Chroniques (Buies)/Tome I/Causeries pour le National

Typographie C Darveau (1p. 153-175).

CAUSERIES
DU MARDI

( Pour le National )

PREMIÈRE CAUSERIE


La causerie est le genre le plus difficile et le plus rare en Canada ; on n’y a pas d’aptitude. Il faut être un oisif, un propre-à-rien, un déclassé, pour y donner ses loisirs. Je suis tout cela. Mes loisirs à moi consistent à chercher tous les moyens d’ennuyer mes semblables, pour leur rendre ce qu’ils me font sans aucun effort. Si je réussis, j’aurai fait en quelques heures ce que Sir George-Étienne Cartier fait depuis vingt-cinq ans sans le vouloir, et surtout sans le croire. Ce grand homme d’État a encore des illusions ; moi je n’en ai plus. Cela nous distingue l’un de l’autre. Quant au reste, nous sommes parfaitement d’accord, excepté sur le chemin de fer du Pacifique, sur l’annexion de la Colombie Anglaise, sur le traité de Washington, sur le double mandat, sur l’indépendance du parlement, sur le salaire du gouverneur-général, sur la perpétuité de la dépendance coloniale, sur la juridiction électorale, sur l’emploi des deniers publics, &e. &e. &e., mais ce sont là des bagatelles qui n’empêchent pas une union parfaite de sentiments menant dans des directions diamétralement opposées.

Quant à l’honorable Hector Langevin, compagnon du Bain et des mineurs de Cariboo, il est un point essentiel sur lequel nous différons tous deux. Je ne crois pas, comme lui, que le principal avantage de l’annexion de la Colombie soit de permettre à ses habitants l’usage des cartes-lettres, et de correspondre par tout le Dominion au moyen d’un centin. Ce sont là les petits côtés de la politique. La grande chose pour la Colombie, c’est d’envoyer à notre parlement quatre députés et deux sénateurs qui ont leurs frais de voyage payés, ce qui représente plusieurs milliers de dollars pour chacun d’eux. En outre, les Canadiens se mettent en relation directe avec les Caribooiens et les Chrioucks, et comme les petits présents entretiennent l’amitié, nous allons payer pour cela cent millions de dollars.

Est-il nécessaire que ma causerie soit régulière et s’enchaîne méthodiquement ? Dans ce cas, coupez-moi les ailes, étouffez les cris de mon âme. Pour être intéressant, il faut être décousu, excentrique, presque vertigineux ; c’est la condition de la littérature moderne dont tous les excès se sont fait sentir chez nous avant même que nous eussions une littérature.

Ce courant vous plaît-il ? Là n’est pas la question. La nécessité, c’est d’y voguer.

Avant tout, ne parlons pas de choses sérieuses, ou, du moins, n’en parlons pas sérieusement. Il est permis d’aborder tous les sujets dans une chronique, pourvu que ce soit avec des sourires ; les plus grandes choses de ce monde n’en méritent pas davantage.

Si l’on savait bien d’où viennent la plupart des idées, des convictions, des espérances, ce qui inspire même les plus graves calculs, sur quelles illusions on appuie souvent tout un édifice social, on ne pourrait plus ressentir qu’une pitié railleuse. Les illusions, en particulier, semblent être le patrimoine héréditaire des Bourbons ; le fait est qu’il ne leur reste guère plus que cela. Voyez le Comte de Chambord. Il croit pouvoir séduire le peuple de ses aïeux par des manifestes et s’obstine à se tenir loin de la France pour lui prouver son amour, en proclamant qu’il ne peut y entrer qu’en roi, comme si la royauté, au XIXe siècle, était un fruit qui mûrit sans culture.

Ces illusions bourbonniennes qui résistent au temps, à l’expérience, aux déceptions, et qui conservent quelque chose de noble en elles, comme toute crédulité poëtique, me rappellent une anecdote assez plaisante que je ne puis m’empêcher de vous raconter.

Lorsqu’en 1814 les Bourbons revinrent en France, ils conservèrent la plus grande partie des cadres de l’armée impériale ; les noms seuls changèrent, les grenadiers de la vieille garde, par exemple, devenant les grenadiers royaux. Un jour que le comte d’Artois, plus tard Charles X, était venu visiter ces braves gens dans leur casernement, leurs nouveaux chefs, tous officiers légitimistes, leur donnèrent le signal d’une ovation en entonnant Vive Henri IV ! Au premier couplet, les grenadiers chantèrent :


Vive Bonaparte
Vive ce conquérant…

Au second, ils lâchèrent cette strophe :

Louis dix-huitième
Et vous, comte d’Artois,
Duc d’Angoulème,
J’vous embêt’tous trois !
V’là comment j’les aime !
Les aimez-vous comme moi ?

Le comte d’Artois, qui avait déjà l’oreille dure, pleurait à chaudes larmes :« Comme ils nous aiment ! » répétait-il en serrant les mains des officiers royaux, et ceux-ci préférèrent ne pas détromper leur royal visiteur.

Une autre illusion qui résiste à toutes les épreuves, à l’évidence poussée jusqu’à l’éblouissement, c’est l’acharnement des colons britanniques de ce continent à maintenir leur dépendance.

Plus l’Angleterre se détache de nous, plus nous nous rattachons à elle ; mais nous ne pouvons pas lui inoculer cette étrange passion qui nous consume. Nous avons le virus, elle en a le vaccin.

On croyait pourtant bien à une révolution imminente, on l’annonçait presque, on allait jusqu’à ressusciter le vieux mot de Jacquerie à propos des grèves agricoles du Warwickshire. Et, en somme, il y avait quelque raison de craindre pour ceux qui ne connaissent pas le tempérament britannique. Sait-on, en effet, que l’ouvrier agricole d’Angleterre ne gagne, en moyenne, que trois dollars par semaine ? Maintenant, supposez-le chargé de famille comme il arrive d’ordinaire ; supposez-le entouré d’enfants qui ne peuvent, à cause de leur âge, contribuer à grossir le revenu de la maison, et vous aurez bientôt une explication du paupérisme des campagnes.

Le paysan anglais, logé tant bien que mal, n’est ni vêtu ni nourri, et vous savez pourtant tout ce qu’un anglais peut absorber de bœuf ; on a calculé que la consommation est, en Angleterre, d’un tiers plus considérable que sur le continent, toutes proportions gardées. Quant aux vêtements, le peuple n’en a pas à lui ; il use lamentablement la défroque des classes aisées. Je viens de lire, parmi les faits ressortant d’une des dernières enquêtes agricoles, celui d’un vieux paysan qui a déclaré n’avoir jamais mis de chaussures neuves, sauf une paire de guêtres qu’il se rappelait avec une joie enfantine.

Eh bien ! malgré toutes ses misères, le paysan anglais n’est pas encore prêt à faire une révolution, ni à brûler les plus beaux édifices de Londres pour se venger de ses landlords. L’agitation créée par les grèves du Warwickshire restera pacifique et mènera à une réforme considérable des salaires, sans le secours du pétrole. C’est que le paysan anglais est patient, docile, réfléchi ; il se laisse prêcher, caserner, réglementer : on peut faire sur lui toutes les expériences sociales, le soumettre à tous les essais oratoires, à toutes les conférences, sans lui inspirer de haine pour les classes aisées. Il ira dans les clubs ou aux public-houses, et se fera servir son thé entre deux lectures pieuses, tandis que son frère, l’ouvrier de France, ira aux clubs pour tâcher de démolir les cloisons.

L’Anglais sait attendre ; il sait que toutes les réformes durables sont contenues dans ce seul mot.

Hélas ! il ne suffit pas toujours d’attendre pour avoir ce que l’on désire. Voilà bientôt sept à huit années que j’attends pour ma part une sinécure du gouvernement et que je ne puis l’obtenir. J’ai essayé de tout, j’ai même fait de la pharmacie dernièrement et j’ai répandu à flots les prospectus de l’Omnieure ; le Sothérion me doit la moitié de sa célébrité ; grâce à moi, le Philodonte, ce dentifrice vermeil, ruisselle à flots sur l’émail de la plus belle moitié de notre espèce, et cependant j’en suis encore à trouver le magasin de bonnets de coton qui me recevra dans son sein, comme mon prédécesseur Jérôme Paturot. Impossible partout, inutile pour le bien, objet d’épouvante pour tous les commerçans de détail, je fais des causeries comme pis-aller. Je regarde mes amis d’autrefois accumuler devant eux des monceaux d’or…, les gredins ! Voyez cet horrible Provancher. Le voilà nommé agent d’émigration en Europe, avec $300 de traitement par mois. Cette nouvelle est tombée dans la bohème littéraire comme un éclat de foudre dans une caverne. Nous nous sommes réjouis bouche béante. Je n’en demandais pas plus, moi, pour pouvoir faire de nouvelles dettes. Tant de luxe m’accable. Heureusement qu’il me reste le rire de Diogène, cette suprême ressource du gueux.

J’ai parcouru le pays en tous sens. On dit que ses ressources sont inépuisables… ; alors, pourquoi va-t-on en chercher de nouvelles jusque dans la Colombie à travers un désert de six cents lieues ? C’est sans doute parce que nous ne pouvons épuiser nos pêcheries que nous convions les Américains à les partager avec nous. Que n’en fait-on autant pour notre patience qui semble, elle aussi, n’avoir pas de bornes ?

En dehors des ressources naturelles, il est une autre chose inépuisable en Canada, c’est le vote ministériel. Convenablement exploité, il a produit des merveilles depuis huit ans. J’ai vu passer devant moi cette mer sans fond de votes inconscients et inexplicables, et je suis resté dessus, épave railleuse, bénissant le ciel de m’avoir conservé encore assez d’intelligence pour rester dans l’opposition.


DEUXIÈME CAUSERIE


La justice criminelle en France a eu terriblement de la besogne depuis la fin de la guerre. S’il n’y avait que les communeux pour l’entretenir, on ne s’en plaindrait pas ; mais voilà que le crime, jusqu’à présent l’apanage des classes ignorantes et grossières, a monté subitement tous les échelons de la société et se vulgarise jusque dans la plus haute aristocratie. Les journaux français sont pleins depuis quelque temps de meurtres commis par des hommes portant des noms très huppés ; l’adultère fleurit plus que jamais, et le deuil universel qui a couvert la France pendant deux ans n’a rien changé à ses mœurs. La même frivolité, la même avidité des plaisirs rapides et bruyants, ont repris l’allure échevelée qui semblait provenir de l’impulsion donnée par l’empire, tandis qu’ils ne sont en réalité que le trait distinctif d’une époque. Aucune œuvre sérieuse, inspirée, forte, n’est sortie encore des terribles événements qui ont marqué la guerre avec la Prusse ; la littérature, réfugiée dans le domaine pur et simple de l’actualité, ne travaille, comme sous l’empire, que pour le lecteur pressé ou pour l’oisif.

Le faire, l’habileté, les ressources du style sont restées les mêmes, et c’est là le mérite le plus incontestable des écrivains français d’aujourd’hui. Ils n’aspirent, pour la plupart, qu’à un certain succès de vente facile et d’estime bourgeoise qui les empêche de se livrer à des visées plus hautes, et, par cela même, moins accessibles à leur clientèle. De là viennent ces compositions frivoles, spirituelles et légères, dans lesquelles on se complaît par-dessus tout ; de là vient aussi cette fuite en quelque sorte systématique du sujet sérieux, de l’œuvre qui fait penser ; de là cette préférence trop accentuée pour ce qui amuse ou seulement fait sourire.

Il en est ainsi des beaux-arts. L’exposition artistique de 1872 a révélé la même insouciance de l’idéal, la même recherche des réalités sensibles, la même habileté consacrée à la reproduction des détails, le même sentiment exact et scrupuleux de la nature, mais d’une nature que les peintres ne songent plus à élever, à purifier, à embellir, oubliant que l’art est encore moins une reproduction de la nature que son interprétation libre et intelligente, marquée de la ferme empreinte de l’artiste.

Néanmoins il ne faut désespérer de rien. La France ne fait que subir un temps d’arrêt, et je dirai même que cette prodigieuse variété d’œuvres légères est encore l’indice de son exubérante fécondité. Jamais on ne vit plus d’esprit que de nos jours ; seulement il se dépense en détail au lieu de se condenser dans des volumes. Autrefois on avait plus le temps de méditer, de coordonner, de rassembler ses études et ses travaux dans un cadre monumental qu’on destinait surtout à la postérité : aujourd’hui on est de son temps et l’on s’occupe moins du Panthéon de l’Histoire qui ne saurait défendre des vers du tombeau.

Depuis un an les maladies épidémiques semblent vouloir se naturaliser sur notre sol ; les fièvres typhoïdes, la petite vérole, les fièvres scarlatines, le typhus exercent à la fois leurs ravages. Mais que dire de la mort subite ? On peut à peine ouvrir un journal sans y lire qu’un tel est mort d’une maladie de cœur, ou d’une congestion de poumons, ou d’une apoplexie, etc., etc. Mourir subitement devient un genre, une espèce d’habitude. Aussi, l’on commence à s’y faire. Il y a même des gens qui, à ce propos, ont cherché des statistiques.

La statistique ! Voilà encore une épidémie ! elle envahit tout, il n’y a pas de refuge contre les additionneurs de chiffres. L’un d’eux vient de calculer que de 1860 à 1870 il était mort subitement 10 432 personnes en Angleterre. Un autre fait le dénombrement des chiqueurs et trouve qu’il y en a 640 000 en Amérique de plus que dans la Grande-Bretagne ! Celui-ci fait le compte de toutes les particules planétaires volantes que notre globe s’agrège dans sa course, et trouve qu’il y en a cinquante billions par année ; celui-là estime que, dans trois cent mille ans, la fréquence des raz-de-marée donnera des jours de 480 heures : enfin un autre calcule le nombre de chopes de bière qu’un soulographe émérite a bues durant sa vie et la quantité de pipes qu’il a fumées. Tout cela est fort instructif : mais voici un genre de statistique devant lequel les plus hardis dénombreurs ont jusqu’à présent reculé. On peut calculer à peu près le nombre des étoiles, à la rigueur celui des poissons dans toutes les mers connues, mais on n’osera jamais faire le compte de tous les idiots qui peuplent notre petite planète. Voilà qui épouvante l’imagination, et, à ce que je disais tout à l’heure que la statistique était une véritable épidémie, je suis heureux d’ajouter qu’elle a des limites.

Elle est bornée par ce qui n’a pas de bornes, par la bêtise humaine.


TROISIÈME CAUSERIE

Il n’y a rien qui dérange les habitudes de la vie comme un banquet officiel. D’abord, ces banquets sont toujours lourds ; on y mange mal et l’on boit épais ; les discours, mélange de plum-pudding et de papier mâché, opèrent sur la digestion comme du plomb fondu. Généralement, il y a autant de speechs que de plats, ce qui fait que, vers les dix heures, on prend souvent les uns pour les autres, et que, si quelque convive par hasard appelle trop bruyamment le « waiter » pour avoir des patates, toute la salle éclate en applaudissements.

Au dernier grand banquet qui a eu lieu en l’honneur de Lord Lisgar, on a remarqué un assez bon nombre de Canadiens-Français, ce qui prouve que la race inférieure est susceptible d’amélioration. — Une chose non moins remarquable, c’est que Sir George Étienne Cartier n’a pas parlé de lui-même ; cela équivaut à une démission. Il s’est contenté de dire qu’il avait fait partie du conseil exécutif qui a fait de si grandes choses depuis quatre ans, et qu’il continuerait d’en faire partie indéfiniment avec le successeur de Lord Lisgar. — L’Éternel ne s’est jamais affirmé avec cette précision souveraine : « je suis Celui qui suis » a-t-il dit simplement. Sir George Étienne va plus loin : « je suis celui qui suis et celui qui serai. » J’admire cette façon de s’éterniser entre une côtelette aux champignons et un verre de madère.

Dans le quartier est de Montréal, cependant, les électeurs, malgré l’héroïque assurance de l’illustre baronet, commencent à sentir leur foi s’ébranler. On ne peut pas toujours être à cette hauteur qui fait soulever les montagnes : or, depuis dix ans que Sir George leur fait entasser Pélion sur Ossa, ils finissent par avoir les épaules meurtries.

Un incident comique s’est produit dans le cours du banquet. Le gouvernement fédéral et le gouvernement local sont tellement fondus l’un dans l’autre que M. Chauveau a cru devoir répondre, après Sir George, à la santé offerte aux ministres fédéraux. L’hon. Premier de Québec l’a reconnu lui-même : « Le gouvernement provincial, a-t-il dit, remplit sa tâche avec autant de bonne volonté que possible vis-à-vis le gouvernement fédéral. L’un et l’autre ont surtout combiné leurs efforts pour la colonisation. »

En effet, il est impossible de mieux combiner les efforts et d’arriver à moins de résultats. Les deux gouvernements combinés ont fait des efforts superbes qui ont abouti au néant. Il est vrai que l’abbé Verbist, parti l’automne dernier, avec une mission spéciale pour amener ici des immigrants belges, est revenu avec sa nièce et un comte quelconque qui veut faire de la colle forte, mais, jusqu’à présent, cet immense effort combiné n’a pas eu d’effets sensibles et la colonisation ne s’en est pas accrue. Ce n’est assurément la faute de personne, si ce n’est celle des immigrants eux-mêmes qui ne voient pas ce qu’ils viendraient faire dans un pays où leurs compatriotes, venus l’année dernière, ont failli crever de froid et de faim. Mais qu’importe ! le point essentiel pour le moment est de constater avec quelle merveilleuse harmonie les deux gouvernements s’entendent pour ne rien produire.

Cependant Dieu sait si nous aurions besoin d’émigrants et surtout d’émigrantes pour faire la soupe. Les cuisinières deviennent des êtres fabuleux ; elles abandonnent la popotte pour se mettre dans les manufactures. Dernièrement, des servantes, arrivées d’Angleterre, demandaient vingt dollars par mois et, comme on les leur refusait, elles sont parties pour les États-Unis. Il ne faut pas les en blâmer ; elles sont logiques. En voyant que nous donnons trois cents dollars par mois à un agent d’émigration pour ne rien faire, elles ont bien le droit d’en demander vingt par mois pour faire quelque chose. Ce en quoi elles se trompent, c’est en croyant que les particuliers sont comme le gouvernement, et en leur faisant cette mauvaise plaisanterie avec autant d’aplomb que les ministres en mettent à nous assurer de notre prospérité.

Un des toasts portés au banquet du gouverneur général a été celui de la milice et des volontaires :

« Nous sommes heureux de savoir, » dit le président en prenant la parole, « que, dans un cas de danger, toutes les forces de l’Empire seraient à notre service. L’essentiel pour nous, c’est de montrer ce que nous pouvons faire et le nombre de soldats que nous pouvons réunir. »

Comme c’est là une question très grave, qui implique tout un système d’armements combinés entre le fédéral et le provincial, je me permettrai de vous signaler un fait qui m’a singulièrement frappé, et qui met en relief d’une façon éclatante les forces que nous pouvons réunir.

Le lendemain du banquet, Lord Lisgar s’embarquait pour Québec d’où il devait prendre le steamer qui allait à Liverpool. Le bateau de la Compagnie Richelieu était plein de passagers, de ministres, de curieux, de voyageurs ordinaires et de bon nombre d’Américains. Par un hasard que j’oserai appeler providentiel, je me trouvais à bord du Québec, ce noble vapeur qui fait l’admiration de ceux-là mêmes qui ont navigué sur l’Hudson, entre New-York et Albany.

Je n’avais pas eu le bonheur d’assister au banquet pour plusieurs raisons politiques, économiques et sociales. La raison politique, c’est que je n’avais pas vu sur le programme de la manifestation un seul toast en l’honneur du parti national. La raison sociale, c’est que, de tous mes amis qui n’assistaient pas au banquet, pas un n’a pu me prêter un habit-à-qneue. La raison économique, hélas ! j’en avais plus d’une, mais il y a des choses qu’il vaut mieux laisser dans un oubli profond. Quoi qu’il en soit j’étais à bord du Québec.

Arrivés le lendemain matin, à sept heures et demie, dans la vieille capitale de nos pères que leurs enfants abandonnent, nous fûmes surpris de ne voir aucune réception de préparée en l’honneur de l’avant-dernier représentant de la puissance anglaise en Amérique. « Où sont donc toutes nos forces réunies ? me disais-je. Ni canons, ni tambours, ni trompettes ! Pas de lieutenant-gouverneur, pas d’aide-de-camp, pas même une ordonnance  ». — Ma loyauté en frémissait. Enfin, après avoir longtemps attendu, je me décidai à gravir la côte escarpée qui mène à la haute ville. C’est là qu’un spectacle vraiment magnifique m’attendait. Je me trouvai en face de quatre-vingt-cinq volontaires de l’artillerie qui descendaient l’arme au bras, en costume bleu foncé, avec d’énormes bonnets à poil. Ces volontaires habitent la citadelle et ont le sommeil dur ; cela provient du bruit du canon qui, lorsqu’il est trop répété, finit par rendre sourd.

Ils ont assez bonne mine tout de même ; c’est un joli commencement de forces réunies ; mais pourquoi condamner de si vaillants hommes à la mort subite loin de l’ennemi ? Pourquoi, sous prétexte que les artilleurs sont de bonnes têtes, leur mettre dessus une tinette de cinq gallons par une chaleur de 95 degrés à l’ombre ? Dans l’esprit du ministre de la guerre, le bonnet à poil ne pouvait avoir d’autre objet que d’épouvanter le peuple et d’inspirer une loyauté d’ours. En conséquence, il a recherché une coiffure d’un aspect monumental et imposant sans doute. Il a réussi sous ce rapport ; mais je me demande pourquoi, dans un pays où les arts sont encore à naître, on va ainsi, sans raison sérieuse, confondre la coiffure avec l’architecture, élever sur de simples mortels des monuments qui les écrasent par leur grandeur ? Le patriotisme peut se passer de cette exposition de fourrures au temps de la canicule et je crois faire acte de bon citoyen en demandant que des ventouses soient pratiquées au sommet de ces bonnets à poil pour l’aération intérieure, ou que, du moins, les artilleurs aient un parapluie fixé à leurs baïonnettes.


QUATRIÈME CAUSERIE


« Donnez-moi un levier et je soulèverai le monde, » disait Archimède.

Dans ce temps-là, le monde n’était pas aussi grand qu’aujourd’hui ; on ne connaissait guère que l’Europe, une partie de l’Asie et le littoral nord de l’Afrique. On n’avait pas encore découvert le Manitoba ni la Colombie Anglaise ; on ignorait aussi complètement le régime constitutionnel et par suite les majorités parlementaires. Si Archimède eût connu tout cela, il eût douté de la puissance du levier, il aurait craint surtout de l’appliquer à une assemblée de représentants ; il n’y a pas de levier au monde qui puisse soulever une majorité parlementaire aplatie.

Nous venons de le voir. Certes, s’il est un instrument puissant dans notre pays, s’il est un levier avec lequel on puisse tout entreprendre hardiment, c’est bien l’idée religieuse. Eh bien ! dès le premier effort, ce levier a cassé entre les mains de ceux qui le tenaient et la masse parlementaire est restée inerte. Ce spectacle inouï nous révèle des épaisseurs mystérieuses dans la nature humaine et entr’ouvre à nos yeux un abîme de doutes. Depuis que des représentants catholiques du Bas-Canada ont voté contre la motion Costigan, il me semble que la terre a rebroussé chemin dans son orbite et qu’elle se précipite à toute vitesse dans l’anneau de Saturne. Ce vote est un « effondrement, » dirait Victor Hugo.

Mon cher directeur, entre nous, je puis bien vous le dire, je suis blasé ; j’avoue que je ne trouve plus la moindre émotion, même à la lecture de l’Union des Cantons de l’Est. Quand on a été contemporain de la guerre civile des États-Unis, de la guerre franco-allemande, du voyage de M. Langevin dans la Colombie Anglaise et de l’érection d’un nouveau bureau de poste dans Québec, on finit par avoir les nerfs comme de la charpie, et l’on trouve qu’on a assez vécu.

Avoir assez vécu ! On en a toujours de reste ; qu’est-ce que la vie en somme ? Voici une définition nouvelle : « C’est la réunion de toutes les circonstances qui triomphent momentanément de la mort. » En vérité il sert peu de faire une pareille lutte, et de se dire à soi-même qu’on n’est qu’un « ensemble de circonstances. »

Je me suis amusé, ces jours-ci, à lire des annonces et des enseignes. Vous dire les trouvailles que j’ai faites est chose impossible ; ce qu’il y a d’ineffabilités dans ce style est incroyable ! L’annonce est un signe manifeste de la décadence des peuples ! Que diraient les Peaux-Rouges, eux dont le silence est si éloquent, en présence de ces réclames patibulaires, bouffies, grotesques, qui remplissent un cinquième des journaux ? Nous faisons montre de notre civilisation et, pour la faire valoir, nous avons imaginé la réclame. C’est devenu une nécessité. Aujourd’hui rien ne vaut sans cet attirail de grelots fêlés qu’on attache à tout ce qui se vend.

Nombre de nos confrères ne peuvent plus se faire habiller et chausser qu’à la condition de faire de la colonne des entrefilets une quasi-succursale des boutiques de cordonniers et de tailleurs. Ce qui m’attriste, c’est que ça les paie bien au-delà de ce qu’ils valent. J’ai toujours échappé, pour moi, à cette prostitution de ma plume ; mais, en revanche, les tailleurs et les bottiers me conspuent.

Les philosophes ont toujours prétendu qu’il y a en ce monde deux puissances, l’idée et la force. Bismark a l’une. Qui a l’autre ? Le parti national.

La force a en son pouvoir la forme matérielle du monde. Elle a les arcs de triomphe, les illuminations commandées et les clefs des villes. Elle a toujours quelque peu pris d’assaut, sous une forme ou sous une autre, la porte qui s’ouvre complaisamment devant elle, et elle se fait apporter sur un plat d’argent l’enthousiasme des populations. En un mot, elle plante sur la muraille humaine l’épée violente de Sadowa et de Sédan.

L’idée, elle, a l’âme du monde pour territoire et pour empire. Où est son origine ? nulle part. Où est son triomphe ? partout. Elle est ce qu’on n’attend pas et ce qu’on accueille. Elle est la victorieuse universelle et éternelle ; Elle est le verbe, le premier vers d’Homère, l’épée flamboyante de l’archange.

Sous ce dernier rapport, Québec, la capitale, où je viens de faire une petite excursion, est une ville bien gardée. Ses murailles, impuissantes contre le canon, la protègent admirablement contre le verbe ou contre le premier vers d’Homère. Elle est précisément l’endroit où peut s’éterniser le gouvernement provincial dans sa constitution actuelle.

La capitale a l’air d’une nécropole où le voyageur vient ressusciter par la pensée un monde disparu. Cependant, du milieu de ses ruines s’échappent de charmantes fleurs, comme des flancs d’un tertre tumulaire on voit s’élancer les douces marguerites. Elles ne vivent pas longtemps, il est vrai ; l’odeur de cimetière les tue ; mais, pour un jour qu’elles défient la mort, elles se parent de leurs plus brillantes couleurs. On dirait un sourire errant parmi les cyprès.

Quelles ravissantes campagnes ! quelles vues délicieuses et magnifiques ! c’est dommage que la poussière des rues en cache au moins la moitié.

Il vient de se dresser une potence dans notre heureux pays ; le supplicié est un homme qui a empoisonné sa femme. Voilà un grand crime sans doute, mais combien de maris se fussent sentis indulgents dans leur for intérieur ! Bissonnette, le condamné, a pris la chose comme si le gibet avait toujours été son idée fixe ; il a demandé avec instance qu’on lui permît de travailler à l’échafaud, et, quelques instants avant l’heure fatale, il voulait payer la traite à ses gardiens.

Évidemment cet assassin était d’un bon caractère, et ce qui le prouve, c’est qu’il a toujours voulu empêcher ses enfants de se servir de la cuillère dans laquelle il mettait les médicaments empoisonnés. Sur l’échafaud, il a avoué son crime sans y mettre d’ostentation, et s’est coiffé lui-même de la taie d’oreiller traditionnelle dans laquelle on enveloppe la tête de ceux qu’on immole à la justice humaine. Il avait deux bourreaux, circonstance aggravante qui fait voir que si la pendaison se généralisait un peu plus, on ne manquerait pas de gens qui voulussent s’y faire une carrière. Mais c’est là précisément la difficulté. La pendaison n’est plus guère aujourd’hui qu’un accident et les hommes de la meilleure volonté possible ne trouveraient pas à gagner leur vie là où d’autres la perdent.

Au reste, les deux exécuteurs, dont j’ignore le nom et auxquels je n’ai pas été présenté, ont failli se faire estourbir par la foule. Il n’y a donc aucune raison de les encourager dans cette voie.

J’ignore, mon cher directeur, si vous êtes partisan ou non de la peine de mort, et je me garderai bien de faire une discussion de principes ; l’argumentation n’est pas mon fort et j’en ai constaté du reste depuis longtemps la complète inutilité. Un homme passe sa vie à faire triompher une idée incontestablement juste, il la démontre avec une évidence irréfutable, on le croit dangereux ou fou. Ce n’est que quelques centaines d’années après sa mort qu’on lui dresse une statue, alors que toute sa poussière rassemblée ne pourrait pas emplir une tabatière.

Cependant, je dois constater qu’en matière de législation criminelle, les mœurs se sont singulièrement adoucies, et cela en un temps comparativement court. La peine de mort, si fréquente jadis, n’est appliquée aujourd’hui que dans des cas pour ainsi dire exceptionnels. Il faut que le crime soit particulièrement horrible pour que le jury se résigne à prononcer le verdict fatal, et pour que le chef de l’État n’use pas du droit de grâce. Maintenant on cache les bois de justice ; on ne les monte que pendant la nuit, on ne les laisse debout que le temps strictement indispensable. En France, il y a cent ans, le gibet, scellé dans la pierre, tendait son bras sinistre dans les rues et semblait toujours attendre le patient. Il ne se passait pas de semaines, pas de jour peut-être qu’il ne reçût sa proie : c’était une telle affaire d’habitude qu’on n’y faisait guère attention, si bien que l’exécuteur pouvait dire à un prêtre condamné qu’il menait pendre et qui s’accrochait en désespéré à l’échelle du gibet : « Allons donc, M. l’abbé, vous faites l’enfant ! »

Dans ce temps-là, l’exécuteur était poudré, frisé, en bas de soie, et faisait son affreuse besogne aux applaudissements de la multitude. La profession de bourreau, car c’en était une, était presque honorée, sinon honorable ; on se la transmettait de père en fils, absolument comme chez les Égyptiens toutes les carrières sont héréditaires. M. de Paris, tel était son nom. C’était un grand niveleur ; il avait surtout alors pour fonction de couper les têtes qui étaient trop hautes. Plus tard, le prestige du métier s’est amoindri et l’exécuteur n’a plus eu qu’à trancher les têtes souillées de crimes. C’est devenu prosaique, et maintenant c’est un véritable pis-aller. On ne se fait plus bourreau que lorsqu’on ne peut pas être journaliste ou chroniqueur. Et encore ! je ne connais pas, pour moi, de pires bourreaux que les traducteurs de dépêches et les faiseurs de faits divers. La causerie elle-même est une véritable exécution capitale ; seulement, elle est mitigée par la grâce exquise avec laquelle on exécute le lecteur, qui est toujours, au demeurant, un grand coupable.

Ô profondeurs humaines ! On croirait que l’égalité est la passion dominante de notre espèce ; au contraire ! On veut bien être l’égal de ses supérieurs, mais dès qu’on les a atteints, on se cherche immédiatement des inférieurs.

À ce propos, laissez-moi, pour finir, vous parler d’une grève de servantes dans une petite ville d’Ecosse appelée Dundee. Ces dames, réunies en convention générale, ont formulé catégoriquement leurs griefs et se sont plaint, entre autres choses,

1o. D’être obligées de se lever de trop bonne heure et de se coucher trop tard ;

2o. D’avoir à faire la cuisine le dimanche ;

3o. Mais surtout (c’est le grand grief) d’être tenues de porter une espèce de couvre-chef ou bonnet, appelé vulgairement « flag, » signe distinctif de la domesticité servile. Il a été en conséquence résolu de réclamer :

1o. La condition de se lever le plus tôt à six heures du matin et de se coucher à dix heures du soir le plus tard ;

2o. Une demi-journée de congé par semaine, plus deux dimanches de sortie par mois ;

3o. Le droit de se coiffer en cheveux, de porter le même chapeau que les maîtresses, de se parer de bijoux et de dentelles les jours de sortie :

4o. D’être dispensées du « flag, » même dans la maison, ou de le faire payer aux maîtresses qui persisteraient à l’imposer.

Ces réclamations des servantes de Dundee nous sembleraient à nous de la dernière modération. Il y a longtemps que, sans faire de grève, les servantes canadiennes ont obtenu ou plutôt se sont donné beaucoup plus que cela ; c’est au point que, chez nous, il serait beaucoup plus rationnel que ce fussent les maîtresses qui se missent en grève. Dans les maisons où les dames ne font pas la moitié du ménage, les servantes refusent d’ouvrir la porte ; beaucoup d’entre elles même établissent comme condition expresse, à leur entrée en service, de ne jamais répondre au coup de sonnette. Elles sont toutes atteintes de palpitations de cœur, ce qui est un mal très aristocratique.