Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1848

Chronique n° 397
31 octobre 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 octobre 1848.

L’état de siège est levé. La belle nouvelle en vérité ! Il y avait quelques honnêtes gens qui acceptaient avec douleur cette nécessité de salut public, il y avait d’autre part bon nombre de clubistes qui rongeaient sourdement leur frein et grondaient dans l’ombre sous la loi qui leur était imposée ; mais, pour la masse, pour ce qu’on appelle le public, hélas ! il y songeait bien ! Le peuple de France est amoureux de liberté, oui sans doute, si amoureux et si jaloux de son trésor, qu’après l’avoir reconquis sur les tyrans, comme on lui jure qu’il l’a fait, il lui faut tout de suite une armée d’occupation pour le garder envers et contre tous, et d’abord contre lui-même. La liberté ne va point en France à moins de cinquante mille hommes campés, l’arme au bras, dans Paris. Il n’y a que ce régime-là qui nous rassure, une fois qu’il est convenu que nous sommes émancipés. L’état de siége est levé ; n’ayez cependant trop de peur : on a fini les barraques, et les fusils n’y manquent pas.

Autre nouvelle : la constitution est achevée, la constitution de 1848, la dixième, la douzième, que sais-je ? dans la longue série de nos monotones révolutions. Voilà vraiment encore peu de chose ! Qui est-ce qui s’est si fort aperçu qu’on ne parlait plus de cela dans l’assemblée ? Où trouver un patriote naïf qui ait eu seulement l’idée de chanter le Te Deum, parce qu’on était encore une fois au bout de cette épreuve tant de fois déjà recommencée ? Un instant, on avait pu craindre que nos vieilles gloires, que nos vieilles et solides acquisitions de 89 ne fussent compromises par des intrigans ou des fous également dangereux ; le péril a disparu devant le courage et l’intelligence des grands citoyens qui n’avaient pas perdu pied dans la bourrasque. Le péril écarté, il ne demeurait plus sur le chantier qu’une édition nouvelle du livre immortel de 89, une édition plus ou moins correcte : à quand la prochaine ?

La constitution de la république est finie : quand nomme-t-on le président ? La grosse question est là ; c’est là l’important, l’essentiel, tout le reste n’est rien que bagatelle, bagatelle, de la porte. Mais entendons-nous, il s’agit d’une constitution républicaine, d’une république dite démocratique par 777 suffrages sur 777 votans, d’une démocratie dont M. Dupin lui-même a voulu constater l’avènement triomphal ; la démocratie coule à pleins bords ! Soit, soit, nous avons d’autres affaires : dites-nous plutôt qui sera président ? Nous sommes tous investis maintenant des fonctions politiques ; la presse affranchie, les clubs, les associations, le vote universel, nous avons entre les mains autant et plus que nous avons besoin pour jouer notre métier de citoyens actifs ; nous sommes enfin appelés à nous gouverner nous-mêmes : cherchons vite qui nous gouvernerait bien sans que nous nous en mêlions. Qui donc sera président ? Eh ! qui, bon Dieu ! pourrait l’être, l’an premier de la république reconquise, si ce n’est un Bonaparte ? O peuple ! qui étais, disait-on, trop républicain pour soutenir la monarchie, ne serais-tu point aussi, par hasard, trop monarchiste pour soutenir la république, et, dans cette perpétuelle oscillation de tes volontés, est-ce qu’il n’y aurait peut-être pas au fond l’impuissance croissante de te soutenir toi-même ?

Les morts vont vite, dit la ballade ; nous aussi nous allons vite en ce temps d’épuisement général, où les consciences n’ont rien en elles d’assez énergique pour les arrêter à temps sur une pente quelconque. L’ame de ce pays fut une grande ame ; aujourd’hui, si l’on osait ainsi parler, elle se sent presque vide : elle n’a plus ni d’idées assez fortes ni d’affections assez profondes pour la remplir et lui donner du moins un peu de gravité ; elle vole au premier vent et roule avec le tourbillon. L’autre semaine, le tourbillon semblait encore assez loin ; il y avait quelque espoir qu’on pourrait lui échapper en se raidissant : le tourbillon est arrivé sur nous, il nous emporte ; saluons la tempête et fermons les yeux, notre débilité ne connaît plus rien de mieux à faire. Décidément le prince Louis Napoléon sera le dépositaire des destinées de la France. S’il se porte candidat, c’est pure politesse ; il était né président.

Cette candidature, habilement couvée depuis six mois, vient enfin de faire explosion au sein même de l’assemblée nationale. Rendons-en grace au talent oratoire et à l’esprit d’à-propos des braves à trois poils du républicanisme de la veille. M. Dufaure, interpellé par M. Grandin sur les fermens cachés qui pouvaient inquiéter la sécurité publique, avait répondu par un discours incisif qui mettait les rieurs du côté de l’ordre. Il avait très spirituellement rassuré les princes de la maison de Bonaparte sur le mauvais usage auquel ils craignaient qu’on n’employât leur nom, et il n’avait pas voulu leur laisser le privilège exclusif de s’alarmer si bénévolement pour le compte du prochain. La bonhomie passablement perfide avec laquelle M. Dufaure s’étonnait de ces alarmes trop empressées avait été d’un heureux effet, lorsqu’une charge de grosse cavalerie exécutée par M. Clément Thomas a balayé d’emblée toutes ces finesses parlementaires. Celui-ci, sans doute, pourrait s’excuser en disant que toutes les finesses du monde n’auraient guère changé le fond des choses ; mais c’est toujours une dure affliction que de posséder de pareils amis. La candidature impérialiste était le plus fâcheux désagrément qui troublât le sommeil du général Cavaignac. M. Clément Thomas n’a rien imaginé de mieux contre cette insupportable rivalité que de faire force de bras pour l’écraser en germe. Quel émoucheur ! Le général Cavaignac peut bien dire si les coups étaient bons.

À l’aide de cette réclame gratuite dont un ennemi le favorisait, le prince Louis, qui s’avouait à peine candidat, s’est trouvé tout aussitôt posé en prétendant. Il a bravement accepté la position, et le lendemain, car pour beaucoup de raisons le prince n’improvise pas, le lendemain il s’est installé dans sa charge par un discours dont l’habileté même a empêché le succès au sein de l’assemblée. Qu’importe l’assemblée ? Ce discours, en effet, donnait tant de gages à tout le monde, qu’il ne liait l’auteur à personne. Aux pétitionnaires de la montagne, qui demandent une amnistie pour leurs soldats de juin, le prince annonçait qu’il pensait « à guérir les maux de la société plus qu’à les venger ; » à la majorité, il déclarait qu’il entendait repousser « les théories fondées sans l’expérience et la raison ; » à tous, qu’il ne voulait point de hallebardes. C’est justement le langage connu des bien-aimés.

Si ce discours n’a pas eu d’écho très favorable dans l’assemblée, il n’en a pas moins exercé son influence au dehors. La candidature a pris un essor plus rapide que jamais ; elle s’est hautement qualifiée pour ce qu’elle était ; le prince l’avait dit à la tribune, c’est la candidature d’un nom, c’est la glorification héréditaire transmise par un chef de race à son descendant et perpétuant son règne par le prestige des souvenirs, malgré la différence des personnes. Nous avons toujours été des constitutionnels sincères et convaincus, nous avons baissé la tête sous le joug des faits accomplis ; mais nous n’avons pas cessé de croire que, si l’on n’avait point malheureusement à compter aujourd’hui avec l’irréparable, le meilleur serait encore d’avoir gardé ce qui était. Nous aurions donc quelque propension naturelle à servir ce retour apparent de la foule vers des traditions que nous avons vu briser, sans les déserter dans notre cœur. Il y a cependant deux raisons qui nous empêchent de nous associer à ce retour, tel qu’il s’accomplit : c’est une aventure de plus après tant d’autres, et c’est une aventure qui porte aux nues un nom, rien qu’un nom, vis-à-vis duquel nous sommes en défiance.

Oui, puisque le sort en était jeté, nous aurions voulu que notre patrie acceptât résolûment la condition qu’elle s’était laissé faire sans avoir le courage ou le sang-froid de la résistance. La seule manière de nous tirer de l’abaissement où cette grande surprise nous avait précipités, c’était de relever avec fierté le gant que la fortune semblait jeter encore à la France, c’était de prendre son parti en brave et d’aborder sincèrement la conquête de ces institutions dont les prétendus parrains se vantaient de nous avoir conquis. Ce n’était pas de nous venger d’une humiliation en allant au-devant d’une autre, ce n’était pas de nous consoler de la parodie qu’on nous avait obligés à jouer, en forçant nos vainqueurs d’une heure à jouer avec nous le rôle de dupes dans une parodie nouvelle, en arborant un lambeau de pourpre impériale par dépit contre le bonnet rouge. Un méchant tour en représaille d’un coup de main ! farce contre farce, l’une plus pitoyable que l’autre ! Il n’est rien qui ravale les nations comme les péripéties sans grandeur, comme les escapades ridicules. L’Europe avait les yeux sur nous ; il nous était bien permis de ne pas lui dire notre secret, de lui cacher notre cœur, et de paraître du moins, en refaisant la chose à notre guise, avoir voulu ce que nous n’avions pu empêcher. Nous nous condamnions de la sorte à ne pas désirer dans l’avenir ce que nous regrettions dans le passé ; nous livrions cette bataille héroïque à nos aveugles adversaires ; nous prenions de leurs mains l’établissement fragile que nous imposait leur mauvais génie, et nous prouvions en l’améliorant, en le consolidant, qu’au-dessus des bizarreries et des misères de toute dissension civile, l’esprit et la volonté de l’homme ont encore une place qu’on ne leur ôte pas. Nous sauvions ainsi, vis-à-vis de l’Europe et de l’avenir, l’unité de notre histoire, la logique de nos destinées. Maintenant, avec un Bonaparte pour premier président de la seconde république, il n’y a plus à s’y tromper, nous tournons le dos à cet état définitif et normal auquel nous aspirions pour l’honneur de notre pays. Disons mieux, nous en avons, nous en tenons un autre : c’est la révolution en permanence, le hasard à l’ordre du jour, et non pas même le hasard tout seul, mais une fatale succession d’inévitables plagiats. Aujourd’hui l’an VIII, demain l’an X, après-demain l’an XII. Qui oserait affirmer que cela ne sera pas ? Nous recommençons ainsi nos vieilles équipées, avec la jeunesse de moins et l’ennui de plus.

En face de cette aventure, — comment l’appeler autrement ? — nous aurions tout sacrifié pour ne pas la courir, s’il nous avait été donné d’exercer une action plus haute, et c’est parce que cette aventure est inséparable du nom qui nous l’apporte que nous aurions repoussé ce nom-là. Nous écrivons ici en honnêtes gens désintéressés et libres ; nous exprimons toute notre pensée. Nous n’avons point voulu déclarer au prince Louis cette guerre brutale et facile que certains républicains de la veille ont engagée contre sa personne ; nous ne voulons pas dire davantage que c’est un jeune homme encore inconnu de la France. Le prince est un homme de quarante ans qui deux fois dans sa vie s’est laissé persuader qu’il suffisait, pour enlever la France, d’un complot de caserne. Nous détestons les factieux qui allument la guerre des rues en appelant à leur aide les passions politiques ou les haines sociales. Qu’est-ce donc que de vrais citoyens doivent penser du conspirateur qui essaie d’armer la force militaire contre l’ordre civil, et qui place son espoir dans l’orgueil de l’épaulette ou dans le fanatisme du caporal ? Nous disions tout à l’heure comment les nations se dégradent, nous pouvons dire aussi quand elles périssent : c’est quand le soldat dispose de l’empire.

Nous ne prétendons pas que la France en soit déjà là ; nous doutons même qu’il puisse y avoir dans la médiocrité de notre existence la sauvage grandeur qui caractérise cet excès de la corruption politique ; mais le mal n’est pas toujours tragique, il est quelquefois mesquin sans être moins pernicieux. Ce nom de Bonaparte est un nom de guerre, et nous sommes un peuple qui n’a de goût à rien qu’au fusil. Ce nom est un défi jeté à l’étranger, et nous, qui avons plus de vanité que d’orgueil, nous sommes toujours charmés de défier nos voisins. Ce nom, compris de la sorte par la foule qui le crie, met aussitôt celui qui s’en pare au-dessus des hommes éminens dont on affecte aujourd’hui de dire qu’il serait entouré ; il fait du soi-disant président leur maître et leur suzerain, puisqu’il existe par lui-même en dehors d’eux, en dehors de la constitution, en dehors de la république. Il est souvent arrivé que ces hommes d’état, par une susceptibilité qui les honorait, refusaient leurs services à la monarchie déchue, faute de trouver auprès d’elle des garanties assez sûres pour leur propre indépendance. Cette royauté était pourtant subordonnée à toutes les exigences de la machine constitutionnelle ; elle ne visait point à produire des enthousiasmes aveugles. Quel serait donc le rôle de ses anciens conseillers auprès d’un président qui pourrait à tout moment leur intimer qu’il ne tient qu’à lui de transformer son fauteuil en pavois ? Et pour cela que faudrait-il ? rien qu’une revue qu’on passerait bonnement les mains derrière le dos. Le tambour bat aux champs, les paysans de la ligne et les jardiniers de la banlieue crient : Vive l’empereur ! Voilà tout de suite la pièce finie, et ce n’est pas même un 18 brumaire. Auprès d’un Bonaparte président, il n’y aura que des commis ; les ministres sérieux attendront bien au moins l’empereur, mais qu’est-ce que durera l’empire ?

Nous savons que ce n’est pas nous qui arrêterons ce triste courant, et nous n’avons pas la présomption de lutter contre l’inévitable. A moins d’un coup de providence, le prince Louis est maintenant assuré de son élection. Nous ne luttons pas, nous épanchons notre cœur gonflé d’amertume ; nous ne sommes point des hommes d’ambition ou de parti qui calculent leurs chances, tournant et retournant les dés dans leur main close avant de les jeter. Nous tâchons de dire la pure vérité pour qu’elle soit dite quelque part. Nous gémissons de voir l’entraînement universel réveiller du milieu de ses linceuls ce rude mot d’empire, synonyme d’oppression et de guerre. On aura beau commenter les regrets et les rêves du républicain de Sainte-Hélène, ce n’est pas le républicain que la foule adore, c’est le capitaine ; ce n’est pas même le législateur du consulat, c’est le batailleur impérial qui lui déchirait les flancs avec ses éperons. La foule est ainsi faite ; elle était la même hier, elle sera la même demain ; n’espérons plus y rien changer, et abdiquons nos illusions de propagande philosophique. La foule ne se rappelle qu’une seule espèce de grandeur, ce sont les grandeurs qu’elle a cimentées de sa chair et arrosées de son sang. Vainement nous et tant d’autres nous avons travaillé pour répandre parmi ces rangs épais le besoin de la réflexion et de la liberté. Le peuple va toujours d’instinct, et son instinct le conduit à la soumission. Le peuple n’écoute plus qu’à moitié le curé de sa paroisse, et, quant aux beaux esprits, il leur faut des prédicateurs à part pour leur alambiquer la foi, Laissez faire, l’aveugle obéissance de la foi reste disponible au fond des ames, elle attend qu’on lui commande. Les beaux esprits rebelles se plieront aux prodiges du phalanstère, au joug de la théocratie saint-simonienne. Le peuple, à la place ou à côté des vieux dogmes, inventera dans sa conscience le fétichisme de l’empire, l’incarnation de l’empereur. Nous nous croyons le pays le plus avancé de l’Europe, nous nous glorifions d’être les fils du XIXe siècle, nous entrons dans une carrière de droits illimités, nous commençons le plein et entier exercice de toutes les franchises politiques, et le premier usage de ces droits et de ces franchises, c’est de voter un nom pour un nom, le nom nonobstant la personne ! et quel nom ? Celui dont l’autorité consiste avant tout dans un souvenir d’absolue dictature. N’est-ce pas le triomphe du suffrage universel ?

Au milieu de la tristesse où nous jette le spectacle de cette grande ruine politique à laquelle nous assistons, c’est à peine si nous avons le cœur de regarder de plus près aux détails. Dans cet immense édifice qui vacille et qui penche, nous voudrions ne pas trouver ces individus acharnés à s’y arranger un logement, les uns par naïveté d’espérance, les autres par ambition désespérée. Nous voudrions fermer les yeux sur toutes ces petites passions intéressées qui ajoutent au sombre aspect de l’emportement machinal auquel obéit la multitude, en mêlant dans une même rencontre les calculs étroits et vicieux des hommes avec les erreurs involontaires de l’humanité ; mais qui ne se sentirait l’ame révoltée quand on voit déjà les charlatans d’affaires et les charlatans de phrases se jeter à genoux du côté du soleil levant ? Écoutez les premiers et laissez-leur le champ libre ; ils vont enfin trouver une politique à laquelle ils pourront accrocher leur enseigne. Le prince Louis saura composer un cabinet ; on comprend ce que cela veut dire. Écoutez les seconds : le prince Louis entrera dans leur pensoir, comme Aristophane appelait la classe où il faisait fabriquer des sophistes par le Socrate des Nuées. Le prince Louis instituera le gouvernement des penseurs. La pensée, dans ce vocabulaire d’esprits médiocres et de consciences larges, la pensée, c’est cette complaisance intellectuelle et morale qui accepte, sous air de haute et indifférente supériorité, toutes les affections comme tous les systèmes. Méchans artisans de mots sonores, on sait bien ce que vous demandez sous la magnificence de vos déclamations pédantesques ; il vous faut, comme aux plus vulgaires, un lopin de pouvoir. Serait-il vrai que l’ame honnête de M. Barrot se fût fourvoyée au milieu de ces cupidités qui remuent à l’ombre de la candidature impérialiste ? Nous attendons pour le croire qu’une aberration si regrettable nous soit mieux prouvée. Tous les souvenirs de la vie de M. Barrot devraient le défendre contre le charme qui, dit-on, l’a fasciné.

À qui la faute si ce charme exploité par l’intrigue, subi par la faiblesse, captive aujourd’hui les masses et les entraîne à la suite de leurs antiques penchans sans leur permettre d’écouter la raison ? À qui la faute, si beaucoup d’entre ceux qui, raisonnant au contraire, veulent par raisonnement l’ordre et la sécurité dans le pays, s’en vont maintenant à la remorque des masses ? Républicains de toute couleur, qui, pour votre mal et pour le nôtre, vous êtes baptisés républicains de la veille, reconnaissez donc votre ouvrage. Vous avez voulu le vote universel ; c’était une dangereuse expérience, nous ne l’aurions pas tentée, et vous confessez aujourd’hui que nous aurions eu raison. Vous comptiez sur ce droit nouveau pour établir votre empire, et de partout il a tourné contre vous ; il a fait justice de vos niaiseries ou de vos égaremens, et le voilà maintenant qui va bien au-delà, qui, en haine de la licence, invoque la mémoire d’une terrible souveraineté, qui, par rancune contre le despotisme des minorités, cherche à relever le fantôme d’un despote unique. Nous aussi nous sommes désolés de cet irrésistible écart, parce que, si vous aimez beaucoup la liberté pour vous, nous aimons bien plus la liberté pour tous. Mais encore une fois à qui la faute ? Vis-à-vis d’un pays pourvu d’un instrument de résistance aussi redoutable, il fallait un gouvernement d’une délicatesse extrême, ne touchant à rien qu’avec une prudence infinie, ne maniant rien qu’avec des mains pures, ne conduisant rien qu’avec des vues d’ensemble et des idées saines. Les républicains de la veille ont fait tout l’opposé : ils ont gouverné en pressurant le pays par l’impôt, en révoltant le pays par le choix de leur personnel, soit, comme d’abord, que ce personnel fût ramassé dans les bas-fonds, soit, comme plus tard, qu’il sortît exclusivement d’une petite église envieuse et impuissante. Le pays a senti cruellement le poids de l’impôt ; il s’est tourné vers celui qui lui promettait du bon marché au nom même de cette gloire qui jadis avait coûté si cher. On croit vite au remède quand on souffre. Le pays s’indignait de se voir dirigé par des médiocrités qui n’étaient pas toutes honorables ; il s’est tourné vers celui qui lui promettait de rallier les honnêtes gens et les gens capables avant même de s’être informé si la promesse était garantie. Le mépris ne pardonne pas. À qui la faute ?

À quoi bon récriminer ? nous dit-on ; venez avec nous, puisque le danger nous est commun ; défendons-nous ensemble. Nous avons déjà joué ce jeu-là dans les élections de septembre, pour lutter contre la république rouge : nous nous sommes aperçus que c’était un jeu de dupe. La république rouge n’en a pas moins triomphé, et le grand parti national et modéré auquel les républicains de naissance étaient obligés de s’appuyer n’a pas donné toute sa force, parce qu’il en avait voulu prêter un peu à leur faiblesse. Le maréchal Bugeaud serait arrivé à l’assemblée par le scrutin de Paris, si une portion de ses voix n’avait été docilement s’égarer sur M. Edmond Adam. Tâchons tous de ne plus commettre une telle faute, et restons enfin nous-mêmes, restons ce que nous sommes, puisqu’il est écrit que jusqu’à nouvel ordre toutes les apparences de conciliation ne nous empêcheront pas d’être sacrifiés. Il y a quinze jours, nous nous étions encore une fois repris à espérer, et nous particulièrement nous exprimions sur l’heure, en toute sincérité, la satisfaction que nous donnait le remaniement ministériel. Nous rapportions ici l’impression que nous avions trouvée sur tous les visages dans l’assemblée. Que s’est-il passé depuis, et comment ces favorables auspices sont-ils restés stériles ? C’est que la bascule a penché, c’est que le chef du pouvoir exécutif, qu’on pouvait croire enfin délivré du joug des coteries, l’a subi de plus belle ; c’est que soit erreur, soit calcul de sa part, le calcul ou l’erreur n’ont point trouvé d’obstacle auprès de ses nouveaux conseillers.

Nous l’écrivions la dernière fois, le général Cavaignac avait déjà bien tardé lorsqu’il s’était enfin décidé à donner ce contentement au pays ; il était besoin d’une conduite bien soutenue pour réparer le tort que ce retard causait à son gouvernement. Des circonstances extraordinaires l’avaient mis à même d’être l’homme de la France ; il s’était trop obstiné à demeurer l’homme d’un parti. Nul plus que lui n’avait de chances pour devenir président de la république au lendemain des combats de juin : comme il l’a dit avec raison, il n’avait pas marchandé ses services en face des barricades, et on ne l’ignorait pas ; mais il a, par malheur, marchandé son adhésion personnelle en face de l’opinion vraiment dominante dans le pays, et l’opinion s’est froissée de ces lenteurs, qui l’empêchaient de prendre confiance. L’avènement de M. Dufaure et de M. Vivien était enfin un gage pour le grand parti dont ils sont. Pourquoi ce gage a-t-il été presque aussitôt retiré ? A peine M. Senard avait-il donné très clairement à entendre les motifs de sa retraite (et cela d’ailleurs en fort galant homme) ; à peine M. Ducoux avait-il résilié sa charge, pour ne pas mettre son génie spécial au service de la réaction ; à peine M. Recurt avait-il revu ses malades du faubourg Antoine, que le cabinet a semblé pénétré du regret d’avoir perdu M. Recurt et M. Ducoux. Il a remplacé M. Ducoux par M. Gervais, dont le meilleur titre était d’avoir ramassé dans Paris, aux élections de septembre, quelques milliers de voix perdues qui appartenaient en propre au National. Sur ces entrefaites, M. Goudehaux donne sa démission à propos de ces tristes comptes du gouvernement provisoire qui porteront décidément malheur à tout le monde. M. Goudchaux est vif avec la chambre comme avec un client de sa maison qui serait trop difficultueux. On ne parle pas comme lui : il se fâche. Vite un autre ministre. On sait qui l’on a choisi. M. Trouvé-Chauvel avait été un pauvre préfet de police, il était un mince préfet de la Seine : de par l’investiture du cénacle, le voilà maintenant aux finances, et qui met-on à l’Hôtel-de-Ville ? De grace, ne sortons pas de chez nous, toujours le même M. Recurt. Ce coup-là vraiment est trop fort. M. Recurt est entré successivement à l’intérieur et aux travaux publics en déclarant à ses chefs de division qu’il était ministre malgré lui, point par aptitude, point par ambition, uniquement par nécessité ; la nécessité de sauver la patrie l’engageait à passer par-dessus sa propre impuissance. Aussi n’en prenait-il qu’à son aise, jugeant en homme de sens que ce qu’il pouvait faire de mieux à pareille fête, c’était de ne rien faire du tout. La patrie exigeait-elle donc encore que M. Recurt fût préfet de la Seine, ou bien étaient-ce ses amis les républicains de naissance qui, voulant garder la place, aimaient mieux y mettre un vieux chapeau qu’un neuf ? Personne n’a rien compris à ce manége, et nous affirmons qu’il a été des plus funestes pour le général Cavaignac. Nous pourrions citer tel département où il a perdu tout de suite, avec ce procédé, les voix influentes qui lui étaient acquises dans des rangs où l’on votait pour lui par raison plus que par goût.

Il y avait, en effet, beaucoup de gens qui se disaient jusqu’à ces derniers jours que le chef actuel du pouvoir exécutif était encore le personnage dont la présidence constituerait la solution la plus définitive pour cette pénible épreuve où nous sommes. On se plaisait à penser qu’une fois dégagé des obsessions d’un certain entourage, il se déciderait à marcher dans les voies droites avec une majorité caractérisée. Il y avait plus d’un avantage à l’adopter ainsi une fois tout seul : il ne représentait ni une dynastie ni une catégorie ; il n’avait point cette supériorité qui empêche de trouver des auxiliaires, parce qu’on ne veut que des seconds ; il était l’enfant de la fortune qui le sacrait en quelque sorte sans rabaisser personne. Mais, par-dessus toutes ces convenances, il en fallait une autre, c’était qu’on pût se fier entièrement à l’homme auquel on s’en remettait du sort de la France. Le général Cavaignac parait avoir pris à tâche de ruiner lui-même son crédit. L’assemblée lui donnait encore le moyen de réparer le temps perdu, de se rasseoir dans l’opinion, quand elle voulait ajourner l’élection du président jusqu’après le vote des lois organiques. La parole bienveillante et respectée de M. Molé conviait le général Cavaignac à suivre ce parti salutaire, qui, en tout cas, assurait au pays un répit d’une incalculable utilité. L’honorable général ne s’est point rendu à tant d’instances ; il a solennellement déclaré qu’il y aurait péril en la demeure. Il n’a point avoué que ce fût péril particulier de sa candidature, crainte personnelle de s’user dans l’intérim. Nous le confessons volontiers, cette diminution de sa personne nous eût déjà paru, dans l’état des choses, un dommage regrettable ; mais nous croyons le dommage accompli par cette fausse prudence avec laquelle on a voulu l’éviter en précipitant le dénoûment. On aurait aimé à voir le chef du pouvoir exécutif courir encore le risque de cette attente, et, s’il eût enfin été décidément du bord de la majorité, pourquoi ne lui en aurait-on pas tenu compte ? N’aurait-ce pas été un signalé service que d’avoir reculé le moment d’une grande erreur nationale, le triomphe de cette candidature fabuleuse qui est déjà presque un avènement ? Avec ces tergiversations et ces obscurités, le général Cavaignac a beaucoup perdu pour la république et pour lui sans rien gagner sur le prince Louis Bonaparte.

Ainsi donc, encore une fois Bonaparte ! Vis-à-vis de ce nom, dont le sens n’est pas un mystère, que devrait faire le parti des hommes intelligens et modérés qui se trouvent désormais en dehors de toutes les illusions et de tous les calculs, qui apprécient à leur juste valeur les imaginations populaires, qui préfèrent le sérieux des institutions raisonnables au prestige des influences traditionnelles, qui chérissent l’ordre enfin, mais qui pleurent la vraie liberté ? Ces hommes sont en France une armée considérable ; seront-ils une armée sans chef, ou bien iront-ils se fondre dans les masses derrière ce chef de rencontre dont l’ironie vengeresse du hasard fait aux yeux des masses un représentant énergique de paix et de sécurité ? Quoi ! ces hommes auront combattu si long-temps sur tous les points du territoire, soit pour fonder les institutions qui en 1830 nous sauvèrent de l’anarchie, soit pour sauver plus tard ces institutions elles-mêmes des vices qui les menaient à leur perte ; ils se seront entendus dix-huit années durant pour organiser, à force de travail, la richesse et la prospérité de la France, et cette longue union dissoute par un orage éphémère ne pourra point se renouer, les morceaux de ce grand corps ne pourront point se rejoindre ! Les constitutionnels sincères de toutes les nuances, les seuls dépositaires des moyens de gouvernement, ne seront pas appelés sous la république à concourir pour leur compte au maintien, au salut de la patrie ! Ils ne paraîtront pas sous leur nom, ils abdiqueront au profit de tierces personnes qui ne se porteront ni leurs avocats ni leurs organes ! L’histoire n’offre pas d’exemple d’une pareille duperie.

La tempête de février leur a-t-elle donc enlevé leurs chefs, qu’ils ne puissent plus maintenant se rallier et montrer ce qu’ils valent en entourant un nom. Leurs chefs sont partout dans la nouvelle cité telle que la révolution l’a bâtie. Comment la France se serait-elle passée d’eux ? On veut porter la main sur nos finances par la désorganisation de l’impôt, sur notre armée par la suppression du remplacement ; c’est M. Thiers qui défend nos finances et notre armée. La société, est attaquée dans sa base par des factieux et des rêveurs ; c’est M. Thiers qui répond à ces attaques. Quel drapeau, si l’on voulait, que ce beau livre de la Propriété ! Et encore si l’on cherche une sagesse grave et conciliante, une autorité qui se fasse à la fois accepter et respecter, une expérience que la vie ait mûrie sans l’aigrir, un esprit que les événemens aient façonné sans le blaser, chez qui trouver ces qualités de l’homme d’état à un plus haut degré que chez M. Molé ? Veut-on enfin une épée de bon sens, et par le temps qui court ces épées-là ne sont pas de trop, est-ce que le maréchal d’Afrique ne vaut pas ses lieutenans ? Le général Cavaignac parlait l’autre jour à la tribune du général Lamoricière avec une loyauté qui est l’honneur de son caractère. « On sait, disait-il, si c’est le hasard ou la fortune qui a amené cet homme là où il est. Quant à moi, si j’ai une surprise à exprimer, moi qui l’ai vu depuis quinze ans, c’est de le trouver au second rang quand je suis au premier. » De bonne foi, qu’est-ce que le général Cavaignac aurait dit du maréchal Bugeaud ?

Ce ne sont donc pas les chefs qui manquent au parti modéré, et ce ne serait pas non plus le parti qui manquerait aux chefs. Ce qui fait défaut, c’est la bonne intelligence et la ferme décision. L’on a, dit-on, une politique arrêtée dont tout pouvoir qui s’élève, qui subsiste ou qui passe doit tenir compte. Nous croyons que cette politique serait encore plus arrêtée, si elle s’exprimait par un nombre donné de suffrages portés d’ensemble sur un nom. Nous croyons que l’on compterait davantage avec le parti, s’il se comptait lui-même dans l’urne électorale. Vis-à-vis de cette fantasmagorie superstitieuse qui va changer un candidat en idole, nous sommes une minorité ; encore est-il bon qu’on donne à savoir que cette minorité existe plutôt que de laisser croire au triomphateur qu’il a sans coup férir attaché tout le monde à son char. Ce char n’est pas celui de nos principes, ne l’oublions pas, et ne le dissimulons pas ; il y a des noms qui pèsent comme des fatalités : l’ordre impérial n’est pas l’ordre constitutionnel. Nous avons passé notre vie à rêver celui-là ; n’allons pas croire que nous pourrons jamais adorer l’autre.

Il faudrait donc un nom entre tous, un nom capable de grouper autour de lui les bons citoyens qui, désolés des incertitudes du général Cavaignac et de l’entêtement exclusif des républicains de la veille, ne veulent point cependant pousser l’abnégation jusqu’à devenir impérialistes pour faire pièce à la république. Il faudrait que ce nom se produisît dans un commun accord de toutes les influences, et s’appuyât sur la certitude d’un concert durable. C’est aux hommes les plus haut placés dans l’estime du pays qu’il appartient de s’élever encore en sachant s’entendre. L’entente d’ailleurs ne semble pas difficile à obtenir. S’il est vrai que M. Thiers préfère au rôle actif le noble rôle de conseil désintéressé, M. Molé ne montrant point depuis long-temps d’autre ambition, pourquoi le maréchal Bugeaud ne se mettrait-il pas en avant ? Il aurait certainement des droits particuliers à l’appui de ces conseils que l’on promet d’avance, quel que soit le choix du pays, et nous devons tous nous flatter que ce serait à lui qu’ils viendraient de prédilection.

L’avenir jugera ; mais ; quoi qu’il arrive, nous maintenons que le parti modéré tiendrait une belle place, s’il réussissait seulement à se porter comme une minorité compacte vis-à-vis de cette indubitable majorité dont l’enthousiasme aveugle dépasse et distance sa raison. Au fond, ce que les raisonneurs voudraient, c’est ce que les enthousiastes croient trouver dans leur hallucination napoléonienne, un gouvernement d’ordre et de saines doctrines ; mais les enthousiastes ne voient pas combien au fond de leur bagage il y a de contradictions, d’inconséquences et d’aventures. Nous qui sommes de sang-froid, nous acceptons bien le dessus du sac, mais nous le vidons, et, regardant le dessous, nous disons à notre futur président : « Citoyen prince, nous sommes quelque chose comme un million de vieux Gaulois qui aimons la règle et la paix autant que vos plus naïfs admirateurs ; seulement nous ne voulons pas vous laisser croire que ce goût-là ne fasse qu’un avec le culte de vos symboles. C’est pour cela que nous votons contre eux. Nous avons la religion sans la superstition. Souvenez-vous-en. »

Pour les affaires du dehors comme pour celles du dedans, c’est une même anxiété. L’on attend avec impatience les nouvelles de Vienne ; il ne s’agit plus d’une lutte dont les chances soient douteuses : il s’agit de savoir ce que coûtera la catastrophe. L’armée hongroise n’était décidément qu’une fiction inventée par l’orgueil national des Magyars, et glorifiée par la crédulité complaisante des journalistes parisiens. Il n’est point naturel qu’un peuple vraiment fort fasse tant de bruit et si peu de besogne. Vienne, qui s’est sacrifiée pour Pesth, est maintenant abandonnée sans défense à ses vainqueurs. Nous ne savons pas ce qu’il adviendra de Pesth ; mais nous désirons ardemment que la répression de l’anarchie viennoise n’aille pas jusqu’à la compression de toutes les libertés nouvelles en Autriche. Ce sont là les souhaits que la démagogie nous laisse toujours à faire partout où elle passe ; elle ne réussit jamais qu’à compromettre les droits acquis en prétendant les élargir. La victoire de l’Autriche remet de nouveau en suspens toute la question italienne. Le Piémont, tout en armant avec vigueur, paraît loin de repousser la médiation, et ne se presse pas d’entrer en campagne : reste à savoir sur quoi portera la médiation, et ce que l’Autriche, encore une fois maîtresse partout, voudra jamais céder. Nous avons des difficultés qui ne diminuent pas en vieillissant. Quand donc aurons-nous liquidé tous les embarras dont la république nous a grevés dès son début ? Cette impraticable médiation n’est, au fond, qu’un compte arriéré du gouvernement provisoire.



RECHERCHES PRATIQUES ET PHYSIOLOGIQUES SUR L’ETHÉRISATION, par M. Pirogoff, professeur à l’académie médico-chirurgicale de Saint-Pétersbourg[1].-Nos lecteurs se rappellent certainement la sensation générale que produisit dans toutes les classes de la société l’annonce des étonnantes propriétés de l’éther. Enlever aux plus graves opérations chirurgicales cet ensemble de souffrances qui transformaient en lit de tortures la table de l’opérateur parut d’abord chose si merveilleuse, que bien des gens refusèrent d’y croire. Pourtant l’expérience fit bientôt tomber tous les doutes. En peu de jours, il n’y eut pas dans Paris un chirurgien qui n’eût quelques faits à citer à l’appui des observations recueillies par MM. Velpeau, Laugier, Roux. Puis vinrent les physiologistes qui, marchant sur les traces de MM. Gerdy, Longet, Flourens, cherchèrent à expliquer les mystérieux effets de la bienfaisante vapeur. Aussi, la découverte de M. Jackson se trouvant de toutes parts confirmée, elle passa bien vite dans la pratique journalière, et par cela même peut-être le public parut l’oublier. Certain de retrouver au moment nécessaire l’éther ou son heureux rival le chloroforme, chacun s’en détourna pour chercher ailleurs du nouveau.

Le docteur Pirogoff s’est occupé de la question au point de vue théorique et pratique. De ses opérations nombreuses, de ses expériences multiples sur les animaux, il a cherché à déduire des conclusions générales sur le mode d’action, sur l’opportunité, les avantages et les inconvéniens de l’éthérisation. Enfin il a proposé, pour l’emploi de l’éther, une nouvelle méthode.

Comme la plupart de ses prédécesseurs, M. Pirogoff voit dans les phénomènes de l’éthérisation une ivresse, mais une ivresse d’une nature particulière. Certes, si l’on avait séparé comme essentiellement distinctes les unes des autres l’ivresse du vin, celle du cidre, celle de la bière, nous partagerions cet avis ; mais, à quelques nuances près, toutes les ivresses se ressemblent. Ce qui pour nous caractérise seulement celle que produit l’éther, c’est la rapidité avec laquelle elle se déclare et se dissipe. L’éthérisé devient insensible au couteau de l’opérateur tout simplement parce qu’il est ivre-mort. Cette opinion est, du reste, partagée aujourd’hui par bien des médecins, et fut embrassée, dès les premiers temps de la découverte, par diverses personnes qu’éclairait sur ce point une expérience acquise avec des liquides très différens de l’éther. Un jeune homme qui avait bien voulu se prêter à quelques essais, ressentant les premières impressions produites par la respiration des vapeurs assoupissantes, retrouvait là des sensations souvent éprouvées, et s’écriait : — Oh ! je connais cela. — Ici l’expérience du viveur, qu’on nous passe le mot, avait devancé la science des physiologistes, et les effets produits par le vin de Champagne avaient expliqué d’avance ceux de l’éther.

Comme tous les observateurs, M. Pirogoff a pu constater que l’éther est loin d’exercer une action toujours la même sur les individus soumis à cette influence. Tantôt l’effet de l’éthérisation a été directement assoupissant et accompagné de perte complète de la sensibilité, tantôt les mêmes phénomènes se sont montrés accompagnés des symptômes qui caractérisent une forte congestion du côté de la tête. Souvent l’assoupissement s’est montré avec un cortége de visions plus ou moins distinctes, qui pouvaient être assimilées d’ordinaire à de simples rêves, mais qui revêtaient quelquefois le caractère de véritables hallucinations. Dans ce dernier cas, l’éthérisé voyait ce qui se passait autour de lui, reconnaissait les personnes présentes, et néanmoins ne sentait que peu ou point les douleurs de l’opération, dont il rapportait les manœuvres à ses propres visions. Dans quelques cas même, l’intelligence et le raisonnement ont persisté dans leur intégrité, malgré l’abolition complète de la sensibilité. Le malade suivait alors les détails de l’opération exécutée sur lui, comme si elle eût été faite sur une autre personne. Dans bien des cas, l’assoupissement et la perte de sensibilité étant complets, l’éthérisé s’est livré à des mouvemens automatiques violens et dont il n’avait aucune conscience. Enfin un état plus étrange encore peut-être, et que M. Pirogoff a, nous croyons, observé le premier à la suite de l’éthérisation, est l’état cataleptique. L’insensibilité est alors complète, le sentiment et la conscience ont entièrement disparu, mais les jointures, au lieu d’être flasques comme elles le sont pendant le sommeil, semblent être faites d’une cire molle qu’on façonne à son gré et qui garde l’empreinte qu’on lui a donnée. On peut soulever les membres, les placer dans une situation difficile à garder même pendant la veille, et alors, au lieu de retomber par leur propre poids, ils conservent indéfiniment la position donnée par une main étrangère. De cette variabilité du mode d’action de l’éther, des diverses conséquences qu’entraîne l’emploi de cette substance, l’auteur conclut qu’il est des circonstances où l’éthérisation peut être contre-indiquée. Aussi conseille-t-il avec raison de faire précéder l’éthérisation définitive de quelques essais destinés à fixer le praticien sur les résultats qu’entraîne chez chaque patient en particulier l’absorption des vapeurs éthérées. Cette pratique a en outre l’avantage de rassurer les malades méfians ou déraisonnables, et par conséquent de faciliter l’opération.

Au reste, si le mode d’éthérisation proposé par l’auteur passe décidément dans la pratique, ces dernières raisons perdront de leur valeur. En effet, ce qui étonne et rebute bien des malades, c’est la nécessité de respirer ces vapeurs d’éther, qui, dès l’abord, irritent violemment les bronches et l’arrière-gorge. Pour éviter cet inconvénient, M. Pirogoff a eu l’idée de recourir à l’éthérisation per anum. Nous devons dire que ce mode de procéder, communiqué l’année dernière à l’Académie des Sciences de Paris, n’a pas eu, entre les mains de ceux qui ont voulu l’expérimenter, tout le succès dont s’applaudit le médecin russe ; mais probablement la non-réussite a tenu à l’ignorance de précautions dont M. Pirogoff proclame hautement la nécessité. C’est aussi à l’état de vapeur que l’éther doit être introduit dans le canal digestif, et quelques gouttes d’éther liquide suffisent pour faire manquer l’expérience par l’irritation qu’elles produisent et leur vaporisation trop rapide. M. Pirogoff assure avoir employé sa méthode dans quarante cas, et, à en juger par les détails comparatifs qu’il donne, elle présenterait dans plusieurs circonstances des avantages réels. L’assoupissement s’obtiendrait avec plus de rapidité, le relâchement des muscles serait beaucoup plus complet ; la narcotisation, plus durable et généralement plus profonde, permettrait de mener à fin des opérations plus longues et d’éviter au malade jusqu’aux fatigues du pansement ; la congestion cérébrale serait presque toujours nulle, et, en tout cas, considérablement diminuée. On voit que, sous bien des rapports, le procédé de M. Pirogoff serait préférable à ceux que l’on a employés jusqu’à ce jour dans l’administration de l’éther ; aussi n’hésiterons-nous pas à le recommander aux praticiens. Si l’expérience confirme toutes les promesses du médecin de Saint-Pétersbourg, l’éthérisation per anum devra probablement être préférée dans la plupart des cas où on ne pourrait avoir recours au chloroforme, dont l’emploi est encore bien plus facile et tout aussi certain que celui de l’éther.


BIBLIOGRAPHIE ADMINISTRATIVE[2]. — Nous ne savons pas si la France est le pays du monde le mieux administré ; mais il est incontestable que notre pays est celui où l’on administre le plus, où les candidats aux fonctions administratives sont le plus nombreux, où les documens et les traités sur l’administration se sont le plus multipliés. Un bibliothécaire instruit, assez modeste néanmoins pour refuser son nom à ses lecteurs, M. Delapeyrie, a entrepris de porter l’ordre et la lumière dans la formidable accumulation des matériaux qui intéressent les publicistes. Son but n’a pas été d’ajouter une monographie complète à ces traités de bibliographie spéciale qui, à force d’être détaillés et volumineux, sont inabordables à la foule des acheteurs, et s’adressent moins aux hommes de pratique qu’aux savans dont ils chatouillent la curiosité. M. Delapeyrie a fait beaucoup mieux, un livre utile, d’après une classification intelligente, avec des notes instructives malgré leur sobriété, avec des tables d’auteurs et de matières qui facilitent les recherches et provoquent l’étude. L’indication des documens officiels que les bibliographes ordinaires ne mentionnent pas, parce qu’ils n’entrent pas dans le commerce, est surtout précieuse. Une Bibliographie administrative, exécutée dans un aussi bon ordre, n’a pas la sécheresse d’un catalogue vulgaire. Le simple intitulé des livres classés méthodiquement a une certaine signification historique : c’est comme un programme des intérêts positifs pour lesquels les peuples se sont passionnés depuis un siècle : on y assiste, pour ainsi dire, à l’éclosion des théories qui ont renouvelé notre société ; on s’oriente pour l’avenir au rayonnement des idées qui ont éclairé le passé. Ce genre d’intérêt contribuera autant au succès de la Bibliographie administrative que l’utilité pratique et le mérite incontestable de l’à-propos.


— L’attention publique a été souvent appelée sur les ressources admirables qu’offre le delta du Rhône à l’agriculture. L’auteur d’un mémoire récemment publié et adressé à l’assemblée nationale[3] propose une série de travaux dont le résultat serait d’améliorer, au point de vue de l’agriculture et de la salubrité publique, les vastes terrains compris entre les deux bras du Rhône depuis Arles jusqu’à son embouchure. Le delta du Rhône est, en outre, un champ d’application merveilleusement disposé pour l’exécution d’un ensemble de travaux hydrauliques intimement liés les uns aux autres, tels que l’ouverture d’un vaste port à l’embouchure du Rhône et la mise en rapport immédiate de la navigation maritime avec la navigation à vapeur de ce fleuve. Enfin, et c’est ce qui donne à l’ouvrage de M. Peut une valeur d’opportunité considérable, il offre l’emploi immédiat et assuré pour long-temps de plus de quinze mille travailleurs. Ces considérations sont faites pour recommander à l’intérêt de tous les esprits sérieux ce mémoire, rempli du reste de détails intéressans et d’observations curieuses, notamment en ce qui concerne la culture du riz dans les marais salés de la Camargue.
  1. In-8°, Saint-Pétersbourg, Bellizard.
  2. 1 volume in-8o, chez M. Pierre Dupont, rue de Grenelle-Saint-Honoré, 55.
  3. Le Delta du Rhône, par M. Hippolyte Peut. — Paris, 1848.