Chroniques (Buies)/Tome I/De Dalhousie à Bathurst

Typographie C Darveau (1p. 276-278).

De Dalhousie à Bathurst, ce n’est ni très gai ni très beau. Il y a là dix-huit lieues monotones, coupées de nombreuses savanes et de cours d’eau plus nombreux encore ; pas de villages, mais une suite de maisons plus ou moins espacées ; quatre à cinq chapelles protestantes et deux ou trois églises catholiques, dont la plus grande est celle de Madisco, l’endroit le plus peuplé, le plus riche de tout le littoral. Ces églises sont toutes sur le même modèle et les maisons d’école, qui sont bâties de distance en distance, leur ressemblent à s’y tromper.

On dirait que tout a été calculé d’avance dans ce pays pour reproduire de toutes choses une même image. C’est une stéréotypie énervante ; pas de paysage, pas d’accidents de terrain, pas de variété, si ce n’est que la Baie a parfois quinze milles, d’autres fois vingt milles, d’autres fois trente milles de largeur. À l’un des endroits où elle a vingt milles, j’ai appris qu’un pont de glace s’était formé, il y a quelques années, et que tous les maquignons du lieu avaient concouru pour le prix donné à celui qui traverserait le pont dans le moins de temps. C’était un fait merveilleux que ce pont de glace sur une largeur de vingt milles, et les vieux habitants en parlent encore avec un attendrissement qui vous gagne.

Ces vieux habitants sont en général des Écossais et des Acadiens, pour la plupart cultivateurs et vivant assez à l’aise sur des terres ayant toutes la même fertilité. Ce qui frappe le plus le voyageur qui fait le parcours entre Dalhousie et Bathurst, c’est la beauté des chemins ; le sol est partout sablonneux, et les pluies torrentielles qui, depuis trois mois, n’ont cessé de tomber sur lui presque tous les jours, l’ont à peine détrempé ; il n’y a que les chemins à travers les savanes qui soient difficiles, et encore a-t-il fallu, pour les rendre tels, le lourd charroyage de la pierre pour la maçonnerie de l’Intercolonial.

Mais si les chemins sont beaux, il n’en est pas ainsi des femmes. Tudieu ! quelles girafes ! Comment se fait-il que le Nouveau-Brunswick ne soit pas un désert quand il s’y trouve des créatures pareilles ? Ce ne sont pas des monstres, mais ce ne sont pas des femmes ; de grands homards sur des pattes de cinq pieds de long. On conçoit le laid, puisqu’on a l’idée du beau ; mais on ne le conçoit que comme une exception, une négligence coupable ou un mauvais vouloir de la nature ; personne ne s’imaginerait que les femmes de tout un pays s’entendent pour en faire la règle, et qu’elles aient, pour horripiler le voyageur, cette unanimité opiniâtre qui jamais les distingue dans le reste de leurs actes.

Ô Brunswickoises ! vous m’avez fait bien du mal… Je vous aimais pourtant d’avance et je vous confondais, dans mon ardente imagination, avec les truites et les morues fraîches qui courent dans vos eaux ; j’étais arrivé sur les rivages de la Baie des Chaleurs, séduit par ce nom historique et vénérable, comme le cerf altéré s’élance lorsqu’il entend au loin la source jaillissante ; je vous aurais trouvé belles, quoique médiocres, car le voyageur emporté par l’appétit ne s’arrête guère aux nuances ; il mange aveuglément de tous les plats et se contente de tous les lits ; vous m’auriez consolé des huîtres qui me fuyaient, ah !… et vous m’avez fait fuir comme elles !…

Parcourir trente lieues de littoral sous les bouffées tonifiantes de l’air salin ; jouir, pour tous ses mouvements et pour tous ses actes, d’une liberté grande comme la mer ; contempler à chaque instant des vaches laitières superbes qui donnent envie d’être veau ; avoir sous les yeux, dans un heureux accord, les trois races les plus fécondes et les plus vigoureuses, les races irlandaise, canadienne, écossaise, et ne pouvoir trouver une seule femme qui vous révèle le secret de cette harmonie partout ailleurs ignorée, c’est à en devenir exaspéré, et l’on se sent des tisons courir dans la racine des cheveux.

Pourtant, un jour, au milieu même de cette laideur endémique, dans cette poignante uniformité de binettes retorses, j’ai failli faire un rêve, j’ai failli trouver une vraie fille de cette Ève adorée, quoique pécheresse, qui a laissé à toutes ses descendantes un morceau de la pomme fatale.

C’était par une nuit terne et crue ; l’atmosphère était pleine de gelées indécises ; on se demandait s’il allait neiger ou pleuvoir ; toutes les étoiles avaient un feutre, et des brouillards gris couraient dans le ciel qui semblait peuplé de saules pleureurs. La Baie était nue et les rivages, recevant les gémissements de ses flots, semblaient se plaindre avec elle ; de temps à autre, la