Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1867

Chronique n° 853
31 octobre 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1867.

On nous tiendra compte de la difficulté que les organes indépendans de la presse française rencontrent en ce moment dans l’appréciation des événemens dont l’état romain est le prétexte ou le théâtre. Les idées et les choses se confondent et s’entre-choquent. Le cours des discussions est interrompu par les voies de fait. Une action militaire de la France est engagée. Dans l’état de nos institutions, elle ferme la bouche aux critiques, et notre premier vœu doit être qu’elle se termine à l’honneur de notre drapeau. Si la liberté des opinions ne peut se jouer à l’aise en ces graves circonstances, on n’a guère à le regretter, car la querelle vidée en ce moment par l’épée est de celles qui dans une controverse irritée obscurcissent le plus les idées, exaspèrent le plus les passions, et impriment aux conduites les déviations les plus déplorables.

Cependant les événemens présens d’Italie qui ont mis en péril la convention du 15 septembre ont eu des causes auxquelles il ne saurait être interdit de faire allusion. Ces causes sont de deux ordres, les unes provenant d’accidens et de résolutions personnelles, les autres sortant de la nature même des choses et des conditions contradictoires de la puissance temporelle des papes, représentans suprêmes et chefs de la religion catholique.

Dans l’ordre des faits, le premier accident a été la convention du 15 septembre elle-même, qui est aujourd’hui en cause. La fatalité de cette convention, c’est qu’elle ne poursuivait point un résultat simple par des moyens directs et définitifs. La France et l’Italie s’y liaient par des intérêts négatifs et non par des intérêts positifs. L’objet pratique que cherchait la France était la cessation de son intervention à Rome ; quant à l’Italie, elle acquérait la libération du sol romain de toute occupation étrangère par la promesse d’empêcher ou de combattre toute agression matérielle dirigée par ses frontières contre le pouvoir pontifical. Or, tandis que le gouvernement italien prenait cet engagement, il était connu du monde entier que Rome avait été déclarée capitale de l’Italie par un vote éclatant du parlement. La convention du 15 septembre ne fut accompagnée d’aucune rétractation de ce vote parlementaire. Il se fit à cette époque une sorte de compromis dans le sentiment public italien, et ce compromis sembla confirmé par les commentaires de la presse et des hommes politiques. Par égard pour la convention du 15 septembre, on s’abstiendrait d’abuser de la force matérielle contre le pouvoir pontifical ; on attendrait la réintégration de Rome à la tête de l’Italie des effets du temps et de ce qu’on appelait les moyens moraux. Peut-être une entente directe pourrait-elle à la longue s’accomplir entre le royaume d’Italie et la cour de Rome ; si cette illusion échouait, peut-être le pouvoir temporel finirait de sa belle mort par la sécession spontanée des populations romaines. La restriction posée par la convention du 15 septembre aux droits de l’Italie lui défendait de prendre ou de laisser prendre sur son territoire l’offensive matérielle contre le pouvoir temporel ; mais elle ne lui interdisait point de recevoir l’accession des populations romaines, si Rome secouait elle-même la domination ecclésiastique. Qu’on ne l’oublie donc point, la convention du 15 septembre n’a été ni un engagement pris par la France de maintenir à perpétuité le pouvoir des papes, ni le transport de cette obligation à l’Italie. Les hommes d’état et le peuple italiens ont toujours proclamé la perspective de Rome capitale. Quant à la France, sans protester contre le rêve italien, elle se contentait de la clause qui mettait l’état romain à l’abri des attaques extérieures, et trouvait l’avantage de se soustraire, sous cette sauvegarde, aux tracasseries d’une plus longue intervention.

On ne peut se dissimuler combien une pareille situation était fragile. Il ne s’agissait pas seulement de mettre l’état de l’église à l’abri d’une invasion extérieure ; il fallait lui fournir des ressources pour se défendre au besoin contre une insurrection intérieure. Il ne suffisait point que l’Italie respectât et fît respecter la frontière romaine ; il fallait tâcher de mettre un terme à l’attitude hostile qu’avaient gardée jusqu’alors vis-à-vis l’une de l’autre la cour de Florence et la cour de Rome ; il fallait essayer de rendre les rapports entre ces deux cours assez bons pour que le voisinage fût tolérable. Des efforts furent tentés pour satisfaire à ces deux sortes de nécessités. La France pourvut à la sécurité intérieure de la cour de Rome par des moyens indirects. Elle fournit au pape, sous forme de volontaires enrôlés librement dans les rangs du parti religieux, le corps des zouaves pontificaux : les zouaves furent le contingent du parti clérical en France. En dehors de ce mouvement spontané, le gouvernement français prit l’initiative d’une combinaison plus importante. Il favorisa la création pour le service militaire du saint-père du corps qu’on a appelé la légion d’Antibes. Le mode de recrutement de cette légion fut singulier. Nous ne savons comment on peut justifier qu’il soit conforme à nos lois militaires ; en tout cas, on ne peut contester que l’apparence n’en soit irrégulière. Les soldats de la légion d’Antibes sont des soldats de notre armée ; ils sont commandés par des officiers français qui pendant la durée de leur service dans la légion conservent leurs droits à l’avancement. Nos contingens militaires étant déterminés par des lois votées par la représentation nationale et affectés exclusivement au service du pays, il est difficile de comprendre qu’une fraction quelconque de ces contingens puisse être légitimement détachée de ce service et autorisée à passer à la solde et sous les couleurs d’un état étranger. Rien ne prouve mieux la difficulté que présentait la formation d’une petite armée pontificale que l’étrangeté du recrutement de la légion d’Antibes. Tandis que de la part de la France ces dispositions étaient prises en prévision ou par suite de l’exécution du pacte de septembre et de la retraite de notre armée d’occupation, le gouvernement italien parut faire de son côté des efforts suivis et sincères pour améliorer ses rapports avec la cour pontificale. On se souvient des missions confidentielles de M. Vegezzi et des négociations de même nature confiées à d’autres personnages, Les informations ont fait défaut sur la nature, l’objet, l’étendue de ces avances du gouvernement italien envers la cour de Rome ; on n’en connaît que l’initiative et l’échec.

On voit combien était précaire un état de choses réglé par d’aussi faibles moyens. Le problème de la coexistence du royaume d’Italie et de l’enclave de la souveraineté ecclésiastique de Rome était encore systématiquement ajourné, mais non résolu. L’ajournement pouvait-il être de longue durée ? L’événement a répondu. Avec de la prudence, de la prévoyance, de la modération, on eût pu prolonger l’efficacité de cet expédient temporaire ; mais personne n’a été prudent, prévoyant, modéré. La question romaine demeurait sur le second plan pour l’Italie tant que l’annexion de Venise n’était point faite, tant qu’une grande et illustre province italienne était au pouvoir de l’étranger. En donnant l’année dernière à la Prusse l’alliance de la cour de Florence et en obtenant ainsi pour cette dernière l’annexion de la Vénétie, on a laissé la question romaine occuper seule le terrain et la vie politique de l’Italie. C’était peut-être le cas d’atténuer autant que possible les apparences du secours militaire si réduit que nous donnions pour sa défense intérieure à l’état romain. On oublia en France l’utilité de cette précaution : le voyage du général Dumont à Rome, et surtout une lettre de notre ministre de la guerre donnèrent à la légion d’Antibes une signification plus marquée et plus inquiétante pour les susceptibilités italiennes. A mesure que le temps s’écoulait, la question romaine devenait la préoccupation de plus en plus dominante de l’Italie. La force des choses agissait fatalement. La cour de Rome, après avoir repoussé toutes les avances de la cour de Florence se fortifiait dans la résistance par les manifestations les plus menaçantes. La convocation des évêques fut comme un défi porté aux aspirations italiennes. Par un de ces fâcheux concours de circonstances qui se rencontrent toujours dans les situations maladives, le gouvernement et le parlement italiens avaient alors à prendre des résolutions décisives en matière de finances. C’était le moment où on était mis en demeure de liquider financièrement par quelque mesure hardie et vaste la fondation du nouveau royaume d’Italie. Une seule ressource existait, celle qui plus d’une fois est venue au secours des peuples en révolution, l’appropriation à l’état des biens du clergé et des corporations religieuses ; mais une pareille mesure n’a jamais pu s’accomplir en pays catholique sans faire éclater les foudres de Rome. L’antagonisme entre la papauté temporelle et l’Italie politique ne faisait que grandir et s’irriter. Il était impossible, il était improbable que la question romaine tardât à devenir le problème absorbant de la nation italienne. Là était une cause incessante de lutte, là le point de réunion de toutes les difficultés ; là par un impétueux courant d’illusions on marquait le rendez-vous de toutes les solutions. A voir les choses de haut, à calculer d’avance les événemens, les esprits politiques européens devaient estimer qu’une crise était inévitable. Le seul moyen qu’on eût même de la gouverner, de la modérer, de la ralentir, était de la mesurer d’avance, de s’en rendre maître en quelque sorte par une pensée vigilante et prévoyante.

Si du moins on eût eu la faculté de bien prévoir à Florence et à Paris, on eût sans doute réussi encore à gagner du temps, et on eût évité de tomber dans les malentendus qui compromettent les alliances et de s’emporter aux mesures violentes qui rendent les antagonismes implacables. Le public ignore encore les vicissitudes des négociations qui doivent avoir eu lieu entre les gouvernemens de France et d’Italie depuis au moins deux mois. Certes les préparatifs du parti d’action contre l’état romain étaient visibles depuis longtemps ; le défaut de Garibaldi n’est pas la dissimulation. Le gouvernement italien à moins d’une abdication honteuse, le gouvernement français à moins d’un oubli invraisemblable de sa dignité, ne pouvaient point abandonner à une insurrection sans mandat et sans responsabilité le sort de la convention du 15 septembre. Dès le principe, la répression de l’agression illégale ne pouvait faire de doute : c’était à l’Italie de l’exercer, et il ne fallait pas laisser un instant dans la tête d’un ministre de Florence que, si le gouvernement italien se refusait à son rôle, la France pourrait manquer au sien. Des explications nettes, catégoriques, énergiques et par cela même essentiellement amicales auraient dû, ce semble, régler ce point à la première menace des troubles. Il se peut que ces avertissemens aient été donnés avec vigueur et avec opportunité, et qu’ils aient été éludés ; mais alors quelle est la mesure de responsabilité qui a été assumée par M. Rattazzi, l’un des hommes d’état italiens qui passaient pour être le plus amis de l’alliance française ? Comment comprendre les soudainetés et les sursauts de la nouvelle intervention française ? Il est étrange que la cour de Florence ait méconnu l’intérêt supérieur qui lui commandait de faire tous les sacrifices pour prévenir le retour d’une armée française dans les états roumains ; quelle autorité n’aurait-elle pas eue dans la négociation ultérieure de la question romaine, si elle eût pu s’y présenter avec un témoignage de sa force conservatrice, au lieu de n’apporter, comme elle y est contrainte désormais, que le plaidoyer de l’impuissance.

La convention du 15 septembre n’était qu’une impasse : il importait de la respecter jusqu’à ce que la marche du temps et des occasions favorables permissent de la franchir d’une façon régulière. Malgré la secousse violente du moment, il n’est que trop évident que l’impasse continuera de subsister. C’est surtout au point de vue des intérêts et des principes de la France que cette situation doit nous préoccuper. Les argumens par lesquels le gouvernement français justifie ses mesures actuelles, n’ont point le caractère de raisons permanentes. Ce peut être pour un grand gouvernement et un grand pays une question de dignité de faire respecter des arrangemens conclus par eux pour la satisfaction temporaire d’intérêts dont ils sont juges ; mais en remplissant ce devoir d’honneur imposé par des circonstances passagères on ne doit point perdre de vue la nature essentielle des obstacles qui s’élèveront à la longue. Tout en prenant les mesures les plus rigoureuses pour maintenir le statu quo à Rome, le gouvernement français paraît comprendre qu’il ne peut assumer sur lui seul la responsabilité de la protection sans fin du pouvoir temporel de la papauté. La circulaire de M. de Moustier ne donne à notre nouvelle occupation qu’une portée temporaire, et défère très nettement le règlement de la question romaine à la responsabilité collective de l’Europe. Au point de vue européen, la question s’élèvera et se généralisera inévitablement. L’Europe aura à décider si la conservation du pouvoir temporel est compatible avec la constitution indépendante et la paix intérieure de la nation italienne. Ce n’est point en s’abandonnant aux passions réactionnaires ou révolutionnaires qu’on résoudra cette immense question ; c’est avec la raison, le sentiment de la justice et les lumières de l’expérience historique qu’il faut en aborder l’étude et en déduire la conclusion vraie. M. de Moustier parle des puissances ; mais il ne dit point les états qu’il comprend sous cette dénomination. Ne songe-t-il qu’aux puissances catholiques ? Il n’y aurait alors que la France, l’Autriche, l’Espagne et le Portugal ; le consentement exclusif de ces états ne saurait passer pour un verdict européen et pour le jugement de la civilisation moderne. Leur arrêt serait suspect de partialité ; il y en a un parmi eux, l’Espagne, qui en ce moment étonnerait le monde par ses assertions, s’il était vrai, comme on l’assure, que son cabinet actuel ait eu l’idée, si les choses s’envenimaient en Italie, d’envoyer une armée de quarante mille hommes dans le royaume de Naples. Les puissances, cela veut-il dire les puissances de l’ancien concert européen, Angleterre, Prusse, Russie, Autriche et France ? Le tribunal serait-il compétent ? L’Angleterre se mettrait-elle en traversées vœux d’un peuple pour perpétuer la puissance politique du, papisme ? — La Russie peut-elle prendre en main les destinées de l’église romaine, elle, la dernière puissance persécutrice qui fait partout la guerre au catholicisme latin, et que le pape frappe autant que l’Italie de ses ardens anathèmes ? La Prusse se prononcerait-elle pour le pape, elle qui vient d’avoir soin de nous rappeler par l’organe de son roi s’adressant au reichstag les intérêts communs qui, grâce à nous, l’unissent à l’Italie ?

Enfin, en ouvrant une instruction européenne sur la situation de la papauté temporelle, nous devrions, nous, France, pensera nous-mêmes. Telle qu’elle est posée chez nous par les opinions extrêmes du cléricalisme et du radicalisme, l’affaire romaine, est en réalité une question profondément française. On en peut juger par l’irritation croissante et la violence passionnée des polémiques. Il y a dans l’ardente vivacité de ces luttes qui recommencent de quoi affliger les esprits modérés et les patriotes qui croyaient qu’il y avait eu en France des causes gagnées et des rivalités apaisées. Nous avons un parti qui défend à tout prix la conservation du pouvoir temporel et un parti qui regarde comme contraire à tous les intérêts et à tous les principes de la révolution française le pouvoir politique exercé par des mains sacerdotales. A coup sûr, si on regarde aux traditions, aux associations, aux affinités, aux tendances de ceux qui défendent chez nous le pouvoir temporel de la papauté, on est bien forcé de reconnaître en eux des adversaires de l’esprit moderne et des partisans de restauration des choses passées. Ceux qui veillent chez nous à la conservation et au développement des principes de la révolution ont été guéris par bien des échecs récens de tout optimisme tolérant ; ils sont inquiets et défians ; dans un pays qui a coutume de faire des pas en arrière après les élans les plus généreux, ils redoutent des retours aux vieilles tyrannies dont la France a cru s’émanciper. On croirait que l’ancien régime et la révolution sont toujours en présence et toujours prêts à recommencer l’éternel combat. A voir le recrutement des volontaires du pape dans certaines parties de la France, on dirait qu’une petite Vendée trouve à Rome son foyer ; par contre, les entreprises garibaldiennes trouvent dans l’opinion avancée des partisans exaltés. En somme, la controverse violente et envenimée de la question romaine, il serait temps d’y prendre garde, n’entretient point le moral de la France dans un état sain. Or le jour où l’on voudrait sortir de cette confusion douloureuse, le jour où l’on prendrait le parti de laisser la question romaine à elle-même, il est certain que cette question se résoudrait dans le sens des principes de la révolution française. Le catholicisme serait obligé de chercher ailleurs que dans une souveraineté précaire, tourmentée, humiliée autant par les patronages qu’elle subit que par les attaques auxquelles elle résiste, les garanties de sa liberté et de son indépendance. Ces garanties, il ne pourrait les trouver que dans la forte et franche constitution des libertés publiques et du droit commun. Il cesserait de troubler et d’offusquer le monde par le fantôme des prétentions théocratiques. Il deviendrait dans la mesure de sa ferveur, de son zèle, de la puissance de sa propagande, un agent du développement de la liberté religieuse et politique. Le monde moderne échapperait enfin au cauchemar des guerres de religion, guerres odieuses, même lorsqu’elles ne se font qu’à la plume.

La logique des principes de la révolution française et la tendance visible de l’histoire moderne promettent donc à l’Italie qu’elle finira par gagner un jour son procès contre la papauté. Elle en fait l’épreuve en ce moment, ce jour ne peut être éloigné que par ses maladroites impatiences. Que les hommes politiques d’Italie supportent donc avec résignation la satisfaction qu’ils ont obligé la France de prendre elle-même contre les transgresseurs tumultueux de la convention du 15 septembre. S’il nous était permis de porter ailleurs nos avis, nous conseillerions à notre gouvernement de se défier dans sa politique envers l’Italie des emportemens de la furia francese. Si le gouvernement laissait dévier la question romaine de telle sorte que la question d’Italie en pût naître, il détruirait gratuitement l’œuvre de politique étrangère la plus considérable qu’il ait menée à fin. Qu’il soit indulgent pour ces hommes politiques italiens, plus effarés peut-être que chercheurs de finesses. La démission de M. Rattazzi accompagnée de l’évasion de Garibaldi a produit dans la direction des affaires une de ces confusions dont il serait injuste de faire porter la peine à ceux qui en ont les premiers souffert la douloureuse influence. L’Italie s’est trouvée pendant quelques jours sans gouvernement. Il est heureux qu’un homme de sens comme le général Ménabrea ait accepté le ministère et composé un cabinet. Dès que le général, secondé far M. Gualterio, s’est chargé du gouvernement, les affaires italiennes ont repris un aspect plus convenable la proclamation du roi a établi une démarcation nécessaire entre la politique de son gouvernement à l’égard de Rome et l’esprit sectaire des manifestes de Garibaldi. Il a été parlé de l’alliance française avec de justes égards. Il faut espérer que le général Ménabrea obtiendra du cabinet des Tuileries des procédés analogues. En apprenant le débarquement de nos soldats à Civita-Vecchia, le cabinet de Florence a fait occuper par ses troupes quelques positions sur le territoire pontifical. Si notre gouvernement porte encore un intérêt sérieux à l’Italie, il ne manquera point de laisser une place honorable au gouvernement italien dans les mesures qui vont se concerter. La mission du général La Marmora à Paris préparera sans doute l’accord de la France et de l’Italie dans leurs démarches communes. Pourquoi l’Italie ne prendrait-elle pas position, elle aussi, dans l’état romain pour exercer son droit comme signataire de la convention du 15 septembre ? Mais peut-être avant de conjecturer les actes réguliers des politiques italienne et française faut-il attendre les résultats de l’échauffourée garibaldienne. Aucune nouvelle n’est venue du chef des volontaires depuis son combat de Monte-Rotundo. Nous écrivons dans l’ignorance trop prolongée de ce qui se passe à Rome et autour de Rome. Le moment est critique au plus haut degré. Nos premières troupes ayant débarqué à Civita-Vecchia, un mouvement trop avancé de Garibaldi pourrait mettre en collision nos soldats et les volontaires italiens. Un pareil choc serait un malheur et une complication aggravante. Il serait déplorable que le gouvernement de Victor-Emmanuel n’eût point conservé assez d’influence sur le général Garibaldi pour pouvoir prévenir cette lutte fratricide.

C’est sous l’impression des nouveaux événemens qui vont s’accomplir en Italie que la session législative s’ouvrira chez nous le 18 novembre. Les sentimens de la majorité de la chambre ne sont guère favorables, il faut l’avouer, à l’intérêt italien et surtout aux aspirations vers Rome. Il est incontestable que, si le gouvernement le veut, il est en son pouvoir de se procurer auprès de la majorité un accueil enthousiaste par des protestations en faveur du pouvoir temporel. Nous croyons que l’intérêt du gouvernement en ces matières sera plutôt de modérer l’expression des sentimens de ses partisans. Dans ces affaires qui touchent aux passions religieuses, les émotions ne peuvent éclater dans un camp sans retentir dans le camp contraire, et l’exaltation des passions produit de mauvaises situations politiques.

Par un de ces retours que la mobilité politique de notre époque rend fréquens, tandis que nous sommes en délicatesse avec l’Italie, nous sommes en coquetterie avec cette pauvre Autriche, que nous avons tant contribuée mettre à mal. L’empereur François-Joseph a fait à la France une généreuse visite, et Paris l’a reçu, on peut le dire, avec une courtoisie distinguée. La politique française a fait tant de mal à ce souverain, et l’opinion publique française a été pour si peu de chose dans les coups qui ont été portés à l’Autriche, qu’une sympathie honnête s’est éveillée dans toutes les classes en faveur de l’empereur François-Joseph. Il faut dire aussi que l’empereur d’Autriche, roi de Hongrie, avait été précédé à Paris par un document, récemment émané de lui, qui était de nature à plaire au public libéral de France. C’est sa réponse aux évêques réclamant au nom de leurs privilèges du concordat contre les lois libérales des chambres autrichiennes. François-Joseph avait accueilli les prélats en parfait monarque constitutionnel, et les avait renvoyés poliment à ses ministres responsables. Au moment où la France se croit obligée par d’anciens engagemens à braver une guerre de religion, cette allure autrichienne envers l’épiscopat était d’un imprévu et d’un contraste piquans. François-Joseph a l’air non-seulement d’observer une foi scrupuleuse envers les règles constitutionnelles auxquelles il est soumis, mais de se plaire à l’accomplissement de son devoir libéral. Si les caprices de la causerie les ont conduits à ces matières, l’empereur d’Autriche a pu tracer à l’empereur des Français une peinture aimable des avantages de la responsabilité ministérielle pour les têtes couronnées. L’un des derniers convertis, l’empereur d’Autriche, prêche d’exemple. Tout lui réussit depuis qu’il a des ministres responsables. Grâce à ces bienheureux ministres que la prérogative royale accepte des désignations de l’opinion publique et de la représentation nationale, François-Joseph n’a plus de soucis, et commence à voir une aube de prospérité. La Hongrie, dit-on, jubile. Les assemblées de la région cisleithane, où l’on annonçait que les nationalités devaient éclater en des luttes sans fin, ont l’attitude la plus calme, entendent de très intelligens orateurs, votent de bonnes mesures, et prennent goût, comme leur souverain, aux lumières et à la loyauté du régime représentatif. La politique étrangère elle-même ouvre à l’Autriche de plus souriantes perspectives. Des meilleurs endroits, on fait des avances à l’empereur-roi. Son plus formidable ennemi, le roi de Prusse, vient à la cantonade au-devant de lui et lui présenté ses amitiés à la porte de la frontière française. En France, il nage en pleine alliance. Sa visite à Paris à côté de l’entrevue de Salzbourg est un rayonnement dont le monde est ébloui. Il y a, il est vrai, un point noir vers l’Orient ; ces politiques russes sont les termites des sociétés orientales ; partout où il y a des Slaves ou des Grecs orthodoxes, ils sont à la besogne, inspirent des soucis à l’Autriche, suscitent toute sorte de tracasseries aux Turcs infortunés. Heureusement pour l’Autriche, M. de Beust est un artiste ne pour la question d’Orient et ses phases nouvelles. Pour résister aux empiétemens russes, il aura l’alliance de la France, que toutes les nécessités ramènent aux vieilles traditions de sa politique orientale ; il pourra s’appuyer au bras de lord Stanley, et par les temps calmes jouer un jeu tricheur avec M. de Bismark. Il y a un autre point délicat, c’est la situation des états de l’Allemagne du sud envers la Prusse. La phase que traverse cette Allemagne du sud est curieuse et mérite qu’on y prenne garde. C’est la première fois depuis ses grands succès que M. de Bismark a rencontré un caillou sur sa route ; il a l’air de n’en pas avoir d’inquiétude. La Bavière a montré quelque répugnance à souscrire aux nouvelles conditions du Zollverein ; le Wurtemberg n’a pas témoigné grand désir de se lier par le traité d’alliance militaire. M. de Bismark signifie dédaigneusement à ces deux états que, s’ils n’acceptent pas sur-le-champ le nouveau Zollverein et le traité d’alliance, il les exclura du Zollverein ; les deux principaux états du sud n’ont point résisté à cette menace au détriment des intérêts de leurs populations ; ils n’ont pas voulu encourir l’excommunication douanière. Cependant il reste de cette petite lutte un souvenir de résistance. A mesure que l’Autriche reviendrai la santé économique et politique, peut-être les états du sud de l’Allemagne chercheront-ils de nouveau en elle le secours d’une ancienne amitié. On ne peut en vérité considérer comme absolue et éternelle la séparation de l’Autriche et de l’Allemagne.

Le second volume de l’Histoire de Napoléon Ier, par M. Lanfrey, vient de paraître. Les qualités de l’écrivain s’affermissent à mesure qu’il avance dans son œuvre. Cette histoire sera un des documens les plus instructifs fournis à notre pays. Elle mettra fin à l’idolâtrie puérile qui s’est attachée à l’œuvre de Napoléon. Sans doute cet homme extraordinaire, même après qu’on a placé en lumière les erreurs de son esprit et les défauts de son caractère, reste un prodige qui étonne l’imagination, mais qui ne peut inspirer à des esprits réglés par la philosophie et vraiment versés dans l’histoire l’admiration fanatique qui s’est traduite par tant d’adulations puériles. M. Lanfrey aborde dans son second volume deux des grands épisodes de la domination napoléonienne qui ont exercé, à vrai dire, une influence sur tout son règne, le concordat et la rupture de la paix d’Amiens. Le concordat a bien montré que Napoléon n’apportait point dans le gouvernement les inspirations de l’esprit moderne. La France possédait les élémens de la liberté des cultes et de la situation normale des religions dans les sociétés nouvelles quand Napoléon, l’esprit toujours tourné vers le passé, voulut rétablir un grand clergé d’état et s’assurer par une alliance avec la cour de Rome l’empire des âmes. Quel esprit de ruse mesquine il apporta dans l’exécution de ce plan, quelles tracasseries il s’y attira, quelles misérables querelles il s’y fit avec la cour de Rome, c’est ce que nos lecteurs savent par les travaux si intéressans de M. d’Haussonville publiés sur ce sujet dans la Revue. Le même enseignement apparaît en raccourci, mais avec énergie dans le livre de M. Lanfrey. Le récit de la rupture de la paix d’Amiens sera pour les lecteurs français la partie la plus neuve de ce second volume. Ceux qui ont étudié l’histoire du commencement de ce siècle dans les documens officiels étrangers et dans les mémoires des hommes d’état anglais savent que Napoléon a été le véritable et volontaire auteur de la rupture de la paix d’Amiens, et que c’est pour cette résolution arbitraire et haineuse de guerre contre l’Angleterre qu’il entreprit la lutte gigantesque et folle dans laquelle il succomba en entraînant la France avec lui ; mais le public n’a jamais été instruit chez nous de cette crise décisive par les historiens adulateurs de Napoléon, et on trouvera dans le livre de M. Lanfrey la saine et utile vérité. E. FORCADE.

REVUE MUSICALE


L’auteur d’une tragédie d’Alexandre, homme d’esprit d’ailleurs et des plus autorisés à récriminer contre le mauvais goût du temps présent, se plaignait un jour devant nous de la déconvenue que lui infligeait le Théâtre-Français en ne voulant absolument point jouer sa pièce, et il ajoutait avec la verve enthousiaste d’un classique sûr de son chef-d’œuvre : « Comprenez-vous cela ? Un Alexandre en cinq actes et en vers ! — Un beau sujet en effet, répondit un interlocuteur, un peu connu cependant, mais que vous aurez sans doute rajeuni en utilisant les documens que la science historique moderne mettait à votre disposition. » A quoi notre poète, se rebiffant comme sous une injure, répliqua vertement : « La science moderne ! Est-ce que vous vous moquez ? Me prenez-vous par hasard pour un homme à consulter les ouvrages de M. Grote ? Sachez, monsieur, que je ne connais, moi, qu’un Alexandre, celui qui tue Clitus au cinquième acte de ma tragédie. » C’est un peu l’histoire de la Fiancée de Corinthe qu’on vient de représenter à l’Opéra ; des immenses horizons ouverts par Goethe et dont il semble que le théâtre, l’Opéra surtout, eussent à tirer un si beau parti, on n’en a pour cette fois pas tenu le moindre compte. Probablement que les auteurs pensent là-dessus comme l’auteur de la tragédie d’Alexandre ; ils se sont bien gardés de toucher au conflit social si dramatiquement exposé par Goethe en quelques strophes immortelles. Du paganisme et du christianisme, pas un seul instant il n’en est question, et l’idée, ainsi dépouillée de la grande antithèse qui fait son pathétique et sa couleur, se trouve réduite aux proportions d’une simple fantasmagorie.

Quel sujet pourtant que celui-là ! la Fiancée de Corinthe ! Ce seul titre vous fait rêver d’un chef-d’œuvre. Goethe, qui souvent se prit à réfléchir aux conditions du drame lyrique, ne dédaigna pas de crayonner des scenario d’opéra en marge de plusieurs de ses ballades. Rien ne prouve qu’il n’ait point un moment songé à faire pour la Fiancée de Corinthe ce qu’il fit pour le Comte prisonnier[1] et telle autre originale invention de cet inépuisable répertoire, où les peintres et les musiciens de l’Allemagne, et chez nous Ary Scheffer, Delacroix et l’auteur du Dieu et la Bayadère ont tant emprunté. Le sujet comportait trois actes, trois grands actes, ni plus ni moins. Le premier, posant les caractères, préparant l’action, nous eût fait assister au mouvement d’une maison antique d’où le christianisme, partout grandissant, a déjà chassé les anciens dieux. Nous sommes au temps de l’empereur Hadrien. La persécution contre les chrétiens, sans avoir encore cessé, se ralentit, et la croyance nouvelle sortie des souterrains du premier âge commence à faire son chemin à ce demi-jour du foyer domestique dont le mystère convient au drame. La maison où la scène se passe est celle d’un patricien de Corinthe, maison ouverte à toutes les discussions libres et que fréquentent, en même temps que les partisans d’un passé qui s’écroule, les sectateurs de l’idée qui va régénérer le monde. Démostrate et sa femme, sans l’avouer pourtant et sans en afficher trop haut les pratiques, se sont convertis, au christianisme, ce qui ne les empêche pas d’être en rapports d’intérêt et d’amitié avec les hommes de l’ancienne foi, beaux esprits, philosophes et préfets de l’empereur romain. Dans cette famille honnête, libérale, aimée de tous, le désespoir est venu s’abattre. La fille de Démostrate et de Charito, Philinnium, est morte récemment, morte sans revoir le fiancé qu’elle adorait, car depuis deux ans Machates, altéré de science, parcourt le monde et visite les sanctuaires de l’Égypte à la recherche d’une vérité dont la soif le tourmente. « L’ardeur de connaître est ce qui donne à l’homme sa dignité, et même alors qu’il erre à la poursuite du vrai, les dieux ne l’en aiment pas moins ! » En deux années, que de changemens accomplis ! Depuis qu’il a quitté cette maison pour n’y plus rentrer qu’en époux, une croyance étrangère a grandi, se dressant comme un mur entre lui et sa nouvelle famille. La pauvre trépassée, elle aussi, a cru au dieu nouveau, et ses beaux yeux, avant de s’éteindre, ont versé bien des larmes sur l’erreur de l’ami voyageant aux pays lointains et demandant aux morts la sagesse, — du cher fiancé égaré auquel pourtant par-delà le tombeau elle est restée fidèle. « Où l’amour unit, là ne peut la croix séparer[2]. »

Cependant un jour, inopinément, Machates revient. On le voit, sans être attendu, franchir le seuil de ce toit où l’amour le ramène. De tant de chemin parcouru, de tabernacles interrogés, de papyrus déchiffrés, la seule vraie science qu’il rapporte, c’est son amour, « Malheur au faible cœur en qui cette flamme peut s’éteindre, maudit cent fois soit l’ouragan qui ravage l’autel sur lequel brûle ce feu sacré qui fait l’homme pareil aux dieux et maintient l’univers ! Les prêtres égyptiens ont un oracle qui prétend que, le jour où s’écroulerait le Sérapéum, s’écroulerait aussi le monde. Le sanctuaire universel, celui qu’il faut défendre et fortifier au prix de toutes les douleurs, de tous les sacrifices, c’est l’amour ! J’aime Philinnium, par elle je puis, non pas seulement vivre heureux, mais vivre, et, si ce beau destin m’était ravi, je voudrais m’enivrer de ma peine jusqu’à mourir ! » Témoin de cette effusion passionnée, le père se refuse de porter si à l’improviste le coup suprême à l’infortuné fiancé en lui révélant toute la vérité. La mère aussi et la nourrice consentent à se dépouiller un moment de leurs habits de deuil, il sera toujours assez tôt pour les reprendre. On remet au lendemain. En attendant, d’étranges pressentimens s’emparent de l’âme du jeune homme. Les réponses douloureusement évasives de la mère, un sanglot mal étouffé de la nourrice, un mot de la conversation du père, « la plus belle moitié de l’amour n’est pas de ce monde, » et surtout ce funèbre suintement contre lequel rien ne prévaut dans une maison où la mort a naguère mis le pied, font succéder à la joie du premier abord le trouble et l’anxiété du second mouvement. Et c’est sur cette impression de navrante mélancolie que le premier acte se termine. Au second, l’action se déploie, et l’on devine à quels effets d’épouvante et d’émotion doit atteindre, ainsi ménagée, la grande scène, prévue de loin, du vivant et de la morte.

Au théâtre, le fantastique n’agit qu’autant qu’il a été habilement préparé. Amener l’effet et, quand arrive l’instant de le produire, n’en user qu’avec la discrétion la plus sévère, c’est l’art des maîtres, l’art immense d’un Mozart dans l’apparition du commandeur, où les trombones sont introduits pour la première fois, et avec quelle puissance alors et quelle inouïe solennité ! À ce compte, il ne saurait y avoir d’opéra fantastique en un acte. Ce n’est pas la lumière électrique qui fait le spectre, c’est l’imagination et la science du poète. Le fantôme de cette jeune fille, ainsi évoqué à brûle-pourpoint, dans la même heure, dans le même décor et sans qu’on ait eu le temps de prendre au sérieux l’anecdote, produit sur une salle juste la même somme de terreur que tel personnage d’une féerie. Tant d’autres données peuvent servir de thème à ce qu’on appelle au théâtre un lever de rideau, que j’estime qu’on ne se fâchera jamais assez de voir les plus grands, sujets de la poésie mis en œuvre de la sorte et dépensés en petite monnaie. D’ailleurs, même aux temps où la mythologie florissait le plus à l’Opéra, ces réductions en un acte de l’antique n’ont jamais réussi ; Hérold, le grand Hérold de Zampa et du Pré-aux-Clercs, écrivit jadis une Lasthénie ; qui s’en souvient ?

Retournons au poème de Goethe, à la Fiancée de Corinthe, et voyons ce qu’aurait pu donner à l’Opéra ce second acte. Un chœur d’abord. C’est la nuit, Démostrate installe ses hôtes. Grecs et Romains se retirent, et bientôt tout repose dans cette maison, où les dieux antiques et la croix règnent ensemble côte à côte sous le même abri. Un homme veille pourtant, c’est Maahâtes, le fiancé de Philinnium. Seul dans cette chambre que la lune éclaire de reflets livides, il s’entretient avec ses souvenirs, rêve tout haut de celle dont l’absence est un mystère. Nul encore n’a parlé, et déjà il sent qu’un destin sinistre l’enveloppe. Il appelle. On frappe doucement, la porte s’ouvre, Philinnium apparaît sur le seuil au milieu d’un nimbe de clarté, pâle, vêtue de blanc, un scapulaire noir sur sa poitrine où brille une croix d’argent, la tête ceinte de cyprès et voilée. Machates s’élance pour l’embrasser, puis soudain recule.


PHILINNIUM. — D’où te vient cet effroi ? Ta prière n’est-elle pas exaucée ?

MACHATES, la contemplant toujours et de plus en plus troublé. — Cette pâleur ! Ce silence ! Es-tu Philinnium ?… Et ta main, ta main si froide !

PHILINNIUM. — Ne t’éloigne donc pas. (Montrant son cœur.) Là du moins la chaleur ne s’est pas éteinte.

MACHATES. — Comme ces deux ans t’ont changée ! La flamme de ta passion où s’est-elle envolée ? Plus d’élan, plus d’ardeur, et cet air de mystère, cet énigmatique silence qui tantôt m’effrayait chez tes parens, et qui, toi aussi, t’environne ! (Elle s’achemine vers le lit de repos et s’assied. Se rapprochant et lui prenant la main.) Ton regard si tendre et si doux qui jadis enivrait l’amant, je ne le retrouve plus ; à cette heure, c’est un autre regard ! Il semble que ton œil, où le mien plonge, me donne le vertige sacré de l’abîme. Oh ! laisse, laisse-moi te contempler et me taire !…

PHILINNIUM. — Tu dis vrai, mon amour s’est transfiguré, et désormais t’attire invinciblement vers la couche profonde… Oh ! ne te défends pas, l’amour vient ici pour te sauver !

MACHATES. — Arrête, Philinnium, trêve de ces énigmes qui me torturent ! La science n’a que faire au cœur d’une jeune fille !

PHILINNIUM. — Que n’as-tu un seul instant dormi aux lieux ; où je repose ! tu saurais alors des secrets que jamais encore n’ont pénétrés les sages de ce monde !

MACHATES. — Et d’où te viendrait à toi cette connaissance vers laquelle ont tendu mes efforts et mes voyages… As-tu visité l’antre de Trophonius ?

PHILINNIUM. — Peut-être, en tes explorations errantes, as-tu, sans t’y arrêter, passé près de la source qui seule eût à jamais apaisé ta soif… (Elle se lève imposante et calme.) Oh ! crois-en ma parole, les anciens dieux, si chers qu’ils te soient, ont dès longtemps quitté cette maison. Renonce-les, et ce que l’amour alors te donnera vaudra mieux que la plus belle nuit de bonheur.

MACHATES. — Renier la foi des aïeux, rejeter les dieux dont mon enfance ne prononça les noms qu’avec respect, ces dieux qui plus tard, homme, m’ont guidé par la main vers les hauteurs de la sagesse !… Et quelle croyance, réponds,… as-tu à m’offrir en échange ?…

PHILINNIUM, montrant du doigt le firmament, et d’une voix profonde. — Il est écrit : Tu n’adoreras qu’un seul Dieu au ciel et sur la terre, le Dieu fait homme et mort pour nous sur la croix !

MACHATES. — Un Dieu unique ! Ainsi l’immensité ne serait plus qu’un désert ? et nos dieux bien-aimés auraient fui au pays du mensonge ? Dans nos bois et sur la montagne plus de trace d’êtres sacrés ? la dryade muette, l’oréade inanimée ? Jupiter chassé de son trône, la sagesse de Minerve, raillerie, les chants d’Apollon, vain écho ! les dieux de la Grèce ont passé ! Qui donc t’a dit cette parole ? pourquoi nous plaindre de l’écroulement de notre monde, si la Mort jusque dans les régions de l’éther promène ses ravages ? Et qui ne serait heureux de mourir quand les dieux eux-mêmes s’en vont ?

PHILINNIUM. — Nos dieux ont fait leur temps, leur règne était- mesuré. Ne méconnais pas l’esprit qui te visite. Ce que je te rapporte est la vérité, écoute et CROIS !

MACHATES. — Quel langage dans la bouche d’une fiancée ! Tu ne me connais plus, tu ne veux plus me comprendre. Cette entrevue est un suprême adieu ; je m’explique à présent et la réserve de ton père et les discours funèbres de ta mère. J’ai franchi ce seuil pour mon malheur ; mais qui donc vous a tous ainsi changés ? Une nouvelle croyance, étrangère à moi, s’est emparée de vos esprits. Tu fuis l’ami, l’amant inhabile à deviner le sens de tes sombres paroles, tu méprises mon amour, malheur à moi !

PHILINNIUM, l’attirant violemment sur son sein. — Machates, mon fiancé, mon amour ne s’est pas démenti, car l’amour est infini, éternel, et son règne s’étend de l’autre côté de la vie ; mais je veux que le tien aussi se transforme, et tu verras alors que jusque dans les bras de la mort il goûtera les jouissances de la vie. Tu pâlissais tantôt quand ma mère te parlait de l’existence future et des âmes trépassées ; pourquoi ? le baiser de la mort n’est glacé qu’autant que ta veine bat des pulsations de la vie terrestre. ! Avec elle s’évanouit tout sentiment d’épouvante. Ici n’est que l’enveloppe, là-bas est la flamme, l’éclair. Viens, parlons pour le pays où Psyché rencontra l’Amour, où les flots du Léthé nous verseront l’oubli et l’ivresse éternelle…

MACHATES. — Chère et belle visionnaire, le monde, toi et moi, nous retient encore ; mais j’éprouve à t’écouter une joie ineffable, et je sens que, si d’en haut, à cette heure, la voix d’un dieu me parlait…

PHILINNIUM. — Eh bien ?

MACHATES. — Je ne dirais pas non à son appel.

PHILINNIUM. — Cette voix t’appelle, Obéis… (Lui coupant une boucle de cheveux. Machates, te voilà fiancé ! Veux-tu me suivre ? (Elle saisit sa main.)

MACHATES. — Te suivre ! Quel trouble étrange me pénètre, si profond et si doux ! Mon cœur bat plus léger ; .. Te suivre, ma bien-aimée,… où te suivre ?…

PHILINNIUM. — Ah ! ne te méprends pas sur la flamme dont je brûle aujourd’hui ; réponds, Machates, consens-tu à me suivre où je vais ?…

MACHATES ; — Oui, je le veux !

PHILINNIUM. — Infortuné ! Tu le veux,… tu le veux… Connais-tu la maison de mon père, connais-tu mon père ?

MACHATES, avec désespoir. — Laisse-moi mourir sur ton sein. Cette terre désormais n’est plus rien pour moi…


Nous avons conduit la pièce jusqu’à la grande scène du second acte ; quant au troisième, Goethe n’a laissé là-dessus aucun renseignement. Il est permis cependant de supposer de quel côté il y aurait à chercher. Si mystérieuse qu’ait été l’entrevue de la fiancée de Corinthe et du jeune Athénien, le secret en a transpiré. La nourrice, rôdant la nuit, a reconnu le spectre, raconté son épouvante à la mère, et bientôt l’histoire emplit la maison. Chacun, à son point de vue, la commente. « Au cri d’effroi de la nourrice, dit l’esclave Davus, je me suis éveillé, glissé jusqu’à la porte, et, n’osant ouvrir, j’ai regardé par les fentes. Non, le délire ne m’égarait pas. Je sais ce que j’ai vu, c’était Philinnium assise sur le lit près du jeune homme et dans les habits dont on la revêtit pour l’ensevelir. Il lui offrait du vin dans une coupe où ses lèvres plongeaient avidement. Elle et lui échangeaient des présens ; ce n’était point là une illusion, un fantôme… Elle vivait ; j’allais m’en convaincre, la toucher, quand soudain le coq a chanté, le jour s’est fait, et tout a disparu. » Cependant les autres hôtes hésitent à croire. Un d’eux, en prévision d’un soulèvement contre les chrétiens que la nouvelle, se répandant, peut amener dans une ville où le vieux levain du paganisme fermente encore sous l’influence des prêtres et des devins, — le Grec Phlégon, — demande une enquête immédiate. « Et d’abord, dit-il au père, est-ce bien vrai que ta fille soit morte ? Ton esprit n’est-il pas dupe de ton pauvre cœur ? L’air qu’on respire ici crée des fantômes. Avec vos pratiques nouvelles, sait-on désormais qui vit et qui meurt ? Jadis l’urne sacrée recevait pieusement les cendres du cadavre, et l’âme rendue à son élément remontait se perdre dans l’éther. Avec cette manière d’enterrer les morts, de livrer comme des chiens à la pourriture les corps de ceux que nous aimons, nulle sécurité n’est plus permise. Les voleurs seuls y trouvent leur compte. Qui te dit que la sépulture de ta fille n’a pas été pillée, et que sous les habits de la morte quelque maîtresse de Machates n’est pas venue le visiter. »

Machates, lui aussi, en arrive à douter de ce qu’il a vu. Si c’était une invention de la famille pour rompre les engagemens d’autrefois ? Morte, Philinnium ! cendre et poussière, celle qui l’a pressé entre ses bras cette nuit en lui disant : « Les flammes de l’amour ne sont pas pour s’éteindre jamais dans mon cœur, et continuent encore à brûler alors que la main inflexible du destin a dans les flots de l’Achéron étouffé le flambeau de l’hymen ! » Si ce qu’attestent le père et toute cette famille était vrai, si Philinnium en effet a par leurs mains été déposée dans la tombe, quel est-il donc ce Dieu qui réveille ainsi les morts, ce Dieu vivant qui ressuscite corps et âme, ceux qui ne sont plus ? Quel que soit l’Elysée où sa fiancée habite, Machates n’a désormais qu’un désir : la rejoindre. Au deuil de l’amant se mêlent les regrets infinis de l’homme qui voit s’écrouler l’édifice de ses croyances. La mélancolie que semble avoir ignorée l’antiquité entre dans l’histoire du monde à cette heure crépusculaire. Malgré son amour, malgré l’invincible attraction qu’il subit, Machates restera virilement fidèle au passé. Il sait que son idéal n’est plus la vérité. « La nuit dans ses profondeurs recèle plus de miracles que le jour n’en éclaira jamais, et de tous ces miracles le plus grand, c’est la croix ! » Ces paroles de Philinnium ne lui sortent pas de la mémoire, et pourtant il ne reniera rien de ce que ses pères ont adoré. Au déclin du soleil, quand l’Acrocorinthe disparaît dans l’ombre, on le voit se traîner autour du temple de Proserpine pleurant son Olympe désert, ses forêts veuves de leurs divinités et saluant d’un dernier regard le scintillement des étoiles qui lui semblent là-haut briller comme des larmes funéraires sur le vaste linceul de l’Hellade expirée. Il attendra là que minuit vienne pour regagner la chambre nuptiale, y retrouver Philinnium et mourir dans ses bras. Ses amours ne sont plus de ce monde, ses dieux s’en sont allés, pourquoi vivrait-il ?

Voilà quelle eût dû être à notre sens l’interprétation dramatique de la pensée de Goethe. Ne voir dans un pareil poème qu’une légende ordinaire, un conte de revenans à mettre en musique pour donner au public du ballet nouveau le temps d’arriver, c’est assurément se tromper d’époque. On dira : Le théâtre, la musique surtout, ne sauraient que faire de ces subtilités métaphysiques. C’est possible, quoique avec Beethoven on en ait bien vu d’autres ; mais alors pourquoi cette manie de toucher aux plus grands sujets pour les découronner de l’idée qui fait leur gloire ? Sera-ce donc aussi un conte de revenans que Hamlet ? et, si pour mettre à l’Opéra ce chef-d’œuvre du génie humain il faut également en ôter la métaphysique, ne vaudrait-il point mieux inventer autre chose ? Il y a du reste une question sur laquelle aujourd’hui tout le monde est d’accord : les vieilles routines ont vécu. A l’Opéra comme ailleurs, tout est à renouveler. Il fut un temps où, pour traiter un sujet, la première condition était d’en évincer soigneusement l’idée : natura abhorret a vacuo. En poésie, en peinture, en musique, c’était au contraire le vide qu’on cherchait, qu’on voulait. Ce système-là, grâce à Dieu, n’a plus cours. Trente ans d’efforts victorieux en ont affranchi la scène. En fait de combinaisons, tout a été essayé, épuisé, il n’y a de salut désormais à l’Opéra que dans les idées. Pourquoi vouloir toujours éluder ? On commence par s’écrier : C’est impossible ; mais a-t-on compris seulement ? Sait-on ce que l’idée d’un maître peut rendre, transportée d’un art dans un autre ? Quand un Beethoven prend pour thème le Coriolan de Shakspeare, l’Egmont de Goethe, voyons-nous qu’il ait si à cœur d’éviter l’idée ? Quels sont les grands sujets historiques et psychologiques, les entretiens de l’âme avec Dieu et la nature, que les Symphonies n’aient abordés ? Et Meyerbeer, je le demande, tiendrait-il à l’Opéra cette place souveraine, exercerait-il sur les générations présentes cette autorité posthume, s’il n’eût été ce remueur d’idées que nous avons connu ? — Je ne veux pas cependant que cette discussion m’entraîne trop haut et m’empêche d’apprécier le mérite d’un petit acte dont le tort le plus grave est d’avoir été conçu dans une poétique dont jamais je n’admettrai l’utilité. Cela s’intitulerait la Fiancée d’Abydos, de Délos ou de Ténédos, je n’y trouverais rien à redire ni à dire. Où le péché commence, c’est à la liberté par trop grande qu’on prend à l’égard des chefs-d’œuvre. Je le répète, on ne fait point un acte avec la Fiancée de Corinthe. Maintenant, si je considère cet acte en dehors des idées que le seul titre provoque en moi, je le trouve agréable, élégamment rimé et fort à souhait pour la circonstance.

La musique de M. Duprato sied à l’ouvrage. C’est d’un fantastique modéré, avec de la passion à fleur de voix, un orchestre dont toutes les sonorités sont bien dans la main qui les gouverne, et par instans de la mélodie. Un style clair, aisé, sans trop de traces d’improvisation ni de réminiscences. Je ne dirai pas que cette musique ait le pressentiment de l’infini, qu’elle dépasse la portée anecdotique du poème. Évidemment la question du monde surnaturel n’est point une de celles qu’en se mettant au piano l’auteur se soit posées ; mais à défaut d’aspirations transcendantes il y a dans cette mélopée souvent pathétique, dans ces modulations presque toujours ingénieuses, une virtuosité qui vous captive. En d’autres temps M. Duprato, le musicien fin et charmant des Trovatelles, eût été peut-être un Monsigny, un Dalayrac ; si, tel que vous le voyons, il fait aujourd’hui de tout un peu, s’il voyage de l’Opéra-Comique aux Fantaisies-Parisiennes, et des Fantaisies à l’Opéra, s’il se guindé jusqu’à l’antique, la faute en est aux poèmes qu’on lui donne et qu’il accepte, ne les pouvant commander.

Qui d’ailleurs, par le temps qui court, peut se vanter d’avoir son style ? Dans l’absence de maîtres s’imposant au public, quel talent reste fidèle à la manière de ses premiers jours ? Par combien d’avatars ont passé depuis quinze ans M. Gounod, M. Thomas, Verdi lui-même ? Tout le monde aujourd’hui a le style de tout le monde. Personne plus adroitement que M. Duprato ne pratique cet éclectisme. Il a le secret de ce faire composite dont les partitions de Faust, de Mignon, de Roméo et Juliette portent la marque, et, pour avoir jusqu’à présent moins réussi que M. Gounod et M. Thomas, il s’entend tout aussi bien qu’eux à manier, à nuancer son orchestre, à combiner selon la formule du Meyerbeer avec du Mendelssohn. Ce qui pourtant lui appartient en propre dans cette partition nouvelle, c’est le brindisi que chante la fiancée morte en offrant la coupe à son amant. L’accent mélodique et passionné vibre en ces quelques mesures, qui sont la vraie contre-partie, et non moins inspirée, de l’hymne de Galatée. Contre-partie, je disais bien. En effet dans Galatée la vie boit à la mort, qu’elle anime et féconde ; ici au contraire, c’est la mort qui de son côté attire la vie. — Mlle Mauduit enlève ces couplets très, vaillamment. Pour la première fois que la jeune cantatrice crée un rôle, on ne pouvait mieux réussir. Encore est-ce non pas un rôle, mais deux qu’elle joue, car à l’Opéra la fiancée de Corinthe se dédouble. Nous avons affaire à deux sœurs également charmantes, également énamourées du beau Lysis. Chloé, Dafné, Lysis, pourquoi ces noms d’églogue en pareil chapitre ? Des deux filles du pêcheur Polus, l’une Dafné, fiancée à Lysis, glissé d’un rocher et se noie :

Elle est au sein des flots, la belle Tarentine ;


l’autre, Chloé, tout en pleurant sa sœur chérie, travaille à lui succéder dans le cœur du jeune homme, et c’est pour couper court à ce petit manège, d’ailleurs fort innocent, que la fiancée de Corinthe revient de l’autre monde, ce qui donne à son apparition, immédiatement suivie de la mort du jeune homme, quelque chose d’atroce et d’anti-dramatique ; car, somme toute, on ne s’intéresse à personne en cette action, pas même à ce vieux pêcheur pleurard et auvergnat qui renie la mer, où sont les sardines et les crevettes qui le font vivre, et ne parle jamais que de s’en aller sur la montagne parmi les pasteurs ! — Mlle Mauduit représente donc les deux sœurs, la vivante et la morte ; mais évidemment ses prédilections inclinent toutes du côté de la morte. Quand je l’ai vue, au lever du rideau, soupirer son élégie et tourner ses fuseaux en Cendrillon de vase étrusque, j’ai craint d’abord quelque mésaventure. Heureusement j’avais compté sans le vampire. Cette scène fantastique a tout sauvé. Sous ce flot de lumière électrique, svelte, charmante, bien drapée, sa couronne d’algues marines dans les cheveux, elle a dit le brindisi des fiançailles de sa belle et chaude voix d’Alice dans Robert et joué en cantatrice désormais sûre de son avenir.

La même soirée montrait au public la reprise du Corsaire, un ballet de date ancienne, mais rajusté, rhabillé, requinqué, splendide et tout battant neuf de décors, de soie et de paillons. Ce vaisseau, plein d’ivresses bachiques et autres où les uscoques de Byron boivent le vin de Chypre du pacha aux bras de ses esclaves favorites, ce vaisseau, jadis si fameux, s’était, on le sait, englouti dans l’incendie qui dévora, il y a quelques années, le matériel de la rue Richer. L’administration l’a reconstruit et remis à flot, mieux appareillé et mieux pourvu que jamais d’une riche cargaison de bayadères. Un tel spectacle ne se peut voir qu’à l’Opéra. On ne cesse de nous parler des féeries du boulevard. Il conviendrait pourtant d’être juste une bonne fois et de reconnaître la différence qui existe entre ces lanternes magiques abrutissantes qu’on appelle grossièrement des pièces à femmes et la mise en scène intelligente d’un ouvrage chorégraphique exécuté par des sujets de premier ordre. Mlle Adèle Granzow joue cette fois le rôle de la Médora du poète, créé jadis par la Rosati, et s’y montre par momens très pathétique, bien que chez elle la pantomime ne tienne que la seconde place. Comme danseuse, c’est un talent exquis. Elle a des évolutions aériennes, des parcours à travers la scène qui défient les plus brillans souvenirs, s’enlève d’ensemble avec un velouté d’oiseau de nuit, et jamais on n’a vu de jolis bras mieux danser. Plus savante sans doute et d’une personnalité plus prononcée, la Mourawiew n’avait pas cette grâce accomplie. En revanche, les pointes de la Mourawiew restent un secret pour tout le monde, et pour sa compatriote Adèle Granzow plus encore que pour la Fioretti, une Italienne toute phosphorescente de verve et de gentillesse, et qui, sur ce terrain, dame le pion à l’école russe. — A tous les points de vue, on a donc bien fait de reprendre le Corsaire. L’action en est pittoresque, amusante, et la musique aussi. Adam excellait dans ce genre de partitions à grand spectacle, improvisant, maraudant, transcrivant d’une plume cursive les idées des autres pêle-mêle avec les siennes. Il y a de tout dans ce capharnaüm, où les ponts-neufs s’emmagasinent à côté de perles mélodiques de la plus belle eau. Fait assez curieux, ce compositeur, d’un goût volontiers trivial et qui dans ses opéras n’échappe au bourgeois que par le populaire, Adam, quand il écrit de la musique de ballet, touche à la poésie. Dans Giselle par exemple, il y a le clair de lune. Qui n’a retenu cette phrase ravissante dont la mélancolie si bien vous dépayse qu’on se croirait en plein Mendelssohn. J’en dirai autant de la partition du Corsaire. Sans parler de la distribution chorégraphique excellemment comprise, des récits et des pas toujours bien réglés selon les convenances du sujet, vous rencontrez à chaque instant dans le dialogue des inspirations d’une grâce délicieuse, et pour en citer une au hasard, cette phrase du cor au second acte, tout épanouie et qu’on voudrait entendre moduler par un Vivier. Trois maîtres français, Hérold, Adam, M. Auber, ont composé des ballets qui resteront des œuvres musicales. La Belle au bois dormant, la Somnambule, complètent le cycle du chantre de Marie et du Pré aux Clercs ; Giselle ouvre une veine que chez Adam on ne retrouve nulle part ; je me trompe, un de ses opéras, un seul, a cette note, Giralda. Très peu de gens lui en ont tenu compte, étouffée qu’elle était sous des qualités d’un ordre moins élevé, et qui devaient en somme faire la popularité de son répertoire. En 1840, nous le vîmes à Berlin, écrivant la partition des Hamadryades, le premier en date de ses ballets. Ce fonds courant, inépuisable qu’il avait, le servait beaucoup en ces occasions. Affairé, enfiévré, il se plaignait d’être atteint d’une sorte d’hystérie musicale qui le forçait à produire bon gré mal gré, sans relâche. Qu’une inspiration ainsi surmenée eût des défaillances, quoi de plus naturel ? Pourtant, dans cette série d’œuvres hâtives, la somme de motifs bien venus dépasse encore celle des redites. Pour écrire un ballet, il faut soi-même aimer la danse, art charmant où la statuaire et la musique confondent leurs lignes et leurs rhythmes. Demandez à M. Auber, le connaisseur par excellence dont le dilettantisme raffiné devait, au couronnement de sa carrière, produire ce chef-d’œuvre de musique chorégraphique, hommage exquis d’Anacréon à Terpsichore, qu’on appelle le ballet de Marco Spada.

Ce monde des théâtres a des mystères qui en vérité vous déconcertent. Inabordable pour les uns, il s’ouvre à d’autres avec une facilité qui tient du prodige. Le Roland à Roncevaux de M. Mermet a battu l’estrade au moins vingt-cinq ans avant de trouver moyen de se produire ; combien a-t-il fallu de temps à M. Jules Cohen pour faire représenter sa partition des Bleuets, et cela dans des conditions qu’un maître aurait à peine le droit de réclamer ? On le donne en pleine affluence, on met dans son enjeu la perle du théâtre, Mlle Nilsson, dont les dernières représentations comptent double, et qui plante là son rouet de Martha pour s’en aller cueillir des bleuets dans les blés. Quel bouquet ! Vous chercheriez en vain je ne dirai pas un morceau, une phrase, mais une simple intention ayant en soi quelque originalité, dans cette partition empanachée de tous les styles et qu’il eût été si facile de ne point écrire et surtout de ne point représenter. Pour le poème, c’est une ballade de Victor Hugo accommodée au goût de l’âge d’or du mélodrame, des abbesses de Pigault-Lebrun dans une berquinade ! Je me figure l’auteur des Orientales assistant à cette bouffonne mise en scène de sa poésie et s’écriant, comme le géomètre : « Qu’est-ce que cela prouve ? A quoi cela peut-il bien servir d’amalgamer ainsi des notes et des mots pour ne rien dire ? » Il se peut en effet que ces sortes de choses ne nous profitent guère à nous autres, public bénévole, qui ne demanderions qu’à nous divertir un peu ; mais tout le monde là-dessus n’est pas du même avis, l’auteur tout le premier, qui, je suppose, ne se plaint pas de la malechance.

Au théâtre, il n’y a pas que le succès qui réussisse., les chutes et les demi-chutes habilement ménagées tournent aussi par occasion à bénéfice. Il s’agit de tomber avec grâce, comme le gladiateur antique, et sur tout de savoir s’arranger de manière à tomber partout et souvent. Le public imbécile et distrait ne se soucie, la plupart du temps, ni de qui l’ennuie, ni de qui l’amuse. Pourvu qu’on prononce votre nom, qu’on l’imprime, qu’importe le reste ? A l’âge où tant de pauvres diables, qui peut-être un jour seront des grands maîtres, en sont encore à gueuser leur malheureux premier libretto, M. Jules Cohen a déjà parcouru toute une carrière. Sans parler de cette œuvre nouvelle qui ne vaut ni plus ni moins que celles qui l’ont précédée, on lui doit à l’Opéra-Comique un Maître Claude en un acte, et un José Maria en trois. Ajoutons à ce bagage fort honnête la musique des chœurs d’Athalie, oui, les chœurs d’Athalie après Mendelssohn ! Et c’est naturellement ceux-là qu’aux jours solennels le Théâtre-Français exécute. Il faut bien faire quelque chose pour les jeunes compositeurs. Il ne manque plus désormais à l’auteur des Bleuets que de s’installer avec un ouvrage en cinq actes dans le répertoire de l’Opéra. Le temps aidant, nous l’y verrons, et de l’Académie de musique à l’Institut il n’y a qu’un pas.


F. DE LAGENEVAIS.


L. BULOZ.


  1. Voyez la préface de notre traduction des Poésies de Goethe.
  2. Goethe, la Fiancée de Corinthe.