Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1910

Chronique n° 1885
31 octobre 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous avons eu rarement, grâce à la grève des chemins de fer, une quinzaine aussi agitée que celle qui s’achève. La rentrée parlementaire en a subi le contre-coup : elle a été l’occasion, au Palais-Bourbon, de scènes très bruyantes, turbulentes et indécentes. M. le préfet de police, qui se trouvait près de l’hémicycle de la Chambre des députés, a été pris à partie par les socialistes unifiés de l’extrême gauche avec une brutalité telle qu’il a fallu suspendre la séance ; mais ce n’est là qu’un épisode ; la confiance, la reconnaissance publiques ont placé M. Lépine très au-dessus des vociférations qui ont cherché à l’atteindre ; le déchaînement d’injures, dont il a été le prétexte, a montré seulement que les socialistes unifiés, furieux de l’échec de la grève, en voulaient mortellement à l’homme ou aux hommes qui leur ont barré le chemin. Après avoir, comme ils disent, « exécuté » M. le préfet de police, ils ont essayé d’exécuter M. le président du Conseil, et si M. Briand n’avait pas eu un sang-froid aussi imperturbable et une voix aussi sonore, ils auraient étouffé sa parole sous leurs cris. Son éloquent et courageux discours a été haché d’interruptions continuelles.

C’est une grande gêne pour un orateur, quelque exercé qu’il soit, de parler au milieu du tapage. M. le président du Conseil a cependant surmonté celle-là ; mais, à la fin de son discours, il a paru en proie à une autre, d’un ordre plus intime ; il a laissé entendre qu’il n’avait pas encore réussi à se mettre d’accord avec tous ses collègues du Cabinet sur les mesures à prendre pour prévenir le retour d’épreuves analogues à celles d’hier. « Des événemens de ces jours derniers une leçon, a-t-il dit, doit se dégager. Il n’est pas possible que demain, après-demain, sans cesse, le pays soit exposé aux mêmes événemens. On vous proposera peut-être, au cours de ce débat, sous l’influence de la passion, des mesures improvisées en séance ; je vous demanderai de résister à un entraînement qui ne serait pas digne d’une assemblée républicaine. De tels problèmes méritent un sérieux examen. Je ne saurais loyalement engager la responsabilité de mes collaborateurs au-delà des délibérations auxquelles ils ont participé, mais ce que je puis vous dire, c’est que le gouvernement se saisira demain de ces problèmes complexes. » On remarquera ces mots : « Je ne saurais engager la responsabilité de mes collaborateurs au-delà des délibérations auxquelles ils ont participé. » Ils ont été remarqués par la Chambre et y ont provoqué des sentimens très divers, de satisfaction à l’extrême gauche, d’étonnement au centre. Eh quoi ! dans une situation comme celle où nous sommes, inquiétante, certes, et dont M. le président du Conseil n’a nullement atténué les périls, le ministère n’a pas encore pris son parti sur les mesures à proposer. De cela aussi « une leçon se dégage, » à savoir qu’à l’unité d’action des ennemis de la société il faut opposer un gouvernement uni. On parle beaucoup d’anarchie depuis quelque temps : ce n’est pas du côté de ceux qu’on appelle communément les anarchistes qu’on en reconnaît les symptômes les plus significatifs. Bien qu’ils aient été vaincus dans le dernier conflit, ils sont fortement organisés et ils préparent leur revanche. En face de cette armée entreprenante et nullement découragée, le gouvernement confesse qu’il n’est pas encore à même d’engager, pour les résolutions à prendre, la responsabilité de tous ses membres. Un pareil aveu n’est pas fait pour diminuer l’audace des ennemis de la société !

Nous n’employons pas un mot trop fort en parlant d’ennemis de la société : nous restons dans les termes des communications officieuses qui ont été faites à la presse pendant la crise et des explications que M. le président du Conseil a données à la Chambre le jour de la rentrée. Lorsque la grève a éclaté, il semble bien que le gouvernement n’en a pas été surpris ; il était renseigné ; il a pu, dès la première minute, préciser le caractère du mouvement. « Ce n’est pas une grève au sens légal du mot, a dit M. Briand aux journalistes qui étaient venus l’interroger, mais une entreprise criminelle de violence, de désordre et de sabotage. Le mouvement n’a rien de professionnel, il est purement insurrectionnel. » M. Briand n’avait pas parlé à la légère ; les faits lui ont tout de suite donné raison. Cette grève, annoncée comme devant être générale, s’est réduite en réalité à peu de chose. Commencée sur le chemin de fer du Nord, elle a gagné aussitôt le chemin de fer de l’Ouest-État, mais elle n’a pas réussi à s’étendre beaucoup plus loin. L’Est, le Paris-Lyon-Méditerranée, l’Orléans ont résisté : dans ce dernier réseau même, pas un seul train n’a manqué. Le Midi a été un peu troublé, mais là comme ailleurs, tout est rentré dans l’ordre au bout de peu de jours. Lorsque le Comité de la grève en a proclamé la fin, elle était déjà finie ; le Comité a simplement enregistré un fait et, pour sauver sa face, s’est donné l’air de l’ordonner. Les choses se seraient passées autrement si les cheminots, dans leur majorité, avaient été favorables à la grève, mais ils ne l’étaient pas ; on a pu le voir à la rapidité et à la facilité avec lesquelles ils se sont soumis aux ordres de mobilisation qui leur avaient été individuellement adressés. Ceux qui y ont désobéi ont été peu nombreux. Du jour au lendemain, les cheminots ont arboré le brassard militaire : on a même pu croire qu’ils voyaient assez volontiers dans cet emblème une sorte de défense et de protection contre leurs syndicats. Les Compagnies n’ont pas été moins fermes que le gouvernement ; elles ont révoqué les réfractaires et ont déclaré qu’en aucun cas, elles ne les reprendraient. Il faut espérer que cet engagement sera tenu et que, cette fois du moins, l’indiscipline sera punie comme elle aurait dû l’être toujours. La grève donc n’a été ni générale, ni de longue durée. Les prévisions de M. le président du Conseil se sont réalisées jusqu’au bout. En revanche, les actes de sabotage les plus odieux l’ont accompagnée et suivie. Des trains ont été arrêtés, ce qui est pour les voyageurs le moindre péril ; mais d’autres ont été menacés de déraillement, des rails ont été enlevés, des poutres ont été placées sur la voie, des fils servant à manœuvrer les signaux ont été coupés, des bombes ont été mises dans des wagons, ou déposées dans des maisons privées, où elles ont fait explosion, et c’est merveille si nous n’avons pas eu à déplorer les pires accidens. Le mérite en revient incontestablement aux mesures prises pour veiller à la sécurité des voies ferrées dans les endroits où les entrepreneurs de sabotage auraient pu exercer le plus utilement leur sinistre industrie. On a senti partout une pensée vigilante et une activité résolue. Enfin, le gouvernement n’a pas hésité à ouvrir des instructions judiciaires contre les principaux meneurs et à les arrêter. On sait comment l’opération s’est faite. Les meneurs qui se savaient l’objet de poursuites se sont réunis au siège de : l’Humanité, le journal de M. Jaurès. M. Lépine, accompagné de ses agens, s’y est rendu et y a procédé en personne aux arrestations. Il y a eu des protestations, des commencemens de discours, des manifestations un peu puériles dont l’effet, qu’on espérait devoir être solennel, a été complètement manqué : elles ont servi seulement à dévoiler les intentions politiques qui se cachaient mal sous ce mouvement prétendu professionnel. Le rôle de M. Jaurès et de son journal, dans toute cette affaire, a été pitoyable. L’Humanité n’a pas trouvé un mot pour condamner les actes de sabotage criminels dont l’opinion était justement indignée. Le journal a même publié un article qui menaçait M. Briand d’un attentat. On l’a relevé, et M. Jaurès, se souvenant de l’axiome que tout mauvais cas est niable, a nié le cas, pourtant certain, ce qui était le reconnaître mauvais. On a pu voir quelles passions brutales et féroces s’agitaient dans les bas-fonds de la démagogie.

Revenons à la grève. Dans les communications qu’il a faites à la presse, M. Briand, a tenu à exposer où en étaient les choses lorsqu’elle a éclaté, et rien à coup sûr ne pouvait mieux montrer à quel point elle était injustifiée. Les délégués des syndicats avaient émis la prétention d’être reçus à la fois par les directeurs de toutes les Compagnies pour discuter avec eux les intérêts qu’ils représentaient, c’est-à-dire pour leur apporter des injonctions. Les directeurs, qui ont leurs renseignemens comme le gouvernement, savaient aussi bien que lui qu’il s’agissait moins d’intérêts professionnels à débattre que d’un mouvement révolutionnaire à amorcer, et ils s’étaient refusés à l’espèce de conférence qu’on exigeait d’eux. Ils ont fait remarquer que les conditions n’étaient pas les mêmes dans toutes les Compagnies et que, par conséquent, une délibération commune n’avait pas de raison d’être. Les délégués des syndicats ont alors porté leurs revendications auprès du gouvernement, dans l’espoir qu’il saurait imposer aux Compagnies non seulement leurs prétentions, mais aussi la procédure qu’ils estimaient la plus propre à les faire prévaloir. Le gouvernement sort à coup sûr de ses fonctions naturelles lorsqu’il s’emploie comme intermédiaire entre les deux facteurs essentiels du monde du travail, les employeurs et les employés ; mais il n’est peut-être pas sans excuses de s’y laisser entraîner dans un moment où les questions ouvrières priment toutes les autres et jouent fatalement un rôle dans la politique générale. Quoi qu’il en soit, M. Briand a affirmé qu’il ne s’était pas dérobé à sa tâche ; il s’était entremis entre les délégués des syndicats et les directeurs des Compagnies, recommandant aux seconds les demandes des premiers. Il avait déjà obtenu, au profit des cheminots, des avantages appréciables et même appréciés, car le directeur de la Compagnie d’Orléans avait reçu des remerciemens de ses employés. S’il n’y avait eu en cause que des intérêts professionnels, une entente finale aurait pu se produire. Mais c’était sans doute ce que les révolutionnaires ne voulaient pas. Sentant leurs troupes leur échapper, au moins pour un temps, ils ont résolu de brusquer le mouvement et la grève a eu lieu.

Dès lors, quelle devait être l’attitude du gouvernement ? Il y avait un précédent, celui de la grève des postiers. Lorsqu’elle s’est produite, le gouvernement l’a aussitôt déclarée illégale et a refusé toute conversation avec les grévistes jusqu’à ce qu’elle fût terminée. Il fallait agir de même avec les cheminots, mais le gouvernement était peut-être gêné par des déclarations faites imprudemment à la tribune et qui, contrairement à celle des postiers, affirmaient d’avance la légalité de la grève des cheminots, sous prétexte que les premiers sont des fonctionnaires et les seconds des ouvriers. La thèse peut se soutenir, si on discute avec subtilité sur le caractère de ceux-ci et de ceux-là ; mais si on se place au point de vue des grands intérêts du pays, une grève des chemins de fer n’y apporte pas une moindre perturbation qu’une grève des postes : au nom de ces intérêts, l’une doit être interdite comme l’autre. On ne saurait admettre que les ouvriers et les employés des chemins de fer puissent se mettre en grève, et il est fâcheux, quand on a eu le tort de le faire, d’être obligé de recourir à un expédient empirique comme la mobilisation pour combattre les effets naturels de sa faiblesse. Quoi qu’il en soit, le gouvernement s’est trouvé en présence d’un fait, la grève, et le Comité de ladite grève lui a adressé une lettre insolente pour lui demander quelles étaient ses intentions : la réponse n’étant pas venue assez vite, une nouvelle lettre, plus impérieuse encore que la première, est venue marquer l’impatience du Comité. Il y a eu un moment d’hésitation chez le gouvernement : il a fait savoir par une note officieuse qu’il était prêt à reprendre son rôle d’intermédiaire entre les syndicats et les Compagnies. C’était faire abstraction de la grève ou reconnaître sa légitimité : on ne pouvait négocier que lorsqu’elle serait terminée. Si le gouvernement avait persisté dans cette attitude, tout aurait été compromis : heureusement il n’a pas tardé à la rectifier. Les démarches faites auprès de lui par les députés de Paris et par un groupe parlementaire qui s’intitule longuement « Groupe de défense des intérêts corporatifs des employés et ouvriers des chemins de fer » lui en ont fourni l’occasion.

Les députés de Paris, ou du moins plusieurs d’entre eux, ont jugé à propos d’envoyer une délégation à M. le président du Conseil « pour lui demander s’il avait l’intention de faciliter la reprise des négociations entre les Compagnies et le personnel des Chemins de fer et s’il comptait répondre autrement que par la voie de la presse à la lettre qu’il avait reçue du Comité de la grève. » Rien n’était plus intempestif que cette démarche ; mais M. le président du Conseil a su en tirer parti pour faire connaître ses intentions désormais fixées. Il a déclaré qu’il ne répondrait pas au Comité, et que le gouvernement ayant militarisé les chemins de fer, — ce qui excluait toute idée de grève possible, — il serait, incompréhensible qu’il répondit officiellement, par l’intermédiaire de son chef, à un comité de grève. Ce serait, disait-il, la consécration d’une situation qu’il ne pouvait reconnaître sans se mettre en contradiction avec lui-même : le gouvernement ne pouvait pas converser avec des hommes en état d’arrestation ou sous le coup de poursuites judiciaires pour des faits qui avaient un caractère criminel. Les députés de la Seine ont dû se retirer, emportant leur rameau d’olivier. Quant au groupe parlementaire ci-dessus dénommé, M. le président du Conseil lui a fait par écrit une réponse qui n’a pas été moins nette. Qu’est-ce d’ailleurs que ce groupe ? Peu de chose, quoiqu’il soit très nombreux, ou précisément parce qu’il est très nombreux. Y entre qui veut, et comme personne ne saurait se refuser, en principe, de prendre intérêt aux cheminots, la moitié de la Chambre en fait partie ; mais il était réduit à une trentaine de ses membres lorsqu’il a résolu, lui aussi, des entremettre auprès du gouvernement pour lui conseiller la conciliation. « Le gouvernement, lisons-nous dans la réponse de M. Briand, n’a nullement l’intention de solidariser la masse des travailleurs avec les auteurs de faits criminels qui ont précédé, accompagné ou suivi la déclaration de grève : il demeure prêt à faire tout ce qui est en son pouvoir pour améliorer leur sort. » Et il ajoute : « Je reste, conformément à ma promesse, disposé à recevoir des organisations légales des travailleurs des chemins de fer leurs revendications précises et détaillées pour les communiquer aux Compagnies, mais à la condition que ces organisations cessent d’être en révolte contre la loi militaire et que leurs communications ne soient pas transmises sous la signature d’agens faisant partie du Comité de grève révoqués pour refus ide service depuis que la décision d’appel a paru, et par suite exposés à être arrêtés par ordre de l’autorité militaire à la porte démon cabinet dans le moment même où ils se présenteraient pour s’entretenir avec moi. » Le ton de cette réponse a soulagé la conscience publique.

La distinction faite par M. le président du Conseil entre la majorité des cheminots et les meneurs révolutionnaires dont il n’entendait pas les rendre solidaires, est d’ailleurs fondée. La majorité des cheminots sont de braves gens qui font bien leur service et qui, ils l’ont montré, ne s’en départent pas volontiers. S’ils sont trop sensibles aux promesses démesurées qu’on leur prodigue, ils ne sont pas sans excuses, et la première de toutes, il faut bien l’avouer, est l’exemple, qui leur est donné trop souvent, des faiblesses du gouvernement et de la condescendance des Compagnies. N’apercevant plus les limites du possible, ils espèrent et ils demandent tout. Ils demandent aujourd’hui cinq francs par jour pour les plus humbles d’entre eux, au lieu de trois francs. C’est une revendication dont le caractère très simple séduit l’esprit. Comment, entend-on dire partout, un homme peut-il vivre avec un salaire de trois francs ? Mais ce salaire est une simple fiction : en réalité, les cheminots qui le touchent n’y sont point réduits et, soit par des gratifications, soit par des indemnités diverses, soit par des étrennes, ils atteignent à un chiffre sensiblement plus élevé. Alors, demandera-t-on, pourquoi les Compagnies refuseraient-elles de consolider officiellement le chiffre des débutans à cinq francs qu’elles leur paient le plus souvent ? Le motif en est simple, c’est que tout aussitôt ceux qui ont 5 francs en demanderaient 7, ceux qui en ont 7 en demanderaient 10, et ainsi de suite, de manière à conserver entre les salaires les proportions primitives, ce qui serait d’ailleurs très juste. Au surplus, nous avons tort de mettre au conditionnel ce qui est au présent. Toutes ces augmentations de traitement sont aujourd’hui demandées à la fois, et le rapporteur du budget des chemins de fer, M. Lafferre, qui n’est pas suspect, a calculé que la surcharge annuelle qui en résulterait pour les Compagnies serait de 253 millions. Ce chiffre l’effraie, et il conclut sagement que « il faut avoir le courage de dire au personnel qu’il paraît impossible à l’heure actuelle de réaliser pour l’ensemble des réseaux la « thune » à laquelle ils fixent le minimum de salaire. » Aura-t-on le courage que proche M. Lafferre ?

Pendant que nous écrivons, les interpellations se poursuivent au Palais-Bourbon. Nous avons dit ce qu’avait été la première séance, peu honorable à coup sûr pour la nouvelle Chambre. On a pu croire un moment que les socialistes unifiés étaient résolus à faire de l’obstruction pour enlever à M. Briand le succès qui l’attend. Il n’est pas douteux, en effet, que le gouvernement n’obtienne une grande majorité. Quelles que soient ses divisions, la Chambre soutiendra certainement de son vote le ministère qui a mis fin en quelques jours à la grève générale des chemins de fer. M. Briand a d’ailleurs parlé avec une grande fermeté. Il a fait, on peut dire à satiété, la démonstration que la grève n’avait été qu’un prétexte et une entrée de jeu : le but réel était ce qu’on appelle communément la révolution, sans savoir d’ailleurs exactement ce qu’elle sera et où elle conduira : on n’en connaît jusqu’ici que les procédés qui sont la destruction et le sabotage de toutes les forces organisées du pays. « C’est un roman, » s’est écrié M. Vaillant : à entendre M. Briand, c’est une réalité pleine d’angoisses, et le gouvernement a traversé des heures pénibles. L’accent de sa voix a remué la Chambre lorsqu’il a accusé les artisans de désordres d’aller par-là à la dictature. « Vous avez déjà, s’est-il écrié, un pied dans l’esclavage. Allez-y par les voies du sabotage, par tous les moyens brutaux qu’on recommande aujourd’hui. Semez votre propagande sous cette forme. Mais s’il en résulte des événemens susceptibles de porter aux intérêts généraux du pays un coup funeste, si par de tels actes le pays est désarmé et affaibli au point de ne plus pouvoir faire entendre sa voix au dehors, s’il est exposé à la guerre civile, eh bien ! tout gouvernement digne de ce nom fera ce que nous avons fait. »

M. Briand a ajouté : « Ce que je viens de faire passer sous vos yeux, c’est le passé : nous avons maintenant à envisager l’avenir. » Le passé, en effet, intéresse surtout par les lumières qu’il donne sur l’avenir. Beaucoup de responsabilités sont engagées dans le passé, mais les rechercher en ce moment serait peut-être s’attarder à une œuvre vaine. Depuis une douzaine d’années, c’est-à-dire depuis le jour où les radicaux sont arrivés au pouvoir, entraînant bientôt avec eux les socialistes qui cherchent à les y supplanter, la situation s’est rapidement aggravée. M. Briand l’a montrée telle qu’elle est. Les basses flagorneries des gouvernemens antérieurs à l’égard de la démagogie ont produit leurs conséquences naturelles et fatales. La seule question aujourd’hui est de savoir si nous voulons continuer dans la même voie, ou nous reprendre et entrer dans une autre. Il ne s’agit pas de faire œuvre de réaction dans le mauvais sens qu’on attache à ce mot ; mais il y a évidemment quelques lois nouvelles à faire et quelques lois anciennes à corriger. A toutes ces lois, à celles d’hier et à celles de demain, il faut s’efforcer surtout de donner des sanctions, car c’est là ce qui leur manque le plus. Nous restons partisans en principe de la loi de 1884 et des syndicats qu’elle a organisés ; mais comme on n’a aucune prise sur ces syndicats, ils ont pu impunément tout se permettre et se sont tout permis. Tous sont en dehors de la loi. Il faudrait queux aussi eussent la responsabilité de leurs actes. On pourra faire des lois tant qu’on voudra pour interdire la grève à telles ou à telles catégories de travailleurs, aux fonctionnaires par exemple et aux cheminots ; on n’aura rien fait de sérieux, si ces lois n’ont pas plus de sanctions que celles qui précèdent, et nous reconnaissons que le problème qui consiste à leur en attribuer d’effectives est difficile à résoudre. Si on donne aux syndicats le droit d’acquérir et de posséder, on leur donnera le frein moral qui se dégage naturellement de la propriété, et aussi le frein matériel qui réside en elle, parce qu’elle est saisissable. En attendant, il n’y a pas d’autre sanction à l’interdiction de la grève faite à certains travailleurs que la possibilité de les atteindre dans leur retraite : rien de plus dur assurément, mais nous sommes en présence d’un péril de mort pour notre pays, et aux grands maux il faut les grands remèdes. Si M. Briand connaît d’autres moyens de parer aux dangers qu’il a présentés à la Chambre sous des couleurs si sombres, nous attendons qu’il les dise. Pour le moment, il ne l’a pas fait, et son discours est resté à cet égard sans conclusion ; il s’est borné à annoncer comme prochaine cette conclusion que le pays ne saurait en effet attendre longtemps.

C’est ici que se place la phrase un peu sibylline de son discours que nous avons citée au début de notre chronique. Tous les ministres acceptent la responsabilité de ce qu’ils ont fait en commun et nous les en félicitons ; mais M. Briand n’a pas cru pouvoir les engager dès aujourd’hui sur les solutions futures : ils n’en ont pas encore délibéré, leur liberté reste entière. Soit ; mais nous le répétons, il faut se hâter. M. le président du Conseil repousse d’avance, sans les connaître, les solutions qui pourraient être présentées en séance ; il veut avoir le temps de les examiner, de les étudier, de choisir entre elles, d’exercer sa propre initiative et celle du gouvernement. Il a sans doute raison, et il faut lui accorder confiance sous la forme qu’il demande. La Chambre aurait tort de la lui marchander : il a prononcé des paroles qui l’engagent et qui annoncent des actes.


Les pourparlers poursuivis avec le gouvernement ottoman, au sujet de l’emprunt de 150 millions qu’il voulait faire à Paris, ont définitivement échoué, ce qui est regrettable sans doute, mais la faute n’en revient pas au gouvernement de la République. Cette affaire, nous l’avons déjà dit, a été dès le début mal conduite et elle a conservé jusqu’à la fin le caractère d’incohérence que Djavid bey lui avait donné. Djavid a changé plusieurs fois d’avis au cours des négociations, retirant ce qu’il avait proposé lui-même et désavouant en fin de compte les agens dans lesquels il avait mis sa confiance. Notre gouvernement a eu plus de fixité dans ses vues, ou, pour mieux dire, il n’a jamais varié. Nous avons pu avoir notre opinion sur les groupes financiers auxquels Djavid bey s’est adressé de préférence à Paris, mais il était parfaitement libre de ses choix et ceux qu’il a faits n’ont influé en rien sur nos déterminations. Si nous le disons, c’est parce qu’on a affirmé le contraire ; on a voulu faire croire que le gouvernement de la République avait, lui aussi, ses préférences, et que c’est parce que le gouvernement ottoman n’en a pas tenu compte qu’il a pris une attitude qualifiée d’intransigeante. Rien n’est plus faux ; le gouvernement de la République n’a eu d’autre préoccupation que d’assurer des garanties sérieuses aux capitaux français. Ayant déjà plus de 2 milliards engagés dans les emprunts ottomans, nous n’éprouvons nullement le besoin d’en avoir davantage. On imagine volontiers à Constantinople que nous brûlons du désir de placer nos capitaux dans les fonds turcs, qu’on nous rend service en les y acceptant, que nous sommes les obligés dans cette affaire, et que, si elle vient à manquer, nous en éprouverons une amère déconvenue. Ce sont des erreurs qu’il importe de dissiper. Nous avons assez de capitaux en Turquie, et nous considérons comme imprudent d’y en engager de nouveaux dans les conditions de sécurité qu’offre actuellement l’administration ottomane. C’est pourquoi nous avons demandé que le gouvernement turc nommât, d’accord avec le nôtre, deux fonctionnaires français à des postes où ils pourraient se rendre réellement utiles aux intérêts des deux pays. Les autres exigences que nous avons émises, et qui avaient un caractère industriel ou politique, — commandes à faire à notre industrie, reconnaissance de notre protectorat sur les Algériens et les Tunisiens en Turquie, — ne paraissent pas avoir influé sur la rupture des négociations. On dit même que la question de notre protectorat serait spontanément réglée à notre satisfaction : si le fait est exact, il serait apprécié par nous comme un acte obligeant. La vraie pierre d’achoppement a été dans la nomination des deux fonctionnaires. La négociation ayant eu lieu à Paris, l’ambassade ottomane, aidée d’un conseiller financier désigné à cet effet, avait accepté notre solution ; mais le Conseil des ministres l’a repoussée à Constantinople, et l’affaire a été par nous définitivement abandonnée.

S’il fallait une raison de plus pour justifier notre demande de garanties, on la trouverait dans les divisions récentes du Conseil des ministres ottoman. Djavid bey qui, en dépit des maladresses qu’il a pu commettre dans la négociation de l’emprunt, est un homme d’une rare intelligence, a cherché à organiser un contrôle efficace sur les finances, au moyen d’une Cour des comptes investie de pouvoirs très précis ; mais la Cour ayant refusé d’ordonnancer certaines dépenses de la Guerre avant qu’elles fussent consacrées par un vote de la Chambre, Mahmoud Schefket pacha a protesté et a déclaré au grand vizir qu’il fallait choisir entre Djavid et lui ; il aurait même préféré que Hakki pacha donnât sa démission, fût chargé de former un nouveau ministère et le formât sur des bases nouvelles ; l’exclusion n’aurait pas porté seulement sur le ministre des Finances. La crise a été ajournée plutôt que résolue. Schefket pacha voudrait que les budgets de la Guerre et de la Alarme échappassent au contrôle de la Cour des Comptes, sous prétexte qu’on doit se fier à la parole et à la probité d’un soldat. Schefket a montré une fois de plus dans cette affaire qu’il est, en effet, soldat avant tout, peut-être même exclusivement, et qu’il ne voit rien en dehors de l’armée qu’il commande. Il mérite à coup sûr à un très haut degré, par le grand rôle qu’il a joué dans le passé et par le désintéressement qu’il a montré après la victoire, la reconnaissance du gouvernement jeune-turc, mais ses prétentions actuelles sont difficilement conciliables, ou plutôt elles sont radicalement inconciliables avec une organisation financière régulièrement constituée. Le conflit entre Djavid et lui renaîtra sans doute. Jusqu’à ce qu’il soit réglé définitivement, quelque chose clochera dans les finances ottomanes et justifiera la présence de fonctionnaires étrangers pour veiller à leur bonne gestion. Nous espérons d’ailleurs que le petit nuage qui s’est élevé à ce sujet entre Constantinople et Paris ne tardera pas à se dissiper. En tout cas, la conduite de notre gouvernement a été approuvée par la quasi-unanimité de la presse française. Quelques critiques se sont élevées pourtant ; il est sans doute inutile de les réfuter, elles tomberont d’elles-mêmes. Nous nous contenterons de rassurer ceux qui craignent que l’échec de nos pourparlers avec le Cabinet turc ne soit mal vu à Londres et n’y provoque de la mauvaise humeur contre nous. On ne sait d’ailleurs pas pourquoi il en serait ainsi, les Anglais ayant toujours montré une prudence pleine de réserve à l’égard des finances ottomanes. Mais la vérité est que le gouvernement et l’opinion britanniques ont toujours été d’accord avec nous dans cette affaire, et nous ne saurions mieux terminer nos propres observations qu’en reproduisant celles du journal le Times. « Il est significatif, dit-il, que l’écroulement du projet se soit produit à Constantinople et non pas à Paris. Les exigences de la France n’avaient rien d’excessif. Nous craignons que le fait que le gouvernement ottoman désavoue son propre représentant financier à Paris, qui avait accepté les conditions françaises, prouve une fois de plus que des influences imprudentes et indiscrètes deviennent prédominantes en Turquie. Le ministère turc paraît croire qu’il n’a qu’à demander de l’argent pour en obtenir et que ses créanciers n’ont pas à s’occuper de l’emploi qu’il fait de leur prêt. Il ne peut y avoir de plus grave erreur, car cet emploi intéresse au contraire toute l’Europe. »


Les événemens qui viennent de se produire en Grèce mériteraient plus de place que nous ne pouvons leur en donner aujourd’hui : nous nous bornons provisoirement à les signaler. Il est fâcheux que M. Dragoumis ait donné sa démission : lui seul peut-être, à cause de son caractère neutre, aurait pu faire durer une Chambre où il n’y a de majorité pour personne, et durer avec elle. Le Roi a chargé M. Venizelos de former un ministère : dès sa première rencontre avec la Chambre, M. Venizelos a senti que la vie commune était impossible. Un interpellateur lui a demandé si, dans son opinion, le Roi avait le droit de dissoudre l’Assemblée. Il pouvait y avoir doute sur la question, parce qu’il ne s’agit pas d’une Chambre ordinaire, mais d’une Chambre révisionniste, au sujet de laquelle la Constitution, n’a rien prévu ; mais ce sur quoi il n’y avait aucun doute, c’est que, s’il n’avait pas pu la dissoudre, la Chambre aurait traité M. Venizelos comme un jouet, jusqu’au moment où elle l’aurait eu complètement usé ou brisé. Aussi M. Venizelos n’a-t-il pas hésité à répondre à son interpellateur qu’il se sentait, d’accord avec le Roi, le droit de dissoudre la Chambre, et comme celle-ci paraissait en douter, il l’a dissoute en effet, à la manière du philosophe antique qui prouvait le mouvement en marchant. Le Roi soutient M. Venizelos ; la population athénienne l’acclame ; mais il avait contre lui tous les anciens partis et leurs chefs. Le pays sera consulté dans un mois sous la forme d’élections nouvelles : il serait téméraire de vouloir prédire ce qu’elles seront.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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