Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1915

Chronique n° 2005
31 octobre 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.





La question qui domine, en ce moment, toutes les autres et à laquelle toutes les autres se rattachent est celle de Serbie. L’héroïque petit peuple donne une fois de plus au monde un admirable exemple d’énergie ; mais il y a, entre ses adversaires et lui, une si grande disproportion de forces numériques que son succès serait un miracle : il serait téméraire d’y compter. Les choses tourneraient sans doute autrement, si la Serbie était secourue en temps opportun et avec des forces suffisantes. Faut-il la secourir? Les esprits se sont divisés : les uns ont été d’avis de le faire, les autres de s’en abstenir, et on est obligé d’avouer que, de part et d’autre, il y avait des argumens très forts. L’hésitation était permise. Mais aujourd’hui que toutes les Puissances de la Quadruple-Alliance se sont prononcées pour l’action et que quelques-unes d’entre elles y sont déjà entrées, la question a changé de face. Il ne s’agit plus de savoir si nous irons ou si nous n’irons pas à Salonique : nous y sommes, et il vaudrait certainement mieux n’y être pas allés que d’y faire preuve d’impuissance. Dès lors, si nous donnons les principaux argumens de ceux qui recommandaient la prudence et l’abstention, ce n’est pas pour les appuyer, mais seulement pour mettre sous les yeux de nos lecteurs tous les côtés de cette grave affaire.

Les partisans de l’abstention ne méconnaissaient pas l’intérêt que mérite la Serbie, et encore moins le danger que la nouvelle entreprise allemande fait courir à la cause des Alliés ; seulement, ils estimaient que, s’il convient à l’Allemagne de courir des aventures nouvelles, il est sage de ne pas l’y suivre et de maintenir la totalité de ses forces sur les points bien choisis où le sort final de la guerre doit se décider. Ce n’est pas, disent-ils, en Orient, entre le Danube, la Mer-Noire et la mer Egée, que cette décision de la guerre interviendra, mais bien en Occident et au Nord, sur le front français, sur le front russe, sur le front italien, et c’est là par conséquent que nous devons maintenir la plénitude de notre effort. Quelle ne serait pas notre responsabilité si, quand le moment viendra, nous n’y avions pas la disponibilité de toutes nos forces ! Combien de fois, dans l’histoire militaire, une bataille a été perdue parce que l’ennemi, grâce à une diversion habile, avait amené son adversaire à s’affaiblir en se dispersant ? La Serbie se battra certainement avec vaillance, mais elle n’a que 250 000 hommes, et elle sera écrasée avant l’arrivée des secours que nous pouvons lui envoyer, quelque diligence que nous y mettions. Peut-on, d’ailleurs, compter sur cette diligence ? Il faudra des semaines, des mois peut-être pour que les quatre Alliés se mettent d’accord sur ce que chacun d’eux peut et doit faire, et il en faudra d’autres encore pour passer de la résolution à l’exécution. Avant même que les troupes alliées soient complètement réunies, la jonction des Austro-Allemands et des Bulgares sera faite et nous arriverons tout juste à temps pour assister à un désastre que nous n’aurons pas pu empêcher. Pour agir avec opportunité et efficacité, il aurait fallu prévoir les événemens par lesquels nous nous sommes laissé surprendre. Il est trop tard aujourd’hui ; nous ne rattraperions pas le temps perdu. Sachons nous borner, et, puisque le choix s’impose entre deux fronts, c’est pour le front occidental que nous n’hésitons pas à nous prononcer.

C’est ainsi que parlaient les abstentionnistes au nom du bon sens ; mais les interventionnistes, faisant appel à ces sentimens généreux qui, quoiqu’on en dise, sont une force, répondaient que la conscience humaine serait révoltée si quatre Puissances, aussi grandes que l’Angleterre, la France, la Russie et l’Italie, prenaient froidement leur parti de laisser écraser la Serbie sans rien faire, sans rien tenter pour la sauver. Les Balkans nous donnent en ce moment un triste spectacle : les pires abstentions qui s’y produisent mériteraient être absoutes, si l’exemple leur était venu de si haut et si elles pouvaient en invoquer l’autorité. Lequel des Alliés aurait le droit d’adresser un reproche à la Grèce ou à la Roumanie, s’il avait commencé par s’abstenir lui-même, dans la seule crainte d’éprouver un échec ? Au surplus, sir Edward Grey a énoncé une grande vérité, dont nous aimons à croire que l’Angleterre s’inspire, ou s’inspirera, lorsqu’il a dit que « sur quelque front que les combats aient lieu, la lutte et son issue sont indivisibles. » Une bataille gagnée en Orient a son contrecoup immédiat en Occident, et, réciproquement ; tous les champs de bataille sont solidaires ; et si le ministre anglais a eu raison lorsqu’il a affirmé avec tant de force que les intérêts de la Grèce et de la Serbie n’en faisaient qu’un, « au point qu’à la longue les deux pays resteront debout ou tomberont ensemble, » il aurait pu ajouter que cette solidarité s’étend encore plus loin, car elle englobe l’Angleterre elle-même et ses Alliés. La chute de la Serbie serait un affaiblissement immédiat pour nous tous.

Les Allemands l’ont compris; il suffit de lire leurs journaux pour connaître leurs projets; ils les exposent avec une complaisance arrogante qui ne permet pas de les ignorer. Leur but est en Serbie Constantinople. Dira-t-on qu’ils s’illusionnent sur les avantages que présentera pour eux cette gigantesque expédition, à supposer qu’elle réussisse ? Alors, que sommes-nous allés faire dans les Dardanelles? Nous aussi, nous avons cru qu’atteindre Constantinople serait un coup de maître et que toute la suite de la guerre en serait fortement influencée. Avions-nous tort ? Nous trompions-nous? Nous laissions-nous égarer par un mirage ? Non, certes ; malheureusement, de grandes fautes ont été faites dans la préparation et dans l’exécution de l’entreprise et elle n’a pas encore abouti. Les Allemands prennent le même programme à leur compte; ils prétendent le remplir par d’autres moyens que les nôtres et nous gagner de vitesse ; ne devons-nous pas faire tout ce qui est en notre pouvoir pour les en empêcher? Soutiendrait-on que ce programme, qui est bon pour nous, ne l’est pas pour eux ? Ce serait parler contre l’évidence. Tout le monde sent que l’arrivée des Allemands à Constantinople aurait pour le présent et pour l’avenir les conséquences les plus graves. Cherchent-ils du moins à atténuer l’importance de l’événement pour le faire accepter ou subir plus facilement? Loin de là, ils menacent déjà le golfe Persique, l’Inde, l’Egypte, tout le Nord de l’Afrique et annoncent l’intention de puiser dans le monde musulman des millions d’hommes dont ils feront des soldats contre nous. Qu’ils se vantent quand ils étalent déjà devant nous ce tableau de leur grandeur future, nous le voulons bien; ils tournent tout au colossal ; ils suppriment le temps, les distances, toutes les difficultés qui ont jusqu’ici ralenti ou arrêté la marche des autres hommes ; mais qui pourrait dire que tout ici est illusoire, et que ces rêves à la Pyrrhus doivent nous laisser incrédules? Sans aller jusqu’à prendre les choses au tragique, il est prudent de les prendre au sérieux. La Serbie est aujourd’hui la pierre d’achoppement devant les pas de l’Allemagne. Sera-t-elle brisée ? Alors, nous ne disons pas que tout sera perdu, mais un grand mal aura été fait, et il faudra, pour le réparer, un plus grand effort qu’il n’en aurait fallu pour l’empêcher.

Telles sont les raisons principales qui, après avoir été mises en balance avec celles qui conseillaient aux Alliés de s’abstenir, l’ont emporté et les ont finalement décidés à intervenir en Serbie ; mais il s’en faut de beaucoup que cette intervention soit dès maintenant ce qu’elle doit être. Nous n’avons encore qu’une poignée d’hommes à Salonique ; les Anglais en ont moins; les Russes et les Italiens n’en ont pas du tout. Nous savons bien que ce n’est qu’un commencement; mais nous savons aussi que, du côté ennemi, l’expédition a été préparée de longue main, et que les événemens risquent de se précipiter. Déjà, sur deux points, à Vrania et à Vélès, le chemin de fer qui relie Salonique à Nich a été coupé par les Bulgares et, comme ce chemin de fer est la seule voie par laquelle on puisse pour le moment ravitailler l’armée serbe, la nouvelle a jeté dans les esprits une préoccupation trop naturelle. D’après les derniers télégrammes, les Serbes ont repris Vélès, et nous les avons aidés dans cette tâche, mais le résultat de nos communs efforts n’est pas encore acquis d’une manière tout à fait certaine. La prise d’Uskub par les Bulgares est encore venue compliquer la situation. De plus, les Austro-Allemands ont passé le Danube à Orsova, c’est-à-dire au point d’intersection des frontières autrichienne, serbe et roumaine. Le plan de campagne de l’ennemi commence à se dessiner, et ce n’est pas à tort qu’on y voit l’intention d’envelopper l’armée serbe, en s’emparant des points par lesquels, aujourd’hui ou demain, elle peut recevoir des secours. Les Serbes ont heureusement dans le voïvode Putnik un général qu’on dit être de premier ordre. Leur désespoir même peut les sauver. Mais que feront-ils? Quelle méthode de guerre adopteront-ils? Quel appui pourrons-nous leur donner et quel sera pour cela le moment le plus utile? Questions délicates, et la compétence nous manque pour y pour répondre : le temps le fera bientôt.


La situation balkanique devait ramener le ministère devant les Chambres; mais elle ne l’y a pas ramené tout entier; la veille de la discussion, M. Delcassé a donné sa démission de ministre des Affaires étrangères. On sait quelle compétence il avait acquise dans le long exercice de cette fonction et l’autorité dont il jouissait dans le monde diplomatique. En Allemagne, cette autorité avait fait naître contre lui des sentimens très vifs : on le redoutait et on le haïssait. La nouvelle de sa retraite y a déchaîné une explosion de joie mêlée d’orgueil, comme si on avait remporté une véritable victoire. Ce sera une victoire sans lendemain : quelque regrettable que soit le départ de M. Delcassé, la politique du gouvernement de la République n’en sera nullement changée. Nous ne nous arrêterons pas aux motifs de ce départ qui a été tout spontané de la part de M. Delcassé. Il a d’abord invoqué de simples motifs de santé: plus tard, dans une lettre écrite au président du Conseil, il a déclaré qu’il n’était pas d’accord avec ses collègues sur l’expédition de Salonique ou sur les conditions dans lesquelles on l’a engagée: mais sa lettre n’a pas été publiée et il est difficile d’en parler sans en avoir le texte. En tout cas, s’il y a eu un désaccord entre M. Delcassé et ses collègues, il est de date très récente, car M. Viviani a affirmé à la tribune qu’il ne s’est produit à aucun moment pendant que M. Delcassé collaborait avec eux. Laissons donc à l’histoire le soin de débrouiller ce mystère. Nous ne connaissons d’autre langage que celui du gouvernement devant les Chambres : il a été excellent.

Une première fois, M. le président du Conseil a lu une déclaration qui avait le défaut de raconter ce qui s’était passé, c’est-à-dire ce que tout le monde savait déjà, et d’être muet sur la conduite que le gouvernement se proposait de suivre. C’était pourtant le point intéressant et sur lequel il était inévitable qu’on lui posât quelques questions. M. Painlevé s’en est chargé. La séance a été longue, animée, confuse, par moment violente; mais la violence a porté sur des incidens qui n’avaient pas de rapport avec le débat, et quant à la confusion, elle est venue de ce que, tout en interpellant sur la Serbie, on songeait encore à autre chose. Nous n’étonnerons pas nos lecteurs en leur disant que quelques personnes n’auraient pas été fâchées de renverser le gouvernement. M. Viviani, lui, n’a parlé que de la situation internationale, et il l’a fait avec un sentiment élevé des devoirs que cette situation imposait au gouvernement. Il a indiqué les motifs pour lesquels l’intervention en Serbie lui avait paru nécessaire, ce sont à peu près ceux que nous avons donnés nous-même plus haut; en somme, il a satisfait la Chambre et désarmé, — pour un jour, — ses adversaires. Le terrain de combat que ceux-ci avaient choisi n’était peut-être pas très heureux : ils y avaient déjà été battus à plusieurs reprises. Il s’agissait d’obliger le gouvernement à s’expliquer à huis clos devant un comité formé des principales Commissions de la Chambre, ou devant la Chambre elle-même en séance secrète. M. Viviani a déclaré énergiquement que, des négociations étant en cours, il ne pouvait pas plus en faire état en séance secrète qu’en séance publique et qu’il n’en dirait pas plus ailleurs qu’il ne le faisait à la tribune. Sa fermeté a refréné les impatiences et les curiosités. Finalement, un ordre du jour de confiance a été voté à la quasi-unanimité, M. Painlevé et ses amis ayant déclaré qu’ils s’abstiendraient.

Le ministère a donc été sauvé, mais non pas consolidé. Il l’a senti lui-même et, pendant que nous écrivons, les journaux les mieux renseignés et même le plus habituellement inspirés, préparent l’opinion à un remaniement qu’il opérerait sur lui-même. Nous le regrettons un peu, non pas que le ministère fût parfait ; il en était même assez loin ; mais parce que sa permanence donnait l’impression d’une stabilité qui avait son prix. L’union qui s’est faite dans le pays s’est formée en partie sur l’idée de garder choses et hommes tels qu’ils sont. Si on se met à changer, après l’avoir fait une fois, peut-être faudra-t-il le faire une autre. Il est vrai cependant qu’avec la prolongation de la guerre dont le terme échappe encore aux yeux, il devenait de plus en plus difficile de ne toucher à rien ni à personne. Quelques autres ministres devaient passer par la brèche que M. Delcassé avait ouverte. Il faut donc s’attendre à un remaniement ministériel : nous le jugerons quand il sera fait.

M. Viviani, a naturellement parlé du concours que nos Alliés devaient nous donner en Serbie : ce concours était déjà promis par l’Angleterre et la Russie et, peu de temps après, M. Viviani a fait savoir au Sénat qu’il l’attendait également de l’Italie. L’omission de l’Italie dans la déclaration ministérielle avait produit une impression assez pénible, qui a été en grande partie effacée par la déclaration ultérieure de M. le président du Conseil. Ce n’est d’ailleurs pas seulement en France que le gouvernement a été amené à s’expliquer sur la situation orientale et sur les mesures qu’elle impose ; il en a été de même en Angleterre et, presque en même temps que M. Viviani, sir Edward Grey, a dû prendre la parole. Il a commencé par raconter, lui aussi, l’histoire de nos négociations avec la Bulgarie et de leur fâcheux dénouement. On a reproché à notre diplomatie d’avoir eu des illusions : la diplomatie britannique les a partagées ; elle les a même perdues plus difficilement et plus lentement que nous. Sir Ed. Grey a d’ailleurs fort bien discerné le motif de notre échec et du succès des Allemands : c’est que ceux-ci ont fait appel aux mauvais sentimens des Bulgares, tandis que nous avions invoqué les bons. « Étant donné les circonstances passées, a-t-il dit, la politique austro-allemande, qui consiste à fomenter des divisions et à envenimer les antipathies existantes, était d’exécution plus facile que celle qui avait pour but de réconcilier les États balkaniques et d’assurer leur union. » Le fait a prouvé combien cette observation était fondée : il est seulement regrettable qu’on s’en soit avisé si tard. Toute cette partie du discours de sir Ed. Grey n’a qu’un intérêt rétrospectif : celle qui se rapporte à la Serbie nous touche en ce moment davantage, et nous aurions aimé qu’elle fût encore plus explicite. « Les Alliés, a-t-il dit, désirent donner à la Grèce et à la Serbie toute l’aide possible. Aussi ont-ils expédié à Salonique celles de leurs troupes qui étaient disponibles... En prenant ces mesures, nous agissons en étroite coopération avec la France. La coopération des troupes russes est promise, dès qu’elles seront disponibles. » Et sir Ed. Grey a continué en disant que les autorités militaires des Alliés ne cessent pas d’être en consultation étroite.

Tout cela révèle sans nul doute les meilleures intentions ; mais à chaque phrase de l’orateur, on est tenté de demander quand et comment elles se réaliseront. Sir Ed. Grey ne met aucune précision à le dire et dans une discussion ultérieure, qui a eu lieu à la Chambre Haute, lord Lansdowne n’a nullement dissipé ces incertitudes : il les a plutôt aggravées. De la Russie nous savons peu de chose. Quant à l’Italie, si nous ignorons quel a été le langage de son gouvernement, celui de quelques journaux, notamment de ceux qu’il inspire, est tout le contraire d’une promesse, ou du moins d’une promesse immédiate. Plus tard, nous dit-on, on verra, on fera le possible; pour le moment, l’Italie ne croit pas pouvoir aider la Serbie d’une manière plus efficace qu’en prenant plus résolument l’offensive sur le front où elle combat dans le Tyrol et le Trentin. Et, en effet, elle l’a prise et a obtenu quelques résultats brillans; mais sont-ils appelés à exercer, sur les événemens balkaniques l’influence qu’aurait une action directe en Serbie, ou même en Albanie? Quand nous écoutons le langage de nos alliés et que nous regardons leurs actes, les observations que nous avons faites au commencement de cette chronique nous reviennent à l’esprit avec plus de force : nous aurions, non pas facilement admis, mais compris qu’on n’allât pas en Serbie; ce que nous ne comprendrions pas, c’est qu’après y être allé, on n’y fit pas tout le nécessaire. En pareil cas, les demi-mesures sont pire que tout.

Telle est, paraît-il, l’opinion de sir Edward Carson, qui était hier attorney général dans le Cabinet anglais et qui vient de donner sa démission comme M. Delcassé, mais pour un motif différent. Tout le monde aujourd’hui connaît sir Ed. Carson à cause du rôle de premier plan qu’il a joué en Irlande à la veille de la guerre. Désapprouvant le projet de home rule qui était sur le point d’être l’objet d’un vote définitif, il a tout simplement organisé et préparé la résistance armée de l’Ulster, c’est-à-dire la guerre civile : tout le monde, à ce trait, a reconnu en lui un homme d’action, espèce d’hommes qui plaît toujours aux Anglais. Les fusils étaient sur le point de partir entre Irlandais protestans du Nord et Irlandais catholiques du Sud lorsque la guerre, déchaînée sur le continent, leur a heureusement donné une autre direction. Sir Ed. Carsona expliqué sa démission à la Chambre des Communes. Il s’est exprimé dans les termes les plus convenables sur le ministère qu’il quittait, mais enfin il le quittait, et pourquoi? Après avoir rappelé combien était grave la situation balkanique et quels devoirs en résultent pour l’Angleterre : « Cette situation, a-t-il dit, avec toutes ses conséquences, nécessitait à mes yeux une politique claire et décisive, et, me trouvant à ce sujet en désaccord avec le gouvernement, j’ai senti que ma présence dans le Cabinet ne serait d’aucune utilité dans les circonstances auxquelles nous avons à faire face. Comme ma présence aurait été seulement une source de faiblesse dans un moment où nous avons besoin de toute notre force, et d’une harmonie parfaite, j’ai décidé de me retirer, non pas en raison de motifs personnels, mais dans l’intérêt de mon pays. »

Cette déclaration donne à réfléchir : est-ce que la politique du gouvernement anglais ne serait pas « claire et décisive ? » Nous aimons à croire que, pour mieux rendre sa pensée, sir Ed. Carson en a exagéré l’expression. Quoi qu’il en soit, l’Angleterre est en ce moment sous une impression de malaise. Le ministère s’y est reconstitué, il y a quelques semaines, comme le nôtre semble être sur le point de le faire. On a constitué, chez nos voisins, un large ministère de conciliation nationale et de concentration où, pour la première fois dans l’histoire, les conservateurs et les Libéraux ont été représentés côte à côte. Cela n’empêche pas ce ministère d’être encore plus critiqué et attaqué que ne l’est celui de M. Viviani. On fait retomber sur lui la responsabilité des déceptions qu’on a éprouvées et qui se renouvellent encore trop souvent. L’Angleterre, pourquoi ne pas le dire? a mis longtemps à comprendre et, même encore aujourd’hui, peut-être ne le comprend-elle pas tout à fait, combien la situation du monde et la sienne propre sont changées par les progrès de l’Allemagne et par l’audace sans mesure d’un peuple ambitieux et brutal qui n’aperçoit plus les bornes de ses forces. Ceux mêmes qui, parmi les Anglais, se rendent compte des obligations nouvelles auxquelles ils ne peuvent pas échapper ont de la peine à s’y plier, parce qu’elles heurtent de vieilles mœurs confondues par eux avec la structure historique de leur pays. Nous avons beaucoup de peine à imaginer, nous qui pratiquons depuis longtemps le service militaire obligatoire, pourquoi l’Angleterre a tant de peine à s’y résigner. Il faudra pourtant bien qu’elle y vienne un jour, si elle veut vivre. En attendant, et quoique la réforme fasse des progrès dans les esprits, on y résiste encore éperdument. Lord Derby a imaginé un système de volontariat qui arrangerait tout et dont il attend grand effet; à nos yeux, au contraire, ce n’est qu’un palliatif impuissant.

Ce qui, plus que tout le reste, est à même de faire sur le peuple britannique une impression profonde, c’est l’appel que le roi George lui a adressé. Le ton en est émouvant, pathétique, douloureux : il a pour objet de multiplier les engagemens volontaires, devenus plus nécessaires que jamais. Après avoir très légitimement glorifié les volontaires d’hier qui ont « tout sacrifié, leur maison, leur fortune et leur vie même, afin qu’une autre nation ne puisse pas détruire le libre empire que leurs ancêtres ont bâti : « Je vous demande, dit le Roi, de continuer ces sacrifices. Nous sommes bien loin du but. Plus d’hommes et encore plus d’hommes sont nécessaires pour maintenir en campagne mes armées, et, par elles, assurer la victoire et une paix durable. Dans les temps anciens, les heures les plus sombres ont toujours fait naître, chez les hommes de bonne race, les résolutions les plus énergiques. Je vous demande à vous, hommes de toutes les classes, de venir volontairement prendre place parmi les combattans. » Viendront-ils volontairement en assez grand nombre? Nous le souhaitons. Le meurtre odieux de mis Cavell, qui a provoqué dans le monde entier, mais surtout en Angleterre, un sursaut d’indignation et de colère, aidera peut-être aussi à ce mouvement patriotique que le Roi encourage et sollicite. Mais qui pourrait dire si ce sera assez?

La Russie fera certainement tout le possible : nous en avons pour gage l’éloquent manifeste que, lui aussi, l’empereur Nicolas a adressé à son peuple pour dénoncer l’acte inqualifiable, abominable, commis par la Bulgarie. « Nous faisons savoir, dit-il, à tous nos fidèles sujets la trahison de la Bulgarie à la cause slave. Préparée avec perfidie depuis le commencement de la guerre, elle s’est accomplie, bien qu’elle parût impossible... La Bulgarie, notre coreligionnaire, depuis peu affranchie de l’esclavage turc par le fraternel amour et le sang du peuple russe, s’est rangée ouvertement du côté des ennemis de la foi chrétienne, du slavisme et de la Russie. Le peuple russe voit avec douleur la trahison de la Bulgarie, si rapprochée de lui jusqu’en ces derniers jours, et, le cœur saignant, tire son épée contre elle, en remettant le sort des traîtres à la cause slave à la juste punition de Dieu. » Ces paroles ont une grandeur qui frappe et peut-être feraient-elles quel que effet sur les Bulgares, s’ils pouvaient les lire ; mais est-il besoin de dire que pas un seul exemplaire du manifeste impérial ne pénétrera en Bulgarie ? Il est donc fait surtout pour la Russie elle-même et pour le monde qui jouit encore de la liberté. Ce qui nous y plaît surtout, c’est qu’il est un engagement solennel, une promesse d’action. Ce n’est pas en vain que la Russie tirera son épée contre la Bulgarie, et nous ne doutons pas qu’elle ne trouve le chemin pour l’atteindre. Mais, encore une fois, il faut se presser.

On a pu remarquer, dans la citation que nous avons faite de son discours, que sir Edward Grey confond volontiers les intérêts de la Grèce et de la Serbie, puisqu’il annonce l’intention de leur donner à l’une et à l’autre toute l’aide possible. Cela nous amène à dire un mot de la démarche que l’Angleterre a faite récemment à Athènes et de l’insuccès qu’elle a eu. Ainsi que, jusqu’au dernier moment, et même un peu après, sir Edward Grey n’a pas voulu croire que la Bulgarie ferait fi de l’union balkanique et attaquerait la Serbie, il ne veut pas admettre encore que la Grèce puisse séparer son sort de celui de cette même Serbie. N’y a-t-il pas, entre les deux pays, une communauté d’intérêts qui saute aux yeux et, si cela ne suffisait pas, n’y a-t-il pas un traité qui oblige l’un à voler au secours de, l’autre, s’il est attaqué par un tiers ? Cela suffit pour que leurs destinées restent à jamais unies : du moins sir Ed. Grey s’en croit sûr, et tout ce qui s’est passé en Grèce depuis quelques semaines ne saurait le convaincre du contraire. Pourtant rien n’est plus clair.

La chute de M. Venizelos ; la résolution du Roi de ne tenir compte ni de la volonté du pays, telle qu’elle s’est manifestée aux élections dernières, ni de la volonté de la Chambre, telle qu’elle s’est manifestée dans le vote de confiance donné à M. Venizelos ; l’installation antiparlementaire d’un ministère sans autorité et sans majorité, sont, semble-t-il, des indices suffisans d’une volonté royale qui s’impose également au pays et à la Chambre et qui, à défaut de respect, rencontre la soumission. Sir Edward Grey ne s’en est pas senti découragé : il a cru trouver un moyen de ramener la Grèce à une saine politique. Comment ? La Bulgarie, a-t-il dit dans son discours, a expliqué sa volte-face en avouant que les Puissances du Centre lui avaient fait des offres supérieures à celles des Alliés. Et cela, en effet, de la part de la Bulgarie, explique tout. Sir Ed. Grey a donc pensé que, pour amener la Grèce à prendre parti en faveur de la Serbie, il suffisait de lui faire des offres qui combleraient tous ses vœux : en conséquence, il lui a offert, non seulement tout le rivage de la mer Egée jusqu’à Énos, c’est-à-dire toute la partie de ce rivage qui est aujourd’hui bulgare; non seulement Smyrne sur la côte asiatique avec une vaste région environnante qui est remplie de glorieux souvenirs helléniques et occupée presque complètement par une population grecque ; non seulement tous ces territoires qui n’appartiennent pas à l’Angleterre et dont elle ne pourra disposer qu’après la victoire, mais encore l’Ile de Chypre qui est son bien propre, ou du moins qu’elle occupe et dont personne ne peut lui disputer la possession. Il aurait suffi à la Grèce de dire oui pour que cette possession lui fût transmise non pas demain, mais aujourd’hui.

Chypre aussi est une terre hellénique et le gouvernement grec désire ardemment la posséder un jour : rien ne compléterait mieux son domaine maritime qui, en si peu de temps, s’est grossi de la Crète, de Chio et de Mytilène, et que l’Angleterre autrefois, par une générosité dont on trouverait peu d’exemples dans l’histoire, avait déjà enrichi des Iles Ioniennes. Nous sommes bien sûr que, lorsqu’une offre aussi tentante est arrivée à Athènes et que le conseil des ministres en a pris connaissance, il y a eu un peu d’émotion parmi les hommes politiques qui composent ce cénacle, quelque inféodés qu’ils puissent être à l’Allemagne et au Roi. Mais ce sentiment a été bientôt réprimé et il a été remplacé par un embarras dont leur réponse porte la trace. On a fait campagne contre M. Venizelos en l’accusant d’avoir voulu céder Cavalla ; on fera campagne contre ses successeurs en les accusant, et beaucoup plus justement, d’avoir refusé Chypre. Certes, ils voudraient bien ne pas l’avoir fait d’une manière définitive ; ils voudraient bien en être maîtres un jour, et rien n’est plus entortillé que leur réponse, si on en juge par la note officieuse qui a paru dans tous les journaux d’Athènes. « La Grèce est infiniment touchée, y lit-on, des offres qui lui ont été faites, bien qu’elles n’aient pas pris encore une forme absolument concrète. Elle ressent une vive reconnaissance envers l’Angleterre pour l’offre de la cession de l’Ile de Chypre, mais ce n’est point là une compensation suffisante au risque d’une guerre. »

Voilà le vrai mot lâché : la Grèce ne veut pas courir le risque d’une guerre, et elle sacrifie tout, ses aspirations nationales, ses intérêts, son honneur même au soin de sa sécurité. Comme tout est relatif, il y a des jours où, vraiment, nous nous prenons à éprouver pour la Bulgarie une espèce de considération comparative, car si elle est avide, rapace et sans foi ni loi, du moins le risque d’une guerre ne l’arrête pas, elle se bat. La Grèce ne se bat pas, et la note officieuse suppute, d’après l’avis, dit-elle, des spécialistes étrangers les plus qualifiés, le nombre d’hommes que les Alliés devraient envoyer pour lui inspirer confiance. Il n’y a qu’un mot pour exprimer le sentiment qui la fait agir, ou plutôt qui l’en empêche, c’est la peur, la peur de l’Allemagne, qu’une propagande sans scrupule, faite de mensonges et de corruption, a propagée dans ces États balkaniques qu’on a connus autrefois si différens de ce qu’ils sont aujourd’hui, et qui peut-être le redeviendront un jour. Mais, comme l’a dit un jour M. Venizelos, il sera trop tard, le mal fait sera irréparable. En attendant, sait-on comment le roi Constantin est qualifié par ses admirateurs plus ou moins intéressés ? Plusieurs journaux d’Athènes lui décernent pompeusement le même titre, mais c’est l’Esperini qui y met le plus devrai enthousiasme. « Pour la seconde fois, s’écrie-t-il, le Roi sauve le pays; il s’appellera désormais Constantin le Sauveur. Vive le Roi ! » Il est fâcheux que les Grecs, qui ont eu jadis un sens si délicat de l’ironie, en soient aujourd’hui aussi teutoniquement dépourvus.

Que faire d’un pays tombé dans cet état d’âme? Ce n’est pas avec des cadeaux qu’on peut l’en tirer. Aucune offre, quelque considérable, quelque alléchante qu’elle soit, ne saurait le décider à tendre la main pour la saisir : il craint trop qu’on ne lui donne sur les doigts. Sir Ed. Grey aurait pu s’attendre à ce qui lui est arrivé : puisse du moins la leçon n’être pas perdue ! Veut-il décider la Grèce et d’autres encore à aller au secours de la Serbie? Que l’Angleterre y aille elle-même, avec nous, avec la Russie, avec l’Italie : qu’elle y aille vite et en forces suffisantes. Il n’y a pas d’autre moyen de décider les Balkaniques à faire cause commune avec elle : tout le reste ne sert à rien.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.