mais dans le mouvement que je fis, une moitié du corps emporta l’autre et je dégringolai dans l’arbre béant. Vous pensez bien qu’arrivé au bas je n’étais pas fier. Comment sortir de là ? Me fallait-il donc sans secours y mourir de faim ou de désespoir ? Je me tournai et me retournai en tous sens, j’essayai toutes les façons de grimper, j’enfonçai mes doigts avec rage dans le bois que je croyais à moitié pourri, j’y fis des entailles furieuses avec mon couteau, mais tout cela en vain. Il faut avoir été dans un arbre creux pour savoir ce que c’est !…
« Enfin, après des efforts surhumains, comme je me retournais haletant, couvert de sueurs, résigné à la mort, je jetai un dernier regard vers le haut de l’arbre ; … j’y vis deux yeux flamboyants et une tête d’ours penchée qui semblait interroger la profondeur ; puis, en une minute, la tête se changea en derrière et l’animal commença à descendre lentement dans cette position. « Sauvé ! je suis sauvé ! » m’écriai-je, et j’attendis avec lenteur, jusqu’à ce que le derrière de l’ours étant arrivé à la portée de mon bras, je m’élançai dans un effort suprême, le saisis vigoureusement par le poil avec mes deux mains, et l’animal effrayé, furibond, mugissant, se remit à monter dans le creux de l’arbre. Arrivé au sommet, je me jetai au dehors et tombai près de mon fusil. L’ours resta à me regarder quelques minutes comme se donnant à tous les diables pour savoir ce que cela voulait dire ; puis il descendit gravement, silencieusement, dans son trou. Pour moi, je partis à grands traits, impatient de brûler un cierge en l’honneur de saint Hubert.»
— « Voilà, père, une histoire que je raconterai aux gens de Montréal, lui dis-je. Ils aiment l’invraisemblable et sont un peu blasés sur les prodiges. Pourtant il leur reste encore assez de naïveté pour se confier en tout à l’auteur des chroniques du National. Après celle-ei, je tirerai l’échelle. »