Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Chronique normande du Xe siècle

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume II (p. 257-264).

N’ayant pas été renseigné en temps opportun sur leur existence, nous plaçons à la fin du second volume des Œuvres inédites ces quelques essais qui, chronologiquement, appartiennent, sauf le dernier, au tome I.

CHRONIQUE NORMANDE
DU
DIXIÈME SIÈCLE.[1]

Connaissez-vous la Normandie, cette vieille terre classique du moyen âge, où chaque champ a eu sa bataille, chaque pierre garde son nom et chaque débris un souvenir ? Vous figurez-vous Rouen, la métropole, au temps des assauts, des guerres, des famines, au temps où les preux venaient se battre sous ses murs, où les chevaux faisaient étinceler le pavé des quais, tout chauds encore du sang des Anglais ?

Ce jour-là, je veux dire le 28 août de l’an 952, toutes les cloches y étaient en branle ; les habitants, parés de leurs vêtements de fête, se montraient partout, sur les toits, aux lucarnes, aux fenêtres, dans les rues ; tout le peuple se pressait sur la route de Paris en criant de joie et en jetant des fleurs.

Le roi arriva à la porte Beauvoisine à huit heures du soir, on l’attendait depuis le matin. Dès qu’il parut, ce furent des trépignements, des bravos, des cris de joie, des hurlements d’enthousiasme, et l’on vit même des mains qui laissaient tomber des lis et des roses à travers les meurtrières des tours.

Le jeune Richard, fils du duc Guillaume assassiné en Flandre, alla au-devant de lui. Il était âgé de 12 ans, et c’était un bel enfant aux cheveux blonds, aux yeux tendres, au teint pâle ; pourtant il montait habilement sa jument noire, et sa main portait fort bien une grande épée, qu’il abaissa devant le roi, comme vassal et sujet.

— Pauvre enfant ! dit Louis IV en l’embrassant et en versant une larme que chacun vit couler sur sa joue, je viens ici pour vous venger de la mort de Guillaume.

Le peuple sautait de joie, il bondissait, il dansait, et ses bras tatoués jetaient des couronnes qui tombaient sur Le casque du monarque. N’est-ce pas que tout ce peuple, suspendu à chaque sculpture, à chaque pignon de maison, à chaque proéminence d’église, de rue, de muraille, n’est-ce pas que toute cette multitude enfin, bénissant un seul homme, avait quelque chose d’auguste et de solennel ?

Le ciel était pur, éclairé, quelques étoiles commençaient à y briller, l’air embaumait des fleurs que l’on avait jetées aux pieds des chevaux, et les eaux de la Seine étaient calmes et paisibles ; le peuple chantait toujours des cris d’allégresse. Oh ! c’était un beau jour ! La lune vint reluire sur les armes des chevaliers tout couverts de poussière, ce qui les fit paraître d’argent, et le roi entra à l’hôtel de ville.

— Vous coucherez avec nous, dit-il au jeune duc en entrant sous le portique de la salle basse ; veillez, messire bailli, à ce que tout soit prêt dans notre appartement commun.

Minuit arriva, et Richard dormait d’un sommeil paisible auprès de Louis ; celui-ci, appuyé sur Le balcon, regardait attentivement les dernières lumières de la ville, qui s’éteignaient les unes après les autres ; bientôt tout rentra dans le silence, et Rouen s’endormit avec calme et bonheur, comme l’enfant qui penchait gracieusement hors de sa couche sa belle chevelure blonde.

La main appuyée sur son front, le roi aspirait avec volupté le vent frais de la nuit, car il est de si beaux moments dans la vie d’un homme, où la nature émane un parfum si suave et si doux à l’âme, qu’on se sentirait coupable de ne pas jouir de ces délices.

Un page, qui ouvrit la porte en faisant un grand salut, le tira de sa rêverie.

— Que veux-tu ? lui dit-il.

— Sire, un homme entouré d’un large manteau, ayant une toque de velours rouge sur la tête, demande audience sur-le-champ ; il prétend avoir de grands secrets à vous communiquer.

— Dis-lui d’entrer… Ah ! c’est toi, dit-il à l’inconnu, qui ôta son manteau et laissa voir un homme d’une stature élevée, le corps maigre, le front ridé, et le visage couvert de balafres, c’est toi, Arnould. Quelles nouvelles de Flandre ?

— Vous savez la grande d’abord ?

— Oui, et qu’a dit le peuple ?

— Lui ? rien du tout, il suffit qu’on lui mette un bâillon et il ne dit plus rien.

— Qu’a-t-il été, ce bâillon ?

— Une distribution de blé aux pauvres.

— Fort bien. Mais que veux-tu faire de cet enfant ?

Et il montrait Richard.

— Ne vous l’ai-je pas dit ? le garder, annoncer qu’il est malade, qu’il tombe en langueur, et puis, une nuit, on fait venir dans sa chambre un prêtre et un bourreau, le prêtre sort d’abord, le bourreau ensuite, le jeune prince est mort ; le lendemain on fait dire douze messes pour le repos de son âme, et tout est fini. Vous comprenez, sire ?

— Oui, je te fais mon premier ministre et je te donne la Normandie que je vais avoir… Ah ! ah ! je l’aurai, dit-il comme machinalement et en lui-même, je l’aurai donc ce beau fleuron de ma couronne, je serai roi chez moi… Et puis pourquoi n’aurais-je pas la Bourgogne, la Champagne, la Bretagne ?… Encore une fois, Arnould, je te fais mon premier ministre.

Et il le congédia en l’embrassant.

— En ce moment le vent devint plus fort, et son souffle dans l’air souleva quelques fleurs que le soleil avait fanées et qui vinrent voltiger devant la fenêtre du roi. « Les fleurs du peuple », se dit-il en riant amèrement, et un remords lui tortura l’âme.

Le lendemain, Osmond, tuteur du duc, vint redemander son pupille au roi.

— Pourquoi ? répondit celui-ci.

— Sire, j’étais un des plus vaillants capitaines de la Normandie lorsqu’elle était sous Guillaume, j’ai laissé bien des larges gouttes de sang dans des champs de bataille, le duc m’aimait comme son fils, et lorsqu’il partit pour son entrevue en Flandre, où il fut si lâchement assassiné…

— Qu’y-a-il besoin de revenir sans cesse sur cette affaire ? dit le roi en rougissant, nous la connaissons, continuez.

— Je vous disais, sire, qu’avant de partir pour la Flandre, il se méfiait de quelque chose et il craignait Arnould, ce seigneur assassin.

— Je vous ai averti, messire Osmond, insulter le nom d’un de nos vassaux c’est m’insulter moi-même. Vous croyez donc, parce que vous êtes tuteur de cet enfant, que vous êtes maître de la Normandie ? que le roi est ici par hospitalité ? que vous pouvez gouverner Rouen sans que personne, excepté vous, ait le droit de vie ou de mort ? Vous vous trompez, car si je faisais dresser une potence et mettre un grand seigneur au haut, que diriez-vous alors ?

— Pardon, sire.

— Continuez.

— Eh bien, sire, il me dit, les larmes aux yeux, en mettant le pied dans l’étrier : « Veillez sur mon fils, ne le quittez pas d’un instant, d’une minute, et si je ne reviens pas dans quinze jours, un mois, brûlez huit cierges à Notre-Dame de Bon-Secours pour le repos de votre ami ; vous entendez ? prenez garde à mon fils ! Adieu, et, si c’est pour toujours, encore adieu ! » Il me semble le revoir encore, sire, me serrant la main en me disant ces mots d’adieu, et des larmes restèrent longtemps sur sa barbe blanche ; il embrassa son fils, et nous vîmes bientôt son cheval disparaître dans un tourbillon de poussière. Nous l’attendîmes quinze jours, un mois, personne ! Alors toute la ville prit le deuil, et l’on fit plus, car on versa des larmes !

— Vous êtes un brave homme, dit le roi en soupirant, vos paroles m’ont touché. Eh bien, craignez-vous quelque chose pour cet enfant ? Eh, mon Dieu, nous avons assez de richesses pour le contenter ; pourquoi voulez-vous le reprendre ? Soyez tranquille, Osmond, un roi sait garder quelque chose de précieux, et la preuve c’est que lorsqu’on lui prend sa couronne on lui arrache quelquefois la tête avec, tellement il y tient.

Osmond sortit sans rien dire.

— Qu’ai-je appris, dit Osmond en entrant chez le roi, le lendemain matin, Richard est malade ?

— Mais oui.

— Qu’a-t-il ?

— Rien… Tenez, je vais vous le dire, je veux garder le duc auprès de moi, je l’aurai. Il est temps de cesser cet inutile carnaval ; dans une heure huit mille hommes sont aux portes de Rouen, j’ai envoyé Arnould vers Bernard, général des troupes de Normandie. Quant à vous, messire Osmond, qui voulez faire la leçon à l’homme roi comme au duc enfant, vous êtes libre maintenant, mais ce soir, au clair de lune, les vautours auront un cadavre de plus aux chasses du gibet… Allez maintenant, le masque est jeté, montrez-le au peuple.

Suivons un instant le vieux guerrier insulté, qui descend en courant le grand escalier. Il s’enfonça dans les rues tortueuses de la basse vieille tour. Sur la place Saint-Marc il rencontra Jehan de Montivilliers.

— Bien, dit-il, je te cherchais, j’ai de grandes nouvelles à t’annoncer. Eh bien, mes seigneurs, savez-vous une chose ?

— Laquelle ? dirent-ils avec empressement.

— Nous sommes dans une ville assiégée.

— Gare ! cria un homme monté sur un cheval et qui traversait la place à bride abattue.

C’était Arnould, duc de Flandre et sbire du roi.

— Parlez plus bas, dit le comte de Rochepeaux lorsqu’il le vit passer.

— Oui, messieurs, continua Osmond, et par le roi encore ; ce même homme que vous avez accueilli avec des bravos est un assassin, et le vengeur de Guillaume est son meurtrier !

— Mais, voyons, comment le savez-vous ?

— Il a voulu garder Richard avec lui, et tout à l’heure, lorsque j’ai été lui redemander mon cher enfant, il m’a dit… oh ! non, vous ne le croirez pas !… il m’a dit, l’infâme ! sans pudeur et sans honte, que tout ce qu’il avait fait était une comédie, une mascarade, et qu’il se moquait du peuple comme d’un enfant qu’on trompe ; il a ajouté que dans une heure huit mille hommes assiégeraient Rouen. Vive Dieu ! mes seigneurs, il n’en sera pas ainsi, dussions-nous tous nous faire assassiner comme Guillaume Longue-Épée ! non, non, le peuple ne se laissera pas tromper de la sorte, il va prendre les armes. Toi, Jehan de Montivilliers, va à la porte Beauvoisine ; Arthur de Rochepeaux, va au parvis Notre-Dame, c’est l’heure de la grève, tu y trouveras Le peuple ; va, dis-lui qu’on lui a pris son duc, son enfant bien-aimé, excite-le, mets-lui les armes dans les mains. Toi, Henry d’Harcourt, vole à Saint-Gervais, l’église est pleine de peuple, on y chante un Te Deum pour le roi ; va, dis-lui que Louis IV l’a trompé, dirige sur l’hôtel de ville nos amis. Hardi ! allez !

Deux heures après la multitude assiégeait le palais du roi avec des cris, des huées, des menaces, et les yeux tout rouges de colère ; elle avait déjà massacré Les sentinelles qui veillaient à la porte, et elle promettait avec rage d’en fbncer les portes si Le roi ne se présentait.

C’était pourtant le même peuple qui était venu avec des fleurs et des cris d’amour ! Maintenant il trépignait d’impatience et de rage, comme un homme en délire, il demandait à grands cris : le roi ! le roi ! et mille bras agitaient dans l’air des piques, des haches, des hallebardes, des poignards, des lances et des poings fermés.

Le roi était resté dans sa chambre, seul, assis sur son lit ; il attendait Arnould avec impatience, et les hurlements effrénés du peuple, qui allaient toujours croissant, étaient pour lui l’heure qui précède le moment où la tête du condamné doit rouler sur l’échafaud. Un instant il eut le courage de s’approcher du balcon et de regarder par la fenêtre, mais lorsqu’il vit toute cette mer de têtes qui s’agitait dans les rues tortueuses et qui montait vers le palais comme la tempête, il trembla, il faillit s’évanouir, ses jambes pliaient sous lui, ses dents claquaient, et ses mains humides d’une sueur moite et maladive touchaient instinctivement un crucifix de bois qu’il avait sur la poitrine.

Pourtant il entend des pas précipités dans Le corridor, son cœur bat avec violence. Arnould entra, il était pâle et défiguré, il avait du sang sur le visage.

— Eh bien ? dit le roi vivement, et les troupes ?

— Tout est perdu, sire ! J’arrive chez Bernard, je lui demande des troupes, je dis qu’il y va pour vous de la vie ou de la mort, il refuse ; je Le supplie, j’embrasse ses genoux, ses mains, je le prie comme on prie Dieu : « Non, dit-il en me repoussant du pied avec mépris et dédain ; moi ! j’irais porter du secours à ton maître ! si j’avais des assassins, je lui en enverrais ; mais il en a un, c’est toi ! Tu as bien assassiné Guillaume, assassine le peuple, assassine-le donc, ce seigneur-là !… Moi ! des troupes au roi de France ! je ne dois donner du secours qu’au duc de Normandie. Que le roi rende son prisonnier et qu’il laisse cette province ! » « Va-t’en, a-t-il ajouté en me donnant un coup de cravache sur la figure, va-t’en, assassin, dire ces mots à celui qui t’envoie ! »

En ce moment-là le peuple avait brisé les portes, il était dans les escaliers, ses pas retentissaient sous les voûtes.

— Le roi ! le roi ! criait-il.

La fenêtre s’ouvrit et laissa voir Louis IV, portant dans ses bras le duc de Normandie.

Les piques et les armes tombèrent des mains.

— Noël ! Noël ! vive le roi ! vive le duc ! criait le peuple.

Et cette immense acclamation se répandait dans toutes les rues, et trouvait un écho dans tous les cœurs.




  1. Mai 1836.