Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1922

René Pinon
Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 230-240).

Chronique 31 octobre 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE


La paix paraît assurée dans le Proche Orient ; mais il est certain que l’Europe a été à deux doigts d’une nouvelle guerre qui, vraisemblablement, ne serait pas restée localisée aux alentours du Bosphore. Lorsque le général Ismet pacha, délégué du gouvernement d’Angora, prit contact à Moudania avec les généraux Harington, Charpy et Mombelli, il fut surpris de s’entendre dicter des conditions quelque peu différentes de celles qui avaient été débattues, dans les conversations de Smyrne, entre Moustapha Kemal et M. Franklin-Bouillon. Le général Harington, quand il revint, le 10, de Constantinople à Moudania, était porteur d’un ultimatum qu’il se disposait à remettre au représentant d’Angora si les Conditions des Alliés n’avaient pas été acceptées ; cette journée devait donc décider de la paix ou de la guerre, et le général anglais, tout en travaillant de tout son cœur à la paix, restait persuadé qu’on allait à la guerre. Mais l’accord de la Grande-Bretagne, de l’Italie et de la France, affirmé et précisé à Paris le 7, produisit en Orient les heureux effets qu’il ne manque jamais d’entraîner dès qu’il apparaît sincère, solide et durable. Ismet pacha, s’adressant au général Harington, s’enquit « si c’était bien là son dernier mot » et, sur sa réponse affirmative, il céda ; la convention d’armistice fut signée le 11 à 6 heures 30 du matin.

Aux termes de cette convention, l’armée hellénique doit se retirer, dans un délai de quinze jours, sur la rive droite de la Maritza ; des forces alliées occuperont cette même rive droite, y compris Karagatch (gare d’Andrinople), jusqu’à la conclusion de la paix ; la Thrace orientale sera remise aux Turcs, par les soins des Alliés dans un délai de trente jours après l’évacuation par les Grecs. Environ sept bataillons alliés seront répartis, les Français à Andrinople, Kirk- Kilissé, Lulé-Bourgas, les Italiens à Tchorlou, les Anglais à Rodosto, Kechan, Ouzoun-Keupru. Les Turcs n’enverront en Thrace que 8 000 hommes de gendarmerie ; leurs troupes devront rester en Asie, en deçà d’une ligne que la convention détermine. Les contingents alliés resteront jusqu’à la conclusion de la paix sur les positions qu’ils occupent présentement (c’est-à-dire les Détroits).

M. Austen Chamberlain, dans son discours du 13, M. Lloyd George dans son discours du 14, ont attribué le mérite de cet heureux résultat pacifique à la politique du Cabinet britannique. Ils n’en ont convaincu personne. Les faits sont aussi clairs que la lumière du jour. Des fanfares de défi comme la fameuse note du 16 septembre, émanée du Cabinet du Premier Ministre, n’annonçaient pas des intentions pacifiques ; et si les signatures échangées à Moudania, et scellées par la loyale poignée de main du général Harington et d’Ismet pacha, avaient pu être remises en question, c’eût été par le discours injurieux et violent de M. Lloyd George à Manchester le 14 octobre. Une attitude résolue, confirmée par l’envoi discret de troupes et de vaisseaux de renfort, convenait au Gouvernement britannique et restait dans la logique de sa politique ; associée à une intervention médiatrice de la France et de l’Italie, elle pouvait contribuer à une solution pacifique ; mais telle n’a pas été la méthode de M. Lloyd George ; il n’a pas cessé de tenir un langage provocateur qui aurait mis le feu aux poudres si, sur place, la politique anglaise, n’avait été servie par des hommes d’expérience et de sang-froid : sir Horace Rumbold et le général Harington. La patience et la discipline des soldats anglais n’a été égalée que par la patience et la discipline des troupes victorieuses de Moustapha Kemal.

Nous avons, sur les mérites de ceux qui ont été les bons artisans de la paix, une déclaration de Moustapha Kemal qui, prononcée devant la Grande Assemblée avant le discours de M. Lloyd George, en est en quelque sorte la réfutation préalable. « Dès que je suis arrivé à Smyrne, la politique a fait son apparition, et voici comment. Le général Pellé voulait causer avec moi. Il venait officieusement, niais en réalité il était envoyé par son Gouvernement. Le général me demanda de ne pas marcher sur Constantinople ni sur Tchanak, parce qu’il s’agissait «de zones neutres... Je lui répondis que j’en ignorais l’existence. Entre temps, je recevais une dépêche de M. Franklin-Bouillon, un ami personnel à moi, qui voulait me parler à ce titre. Je lui répondis qu’il pouvait me rencontrer à Smyrne. Lorsqu’il fut arrivé, je constatai qu’il venait non seulement de la part du Gouvernement français, mais aussi de la part de l’Angleterre et de l’Italie. On nous adressa en même temps une note dans laquelle les Puissances alliées nous demandaient immédiatement la cessation des hostilités, mais nous étions obligés de débarrasser notre territoire de nos ennemis jusqu’à ses frontières naturelles. Notre Gouvernement n’a pas l’intention de verser le sang pour la réalisation de ses projets s’il peut en obtenir la réalisation par la paix. Par conséquent, si l’ennemi se retirait au delà de nos frontières de 1914, nous n’avions plus besoin de continuer les hostilités. Quant à la question des Détroits, c’est nous qui avions été les premiers à demander leur liberté. C’est d’après ces considérations que nous avons accepté la réunion de la Conférence de Moudania. » S’il fallait un témoignage anglais, nous aurions, entre autres, celui du général Townshend dans la Pall Mall Gazette du 21 : « Si nous n’avons pas été entraînés dans une terrible guerre, nous le devons à la sagesse de M. Poincaré et de nos représentants dans les Détroits. » La paix n’a été possible que par la décision prise à Paris, le 23 septembre, par les Alliés de reconnaître aux Turcs la possession de la Thrace jusqu’à la Maritza ; elle a été facilitée par l’intervention amicale des Français qui ont inspiré confiance aux Turcs et ont obtenu d’eux le respect de la zone neutre et la signature de l’armistice. M. Lloyd George a célébré sa « politique d’Orient qui a amené la paix en Europe ; » il a voulu monter au Capitole, mais il a trouvé la Roche Tarpéienne.

Des discours de M. Chamberlain, le 13 octobre, et de M. Lloyd George, le 14, il ressort que la politique britannique en Orient a poursuivi deux desseins. D’abord un objectif général : les Turcs ayant fait la guerre, sans aucune nécessité ni provocation, à l’Angleterre, à la France et à la Russie, s’étant mis, corps et âmes, au service de l’Allemagne, et ayant proftlé de la guerre pour se livrer à d’affreux massacres sur leurs propres sujets chrétiens, devaient subir les conséquences de leurs fautes ; la paix ne leur laisserait donc que l’Anatolie sous le contrôle des Puissances victorieuses. Cette politique, nous l’avons montré ici, n’a échoué que par la catastrophe de la Russie, la carence des États-Unis et surtout par les fautes de la politique britannique et, en particulier, par le caractère antifrançais qu’elle a pris dès l’armistice. C’est cette politique qui a suscité le nationalisme turc et soulevé Moustapha Kemal ; c’est elle aussi qui a rendu nécessaires les accords d’Angora que M. Chamberlain et M. Lloyd George nous reprochent encore avec tant d’acrimonie. M. Lloyd George a même, à ce propos, fait une découverte ; il a parlé de « la défaite française en Cilicie ; » on ne peut qu’admirer la fécondité de son imagination.

Restait l’objectif spécial de la politique anglaise : les Détroits. M. Lloyd George, M. Chamberlain lui-même parlent des Détroits, de « la liberté des Détroits, » comme d’une conquête que l’on voudrait arracher à la Grande-Bretagne. « Nous avons été avertis par nos conseillers compétents, dit M. Chamberlain, que notre position de Tchanak était indispensable pour assurer le contrôle complet des Détroits et le libre passage des cuirassés ; » et il s’en prend à M. Asquith, à lord Grey, qui en ont demandé l’évacuation, à la France qui a retiré ses soldats de la rive asiatique. M. Lloyd George, lui, affirme que le but de la politique anglaise était « d’assurer la liberté des Détroits pour le commerce de toutes les nations ; » il ajoute qu’il s’agit d’empêcher ce qui s’est produit en 1914, la fermeture des Détroits. « Laisser fermer les Détroits eût été abandonner le fruit le plus important de notre victoire sur les Turcs qui nous coûta tant de vies et tant d’argent. » Il insiste : « Nous avons obtenu la liberté des Détroits, ce qui est d’un intérêt de premier ordre, non pas seulement pour l’Empire britannique mais pour l’humanité entière. » Qu’est-ce donc au juste que M. Lloyd George entend par ce mot vague : « liberté des Détroits ? » Qu’est-ce que Tchanak, sinon un symbole qui signifie, pour les électeurs anglais, mainmise de la Grande-Bretagne sur les Détroits ? Le colonel Repington, le critique militaire bien connu, écrivant dans le Daily Telegraph du 17, déclare sans ambages : « Nous n’avons pas encore réglé la question turque. Nous avons seulement obtenu le temps de reprendre haleine pour la régler... Aujourd’hui, comme en 1915, on ne peut obtenir, dans les Détroits, une décision, au sens militaire du mot, que par un choc entre les armées ; » et il demande que, pour le cas où la conférence de la paix échouerait, le Gouvernement britannique prépare l’armée de sa politique et « se concerte avec ses amis des Balkans sans attendre qu’une nécessité survienne. »

Voilà un langage sincère. Pour qui connaît et la tradition de l’impérialisme britannique et l’histoire de la « question des Détroits, » il est évident qu’après avoir, à contre-cœur, abandonné, par les conventions de 1915, les Détroits et Constantinople à l’Empire des Tsars, le Cabinet de Londres a pensé que la catastrophe de la Russie et la défaite des Turcs lui ocraient une occasion inespérée d’en assurer le contrôle à l’Empire britannique ; il a poursuivi un plan de mainmise économique, politique et religieuse [1] sur Constantinople et les Détroits. C’est l’échec de ce plan que M. Lloyd George et ses amis voudraient nous imputer quand ils ne devraient l’attribuer qu’à leurs propres fautes ; l’opinion anglaise ne s’y est pas trompée ; elle charge de leurs responsabilités M. Lloyd George et son Gouvernement ; c’est sur cet écueil qu’est venue s’échouer la fortune politique du grand politicien gallois. Écoutons M. Garvin, qui, dans son Observer, fut si longtemps l’appui le plus ferme du Premier Ministre et, disait-on même, son inspirateur : « Les intérêts légitimes (c’est nous qui soulignons) britanniques dans les Détroits sont limités par ceux de la Turquie et des autres nations. Que cela nous plaise ou non, c’est un fait que le Gouvernement britannique doit se rappeler, en vue de la Conférence du Proche-Orient. D’autre part, un arrangement avec la France constitue la question la plus urgente de notre politique extérieure. Il faut rétablir non-seulement une coopération pratique, mais une loyale concorde entre les deux pays, ou bien il se produira une hostilité déclarée. Nous pouvons faire davantage pour la reconstruction de l’Europe en travaillant avec et par la France. » Échec en Orient, rapprochement avec la France : les deux termes sont liés. Au point de vue de la politique extérieure, c’est tout le sens de la crise politique qui a renversé M. Lloyd George.

La question des Détroits a, depuis plus d’un siècle, tenu une très grande place dans la politique britannique ; or, la question des Détroits, c’est Constantinople, c’est toute l’histoire de la rivalité anglo-russe ; sous les controverses juridiques du mare clausum et du mare liberum, il y a toujours eu des intérêts politiques très précis et très âpres. Pour s’assurer le libre passage des Détroits, la Russie a cherché tantôt à exercer sur la Turquie tout entière une sorte de protectorat (comme au temps du traité d’Unkiar-Skélessi, 1833), tantôt à la démembrer. Le Gouvernement du Tsar a cru toucher au but par les accords de 1915. Par l’une ou l’autre des deux méthodes, il s’agit, pour la Russie, de sortir de cette prison de la Mer-Noire où l’Angleterre prétend l’enfermer. Quand la Russie exerce en Turquie une influence prépondérante, c’est l’Angleterre qui demande l’ouverture des Détroits ; quand la Russie est faible, c’est elle au contraire qui réclame la liberté des Détroits et c’est l’Angleterre qui la lui refuse ; ce fut le cas notamment de 1856 à 1871. La Russie, — il est bon de s’en souvenir, — fil payer à la France, en 1871, la faute de s’être associée, en 1855, à la Grande-Bretagne pour l’enfermer dans la Mer-Noire et lui interdire d’y faire flotter son pavillon de guerre. Entre la Turquie, et la Russie, en 1914, c’est la question des Détroits qui est en jeu ; c’est à cause d’elle que la Turquie se jette dans la bataille et c’est la possession des Détroits que la Russie regarde comme la juste compensation d’une guerre longue et coûteuse. La République des Soviets reprend la tradition russe : la Turquie est faible, elle s’allie à elle, elle la protège ; elle acheminait, ces jours derniers, des divisions vers le Caucase ; elle avertissait la Pologne que si la guerre éclatait entre la Turquie et l’Angleterre, la situation deviendrait très grave ; alliée de la Turquie, la Russie disposerait des Détroits et pourrait les fermer à ses adversaires. L’Angleterre adopte naturellement la politique opposée : démembrer la Turquie, occuper les Détroits.

Ainsi s’éclaire, à la lumière de l’histoire, la politique d’aujourd’hui. Que signifie « liberté des Détroits ? » En temps de paix, pour la navigation commerciale, les Détroits sont libres. C’est donc du pas sage des vaisseaux de guerre en temps de paix et des bateaux de commerce en cas d’une guerre où la Turquie serait impliquée qu’il s’agit. Si la Russie peut avoir besoin, comme durant la guerre contre le Japon, de faire passer sa flotte de la Mer-Noire par les Détroits, on voit moins bien ce que les escadres anglaises iraient faire dans la Mer-Noire ; on comprend, au contraire, l’intérêt, pour les navires marchands qui vont chercher les blés et les pétroles de la Mer-Noire, de pouvoir franchir en tout temps les Détroits. Mais si les Détroits sont libres, en temps de paix comme en temps de guerre, même si le passage est réglementé comme celui du canal de Suez, la souveraineté et l’indépendance de la Turquie ne sont-elles pas menacées ? La liberté des Détroits, pour n’être pas un vain mot, doit être assurée à l’encontre des entreprises de trois Puissances : celle qui possède les rives des Détroits, celle qui, enfermée dans la Mer-Noire, aspire à en tenir les issues, celle enfin qui dispose de la suprématie navale ; car ce sont les seules qui, en ayant les moyens, peuvent avoir la tentation de confisquer à leur profit cette liberté. La tentative de l’Angleterre pour devenir la gardienne de la liberté des Détroits a échoué et cet échec entraîne la chute du Cabinet Lloyd George ; l’opinion britannique paraît se prononcer sagement pour la politique du droit commun ; les Détroits seraient remisa la garde de la Société des Nations dont la puissance morale compense la faiblesse matérielle : c’est la solution juste. On voit mieux, maintenant, quel va être le sens des élections anglaises et quelle est la vraie portée des mots : Tchanak, liberté des Détroits. On comprend aussi quels intérêts antagonistes la Conférence pour la paix et la Conférence pour les Détroits vont être appelées à concilier.

Les Turcs sont avertis. Ils ont gagné, par la modération dont ils ont fait preuve dans la victoire, la possession de la Thrace ; mais tout danger n’a pas disparu pour leur pays, — le langage du colonel Repington suffirait à le prouver, — l’écueil, pour eux, serait une politique d’intransigeance et de nationalisme outrancier. Quand nous voyons certains d’entre eux demander, au service de la Dette et aux banques de Constantinople, l’expulsion de leurs employés grecs ou arméniens, préparer la nationalisation des chemins de fer, annoncer l’intention de confisquer les biens des chrétiens qui ont quitté Smyrne ; quand nous apprenons qu’à Smyrne les autorités ont prétendu empêcher le Consulat de France d’arborer son drapeau, que des cimetières chrétiens, et en particulier le cimetière latin, ont été profanés, nous ne pouvons nous empêcher de regarder l’avenir avec inquiétude. Le projet de constituer et l’espoir de faire prospérer un Empire ottoman réduit à ses seuls sujets de race turque est une utopie dangereuse ; vouloir expulser tous les chrétiens comme n’étant pas des Ottomans, et en même temps fusiller comme Ottomans traîtres à leur patrie ceux d’entre eux qui ont été faits prisonniers dans les rangs grecs, ce n’est pas seulement odieux, c’est absurde. L’expulsion des chrétiens serait la ruine économique irrémédiable de la Turquie. Nous regrettons aussi de lire, sous la plume du distingué représentant à Paris du Gouvernement d’Angora, l’affirmation que les massacres de 1915 ont été précédés et s’expliquent par « un soulèvement en masse des Arméniens. » Combien l’Europe tendrait plus volontiers la main à une Turquie qui viendrait lui dire : Les massacres, trop réels, ont été organisés chez nous, avec les encouragements de l’Allemagne qui nous avait entraînés dans la guerre, par quelques hommes dont Talaat fut le plus coupable ; ce passé atroce est aujourd’hui le passé ; dans la Turquie nouvelle, régénérée par sa victoire après avoir été punie par sa défaite, il n’y aura plus de distinction de races ni de religions ; ce sera l’égalité et la liberté pour tous ! Un tel régime, qui aurait sauvé la Turquie en 1908, serait encore aujourd’hui pour elle le chemin de la paix et de la prospérité. Moustapha Kemal et ses lieutenants sont dignes de le comprendre et capables de guider enfin leur pays dans cette voie qu’ont suivie toutes les nations civilisées et hors de laquelle il n’y a pas de salut.

Le jeudi soir 19 octobre, M. Lloyd George a remis à Sa Majesté George V la démission du Cabinet britannique. Ce grand événement se rattache directement aux affaires d’Orient. Un grand nombre d’unionistes qui avaient jusqu’ici soutenu le cabinet de coalition ont estimé que la politique personnelle de M. Lloyd George compromettait gravement les intérêts de l’Empire britannique à l’extérieur : pour sauver l’Allemagne, il a suscité le juste mécontentement de la France, et l’Allemagne est à la veille d’une catastrophe économique et politique ; pour sauver la Grèce, il a exposé l’Angleterre à une guerre avec la Turquie au risque de provoquer la dislocation de l’Empire britannique, et la Grèce est finie comme Puissance asiatique. Son succès à la conférence de Washington n’a été remporté qu’aux dépens de la France, et les États-Unis sont toujours aussi éloignés, — M. Hoover vient encore de l’affirmer, — de se prêter à une liquidation des dettes interalliées. À Gênes et à La Haye, il a échoué dans sa tentative prématurée et mal conduite pour faire rentrer la Russie des Soviets dans la vie politique et économique de l’Europe. Même sa politique libérale en Irlande et en Egypte, que sans doute l’histoire retiendra à son honneur, lui est imputée à grief par une grande partie des conservateurs. À l’intérieur, la formule des inquiétudes unionistes a été donnée par M. Stanley Baldwin : « M. Lloyd George, qui a brisé le parti libéral, pourrait maintenant briser le parti conservateur. » Fallait-il donc persévérer dans cette politique de la coalition qui avait conduit et gagné la guerre avec M. Lloyd George ou bien revenir aux anciens partis et aux anciens programmes ?

Déjà la question s’était posée en mars et M. Lloyd George avait réussi à recoller sa majorité disjointe ; après six ans de pouvoir, il se croyait l’homme indispensable. La crise orientale et l’approche des élections générales ont réveillé les consciences et ravivé les inquiétudes des conservateurs. M. Chamberlain, leader du parti aux Communes, avait convoqué pour le 19 une réunion des députés unionistes ; il s’était abstenu d’y convier les pairs ; ceux d’entre eux qui y furent convoqués en qualité de membres du Cabinet, comme lord Curzon, s’abstinrent d’y paraître. Une élection partielle à Newport où le candidat conservateur l’emporta, contre l’attente générale, sur ses concurrents libéral et travailliste, encouragea la résistance du parti aux directions de M. Chamberlain qui, le 13, dans son discours de Birmingham, avait préconisé chaleureusement le maintien de la coalition. Le 19, la rue, la première, parla ; une foule très animée hua M. Chamberlain, lord Birkenhead, et sir Laming Worthington Evans. Dans la salle M. Chamberlain, président, prêcha l’union des conservateurs, le maintien de la coalition avec les libéraux, et agita le péril travailliste. Une motion proposée par M. Pretyman déclarait que « le parti conservateur, tout en ne se refusant pas à coopérer avec les libéraux coalitionistes, doit se présenter à l’électorat comme parti indépendant, avec son propre chef et son propre programme » Un bref discours de M. Bonar Law décida de la bataille. Déjà sa lettre du 7 octobre au Times avait, nous l’avons noté, le caractère d’une candidature aux fonctions de Premier Ministre ; puisque le chef qui jusqu’ici manquait aux conservateurs jugeait nécessaire de sortir de sa retraite, affirmait la nécessité d’un changement de gouvernement et de politique, et laissait entendre qu’il était prêt à assumer la charge du pouvoir et à présider aux élections, les hésitants se sentirent rassurés ; 187 voix contre 87 se prononcèrent pour l’indépendance du parti conservateur : la coalition était morte.

Mis au courant par M. Chamberlain, le Premier Ministre réunit ses collègues et s’en fut à Buckingham Palace porter au Roi sa démission. Le soir même, George V faisait appeler M. Bonar Law et le chargeait de former le nouveau ministère. L’homme d’État conservateur se mettait aussitôt en campagne ; mais il fallait avant d’aboutir qu’il fût proclamé leader du parti ; cette formalité traditionnelle a été accomplie à l’unanimité le 23, M. Bonar Law a été officiellement investi de la charge de Premier Ministre le 24. Le Cabinet est composé exclusivement de conservateurs : lord Derby, ancien ambassadeur à Paris, dont on n’a pas oublié l’ardente campagne pour une alliance franco-anglaise, devient ministre de la Guerre ; lord Curzon reste au Foreign Office, lord Salisbury devient Président du Conseil privé, lord Cave lord chancelier, M. Stanley Baldwin, chancelier de l’Échiquier, M. Bridgeman va à l’Intérieur, le duc de Devonshire aux Colonies, M. Amery à l’Amirauté, M. Wood à l’Instruction publique, sir Philip Lloyd Greame au Commerce, lord Peel devient secrétaire pour l’Inde, sir Arthur G. Boscaven, ministre de l’Hygiène, sir Robert Sanders de l’Agriculture, etc. Le premier acte du nouveau ministère a été de prononcer la dissolution de la Chambre des Communes ; les élections sont fixées au 15 novembre.

Comment le parti conservateur s’y présentera-t-il ? Le vote du 19 l’a séparé en deux fractions inégales ; la minorité compte 87 membres, mais parmi eux sont restées plusieurs personnalités éminentes, treize membres du Cabinet Lloyd George, parmi lesquels M. Chamberlain, lord Balfour, lord Birkenhead, sir Robert Horne, sir Laming Worthington Evans, lord Crawford, lord Lee. On paraissait croire, durant les premiers jours, qu’une sorte de parti du Centre allait se constituer qui aurait compris les conservateurs et les libéraux coalitionistes ; il semble plus probable que l’union conservatrice va se reformer pour les élections. Sa chute paraît avoir ravivé Chez M. Lloyd George les instincts démagogiques que comprimait son ancienne majorité conservatrice : « Il adore la lutte, déclarait Mme Lloyd George ; la lutte le stimule, et sa santé physique et morale n’est jamais plus satisfaisante que lorsqu’il est plongé dans la bataille. » A peine était-il descendu du pouvoir qu’on l’a vu, le 20, partir pour Leeds et, à chaque station importante, haranguer la foule ; il n’a pas prononcé moins de sept discours, attaquant avec véhémence les conservateurs qui l’ont abandonné, se vantant d’avoir seul, en Orient, sauvé la paix européenne, rappelant son plus beau titre de gloire, c’est-à-dire la guerre et la victoire. « Le fardeau du pouvoir n’est plus sur mes épaules, mais j’ai l’épée à la main, » s’est-il écrié. Cette épée, contre qui va-t-il la brandir ? Évidemment contre ceux qu’il appelle « les échauffés du conservatisme ; » mais par qui sera-t-il suivi ? Jusqu’à présent, son escrime n’a fait tort qu’à lui-même ; son attitude agressive pourrait bien refaire l’unité du parti conservateur et assurer son succès aux élections. Les élections ne tarderont pas à nous édifier sur les véritables sentiments des hommes et des femmes d’Angleterre pour le grand tribun.

La plupart des journaux anglais, depuis l’Observer jusqu’au Times, constatent que c’est l’attitude de M. Lloyd George à l’égard de la France qui a entraîné la politique anglaise hors de sa voie. Le Times dit excellemment : « La grande erreur de la récente politique britannique a été d’entretenir l’idée que la Grande-Bretagne pourrait chercher en Europe des intérêts spéciaux et séparés sans tenir compte de la France. » Au moment où M. Lloyd George quitte le pouvoir, il n’appartient pas aux Français, qui n’ont pas ménagé à sa politique les critiques qu’ils estimaient justifiées, de lui jeter la pierre ; ils ne sauraient oublier l’énergie avec laquelle il a conduit la guerre et la résolution qui lui a fait, en une heure de détresse, réaliser l’unité du commandement, qui a été la source de la victoire ; il faut bien constater cependant que la politique de M. Lloyd George a subi des échecs dans la mesure même où elle était contraire aux intérêts légitimes de la France. C’est que notre pays a eu, pendant la guerre, et a encore aujourd’hui qu’il s’agit de réaliser et de consolider la paix, cette singulière fortune que les intérêts de tous les peuples civilisés sont solidaires des siens. Si M. Lloyd George, au lieu d’imaginer et de dénoncer au monde la légende d’une France impérialiste et militariste, avait, depuis l’armistice, solidement appuyé la politique britannique à celle de la France, soutenant nos intérêts là où ils sont prépondérants, invoquant notre appui là où dominent ceux de la Grande-Bretagne, l’Allemagne ne serait pas aujourd’hui au bord de l’abîme, l’Orient ne serait pas troublé et menacé d’un nouveau conflit. Il n’est jamais trop tard pour revenir à la politique du bon sens et de la vérité ; la presse anglaise et la nôtre le proclament à l’unisson et ce sera le programme du nouveau Cabinet britannique. M. Bonar Law est un loyal gentleman écossais ; si son extérieur est froid et réservé, son cœur est chaud et sa parole sage ; il a donné maintes preuves de ses sympathies pour cette France sur le sol de laquelle ses deux fils sont tombés face à l’ennemi ; nous ne lui demanderons pas de sacrifier les intérêts essentiels du grand pays dont il assume la direction, mais nous sommes assurés qu’il comprend l’étroite solidarité d’intérêts qui, aujourd’hui comme hier, unit les vainqueurs de la Grande Guerre.

Tandis qu’une crise politique aiguë éclatait en Angleterre et que M. Lloyd George quittait le pouvoir, et, rentré dans la lutte, faisait blanc de son épée, le Parlement français ouvrait dans le calme sa session extraordinaire. A la Chambre, la longue liste des interpellations variées s’écoule peu à peu sans passionner l’opinion ; quelques-unes, celle par exemple de M. Paul Reynaud sur les réparations, sont écoutées avec profit. Les événements d’Orient ont montré que le redressement si nécessaire de la politique française est réalisé et la constitution en Angleterre d’un nouveau ministère présage que son isolement va cesser. A la Commission des Réparations, un débat très vif a été provoqué à l’improviste, le 11 octobre, par Sir John Bradbury avant la chute du Cabinet Lloyd George ; il s’est continué le 21 par un contre-projet de M. Barthou ; nous aurons à revenir sur cette discussion ; elle prépare le grand et décisif débat qui doit s’ouvrir à Bruxelles avant la fin de l’année sur la question des réparations liée à celle des dettes interalliées. M. Poincaré, M. Bonar Law et M. Giolitti, si, comme on l’assure, il est sur le point de remplacer M. Facta, vont se trouver en présence de la faillite allemande : l’heure des résolutions va bientôt sonner ; elle ne surprendra pas M. Poincaré.


RENÉ PINON.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.

  1. Voyez, sur ce point particulier, le livre si révélateur du Père Michel d’Herbigny : L’Anglicanisme et l’orthodoxie gréco-slave (Paris, Bloud et Gay, 1 v, in-8.