Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1869

Chronique n° 901
31 octobre 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1869.

Il y a dans nos annales, au temps de Richelieu, une célèbre aventure semi-sérieuse, semi-comique, qui a gardé le nom de journée des dupes. De quel nom appellera-t-on la journée du 26 octobre 1869 ? Elle a passé pluvieuse et froide comme la plus vulgaire et la plus obscure des journées de l’histoire sans que rien ait remué dans la vieille cité révolutionnaire, sans autre incident qu’un bonhomme allant faire des calembours sur le corps législatif au pied de l’obélisque de la place de la Concorde ; elle restera la date énigmatique d’une grande et puérile mystification organisée par l’étourderie. C’est tout.

Ainsi, pendant six semaines, on se plaît à émouvoir le pays et même l’Europe au récit des événsmens qui se préparent. On passe le temps à monter les esprits dans les journaux tapageurs et dans les réunions publiques, on se donne des rendez-vous héroïques, on gourmande les tièdes et les prudens qui hésitent. Qu’est-ce à dire ? Le peuple le veut, cinq cent mille hommes pour le moins vont être sur pied et iront venger la souveraineté nationale offensée. La constitution est violée, l’empire n’existe plus, la révolution triomphe ! Au dernier moment, il est vrai, on se ravise, et on finit par prêcher l’abstention, mais en criant plus fort, comme si l’on voulait laisser croire à un mouvement irrésistible qu’on aura peut-être quelque peine à contenir ; en d’autres termes, on se lave les mains de ce qui surviendra. De son côté, le gouvernement, un peu étonné, se met en disposition de soutenir le choc, s’il doit y avoir un choc ; il prend ses mesures. Le maréchal Bazaine est appelé subitement au commandement de la garde impériale à la place du vieux et digne maréchal Regnault de Saint-Jean d’Angély, qui a besoin de repos. L’empereur lui-même vient de Compiègne à Paris, il veut être de la journée, et voir de près ce qui se passera. Le préfet de police, M. Pietri, ne se refuse pas la spirituelle et maligne satisfaction de s’armer contre les attroupemens possibles d’une loi de 1848 signée de M. Ledru-Rollin et de M. Garnier-Pagès. Tout est prêt dans les deux camps. Que va-t-il arriver, grand Dieu, de tant de préparatifs et de tant d’agitation autour de cette date mystérieuse toute chargée d’inconnu ? Se peut-il bien qu’on ait fait un tel bruit et qu’on ait tenu tout un pays dans l’émoi durant plusieurs semaines pour que les choses se passent comme dans la circonstance la plus ordinaire ? Voilà pourtant ce qui arrive. Le jour venu, la population reste chez elle ou va simplement à ses affaires, les soldats restent dans leurs casernes, pas le plus léger signe de trouble. Le soir, tout s’évapore en gaîté, on respire comme si on venait d’échapper à un grand péril, et par une ironie de plus chacun s’adjuge la victoire dans la mémorable aventure. Ce qu’il y a de plus curieux encore, c’est que le lendemain les inventeurs mêmes de la démonstration manquée ont crié de plus belle, et ont triomphé plus que jamais d’avoir réussi à détourner la population parisienne des pièges du pouvoir, comme s’ils n’avaient pas travaillé de leur mieux pour pousser Paris dans ce piège, comme s’ils n’avaient pas fait honte aux députés de la gauche de leur pusillanimité parce qu’ils refusaient de se mettre à la tête de la manifestation, comme s’ils n’avaient pas assourdi le monde de toutes ces paroles heureusement plus retentissantes qu’immuables : « j’y serai,… fussé-je seul ! » Assurément la victoire a été à quelqu’un dans cette affaire, mais non à ceux qui la revendiquent si bruyamment ; elle a été la raison publique représentée par toute cette presse sensée qui dès la première heure a couvert de sa voix les bravades inutiles ; elle a été à ce peuple, qui n’est point après tout si facile à ébranler, qu’on n’a pas eu beaucoup de peine à contenir, parce qu’il n’avait pas la moindre envie de marcher, et qui dans son humeur gouailleuse pourrait bien réserver à ses prétendus meneurs quelqu’une de ces apostrophes burlesques que Proudhon seul autrefois se permettait de jeter au visage des demi-dieux démocratiques. Après cela, si le gouvernement et les partis qui ont le souci des vraies libertés françaises ne sentent pas le besoin d’aborder enfin les choses sérieuses, de chasser de la vie publique ces fantômes et ces agitations factices, c’est qu’ils ferment volontairement les yeux sur une situation qui ne peut que s’aggraver rapidement, dont cette journée du 26 octobre n’est qu’un accident et un bizarre symptôme.

Les morts vont vite, dit la ballade allemande, et les vivans aussi en certains momens vont plus vite qu’ils ne voudraient, et ils ne vont quelquefois si vite et si loin que parce qu’ils ne savent ni choisir leur route ni régler leur marche. Qu’on mesure le chemin parcouru depuis quelques mois ; tout a changé singulièrement, tout change d’heure en heure. Cette force d’expansion si longtemps comprimée au plus profond de notre vie intérieure se déchaîne et va jusqu’à la confusion. Le gouvernement lui-même, dans son apparente immobilité, n’est plus certes ce qu’il était, et, voulût-il remonter le courant, il ne le pourrait plus. Des lois présentées et votées il y a un an comme libérales restent inappliquées et ne répondent plus à l’état actuel. Les partis ne savent plus où ils en sont. Des hommes qui, aux élections dernières, étaient portés sur le pavois démocratique sont à leur tour honnis, conspués et dépassés par un flot plus violent, par un déchaînement nouveau. Il s’agit au fond de savoir si ce mouvement qui s’accomplit aujourd’hui en France, qui a commencé par être libéral et rien que libéral, deviendra un mouvement de démocratie purement révolutionnaire et socialiste, car il ne faut pas marchander sur les mots. Le phénomène caractéristique de cette situation nouvelle en effet, c’est la lutte entre l’esprit libéral et l’esprit de bouleversement absolu, c’est cet effort impatient, irrité, pour faire sortir une révolution indéfinie de la crise de transition que nous traversons, pour se placer en dehors de toutes les conditions d’une politique régulière et pacifique. Dans les journaux de l’avenir comme dans les réunions publiques, qui fonctionnent à l’abri d’une liberté presque sans limites, c’est une émulation véritable d’emportemens, d’invectives, d’utopies, de déclamations creuses, d’excitations envenimées. L’un ne veut que des candidats insermentés pour les élections prochaines de Paris, et il montre aux électeurs comment ils doivent s’y prendre ; l’autre tient pour le gouvernement direct du peuple, condamné au plébiscite forcé et à perpétuité. Celui-ci libelle le décret de déchéance de l’empereur, celui-là enseigne à ceux qui n’ont pas de gîte comment ils n’ont qu’à s’aller établir dans les maisons inhabitées de la rue Monge ou de la rue Lafayette, dont les propriétaires actuels ne sont que les détenteurs illégitimes. Tous sont d’accord pour proclamer la république démocratique et sociale, qui compte déjà quatre ou cinq candidats à la présidence tout prêts à se dévouer ou à se dévorer. Ah ! les tout-puissans novateurs qui en sont à dater leurs journaux de vendémiaire ou de brumaire et de l’an lxxviii, qui ne trouvent rien de mieux que de ressusciter la commune révolutionnaire, qui n’ont su se faire d’autre idéal que la convention, qui n’ont à mettre que des exhumations surannées, des invectives vieillies et des ressentimens jaloux dans leurs programmes ou dans leurs polémiques ! Ils ne voient pas que, si le gouvernement, qui après tout reste toujours armé de lois suffisantes, laisse dormir ces lois, s" il se borne à maintenir intacte sous sa main la force disciplinée de l’armée, il faut apparemment qu’il trouve quelque avantage dans ce débordement de passions violentes, condamnées fatalement à s’user par leur excès même et à s’émousser contre l’instinct public. Ils ne s’aperçoivent pas qu’il y a toujours quelque chose de ridicule à crier par les fenêtres : vive la république ! pour agacer les passans, à renverser tous les matins ou tous les soirs un gouvernement qui les laisse dire, à s’exciter aux résolutions extrêmes, à toutes les audaces, sans rien faire. C’est une comédie qui, avec quelques variantes, rappellerait presque un dialogue de Rabelais, si ce n’est qu’ici il s’agit de faire une révolution et chez Rabelais il s’agit de prendre femme. — « Seigneur, vous avez délibération entendue, » nous voulons la révolution, il nous faut la révolution, — Eh bien ! faites-la. — Mais c’est que nous ne pouvons pas, on nous en empêche. — Alors ne la faites pas. — Elle est pourtant une nécessité, le peuple la veut et nous devons lui obéir. — Alors marchez. — Mais les chassepots sont là, le gouvernement est capable de s’en servir et de nous tendre un piège en se défendant. — Que faire ? Alors il faut aller consulter Trouillogan et Rondibilis, qui donnèrent de bons avis à Panurge. — Et, somme toute, les divagations enflammées continuent, la révolution ne se fait pas ; elle se fera toujours demain, elle n’est pas pour aujourd’hui.

Ici seulement naît un autre danger qui n’a plus rien de commun avec le ridicule. Si la société tout entière se composait de coureurs de réunions publiques et de journalistes romantiques, ce serait au mieux ; il y aurait chaque matin une manifestation, chaque soir une révolution, et l’humanité atteindrait sans doute en peu de temps le plus haut degré de bonheur et de prospérité. Malheureusement la société telle qu’elle existe se compose d’une multitude d’intérêts très sérieux, très pratiques, qui ont besoin de sécurité, de confiance, de crédit. Que promet-on à ces intérêts toujours prompts à s’alarmer ? L’agitation en permanence, la révolution le plus tôt qu’on pourra ; si ce n’est le 26 octobre, puisque ce cap est doublé, ce sera le 2 novembre en commémoration du représentant Baudin ; si ce n’est le 2 novembre, ce sera le 29 à l’occasion de l’ouverture du corps législatif et de la grande revendication du droit. Puis ce sera le 2 décembre ; d’ici là viendront les élections de Paris pour le remplacement des députés deux fois élus, MM. Picard, Jules Simon, Gambetta, Bancel, et par ce système d’agitation échelonnée, en allant de manifestation en manifestation, les affaires se resserrent, le travail s’interrompt, l’industrie est paralysée, le premier de l’an est peut-être déjà perdu pour le commerce parisien, les esprits finissent par s’aigrir et s’irriter. Que le gouvernement, par ses incertitudes, par ses atermoiemens, ait contribué à la stagnation des affaires, nous ne le mettons pas en doute ; mais ceux qui font de l’agitation un système, qui poussent à la panique des intérêts, même quand la meilleure politique serait une fermeté calme et prudente, sont-ils donc étrangers à cette crise qui va en s’aggravant ? Ils l’entretiennent et la ravivent sans cesse, non-seulement par leurs excitations, par des violences de paroles qui au premier signal deviendraient des violences d’actions, mais encore par les sophismes qu’ils proposent sur l’économie sociale, sur les fonctions naturelles du capital et du travail. C’est une histoire éternelle. Vous souvenez-vous de ce qui se passa en 1848 ? Au lendemain de la révolution de février, tout le monde, soit par entraînement, soit par soumission à la nécessité, se ralliait à la république nouvelle. Personne, on peut le dire, n’entrevoyait en ce moment la possibilité d’une restauration monarchique quelconque, et ne souhaitait mauvaise chance à l’institution qui venait de naître à l’improviste. Bientôt les manifestations commençaient, on voyait se former l’orage dans les clubs, au Champ de Mars, où grossissait d’heure en heure la grande grève des travailleurs, au Luxembourg, où se déployait le socialisme savant, prétendu savant. Chaque jour, il fallait courir aux armes au bruit du rappel qui battait dans les rues, ou spontanément pour tenir tête à quelque démonstration menaçante. À la longue, on se lassait, la révolte des intérêts allait en grandissant, et ceux qui vivaient d’un travail sérieux, d’une industrie honnêtement exercée, en venaient à se dire avec désespoir que les choses ne pouvaient durer ainsi, qu’il fallait en finir. La guerre civile naissait de l’incertitude et des agitations indéfinies. On n’a pas oublié le dénoûment. On sait comment une réaction immense succédait à la bonne volonté des premiers jours. C’est pourtant cette histoire que quelques énergumènes tiennent à recommencer en se couvrant du nom du peuple, et c’est ainsi qu’ils croient servir la cause de la France démocratique, en se servant de la liberté qu’ils ont retrouvée contre la liberté elle-même, en préparant la coalition des intérêts menacés, en altérant l’esprit public par des habitudes de polémiques injurieuses qui sont condamnées à se surpasser chaque jour pour retenir l’attention. N’était-ce pas un ami de l’empire qui avait l’étrange idée de conseiller au gouvernement de tirer du fourreau l’arme de ses lois répressives et de recommencer les procès de presse, suspendus depuis trois mois ? Quelle répression l’a jamais mieux servi que cette campagne qu’on dirait entreprise pour faire réfléchir le pays sur le lendemain d’une révolution ?

Il faut sortir de cette atmosphère d’excitations factices où tout est confondu, il faut rendre à la vie publique sa puissance et sa dignité, et c’est justement pour cela qu’il eût été utile de ne pas laisser se prolonger l’interrègne parlementaire. Plus que toute autre chose, la présence opportune du corps législatif était faite pour préciser les situations, pour placer à leur vrai rang les forces régulières de l’opinion. On a pu croire un instant que la session extraordinaire serait reprise dans les premiers jours de novembre, et que la session ordinaire commencerait définitivement le 29. Il est clair aujourd’hui que rien n’est changé, que tout est ajourné à un mois. D’ici là, les élections nouvelles de Paris auront eu lieu, et seront un incident de plus dans les premières discussions où le corps législatif donnera sa vraie mesure. Quelle sera la majorité, et de quels élémens se formera-t-elle ? Quelle sera l’opposition, et en combien de groupes sera-t-elle subdivisée ? Ce sont autant de questions qui restent assez obscures en présence de la décomposition et de la reconstitution ou de la confusion des partis, et la gauche elle-même n’échappe pas plus que toutes les autres nuances parlementaires à cette crise des opinions. La gauche s’est réunie plusieurs fois, à ce qu’il paraît, chez M. Jules Favre, chez M. Jules Simon ; elle ne semble pas s’être bien complètement entendue. Elle a publié un manifeste qui ne répond peut-être plus aujourd’hui à la pensée de ceux qui l’ont signé et qui n’étaient d’accord que pour refuser leur concours à toute manifestation le 26 octobre. Sur tout le reste, ce morceau de politique est assez peu explicite, si bien que du premier coup la démocratie extrême l’a appelé une abdication, presque une trahison. Ce qui n’est point douteux, c’est que si elle y réfléchit bien, si elle veut être une opposition sérieuse pour devenir au besoin un gouvernement possible, la gauche parlementaire est la première intéressèje à rompre avec cette tourbe devant laquelle elle commence à ne plus trouver grâce. Que peut-elle gagner à ces transactions, à ces connivences qui la feraient passer sous le joug de la sédition vulgaire ? On vient de le voir par ce qui est arrivé l’autre jour à une réunion du boulevard de Clichy. Chose curieuse, il s’est trouvé quelques hommes ayant réuni à eux tous quelques centaines de voix dans les élections, formant entre eux une sorte de tribunal révolutionnaire, et sommant les députés de la gauche de comparaître pour avoir à rendre compte de leurs actes, de leurs opinions, de ce qu’ils feraient ; c’est, comme on le voit, la tradition du bon temps. Il faut tout dire : M. Jules Favre a répondu avec hauteur à la sommation ; M. Ernest Picard n’en a tenu compte, et d’autres ont fait comme lui. Quatre députés seulement, MM. Jules Simon, Pelletan, Bancel, Ferry, ont cru devoir se rendre à cette injonction, et ils ont été récompensés comme ils le devaient d’une résolution qui dénotait assurément de leur part plus de courage que de raison. Là effectivement s’est passée la scène la plus étrange. Ces députés, qui comptaient peut-être sur leur éloquence et sur l’ascendant de leur situation, se sont vus assaillis d’invectives, hués et outragés ; on a étouffé leur voix, on les a appelés traîtres. Que disons-nous ? On les a traités de jésuites, et on a fini le lendemain par les sommer en style d’huissier d’avoir à déposer leur mandat, sous prétexte qu’ils n’avaient plus la confiance du peuple. Voilà les retours de la popularité ! Il y a six mois, c’était M. Émile Ollivier qui se voyait conspué comme traître, M. Bancel était le favori. Aujourd’hui M. Bancel s’en va à Bruxelles reprendre des conférences littéraires en attendant de regagner la faveur des purs de la démocratie. Ces députés n’y ont pas songé ; ris ont commis une erreur qui, pour être généreuse, n’est pas moins grave, puisqu’ils ont exposé la dignité du suffrage universel, qui les a nommés, aux outrages d’une minorité tapageuse. M. Jules Simon a déclaré depuis, il est vrai, qu’il n’avait entendu aucune insulte, que les députés mandés au boulevard de Clichy n’avaient point été injuriés. Cela prouve que M. Jules Simon a l’ouïe un peu dure ou l’humeur très indulgente ; il est peut-être aussi trop habile et tient trop à ne pas se brouiller bruyamment avec la république extrême. La scène n’a pas moins existé ; elle révèle dans la démocratie parisienne des scissions qui ont leur contre-coup naturel dans la gauche. M. Jules Favre, qui a rejeté fièrement la sommation des mandarins de troisième classe du boulevard de Clichy, n’est point évidemment tout à fait d’accord avec M. Jules Simon, qui l’a reçue avec sa bonne grâce habituelle. M. Picard ne pense pas en tout, même sur les choses essentielles, comme M, Gambetta. Personne ne pense comme M. Raspail, qui ne va nulle part pour ne pas se trouver avec des jésuites, — et encore !

En réalité, dans toute cette confusion il y a eu deux actes d’un véritable esprit politique. L’un de ces actes est la lettre de M. Jules Favre, qui est un non serré et ferme lancé à la démagogie ambulatoire des réunions publiques ; l’autre est une sorte de manifeste, sous forme d’article de journal, où M. Picard combat à mots couverts la politique sommaire des irréconciliables, et où il trace en traits rapides le plan de campagne d’une opposition régulière. M. Picard est un homme qui a plus que de l’esprit, qui a de la raison, de l’instinct pratique, de l’indépendance de jugement. Ce n’est pas un sectaire, c’est un libéral qui a le bon sens de croire que, dans un pays où la souveraineté nationale est un fait acquis, la liberté est pour tout le monde, non pour quelques agitateurs, — qu’il ne suffit plus à une opposition de faire la guerre pour la guerre, de prétendre emporter tout de haute lutte. Que M. Ernest Picard ne craigne pas d’aller jusqu’au bout ; ce qu’il perdra en popularité de clubs, il le regagnera en saine popularité dans le pays. Ah ! si on y songeait bien, si on voulait bien embrasser d’un coup d’œil ferme la situation de la France et ne pas se payer de mots sonores ou ne pas prendre des ressentimens pour de la politique, le rôle de l’opposition pourrait certes aujourd’hui être aussi sérieux qu’efficace. Pendant de longues années, tant qu’on n’était que les cinq dans un corps législatif docile et sous un régime d’omnipotence encore intacte, c’était bon de se renfermer dans une protestation sommaire et inflexible. Tout est changé désormais. Qui ne voit que maintenant l’irréconciliabilité, telle que l’entendent certains esprits, n’est plus qu’une impasse, si elle n’est pas l’insurrection, c’est-à-dire une menace permanente de guerre civile jetée au milieu d’une transformation inévitable. Sans doute il peut y avoir encore des hommes que leurs antécédens ou des scrupules détournent d’une coopération directe. Pour les autres, pour ceux que leur passé ne lie pas, pour le pays tout entier, la vraie politique serait d’aborder la grande question de la fondation définitive de la liberté en France, et d’aborder cette question par ses côtés sérieux, pratiques et féconds. Si on y réfléchissait sans parti-pris, on verrait que jusqu’ici le danger pour la liberté en France a été dans la menace incessante des perturbations, dans les crises violentes qui engendrent les réactions, dans la prétention de ne rien faire tant qu’on n’a pas un gouvernement selon son idéal, La condition première, c’est donc la sécurité garantie, l’ordre matériel maintenu, et, cet ordre une fois assuré, on songerait enfin, avec infiniment plus de chances de succès, à faire passer dans la réalité ces principes de 1789, qui dominent sans doute la société française, mais qui ont si peu pénétré encore dans nos mœurs, dans nos institutions. Voilà l’œuvre d’une opposition intelligente et pratique. M. Ernest Picard est de ceux qui peuvent avoir le rôle le plus brillant dans cette période nouvelle, et parmi cette masse indistincte, mais déjà ébranlée et visiblement libérale qui compose le corps législatif actuel lui-même, croit-on que ces idées resteraient sans influence, qu’elles ne rallieraient pas bien des indécis ?

Nous parlions d’actes politiques : il y en a un tout récent qui émane justement d’un des hommes de ce groupe qui s’est appelé le tiers-parti, c’est une lettre que M. le marquis d’Andelarre a publiée dans un journal de département, M. d’Andelarre, avec un esprit net et ferme, trace tout simplement dans sa lettre le programme d’une politique. Se placer au cœur de la révolution française accomplie et s’y enfermer comme dans une forteresse, accepter de cette révolution u la passion, le système et le but sans en rien excepter, sans en rien réserver que les fautes et les crimes, » faire face à la fois « aux demeurans d’un autre âge » et aux « révolutionnaires nouveaux » qui ne poursuivraient plus que des bouleversemens stériles, que peut-on demander de plus ? quel est le bienfait politique, social, économique, qui ne soit compris dans ce programme ? Ce que nous voulons dire, c’est qu’entre bien des hommes d’origines diverses il y a évidemment accord sur le but ; tout le reste, n’est qu’affaire de nuance et d’acheminement dans l’application. — Mais, dira-t-on, ce programme ne peut se réaliser tant que l’empire est là, l’empire est incompatible avec la liberté, et c’est là le point de division entre les élémens du parti libéral. — On ne voit pas qu’on tourne toujours dans le même cercle, et qu’on veut toujours faire passer la question de gouvernement nominal avant la question de liberté pratique. Quant à nous, nous croyons que l’empire sera bien obligé de se plier à ces conditions nouvelles, nécessaires, et nous le croyons par une raison bien simple, parce qu’il ne pourrait faire autrement, parce que le jour où il reculerait il signerait sa propre abdication ; ce serait lui qui déclarerait son incompatibilité en face d’une France libre, retenant la direction d’elle-même. Le gouvernement ne s’y méprend pas selon toute apparence, et c’est avec cette pensée qu’il se présentera au corps législatif. Il ne peut pas ignorer que sa sécurité résultera bien plus de ce qu’il fera que d’un appareil militaire qui peut être sa défense inexpugnable dans un jour de crise, mais qui ne serait pas sa sauvegarde morale. Le gouvernement peut sans doute trouver une certaine force relative dans la réaction d’esprit public produite par l’excès des intempérances révolutionnaires ou dans le morcellement de l’opposition. Cette force serait réelle, s’il savait lui-même nettement ce qu’il veut, et si, pour accomplir ce qu’il veut, il avait une majorité compacte. Où est cette majorité ? comment se reconstituera-t-elle ? quelle influence cxercera-t-elle sur la composition du ministère le jour où s’engagera la lutte parlementaire ? C’est là le problème. Une seule chose est certaine, dans l’état actuel majorité et ministère ne peuvent plus se défendre et vivre que par la liberté résolument maintenue, largement et sérieusement appliquée dans toutes les sphères de la vie publique de la France. Le meilleur moyen de combattre les révolutions, c’est de faire sans elles et mieux qu’elles ce qu’elles promettent.

Il faut en prendre son parti : la liberté n’est point sans doute par elle-même la solution de toutes les questions ; elle est la condition première des solutions équitables. Elle permet à toutes les réclamations de se produire, à tous les intérêts de se plaindre et de se défendre ; elle est aussi la souveraine épreuve des utopies qui se drapent dans leur orgueil, des erreurs invétérées, des prétentions excessives qui jettent souvent le trouble non-seulement dans la politique, mais dans la vie industrielle et commerciale. La liberté du commerce sortira-t-elle intacte de cette épreuve ? Par une inconséquence singulière, serait-elle destinée à être la première victime du rétablissement de la liberté politique ? Il y a malheureusem.ent une chose à dire, la liberté du commerce souffre de la manière dont elle a été introduite en France ; elle est entrée par la mauvaise porte, et on lui en fait subir les conséquences. Elle restera victorieuse, nous en avons la ferme confiance ; on finirai par reconnaître qu’elle a été en définitive un bienfait accompagné d’inévitables malheurs. Elle n’est pas moins en ce moment l’objet d’une attaque en règle dans tous les centres industriels où les intérêts ont le plus souffert, où la protection est restée en faveur, et cette attaque, fortement organisée, vivement dirigée, de façon à retentir dans le corps législatif, se combine avec une enquête dont le gouvernement a chargé un de ses fonctionnaires. À Lille, à Roubaix, à Tourcoing, l’envoyé du gouvernement, M. Ozenne, a entendu les doléances des chambres de commerce, et il a recueilli, chemin faisant, les douloureux témoignages d’une crise dont on ne peut certes se dissimuler la gravité. À Rouen, M. Pouyer-Quertier, toujours sur la brèche et d’autant plus actif que les électeurs lui ont laissé des loisirs, réunit des meetings ; il fait des discours, il sonne l’hallali contre le libre échange, et il a même pour auxiliaires des députés qui, tout libéraux et radicaux qu’ils soient, ne sont pas moins Normands avant tout. Ce qu’on poursuit, c’est la dénonciation des traités qui ont donné à la liberté commerciale le caractère d’un fait international. Supprimer les traités pour rentrer dès ce moment dans le domaine des tarifs réglés uniquement par la France, ce n’est pas précisément aisé ; c’est d’autant moins facile qu’il n’y a pas seulement le traité avec l’Angleterre, il y a bien d’autres conventions conclues avec les autres pays, échelonnées sur un assez grand nombre d’années.

Comment faire ? D’abord pour l’Angleterre une dénonciation immédiate n’aurait ses effets qu’en 1871, et comme le corps législatif va être trop absorbé dans les questions politiques pour pouvoir discuter d’ici là un nouveau tarif général, ce n’est même pas possible, c’est un ajournement forcé à deux ans. De plus l’Angleterre, qui a le traitement de la nation la plus privilégiée, ne se croirait-elle pas le droit de partager les bénéfices des autres pays dont les conventions n’auraient pas expiré ? Au pis-aller, ne tournerait-elle pas la difficulté en envoyant ses produits sous le couvert des nations qui auraient encore des traités ? De toute façon, l’embarras est grand, à moins que M. Pouyer-Quertier ne demande au gouvernement de faire un coup d’état commercial pour effacer le coup d’état qu’il a fait il y a dix ans bientôt. Le gouvernement ne le fera pas certainement ; il semble plutôt disposé à défendre, tant qu’il le pourra, sa politique commerciale, sauf à satisfaire sur d’autres points les griefs de l’industrie française. Chose curieuse cependant, au moment même où l’on s’agite en France contre la liberté du commerce, les protectionistes anglais se réveillent, eux aussi, et forment une « association pour la restauration de l’industrie nationale. » Ils tiennent des réunions et font des manifestes ; ils déplorent avec une amertume que M. Pouyer-Quertier ne dépasse pas dans ses discours l’abandon où tombent les chantiers de construction, le déclin des industries, la paralysie du commerce. Il n’y a d’autre coupable de tout cela évidemment que le libre échange, le traité qui ouvre à la France le marché national. Ainsi en Angleterre c’est le cabinet de Londres qui livre à la France les intérêts britanniques ; à Rouen, c’est le gouvernement impérial qui livre à l’Angleterre les intérêts français. Ces deux exagérations ne se détruisent-elles pas mutuellement ? L’industrie française est sans doute dans un état de grave malaise : elle souffre de bien des causes, des crises politiques, des difficultés de la siiuation européenne, peut-être aussi des excès de la protection ancienne, de l’incertitude dans les conditions du travail et des salaires ; mais ce n’est pas un retour au passé qui la guérira. Elle pourrait au besoin trouver un exemple dans l’expérience des États-Unis, qui ne se trouvent pas trop bien de la réaction proteclioniste de ces dernières années. Dans tous les cas, sur ce point comme sur les autres, la libre discussion est le seul moyen à invoquer ; elle est un bienfait, parce qu’elle porte avec elle la lumière, parce qu’elle dissipe les préjugés et met en relief les véritables progrès.

Que la France, assaillie à la fois par ces crises d’intérêts qui se réveillent, par les grèves qui se multiplient, par les agitations politiques, n’entre pas d’un pied sûr et décidé dans cet hiver qui vient prématurément éteindre les derniers rayons de l’automne, qu’elle ait les moroses préoccupations des peuples dans l’embarras, nous en convenons volontiers. La France est malade, c’est possible ; l’Europe, qui la regarde, se porte-t-elle beaucoup mieux ? est-elle plus assurée dans sa marche et se sent-elle plus disposée à se réjouir ? On ne s’amuse guère pour le moment qu’à Constantinople, où les princes se succèdent, à Suez, où le vice-roi fait le menu de ses invités. L’Orient est en liesse, l’Occident est moins gai. Le vent n’est pas sans doute aux conflits d’ambitions ; on se tait sur ce qui pourrait rallumer les divisions ; il n’y a point à l’heure actuelle de ces questions qui font présager les grands troubles, les déchiremens prochains entre nations ; il y a des malaises un peu partout. Il y a d’abord le souci universel de ce qui se passe en France et de ce qui peut arriver ; mais, même sans cela, chacun a ses tiraillemens et ses ennuis intérieurs. Crise ministérielle en Prusse à l’occasion des difficultés financières et des nouveaux impôts qui ont amené la retraite du ministre des finances, M. von der Heydt, crise ministérielle en Italie, crise ministérielle en Espagne, dissolution de la chambre de Bavière à la suite de votes obstinés qui coupaient le parlement de Munich en deux camps égaux. En Autriche, c’est autre chose : la Bohême gronde toujours sans éclater, la Galicie, plus tranquille jusqu’à présent, commence à donner des signes d’impatience, et la Dalmatie, à laquelle on ne songeait pas, vient de s’insurger. Nous sommes à un moment où les nuages qui montent à l’horizon ne refroidissent pas l’humeur voyageuse des princes. L’insurrection dalmate n’a pas empêché l’empereur François-Joseph de partir pour Constantinople et Suez accompagné de son chancelier, M. de Beust, et du chef du ministère hongrois, le comte Andrassy ; elle n’a pas moins quoique gravité, ne fût-ce que comme symptôme des sourdes et permanentes agitations de ces contrées orientales.

Dans ce vaste amalgame qui forme encore, même après toutes ses pertes, l’empire autrichien, il y a un fragment de terre, une sorte de triangle montagneux qui va tremper dans l’Adriatique. Des deux côtés sont des rochers abruptes et gigantesques séparés par des anfractuosités profondes ; c’est ce qu’on appelle les bouches de Cattaro. La population, peu nombreuse, est inculte de mœurs, énergique et fortement attachée à son indépendance. Par son origine slave, par ses traditions et sa religion, elle se rattache à ses voisins du Monténégro, aux raïas de l’Herzégovine, de la Bosnie. L’insurrection d’un si petit pays semble de peu d’importance ; elle n’est pas si facile à dompter, puisqu’elle tient l’Autriche en échec et la contraint à déployer un certain appareil de forces militaires, puisqu’il y a eu des rencontres sanglantes qui n’ont rien décidé. Les insurgés ont leurs rochers inaccessibles pour asile, et pour auxiliaires les Monténégrins, les habitans de la Bosnie, de l’Herzégovine. Pourquoi les Dalmates de Cattaro ont-ils pris les armes ? Il est vraisemblable que l’Autriche subit aujourd’hui les conséquences de l’abandon dans lequel elle a laissé ce petit pays, qui est resté depuis 1815 en dehors de tout mouvement de civilisation, et il est probable aussi que l’insurrection actuelle est surtout le résultat des propagandes panslavistes qui agitent ces contrées, du Danube à l’Adriatique. Le prince Nicolas, du Monténégro, a eu la singulière idée d’offrir au gouvernement devienne sa médiation, qui a été naturellement refusée, et il a pris sa revanche en refusant à son tour à l’Autriche l’autorisation de faire passer des troupes sur son territoire pour opérer plus facilement contre les insurgés. Le Monténégro jusqu’ici est resté neutre en apparence ; si l’insurrection se prolonge, il peut être entraîné, et des autres provinces turques voisines on peut aussi répondre à l’appel des Dalmates, des « faucons des montagnes, » comme les appelle une proclamation qui n’a pas été sans doute rédigée par des montagnards. L’affaire pourrait devenir sérieuse, si on la laissait durer, si la Turquie était obligée de s’en mêler, et l’Autriche elle-même le sent bien, puisque l’empereur, avant de partir pour Constantinople, aurait laissé au ministre de la guerre de Vienne l’ordre d’accumuler les troupes contre les insurgés de Cattaro. On n’a pas besoin de si grands moyens pour contenir une population de trente mille âmes. Si l’Autriche va chercher les pompes pour éteindre une allumette, c’est qu’elle est persuadée sans doute que l’allumette peut enflammer cet incendie toujours redouté de l’Orient.

L’Angleterre en est aujourd’hui, non pas aux insurrections comme l’Autriche, mais aux manifestations comme la France, à qui elle pourrait certes donner bien des leçons de liberté pratique. Manifestation à Londres dans Hyde-Park, manifestation à Dublin, promenades pacifiques de quarante mille hommes, de cent mille hommes, meetings innombrables à Limerick, à Tipperary, et tout cela pour réclamer la libération des fenians jugés et emprisonnés depuis quelque temps. C’est en un mot toute une agitation irlandaise pour l’amnistie. Si c’était un cri sincère et miséricordieux d’apaisement, il aurait assurément des chances d’être entendu des libéraux anglais, qui ne sont arrivés au pouvoir, il y bientôt un an, qu’en prenant pour programme la pacification de l’Irlande, qui ont attesté déjà leur bonne volonté par la solution de la question religieuse, et en sont à étudier les moyens de résoudre la question agraire. Malheureusement l’amnistie, dans l’esprit de ceux qui la réclament, ressemble à un cri de menace et de défi bien plus qu’à une parole de concorde. On la demande non comme une mesure de générosité conciliante, mais comme un acte de justice, de résipiscence de la part de l’Angleterre, et avec la pensée avouée de recommencer la guerre le plus tôt possible. La conséquence est facile à prévoir. Ces manifestations touchent assez peu le sentiment anglais, elles manquent de ce qui fait la toute-puissance des grandes démonstrations populaires, et M. Gladstone savait bien qu’il ne serait pas abandonné par l’opinion anglaise lorsqu’il s’est prononcé hautement et résolument contre l’amnistie dans la réponse qu’il a dernièrement adressée au président d’un comité formé à Limerick. Il s’est souvenu qu’il était le premier ministre du royaume-uni, le gardien de la paix publique, et qu’avant d’amnistier des prisonniers régulièrement condamnés il était tenu de ne pas abaisser la loi, de ne pas désarmer l’Angleterre en face de tous les fenians d’Amérique et d’Irlande. Ces pauvres Irlandais ont cela de commun avec des Français de notre connaissance, qu’ils commencent par demander l’impossible et qu’ils finissent par compromettre les progrès réels qu’ils pourraient obtenir. Le cabinet qui existe aujourd’hui à Londres a fait pour eux ce qu’aucun ministère anglais n’a tenté jusqu’ici : il les a affranchis dans leur conscience et dans leur religion. M. Gladstone, malgré sa lettre au sujet des prisonniers fenians, ne se laissera certainement pas détourner de la voie libérale et réparatrice où il est entré ; la meilleure réponse qu’il puisse opposer à l’agitation actuelle, c’est de ne pas s’arrêter, de faire pour l’Irlande tout ce qui est possible. Ce sera sans doute un des plus sérieux objets de discussion dans la session prochaine, et M. Gladstone aura plus d’une lutte à soutenir contre de redoutables adversaires qui n’abdiqueront pas, quoiqu’ils aient fait tout récemment une perte sérieuse.

Cette scène parlementaire anglaise, si puissante et si libre, ne reverra point en effet une de ses plus attachantes figures. Lord Derby vient de mourir de la goutte à soixante-dix ans, et avec lui c’est le chef le plus incontesté, le plus éminent du parti tory qui disparaît. Par son nom, par sa fortune, lord Derby était fait pour un des premiers rangs en politique ; mais il était aussi à la hauteur de ce rang par ses qualités personnelles. À l’ascendant de la naissance, le pair d’Angleterre, le quatorzième comte de Derby, joignait l’autorité de l’esprit et du caractère. Il avait tout ce qu’il faut pour briller et pour jouer un rôle prépondérant, — une constitution robuste, une activité infatigable, tous les dons virils de séduction, une éloquence entraînante, à la fois passionnée et fortement nourrie. Comme tous les grands seigneurs anglais, il était entré jeune dans la vie publique sous le nom de lord Stanley. À vingt-deux ans, il représentait au parlement le bourg de Stockbridge, et bientôt il était l’élu de Preston, de Windsor. À vingt-sept ans, il était sous-secrétaire d’état avec Ganning ; à trente-deux ans, il était ministre pour l’Irlande, et ce qu’il y a de curieux, c’est qu’à cette époque il était dans les rangs des whigs ; il fut un des plus ardens promoteurs de la réforme parlementaire qu’il devait compléter à la fin de sa carrière. Ce n’est que quelques années après la première réforme qu’il passait dans le camp tory, et dès lors il était le chef désigné de tout ministère conservateur.

À l’époque de la grande lutte pour l’abolition de la loi des céréales, il était dans la chambre des pairs, où la mort de son père l’avait appelé, le champion énergique de la cause que lord George Bentink et M. Disraeli défendaient dans la chambre des communes contre Robert Peel. Il a été depuis trois fois aux affaires comme premier ministre, en 1852, en 1858, en 1866, et la dernière fois il était obligé de quitter le pouvoir, vaincu déjà par la maladie qui vient de le tuer. Il y a quelques mois, il avait de la peine à surmonter ses souffrances pour aller livrer un combat suprême dans la chambre des pairs contre la loi sur l’abolition de l’église d’Irlande. Au fond, il était d’instinct plus libéral que les opinions qu’il soutenait. Lord Derby n’était pas seulement un homme public de premier ordre, un orateur politique plein de feu et de ressources, qui a mérité pour ses impétueux élans d’être appelé le « prince Rupert de la discussion ; » c’était un lettré de haut goût, qui a traduit l’Iliade avec un talent supérieur, et qui est resté trente ans et plus chancelier de l’université d’Oxford. Qui lui succédera comme chef reconnu du parti tory ? Sera-ce son fils, lord Stanley, qui a signalé son passage au foreign-office par une ferme habileté dans le maniement des intérêts anglais, et qui va maintenant entrer à la chambre des pairs avec le titre héréditaire de comte de Derby ? Sera-ce M. Disraeli, qui a été un moment premier ministre, il est vrai, mais qui n’a pas peut-être entièrement réussi dans ce poste presque souverain ? Ce sont les événemens qui créent les chefs de parti en Angleterre comme ailleurs. C’est sur le champ de bataille, au feu de la lutte, que se font les premiers ministres, et la sève parlementaire n’est pas près de s’épuiser dans la patrie de lord Chatam, de Canning, de Gladstone et de lord Derby.

CH. DE MAZADE.


Die Naturkrüfte. — I. Licht und Farhe, von F.-J. Pisko. Munich 1869. Oldenbourg.

Lorsqu’il s’agit de vérifier une loi naturelle ou d’en préciser l’expression numérique, le physicien a recours à une expérience : il fait naître à son gré des phénomènes simples, où il est facile de démêler l’influence de chacune des forces qui sont mises en jeu. Il en résulte que les traités de physique s’attachent avant tout à décrire des appareils et à enseigner des procédés d’expérimentation ; mais c’est bien à tort que certains auteurs en arrivent à voir dans ces détails techniques l’essence même de la science, comme si la physique se réduisait à faire jouer des tubes et des robinets, des soupapes et des manivelles. Rien n’est sans doute plus commode que de composer des livres à l’usage du public en copiant les manuels destinés à l’enseignement spécial; chaque année fait éclore une foule de ces ouvrages soi-disant populaires, qui souvent sont plus difficiles à lire que les traités qui ont été mis à contribution. De temps à autre, on voit cependant de véritables savans descendre dans l’arène et vivifier l’enseignement par l’application des théories et des lois connues aux phénomènes qui nous entourent, qui se passent journellement sous nos yeux et sans notre concours. Ils nous apprennent à voir, à interpréter ce que nous voyons, à distinguer ce qui est bizarre et insolite de ce qui rentre dans l’ordre prévu. C’est ainsi que, d’aveugle qu’on était, on devient observateur; la nature semble se transformer autour de nous; les objets s’animent, tout nous intéresse, tout nous parle, tout devient source d’instruction.

Ces réflexions nous sont suggérées par la collection d’ouvrages populaires qui se publie en Allemagne sous le titre de Naturkräfte (les Forces naturelles). Les auteurs sont des savans qui eux-mêmes ont contribué à l’avancement des branches qu’ils se sont chargés de faire connaître aux gens du monde, et, à en juger par le volume que nous avons sous les yeux, ils s’entendent à dégager la science de l’aride attirail qui en éloigne la foule. M. Pisko nous initie aux phénomènes de la lumière; il serait difficile de présenter avec plus de charme et plus d’entrain une doctrine dont les abords semblent hérissés d’obstacles. L’auteur a su faire alterner les détails historiques et les applications usuelles avec l’exposé des faits d’observation et d’expérience sur lesquels repose la théorie de la lumière. Il nous montre comment, d’effort en effort, d’étape en étape, la science a marché à travers les âges pour arriver aux merveilles qu’elle réalise aujourd’hui, comment peu à peu la part de l’aveugle hasard est restreinte et diminuée, à mesure que le nombre des chercheurs s’accroît et que leur pas s’affermit. L’histoire des grandes découvertes en optique, depuis Archimède jusqu’à Newton et ses successeurs, est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant et de plus instructif dans toute la physique, M. Pisko a réuni sur ce sujet si varié des détails fort curieux et dont quelques-uns sont peu connus ; il a exposé toutes les applications utiles en s’attachant à en faire comprendre le principe], et son livre révèle à la fois un savoir solide et un remarquable talent d’écrivain. C’est là un début des plus heureux, et qui fait bien augurer des volumes qui nous sont encore promis.


C. BULOZ.