Chronique philosophique (La Revue blanche)/01 janvier 1897


VI
FEUILLETON PHILOSOPHIQUE[1]
La religion intellectuelle

Au début de cette introduction à la Vie intellectuelle, l’Intellectualisme a été dénoncé l’état religieux par excellence. Ceci vaut d’être expliqué et il faut dire tout d’abord ce qu’on entend par religion.

La religion, au sens où l’on emploie ici ce mot, est l’attitude adoptée par la Vie pour se renier et s’abolir. Elle ne doit être confondue avec la morale. La morale enseigne comment on se comporte dans la vie ; la religion, comment on s’en libère.

Religions sociales.

C’est dire qu’il ne sera question ici des religions sociales que pour les écarter. Car celles-ci sont, au contraire de la nôtre, une attitude adoptée par les sociétés pour durer ; leur but est de conservation ; elles maintiennent et perpétuent telles modalités de la Vie, arrêtent et fixent l’évolution en une de ses phases, cimentent les contrats formés entre des groupes d’hommes pour en assurer l’exécution. Elles ne sont en réalité que des morales qu’illustrent des mythologies.

Impuissantes à produire elles-mêmes le principe religieux qui les soutient, elles le tirent des religions d’absolu renoncement. Mais elles ne leur empruntent qu’une parcelle de leur poison mortel et ce principe de mort, dilué dans l’économie de ces corps organiques que sont les sociétés, devient pour celles-ci, germe de vie. L’exemple du christianisme est près de nous pour nous faire sentir le mode de cette action. Religion véritable à son origine, issu d’un pessimisme définitif, il fut avec son fondateur une posture de renoncement, enseigna comment on échappe à la Vie en la niant. Or, toute la civilisation de l’Occident s’est emparée de cette doctrine d’agonie et, se l’inoculant, en a tiré sa vitalité. Les préceptes de détachement qu’elle a puisés à la source chrétienne n’ont agi que pour atténuer la personnalité trop forte de ces races vives. Celles-ci n’admirent du principe altruiste que ce qui était indispensable pour concilier les égoïsmes individuels, pour leur permettre de s’organiser et de durer. Ainsi, cette doctrine chrétienne qui, dans sa pureté, ne supporte aucune des conditions de la vie, qui n’accepte pas l’inégalité des êtres, qui prohibe l’acquisition et répudie la possession des richesses, transformée en religion d’État, fonde les hiérarchies et devient le soutien de la suprême vertu sociale, le respect de la propriété. Lorsque le catholicisme donne naissance au mysticisme de l’Imitation, résurrection du christianisme des origines, la Vie sociale menacée répond par un schisme : le protestantisme ressaisit comme en un étau les consciences et les ramène à la pratique des vertus utiles. Pour qui entreprendrait une étude du rôle social des religions, l’importance du protestantisme à notre époque est considérable ; car les races auxquelles incombe la mission de continuer la Vie sont groupées sous sa loi. Il sait exactement selon quelles doses le désintéressement religieux doit être administré pour le faire tourner au plus grand profit des intérêts. Il est devenu à ce titre la religion sociale par excellence ; c’est à lui qu’il appartient de développer, sur le thème du progrès, l’intrigue banale du combat pour la vie matérielle et le confort. Cette forme du mensonge vital comporte des recommencements sans fin ; telle, — ainsi qu’un mauvais feuilleton, — la vie américaine.

Religions biologiques.

C’est à ces religions sociales que s’appliquèrent les développements consacrés précédemment à la forme religieuse du Mensonge vital. Bien que le mot religion soit le plus communément employé dans ce sens, bien qu’il implique par son étymologie qu’il a pour action de relier les hommes entre eux, il n’aura d’emploi ici que dans son sens biologique, seul réel et profond ; car toute religion sociale n’est qu’un compromis entre le renoncement religieux et la folie vitale au profit de celle-ci.

En nommant biologiques ces religions que je distingue parmi les autres, j’entends par là signifier qu’elles sont fonctions de la Vie elle-même et non plus de la Vie sociale qui n’est qu’une phase particulière de la Vie. En ce sens, la Religion n’est pas un lien ; elle est un lieu de refuge ; elle est l’attitude prise par la Vie en tout individu qui a épuisé son pouvoir d’évoluer, c’est-à-dire en tout individu qui, abandonné par la Folie, au sens d’Érasme, a perdu la faculté de substituer, à un mensonge vital évanoui, un nouveau Mensonge.

Aussi le phénomène religieux trouve-t-il son emploi à chacun des tournants de l’évolution.

a. Les religions de l’acte.

La vie humaine nous a conservé un état complet des phases de son évolution, et, bien que ces modalités diverses demeurent encore exposées sous nos yeux et semblent ainsi coexister sur un même plan de la durée, il est possible de fixer, d’après leur degré de complexité, quel fut l’ordre de leur succession. Muni de ce critérium, on voit poindre tout d’abord dans les bas fonds des origines la vie instinctive, et, c’est le règne du besoin, qui est en cette phase rudimentaire, le ressort unique de l’acte. Parmi ce paysage premier, Caliban déjà s’ingénie, ayant pour aiguillon la faim, pour idéal manger. L’amour même n’est pas né, l’acte générateur n’étant tout d’abord qu’un accident de la digestion. Pourtant sur ces frustes mobiles, toute la civilisation matérielle peut recevoir son développement. Car l’élasticité de la nature humaine est telle, que chaque besoin, sitôt assouvi, réclame des satisfactions plus délicates et nécessite de nouvelles recherches. Aussi, après avoir taillé dans le silex les pointes des piques et des flèches qui abattront plus sûrement les proies, après avoir bu, à même les plaies, le sang des bêtes égorgées, le même Caliban va-t-il bâtir des maisons, construire des cités, fabriquer des vêtements, imaginer les échanges commerciaux, les banques et l’agio, fonder les industries, découvrir les lois scientifiques qui lui permettront d’utiliser à son profit les forces naturelles ; en sorte que, de nos jours encore, Caliban, toujours semblable à lui-même, parcourt en train rapide et en paquebot la surface de son domaine. Ce matin, par téléphone, il a commandé de New York le morceau de bœuf cuit à point qu’il ira manger ce soir à Boston, en frac, avec la cérémonie des fourchettes, le condiment des épices et le stimulant des alcools.

Mais tandis qu’une certaine race d’hommes, à travers l’infini des siècles, demeure confinée dans la sphère du besoin, quelques-uns plus impatients et plus riches en métamorphoses, sentent croître en eux un pouvoir qui va leur permettre de s’écarter des routines anciennes et d’inaugurer, sur un thème différent, une phase nouvelle et supérieure de la Vie. Ce pouvoir est celui d’imaginer. Par lui le besoin s’amplifie ; déraciné de la minute et du lieu immédiats, il s’épand agile et multiplié à travers le temps et l’espace, et voici sur un crescendo formidable du pouvoir d’imaginer, la symphonie du monde passionnel.

Déjà, tandis que le monde de la vie instinctive s’affinait, l’acte générateur, différencié du phénomène de la digestion, est devenu un plaisir autonome ; il a cessé d’être la fonction brutale et quasi-solitaire des premiers âges et une importance a été attachée au partenaire, distingué comme circonstance extérieure. L’imagination, transportant sur toute l’étendue de la durée, la volupté aiguë d’un moment, multiplie à l’infini la violence de cet instinct, suscite l’amour et l’attise de la jalousie.

Appliqué à toutes catégories, ce coefficient de l’imagination multiplie tous désirs possessifs et exaspère les convoitises. Chaque désir devenu continûment présent, hors même le temps du besoin, s’érige en passion. Mais l’imagination continue encore de s’hypertrophier et voici ces passions admirables qui retranchent le besoin, à force d’en reculer à l’infini l’assouvissement, — l’ambition, le jeu, l’avarice, l’amour de la gloire. — L’humanité, désormais est pourvue d’un nouveau pouvoir, celui des jouissances virtuelles. Intervenue tout d’abord pour amplifier le besoin, le rendre présent dans le passé et dans l’avenir, l’imagination en est venue à l’annihiler dans la pratique, à donner la suprématie sur les réelles jouissances au souvenir et à la perspective des jouissances.

La passion ambitieuse de dominer a pour racine le dessein prémédité d’assurer mieux l’assouvissement du besoin en ployant au service d’un seul un grand nombre d’énergies étrangères. Ainsi, l’échéance du plaisir est reculée d’un degré. Il faut tout d’abord qu’une contrainte soit imposée à autrui. Mais bientôt la condition du plaisir va prendre la place du plaisir et voici que l’orgueil de dominer ne consiste plus en la satisfaction même du besoin, mais en un acte d’imagination : la considération de l’énormité des jouissances que pourraient procurer tant d’activités asservies. De même l’avare et le joueur essentiels ne métamorphosent jamais en une idéalité le signe représentatif qu’ils ont amassé ou conquis ; car ce serait diminuer leur pouvoir de se procurer dans l’avenir ces réalités, atténuer par conséquent sur l’heure l’intensité de leur jouissance virtuelle. De là la fureur de ces passions que ne limitent jamais les assouvissements et qui, aiguisées par les privations, s’exaspèrent à l’infini. Et que dire enfin de l’amour de la gloire, de cette passion fastueuse et chimérique qui, abolissant le temps, perçoit les clameurs laudatives des siècles devancés, coquillage aux lèvres de nacre emplissant les oreilles du bruit nostalgique des houles lointaines. Et quel abîme déjà de la bête humaine primitive à cette bête de gloire !

Pourtant, quel que soit le degré de raffinement de ces passions, les plus quintessenciées ont ceci de commun avec les plus rudimentaires qu’elles ont pour support le désir et la promesse de sa réalisation par l’acte. Il n’est entre elles que des différences de degré, non de nature. Un même assouvissement semble toujours en jeu, dont l’imagination plus ou moins tendue fixe l’échéance plus ou moins proche.

Il en est de même de toutes les religions biologiques autres que l’intellectualisme, que l’on peut nommer, pour cette raison, les religions de l’acte. Comme les passions, elles ne semblent jamais avoir en vue que l’acte ; comme elles, elles n’interviennent que pour en proroger la réalisation. Elles se distinguent en ceci : tandis que les passions supérieures assignent à cette réalisation une date temporelle, les religions lui assignent toujours une date posthume. Cet artifice fait leur force ; en situant en un lieu inaccessible, hors la Vie, le refuge qu’elles ouvrent au désœuvrement du rêve, elles se placent à l’abri des déceptions et défient le contrôle de l’expérience. Leur mécanisme aussi est semblable ; il est mis en mouvement par un acte d’imagination. Aussi dès que l’imagination est née, les religions peuvent-elles se former, et de fait, leurs lieux d’asile commencent à s’élever à l’issue même de la phase instinctive de la Vie. C’est dire qu’on les trouve également à chacune des issues multiples du Monde passionnel. En tous ces postes, leur rôle est pareil, et elles ouvrent leurs portes à des êtres soumis à des conditions identiques. À quelque degré de l’évolution biologique qu’un être soit parvenu, s’il est incapable d’une nouvelle métamorphose, si toute virtualité est épuisée en lui, il réalise la condition nécessaire à l’éclosion du phénomène religieux. Toutefois, cette condition nécessaire n’est pas suffisante ; encore faut-il pour susciter cette germination que l’une ou l’autre survienne des deux circonstances que voici : ou que cet être, ayant reconnu l’impuissance de sa volonté à lui procurer l’objet de son désir, souffre ; ou, qu’ayant au contraire rassasié son désir, il cesse d’en retirer joie. Dans l’un et l’autre cas la lui offrira l’asile de ses promesses et substituera à un mensonge vital irréalisable ou étiolé, un nouveau mensonge indestructible. Elle intervient ainsi comme phénomène d’utilité. Elle est une attitude de défense adoptée par la sensibilité qui, impuissante à se transformer, se rétracte au contact de la douleur ou de l’ennui et, tandis qu’elle fait mine de se réfugier en une croyance chimérique, en réalité se nie et parvient à s’abolir sans souffrance. Par un mécanisme coutumier, le moyen s’érige en sa propre finalité. La compression immédiate du désir, prescrite comme moyen de réaliser le désir, devient par l’accoutumance de l’exercice sa propre fin à elle-même et réalise l’abolition du désir. Et toujours le phénomène religieux a cette même signification, soit qu’il se produise à l’issue des phases les plus élémentaires de la Vie, soit qu’il éclose à l’issue des plus complexes, — qu’il se propose en lieu d’asile à la faiblesse de l’esclave humilié, au désespoir d’un Rancé ou à la lassitude d’un Charles-Quint. Toujours il intervient pour retirer, ainsi qu’en un garage, hors la voie droite de l’évolution tous ceux qui ont épuisé leur pouvoir de se transformer avant d’avoir épuisé toutes les métamorphoses de la Vie. Qu’on imagine un service d’ambulances, ramassant sur le champ de bataille et emportant sur des civières, les combattants blessés, avant la fin de l’affaire.

On a noté déjà que toutes les religions biologiques, autres que l’intellectuelle, demeurent confinées dans la région des actes. Ce fait apparaît avec évidence en toutes les religions inférieures, fétichisme, religion de Mahomet, catholicisme ou protestantisme. Car, parmi celles-ci, les plus élevées n’ordonnent jamais qu’un renoncement provisoire à la volonté ; elles nient seulement l’opportunité du désir, non le désir lui-même, qui ne semble proscrit temporairement qu’au profit de lui-même et en vue de sa réalisation plénière en un royaume futur. Et il importe peu que le désir soit reconstitué en cette région imaginaire sous les formes mêmes qu’il revêtait dans la vie ou sous les espèces d’une sensation de bonheur indéterminé. Le rêve du fétichiste qui anime son paradis de joies précises, — chasses victorieuses, massacres d’ennemis, rythme des danses qui miment le rut, — et le rêve plus circonspect du moine occidental qui s’en tient à espérer au-delà des données connues de la vie un bonheur indéfinissable, l’un et l’autre rêve, ne visent que l’assouvissement du vouloir. Mais d’autres religions plus hautes, le bouddhisme et le christianisme essentiel semblent échapper à cette catégorie ; car elles prêchent un renoncement définitif à la volonté individuelle mère des actes ; elles visent son anéantissement total sans espoir d’une résurrection triomphale du désir. Aussi diffèrent-elles des précédentes qu’en ce qu’elles relèvent d’une sensation plus violente de la douleur qui leur fit prendre en haine la Vie et toutes ses manifestations. Cette haine, à la vérité, les exhaussa jusqu’à imaginer la formule d’un suicide métaphysique. Mais si, réprouvant le désir et l’acte, elles résolvent de mettre fin à la Vie, c’est précisément parce qu’elles sont impuissantes à concevoir de la Vie une autre modalité. C’est pourquoi ces religions malgré la beauté qui les distingue, doivent être situées ainsi que les précédentes dans la sphère du monde passionnel ; car elles n’en franchissent les limites et leur plus haut effort, allant à supprimer cette attitude de la vie, ne sait pas lui substituer une attitude nouvelle. Elles remplissent leur rôle de religions en ce qu’elles offrent à l’individu un refuge hors la Vie, mais le moyen qu’elles préconisent n’est qu’un expédient, la porte qu’elles poussent n’est qu’une porte dérobée ouverte à des comparses qui ne prendront pas part au dénouement du drame biologique.

b. La religion de l’Intellect.

L’attitude intellectuelle, au contraire, est la posture prise par la Vie, parvenue à son apogée, pour s’abolir en une éclipse définitive. Elle consacre la transformation en joie spectatrice de toute joie active défaillante. Ainsi, elle se déploie au-delà de la région des actes.

Elle est dans la série des phases successives de l’évolution biologique et, dans cette série, elle occupe un rang déterminé, le dernier. Elle est le terme naturel de la Vie, la forme ultime et la plus haute du Mensonge vital. Car c’est encore un Mensonge vital, un don suprême de la Folie, ce plaisir visuel qui, se manifestant en la joie causée par le spectacle, maintient la réalité du spectacle. Il est le dernier support de la conscience de l’Univers. Que s’évanouisse ce plaisir, et voici la volonté spectatrice qui, ayant absorbé en elle toute la sève de la volonté en acte, va tomber à l’indifférence. Il n’est plus de sensation pour susciter la perception, pour en éveiller le sujet, et la Vie n’étant plus divisée avec elle-même, étant résorbée tout entière dans le Regard, va s’éteindre avec ce Regard flottant solitaire sur le vide et qu’aucun objet ne détermine plus.

On ne saurait se préoccuper ici de rechercher par quelles voies il est possible de s’élever à la pratique de la religion intellectuelle. Le souci de conseiller et de prescrire incombe aux autres religions qui n’ayant pas dépassé la région de la volonté en acte ont adopté une attitude morale et croient que les individus ont quelque pouvoir pour diriger eux-mêmes leur évolution. Mais, du point de vue qui est le nôtre, l’attitude intellectuelle est, au même titre que les autres états de la Vie, un moment particulier d’une croissance naturelle : une plante pousse droite vers le ciel, ou sa tige s’atrophie ou se tord en une irrémédiable déviation.

Notre rôle se borne donc à décrire l’état intellectuel, à indiquer à quel signe il peut être reconnu. Or de même que la Vie, pendant qu’elle traverse la période du besoin, et tandis qu’elle s’affine en sa phase passionnelle, donne naissance aux commerces, aux industries, aux sciences, aux constitutions politiques, aux religions sociales, — elle se traduit aussi, au cours de la période intellectuelle, par une manifestation extérieure ; cette manifestation est le phénomène artiste.

L’œuvre d’art proclame en effet de la façon la plus claire la métamorphose de la volonté en acte en volonté spectatrice. Elle annonce que l’attitude du désir a fait place à une attitude contemplative. Elle consacre le triomphe définitif de l’Imagination parvenue à déraciner le désir du monde du besoin et à le transplanter modifié dans le monde intangible qu’elle a formé. C’est elle que nous vîmes, durant les phases précédentes de l’évolution, se fortifiant peu à peu ; — sous couleur de servir le besoin, reculant de plus en plus le jour de son assouvissement et réussissant, avec les passions supérieures telles que le jeu, l’avarice, l’ambition, l’amour de la gloire, à le détrôner et le réduire au rôle d’un roi fainéant, dont elle usurpait en réalité la puissance.

Pourtant elle lui laissait son titre honorifique, et il pouvait sembler encore que tous ses efforts eussent pour but, si lointain que ce but apparût, la glorification et le service du besoin. Or, voici que cette feinte est maintenant rejetée. Le désir ne sera point réalisé, le besoin ne sera pas assouvi. L’Imagination, reine désormais, substitue aux réalités sur lesquelles elle a pris le point d’appui de son élan, la beauté de ses propres mirages. Voici qu’elle cueille, sur l’arbre vivace où il mûrit, l’objet du désir, voici qu’elle le retire du monde réel et avec des matériaux spirituels, les mots, les lignes, les couleurs les sons et les rythmes, en reconstitue l’apparence dans le ciel artiste.

À considérer cette fin, ne semble-t-il pas que l’entraînement progressif de l’imagination sur le parcours du monde passionnel n’eût d’autre utilité que de la préparer à devenir l’instrument parfait de l’art ? Aboutissant à cette hypertrophie, cette longue évolution ne révèle-t-elle point sa signification ? Elle apparaît, la période de gestation après laquelle, le désir des possessions toujours prorogé, couvé et métamorphosé par la ferveur de cette tension vers le futur, va devenir un être et s’objectiver en ce phénomène nouveau qu’est l’œuvre d’art. Mais il a fallu pour que cet enfantement eût lieu que l’être humain renonçât définitivement à réaliser le désir grossi par son imagination. Il a fallu qu’un détachement s’opérât, la rupture du lien ombilical qui attachait à l’ancien mode de la Vie, — au monde des activités, — ce mode nouveau s’individualisant l’Art.

L’artiste, par la mise en œuvre du don qu’il a reçu, pratique donc, soit qu’il le sache, soit qu’il l’ignore, la vie intellectuelle ; et l’œuvre d’art, fille de son cerveau, manifeste par un signe extérieur qu’une phase nouvelle de la Vie est inaugurée. Toutefois l’artiste appartient encore à l’acte par sa faculté d’exécution. Qu’on le dépouille encore de ce pouvoir, que ce goût lui soit retranché et voici un être parvenu au dernier terme de l’intellectualisme et que rattache a la Vie le seul plaisir de la contemplation esthétique. Nous ne pouvons rien voir au-delà puisque supprimer ce plaisir, c’est rompre le dernier lien qui met en rapport le sujet avec l’objet, c’est défaire les conditions du phénomène Vie tel que nous le connaissons et tel seulement qu’il peut être connu.

Ainsi l’être en qui se développe la religion intellectuelle sous cette forme dernière de la contemplation esthétique, est le représentant de la Vie parvenue à son apogée après avoir suivi le mode normal de sa croissance. En lui toutes les phases de l’évolution ont été élaborées et du sommet de la vision sereine à laquelle il est parvenu, il a de ses paysages le spectacle complet.

Pourvu par la Folie d’une entière virtualité, le mensonge vital ne lui fit jamais défaut, à mesure qu’il se dérobait à ses yeux sous une forme, se muant fidèlement en une autre. Il évolua ainsi de la Vie instinctive à tous les modes de la vie passionnelle et jamais l’impuissance de se métamorphoser n’interrompit en lui le cours de l’évolution, ni ne le contraignit, avant la chute du rideau à figer la Vie, par un roidissement du vouloir, en un décor prématurément définitif. Cette faculté protéïque le dispensa de l’expédient des religions. S’il séjourna dans leur refuge, elles ne furent pour lui qu’un lieu transitoire, l’écluse où vint affluer l’énergie vitale jusqu’à l’exhausser vers la possibilité d’un nouveau mensonge. À l’issue de la vie passionnelle, le prestige du désir aboli lui fut sitôt compensé par la joie esthétique ; l’art lui paya la vie. Parvenu donc en la région où la volonté renonce à elle-même, tout détachement d’une forme quelconque de la vie lui fut rançonné par la joie de contempler cette forme détachée. Il ne cessa d’être acteur que pour devenir aussitôt spectateur ; toute attitude morale abandonnée fit place à une attitude intellectuelle et tout ce qui fut sa joie ou sa douleur se transposa en plaisir visuel. C’est par cette voie que la Vie individuelle et diverse accomplit sa parfaite évolution et s’éteint de sa fin naturelle, au moment précis où le plaisir même de la contemplation, dernière manifestation de l’activité, se métamorphose en conscience, en une conscience que rien ne détermine plus et que son énormité même abolit.

S’il ne convient pas de donner une recette de la religion intellectuelle, il est permis du moins à l’issue de cette étude qui lui fut consacrée toute entière, d’en rechercher la formule. Or, si l’on observe les modalités coutumières de l’Intellectualisme, depuis sa première genèse jusqu’à son apogée, il semble que son essence réside en ce miracle constamment répété : Transmuer en perception la sensation. Opérant pour l’anéantir sur la joie dernière de la contemplation esthétique, l’ensorcellement de cette métamorphose apparaît donc l’acte définitif par lequel la Vie, se dérobant à elle-même, dissipe la subtile magie qui créait l’illusion du spectacle.

Jules de Gaultier
  1. Voir La revue blanche des 1er décembre 1895, 15 janvier, 15 mars, 1ermai et 1er août 1896.