Chroniques (Buies)/Tome I/Chronique d’Outre-tombe

Typographie C Darveau (1p. 341-349).

CHRONIQUE D’OUTRE-TOMBE



16 Janvier.


Être seul près d’un feu qui rayonne et pâlit tour à tour, par une de ces nuits d’hiver où les rafales du vent font crier les toits et gonflent les cheminées de bruits qui courent dans tous les sens ; quand l’ombre des arbres, luttant avec le froid et monotone éclat de la lune, s’étend sur la neige comme un crêpe sur un front de vierge, est-il rien dans la vie qui approche de cette jouissance que l’on concentre et que l’on réchauffe pour ainsi dire autour de soi ? Est-il une heure plus propre à la rêverie, aux tranquilles retours vers les tourmentes du passé, à la douce fréquentation de tant de fantômes chéris qui reprennent un instant leur forme réelle pour inonder l’âme avide de se retrouver et de se rajeunir par l’illusion ?

Veiller aussi tard qu’on le peut, étendre les longues soirées d’hiver jusque bien avant dans la nuit et se lever ensuite avec le jour, c’est un moyen de prolonger la vie, de fixer quelques minutes son éclair rapide. D’autres diront que c’est le plus sûr moyen de l’abréger : ils se trompent. On vit double, on vit triple durant ces longues et cependant fugitives heures que l’on donne à la méditation, à la revue silencieuse des années envolées, au bienfaisant espoir de revivre plus tard dans un monde sans regrets et sans alarmes.

Pour échapper aux misères qui nous entourent, à la certitude désolante que tout est faux, périssable, qu’il n’est rien, rien sur lequel on puisse fonder une assurance absolue, sans faire une large part aux défaillances humaines et à l’égoïsme d’autrui qui est l’écueil de toute confiance, il n’y a qu’un remède, se plonger dans l’idéal et créer par la pensée une existence en dehors de toutes les atteintes.

Lorsque je m’abandonne ainsi à cette divinité familière qu’on appelle la réflexion et qui m’attend toujours, patiente comme une veilleuse, dans quelque coin de ma chambre solitaire, il est une chose qui me frappe souvent, c’est l’impossibilité de la mort. Pourquoi la même pensée revient-elle toujours, sous une forme presque réelle, comme un ami qui me parle pour me rassurer ? Je ne l’explique pas, si ce n’est que rien ne peut me contenter de ce que je vois, de ce que j’ai et de ce qui me charme un jour pour me laisser le lendemain le dégoût ou le regret.

La mort, comme toutes les choses de ce monde, est relative. On est dissous, on est disséminé, pulvérisé, mais on reste quelque chose. Il n’y a pas une petite parcelle de cadavre qui ne se trouve un jour, sous une forme ou sous une autre, mêlée à d’autres objets. Être quelque chose indéfiniment, toujours, faire partie d’une multitude d’existences futures qui, à leur tour, se transformeront, se mêleront, voilà pour le corps. Quant à l’âme, qui est entièrement séparée de son enveloppe, quoiqu’on en dise, elle reste immortelle, invariable dans son essence. Elle embellit, se spiritualise, se purifie de plus en plus, mais ne change pas.

L’autre soir, comme je songeais, fatigué des mille agitations du jour, et cherchant en vain à fixer ma pensée sur quelque chose de saisissable, moitié assoupi moitié rêveur, je me sentis comme emporté dans une atmosphère inconnue, et une voix d’outre-tombe, une voix de trépassé, que je reconnus pour l’avoir entendue souvent, vint frapper mon oreille :

« Tu ne mourras point, tu ne mourras jamais. Ton âme, étincelle divine, purifiée, flottera libre dans les cieux que tu ne fais qu’entrevoir. Ce qui pense ne peut être enfoui dans un tombeau. Tu seras toujours, parce que rien ne peut détruire ce qui est insaisissable, ce qui est à l’épreuve du temps. La poussière de ton corps seule ira se perdre dans la source sans fond, dans le creuset de la nature où tout se transforme, où la vie se renouvelle sans cesse en changeant d’aspect et de nom. Qu’étais-tu avant d’être un homme ? Quelque chose que tu ne connais pas, mais qui a existé et qui s’est brisé, détruit, pour te donner à ton tour l’existence. Tu es né dans le mystère : mais ce mystère, devras-tu toujours l’ignorer ? Non ; en quittant ta forme présente, tu deviens un esprit qui s’agrandit s’élève, passe par tous les degrés de la perfectibilité et arrive ainsi à la connaissance de toutes choses.

« Si cela n’était point, autant vaudrait dire qu’en devenant un homme, tu n’étais pas plus que l’objet inconnu, le germe mystérieux où tu as pris le jour, et que ta pensée est restée aussi faible qu’elle l’était à ton berceau. La nature entière marche au progrès ; chaque être est dans un état continuel de perfectionnement. Cet état durera-t-il toujours ? Oui, puisque le temps n’a pas de fin. Éternité veut dire perfection.

« J’ai habité comme toi la terre et je l’ai arrosée de larmes. Aujourd’hui l’espérance me porte sur ses ailes dans l’infini des cieux. Mon âme embrasse des mondes inconnus de toi ; je vois comme un jour éclatant ce que les hommes appellent des mystères, parce qu’il n’y a de mystères que pour l’ignorance. Je contemple face à face la vérité que les hommes appellent souvent l’erreur, parce que leurs passions perverses leur cachent la lumière…

Mourir ! c’est une chose que je ne comprends pas. Il faudrait pour mourir, ce qui serait vraiment la mort, c’est-à-dire l’extinction complète de la vie et de la pensée, une philosophie au-dessus des forces humaines. Non, je ne me sens pas capable de tomber dans le néant ; non, je n’ai pas le courage de n’être un jour qu’un cadavre hideux, masse infecte rongée par les vers.

Cette seule pensée me fait plus d’horreur que si je voyais la terre éclater, jetée à tous les vents de l’espace, et moi-même précipité de mondes en mondes dans l’infini.

Je dis qu’il est absurde, illogique, impossible de naître pour mourir. Je dis que si l’homme devait mourir, il n’aurait pas eu la pensée en partage, car la pensée et le néant se repoussent.

Peu importe d’où vient la pensée, qu’elle soit une sécrétion, qu’elle ait son siège invisible, mais certain, dans un lobe du cerveau, qu’elle soit un fluide électrique, qu’elle soit l’essence de la vie, la résultante de l’organisme, je dis qu’elle ne peut s’éteindre.

Cela ne se démontre pas, cela se conçoit, et cette conception est dans mon esprit si forte, si irrésistible, que j’ai beau me raisonner moi-même, invoquer les démonstrations les plus irréfutables du matérialisme, j’en viens toujours à me heurter à l’absurde.

Il faut que toute créature ait une raison d’être et un objet, et quand cette créature est intelligente, il faut qu’elle ait un but. Or, si l’âme n’est pas immortelle, nous n’avons plus ni raison d’être, ni but à atteindre.

Dites-moi, que servirait de venir au monde, jouer un jour la ridicule comédie de la vie et puis disparaître ? C’est à cela que se bornerait notre fonction, à nous qui mesurons le cours des astres et qui cherchons le secret de tous les mondes, non contents d’approfondir celui où nous sommes ? Qui ne voit que si ces mondes ne devaient pas être un jour habités par l’homme, il n’y penserait même point ? Qui ne comprend que si sa vie devait cesser avec sa disparition de cette terre, il se bornerait uniquement à la poursuite des choses dont il a immédiatement besoin, à la satisfaction de ses goûts et de ses penchants, à mesure qu’ils naissent ? Il n’aurait aucune aspiration, aucun désir de se perfectionner, de se perpétuer par des œuvres qui lui survivront, et il se bornerait à l’horizon étroit qui entoure la petite scène où il s’agite.

Qu’est-ce qui me pousse à écrire ces lignes pour d’autres, au lieu de les penser tout simplement ? C’est que j’ai une vie en dehors de ma vie propre, et par conséquent toute mon existence ne se borne pas à l’enveloppe qui entoure mon corps.

Je dis que si l’âme n’était pas immortelle, l’idée n’en pourrait même pas venir à l’homme. Comment lui viendrait-elle ? qu’est-ce qui pourrait la faire naître ? Mais cette idée tombe sous les sens…

Quelques-uns diront qu’elle n’est qu’une aspiration. Soit. Mais cette aspiration, quelle serait sa raison d’être si elle n’était pas justifiée ? Encore une fois, comment existerait-elle, comment surtout viendrait-elle au cœur de chaque homme, la même, oui toujours la même, partout, et dans tous les temps, si elle n’était pas comme une nécessité de son existence ?

Je sens que cette aspiration est invincible, qu’elle résiste à tous les chocs, à toutes les réfutations scientifiques, et c’est pour cela que je réponds sans hésiter à ceux qui demandent des preuves, que « l’immortalité de l’âme étant au-dessus de la science, ce n’est pas la science qui puisse la démontrer, ce n’est pas elle non plus qui puisse la détruire. »

Si l’âme n’était pas immortelle, l’homme ne pourrait pas vivre ; car le désespoir le prendrait à ses premiers pas dans le monde. Comment en effet résister aux déceptions, aux injustices, aux persécutions, à la méchanceté, aux illusions perdues, à ces peines profondes du cœur, plus cuisantes que toutes les blessures, si la certitude d’une vie plus heureuse ne soutenait pas la défaillance humaine ?

Et cette certitude l’accompagne dans toutes ses espérances, le suit jusqu’au dernier jour, jusqu’au dernier soupir. L’homme, en mourant, espère encore. Pourquoi cela, si tout est fini ? Pourquoi souffrir pour le bien, pourquoi se dévouer, pourquoi se rendre inutilement malheureux ? Le voyez-vous ? Le voyez-vous ? Si l’âme n’est pas immortelle, il n’y a plus de vertus possibles, les hommes ne sont tous que d’horribles égoïstes et chacun d’eux est l’ennemi naturel de l’autre.

Qu’est-ce qui peut soutenir contre la méchanceté envieuse, contre le préjugé cruel, contre la calomnie envenimée ? Est-ce la volupté d’accomplir le bien ? Cela ne peut suffire longtemps. Est-ce le sentiment de sa supériorité ? Il n’y a certes là rien de bien consolant, et toutes les fois qu’on veut se renfermer dans son orgueil, on fait au dedans de soi un vide plus affreux que tout le mal qu’on peut recevoir du dehors. Ce qui soutient, ce qui uniquement soutient l’homme, c’est le sentiment de son immortalité, c’est la certitude qu’il n’est pas né seulement pour souffrir, et que, s’il souffre, cela doit être en vue d’une récompense.

Hélas ! j’ai longtemps nié moi-même l’immortalité de l’âme, sans réfléchir. Aujourd’hui je ne la trouve même pas niable ; et, à mesure que j’avance dans la vie, que j’approche du tombeau, l’espérance grandit et me soulève, et j’entends de plus en plus distinctement les voix de l’infini qui m’appellent. Peu disposé à croire en général, n’admettant que ce qui est irréfutable, dans l’ordre des démonstrations scientifiques, c’est-à-dire très peu de chose, je ne demande cependant pas de preuves de mon immortalité, parce que je la sens, je la sens, elle me frappe comme l’évidence et résulte à mes yeux de mon existence même.

Qui ne voit que la vie humaine, même la plus longue, n’est dans aucun rapport avec l’infini des désirs ? qu’on ne saurait avoir des aspirations qui n’ont pas de limites et ne vivre que soixante à quatre-vingts ans ? Cela est naturellement, physiquement impossible.

Voici encore une preuve que l’âme est non seulement immortelle, mais encore indéfiniment perfectible, car c’est là la condition de son immortalité. La vie se passe à enfanter des désirs qui, aussitôt satisfaits, se changent en dégoûts. Mais remarquez la progression ascendante, de ces désirs. Ils passent toujours d’un ordre de choses inférieur à un autre ordre plus élevé ; ce qu’hier on convoitait ardemment, aujourd’hui semble indigne de soi ; et, ainsi de désir en désir, d’aspiration en aspiration, on arrive à ne plus pouvoir se contenter de ce qu’offre la terre, et l’on se porte vers les mondes inconnus où désormais tendent tous les vœux. Ces vœux doivent être satisfaits, car ils sont légitimes ; ils naissent d’eux-mêmes, inévitablement, comme une conséquence propre de notre nature, et, ce qui prouve que la vie future sera meilleure que celle-ci, c’est qu’on y aspire.

Souvent je suis allé contempler sur le bord de la mer le firmament profond d’une nuit étoilée. Oh ! l’océan ! l’océan ! c’est l’infini réalisé, c’est l’insondable aperçu, devenu tangible, c’est l’immense inconnu qui se fait larme, murmure, harmonie, caresse ; c’est l’éternité qui se circonscrit et se rassemble pour que l’homme puisse l’embrasser au moins du regard.

Je restais là des heures, des heures que j’ignore, car, alors, je n’appartenais plus à la terre. Parfois j’ai cru avoir des ailes et j’étais soulevé ; tous les mondes lumineux m’attiraient et j’étais prêt à prendre mon vol. Oh ! combien je sentais alors que je ne suis ici-bas qu’en fugitif, que j’y traverse une phase de mon existence, et que je ne peux pas plus avoir de terme que l’espace lui-même que je gravite par la pensée, jusqu’au dernier astre qu’atteint mon regard !

Malheur, malheur, à celui qui ne s’est jamais arrêté une heure pour contempler une nuit semée d’étoiles ! Il a peut-être raison de se croire mortel, puisque sa pensée ne dépasse pas sa sphère ni son horizon.

J’ai lu peu de choses sur l’immortalité de l’âme, à peine même l’entretien de Socrate avec ses amis la veille de sa mort. Je n’en ai pas besoin, parce que je ne tire pas mes arguments de la philosophie, mais de la nature des choses. Je n’ai qu’à me demander pourquoi je vis, je n’ai qu’à regarder un homme, chercher son regard presque toujours porté vers le ciel, contempler son front que les mondes ne peuvent remplir, pour savoir que ce qui, de cet être-là deviendra l’aliment des vers, n’est que son enveloppe de nerfs et de muscles, semblable à celle qui retient le papillon jusqu’au moment où il s’envole dans les airs.