Chronique de la quinzaine - 31 mars 1923

René Pinon
Chronique de la quinzaine - 31 mars 1923
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 710-720).

Chronique 31 mars 1923

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

La prédication nationaliste, les accusations mensongères du Gouvernement de Berlin portent leurs fruits détestables. Le 10 mars au matin, à Buer, près de Recklinghausen, on trouvait étendus dans une rue, les corps percés de balles du lieutenant de chasseurs à pied Colpin et du chef de gare Joly ; les deux assassins, arrêtés par la police française, tentèrent de s’enfuir et furent tués par nos gendarmes. Presque à la même heure, dans la même localité, un poste français était attaqué ; nos soldats débordés firent feu et cinq Allemands restèrent sur le carreau. Buer était, et est redevenue depuis, une localité particulièrement tranquille où la population vivait en bonne intelligence avec les soldats d’occupation : des agents provocateurs étaient passés par là, Les Allemands ne manquèrent pas de répandre le bruit que le crime était l’œuvre de deux soldats français ivres ; il se trouva des journalistes pour raconter qu’on les avait vus, entendus ; l’enquête montra que les balles et les douilles provenaient de revolvers allemands et que les soldats ivres n’avaient existé que dans l’imagination de quelques Allemands ; mais l’invention, sur les ailes de l’agence Wolff, avait déjà fait le tour du monde. À Essen, dans la nuit du 17 au 18, de lâches assassins, tirant par un soupirail de cave sur le soldat français Schmidt, occupé à entretenir le chauffage central de la gare, le tuèrent ; on n’a pas encore réussi à les retrouver. Dans la soirée du 17 mars, à Cologne, M. Joseph Smeets, créateur du parti républicain séparatiste rhénan, et son beau-frère, étaient assassinés, par un inconnu élégamment vêtu et parlant un allemand très correct ; le second tombait mort, le premier est très grièvement blessé. Le 18, le président Ebert venait à Hamm, en Westphalie, non loin de la Ruhr ; il y recevait les chefs de cette résistance que le Gouvernement allemand continue à appeler « passive ; » il y prononçait un discours agressif où il affirmait que la France veut annexer la rive gauche du Rhin et la Ruhr et exhortait les populations à la défense de la liberté et de l’intégrité de l’Allemagne. Sur les voies ferrées, les actes de sabotage, les explosions, ou tout au moins les tentatives, sont fréquents ; plusieurs fois, nos postes ou nos sentinelles, après sommation, ont dû faire usage de leurs armes ; plusieurs Allemands ont été tués ou blessé.

Ces incidents, si l’on tient compte de l’étendue du territoire occupé sur les deux rives du Rhin, ne dénotent nullement une hostilité foncière et générale de la population, mais révèlent la puissance des organisations nationalistes et la volonté du Gouvernement de provoquer des incidents sanglants. C’est précisément parce que la population ne s’émeut pas assez à son gré et, en maints endroits, fait bon ménage avec les Français et les Belges, — M. Maginot le constatait avec plaisir et surprise lors de son récent voyage dans la Ruhr, — que le Gouvernement et les sociétés secrètes provoquent, des crimes et des attentats : il faut raviver l’indignation et surchauffer le nationalisme. Les organisations militaires et politiques qui sévissaient naguère en Haute-Silésie ont transporté leur champ de manœuvre en Rhénanie. Des crédits considérables sont ostensiblement employés à soutenir la résistance « passive. » C’est une guerre, il faut toujours le répéter, une guerre d’un genre nouveau, mais une guerre ; tout est organisé pour la guerre et surtout pour la mise en scène de la guerre. Mentir pour gagner les sympathies du monde et réaliser l’isolement diplomatique de la France, c’est le but. Deux Français sont assassinés ; au lieu de regrets à la France, le président Ebert envoie à la municipalité de Buer ses condoléances « pour la répression sanglante de la fureur militaire française. » À Paris, une note est remise, à propos du même crime, par le chargé d’affaires du Reich : « La population allemande, dit-elle, qui jusqu’ici a fait preuve d’une discipline sans exemple, finira par perdre patience. » Un dessin représente un soldat noir debout et ricanant sur les ruines fumantes d’Essen ! Ainsi, constamment, patiemment, les rôles sont renversés, les faits dénaturés, les intentions calomniées. Tout est truqué, arrangé pour la galerie. Double manœuvre : il s’agit de gagner la bataille d’opinion dont l’occupation de la Ruhr est l’occasion, et d’assurer à l’intérieur la domination du nationalisme prussien sur l’unité resserrée du Reich.

L’intérêt le plus évident commandait au Gouvernement allemand, quand, le 11 janvier, des troupes franco-belges pénétrèrent dans la Ruhr pour y escorter une mission d’ingénieurs chargés d’un service de contrôle et d’une saisie de gages, de se plier à ces exigences, même s’il avait pu sincèrement les considérer comme exagérées ou illégitimes. Le Cabinet Cuno, inspiré par les Stinnes et consorts, a choisi la guerre ; il a eu ses raisons que la raison ne connaît pas, mais qui exaltent l’orgueil allemand et servent certains intérêts privés. Les Allemands préparaient, pour une échéance assez proche, une guerre de revanche ; dans l’immense atelier de la Ruhr se fabriquaient par pièces détachées les engins nécessaires à une guerre de machines et de produits chimiques ; les usines de Saxe étaient chargées du montage et du finissage. La Russie des Soviets, de son côté, fabriquait du matériel de guerre. Le contrôle interallié, depuis plusieurs mois surtout, était impuissant à découvrir toutes ces fabrications clandestines. Quant aux effectifs prévus par le traité de Versailles, une série de moyens détournés avait déjà permis de les dépasser et de préparer sous divers déguisements d’importantes formations de réserve : quelques mois encore et on pourrait jeter le masque. L’occupation de la Ruhr a fait échouer tout ce plan, comme elle a déjoué les combinaisons par lesquelles l’Allemagne comptait éluder les réparations. La bataille était nécessaire pour masquer ce double échec ; elle était nécessaire aussi pour renforcer l’unité nationale et l’union des partis, pour la reforger, selon la tradition historique, sur l’enclume française.

Rien n’est plus révélateur, à ce point de vue, que l’assassinat de M. Joseph Smeets. Un tel crime n’est pas l’œuvre d’un isolé, mais le fait prémédité des organisations secrètes, comme l’assassinat de Erzberger, de Rathenau, de Kurt Eisner el de tant d’autres dont le nombre dépasse quatre cents. M. Smeets se savait condamné ; il refusait de se cacher et de quitter Çologne ; il s’y faisait garder par ses fidèles paysans de l’Eifel, dont la vigilance s’est trouvée en défaut, et il comptait sur la protection du drapeau anglais. A qui fera-t-on croire que les Allemands auraient fait assassiner M. Smeets s’il n’était, comme ils l’affirment, qu’un fantoche ridicule aux mains des Français ? La vérité est que M. Smeets travaillait pour sa patrie rhénane et n’aurait pas accepté un concours étranger qui, du reste, ne lui fut jamais offert. Jeune, énergique, silencieux, tenace, M. Smeets, fils d’ouvriers, représente bien cette âpre race de paysans celtiques qui peuplent les montagnes et les plateaux des deux côtés de la Moselle et qui, s’ils sont attachés à la langue et à la culture allemandes, se sentent avant tout des Rhénans et repoussent la domination de ces étrangers, de ces demi-slaves que sont les Prussiens. Il avait fondé le parti séparatiste rhénan et un journal, la République rhénane ; au contraire du Dr Dorten et de ses amis qui réclament l’autonomie de la Rhénanie dans le cadre du Reich et qui ont des accointances avec les hommes du Centre, M. Smeets affirme son dessein de séparer son pays rhénan de l’Allemagne et d’en faire une république indépendante. Il affirme que ses partisans sont un million et demi ; ce qui est certain, c’est qu’il est entouré d’amis dévoués, de lieutenants fidèles jusqu’à la mort et que, s’il ne survit pas à la terrible blessure qui a entamé la matière cérébrale, ou s’il ne survit que physiquement diminué, il trouvera des successeurs et des vengeurs. Il disait récemment à M. Charles Bonnefon, de l’Echo de Paris : « Je vais être tué demain ou après-demain. Que ma mort, du moins, serve de leçon à votre Gouvernement ; et que vos hommes d’État apprennent qu’il ne faut pas traiter un Prussien de la même façon qu’un Français. » Profitable leçon, qu’il faudra retenir.

L’assassinat de M. Smeets et de M. Kaiser par les nationalistes allemands prouve la réalité et l’importance du mouvement rhénan. Il convient d’en rapprocher le cambriolage, quelques jours auparavant, à Coblentz, des bureaux du Rheinischer Herold, le journal du Dr Dorten. Si le Gouvernement de Berlin n’était pas convaincu que la majorité de la population indigène rhénane souhaite d’être débarrassée des fonctionnaires et des soldats prussiens, il suivrait actuellement une autre politique. Il ne crierait pas si haut et si souvent, contre toute vraisemblance et toute vérité, que la France est résolue à annexer les pays rhénans, s’il ne cherchait pas à alarmer ces populations qui ne veulent pas plus de la domination française que de l’oppression prussienne et s’il n’espérait pas éveiller les susceptibilités de l’opinion publique anglaise. Comme le remarque justement le Temps, « on a le droit d’être Allemand et de ne pas vouloir être administré par la Prusse : les Wurtembergeois et les Badois, les Bavarois et les Saxons font usage de ce droit. » Non seulement les Rhénans n’y ont pas renoncé pour leur part, mais leurs représentants ont prjs soin de le faire inscrire dans la Constitution de Weimar. Qu’il plaise aux gens de Berlin de prêter aux Français des projets annexionnistes qu’ils n’ont jamais eus, ce n’est pas une raison pour que toute une partie de la population allemande soit privée de ses droits et traitée en race inférieure et vaincue. Au surplus, c’est là une question de politique intérieure allemande ; mais elle se trouve étroitement liée au problème international de la sécurité de la France. Que la question soit mûre, c’est ce que prouve l’opinion, répandue de plus en plus en Angleterre, que les provinces du Rhin devraient être démilitarisées et neutralisées sous la garantie de la Société des Nations ; et que ce soit le souci dominant du Gouvernement de Berlin, c’est ce que décèlent les injures que sa presse adresse à cette Société des Nations « pourrie, » dans laquelle il ne veut pas se plier à entrer par la porte de l’honnêteté.

L’assassinat de MM. Smeets et Kaiser à Cologne a été ressenti comme une injure par les Anglais, responsables de l’ordre et de la sécurité dans la zone occupée par leurs troupes ; ils ont aussitôt mis en campagne leur police. Il faut espérer que l’enquête générale, menée sous l’impulsion de la Haute-Commission, aboutira à l’arrestation du coupable ; elle a déjà conduit à des découvertes intéressantes sur les complicités. Les autorités et la police allemande de Cologne, les fonctionnaires du service des téléphones, qui ont fait couper les fils la veille du crime, sont des complices. L’enquête montre que l’Allemagne est en proie aux sociétés secrètes et que, en Rhénanie même, l’autorité des Puissances occupantes est menacée, non pas certes par les gens du pays, mais par toute la séquelle des fonctionnaires du Reich, et par les associations militaires et politiques déguisées en sociétés sportives. Déjà de nombreuses arrestations ont été opérées ; de nouvelles expulsions vont compléter les mesures déjà prises depuis deux mois pour épargner aux populations paisibles les menées provocatrices des agents de Berlin. Arrestations et expulsions de Prussiens, mesures économiques qui séparent la Ruhr et la Rhénanie du reste de l’Allemagne, création préparée d’une monnaie rhénane, c’est tout cet ensemble de mesures qui font appréhender au Gouvernement du Reich une plus complète séparation ; il ne faut pas chercher d’autre explication à la détente qui, sur un mot d’ordre donné de Munster, d’où il dirige le sabotage des services publics, par M. Fuchs, ancien président de la province du Rhin expulsé par les Alliés, s’est manifesté depuis quelques jours dans la Ruhr et dans toute la zone occupée. M. Cuno s’alarme des conséquences de sa politique ; l’Allemagne ne cède pas, mais elle est inquiète et elle ruse : preuve que nous sommes dans la bonne voie.

Entre le crime de Cologne et l’étrange complot monarchiste et nationaliste que le ministère prussien vient de découvrir et de réprimer, la corrélation est évidente. L’assassin de M. Smeets appartiendrait, d’après des renseignements vraisemblables, à l’une de ces associations d’auto protection dont le centre est en Bavière et dont le général Ludendorff est l’âme. Le Gouvernement, en présence de tels excès, prend peur et jette du lest. Il vient de faire arrêter le lieutenant Rossbach, agitateur nationaliste, fondateur d’une association militaire, et six autres meneurs. Le ministre prussien de l’Intérieur, M. Severing, a procédé à la dissolution du parti allemand-arien ; il défère ses chefs, et parmi eux trois députés au Reichstag, à la Cour suprême de Leipzig pour entretien d’organisations militaires. Un complot militaire a été ourdi en Bavière, par les ultra-nationalistes de von Graefe alliés aux socialistes-nationaux de Hitler, pour purger d’abord le pays du marxisme et des Juifs et se tourner ensuite contre l’ennemi extérieur ; les ramifications du complot s’étendent en Thuringe et jusqu’à Berlin. Il s’agissait d’assurer le pouvoir aux nationalistes et peut-être de restaurer en Bavière la monarchie des Wittelsbach que l’on pousserait ensuite au trône impérial. À la diète prussienne, le 23 mars, M. Severing, interpellé par les socialistes sur l’action des organisations d’auto-protection, a fait de graves révélations : « Quand on a dit que ces organisations d’auto-protection pourraient être le réservoir d’où devait sortir la guerre civile, on a dit une chose exacte à mon avis. Il est certain que si elles continuent à agir comme maintenant, et si des bataillons leur sont opposés comme maintenant, on peut calculer mathématiquement que la guerre civile éclatera. J’ai le sentiment que nous ne sommes pas très éloignés de ce moment-là... J’étais en droit de soupçonner que certains chefs de ces organisations secrètes étaient d’anciens officiers... Le ministre de la Reichswehr estime comme moi qu’il n’y a plus de place pour ces officiers dans l’armée. Les gens dangereux dans tout ceci ce sont Rossbach, Ludendorff et Hitler. »

C’est un étrange personnage que cet Hitler : il se donne pour le Mussolini de la Bavière, mais il n’en est que la caricature ; le mouvement dont il est l’organisateur est à la fois xénophobe, antisémite, nationaliste, socialiste et mystique ; il rappelle par certains traits les grandes révoltes de la démagogie paysanne écloses au temps de Luther dans cette même Souabe à la voix d’un Carlstadt ou d’un Münzer. Hitler est centraliste, tandis que le Centre bavarois est fédéraliste. Il rêverait aussi de créer en Bavière une église nationale chrétienne, démocratique, séparée de l’État aussi bien que de Rome : « Le christianisme, dit une brochure nationale-socialiste, doit être transformé ; il doit devenir un sentiment allemand... Tout homme et tout peuple sent en définitive la divinité selon sa propre nature. Nous avons donc tout à fait le droit de parler d’un dieu allemand. » Le mouvement dirigé par Ludendorff, et qui a longtemps reçu les subsides de la grande industrie bavaroise, vise aujourd’hui à établir une sorte de dictature nationaliste et démagogique. Voilà, pour le Gouvernement, de graves soucis, et il est singulier qu’au moment où le ministère prussien dénonce et poursuit un tel complot, le chancelier du Reich se promène en Bavière, en Wurtemberg, et y prononce les discours les plus intransigeants à propos de la Ruhr, et qu’au moment où les associations nationalistes dépassent toute mesure en Rhénanie et ailleurs, M. Cuno tienne le langage le moins propre à les calmer.

Dans les grandes crises de l’histoire, lorsque leur orgueil follement exalté subit l’épreuve de la déception, les Allemagnes perdent le sens de la direction et la notion du réel ; leur puissance d’illusion collective, multipliée par cet instinct de la discipline qu’elles gardent même en pleine anarchie politique et morale, les rendent dangereuses pour leurs voisins. Les Allemands sont eux-mêmes les premières victimes de leurs propres théories, tant est grande et excessive leur faculté de systématiser : Fichte, l’un des penseurs qui ont façonné la pensée allemande contemporaine, n’enseigne-t-il pas, dans son Discours à la nation allemande, que l’œuvre politique consiste à créer de toutes pièces, par un effort volontaire, des modèles théoriques pour en faire ensuite des réalités vivantes ? Les hommes les plus respectables se trouvent eux-mêmes entraînés par l’ambiance, et rares sont les esprits indépendants qui échappent à la contagion. Une telle Allemagne est, pour l’Europe, une perpétuelle inquiétude, une menace. Les notions de vérité et de mensonge, de justice ou d’injustice, n’ont plus de sens pour elle ; ce ne sont plus que des mots dont on joue dans l’intérêt national : l’intérêt de l’État allemand s’identifie, dans la philosophie hégélienne, avec le Bien.

J’ai montré ici que la faillite monétaire allemande n’est qu’un trompe-l’œil destiné à éluder les réparations et à sauver toute la force de production de l’Allemagne. Le déficit atteint sept trillions de marks, mais l’industrie marche à plein ; les constructions navales se multiplient ; on bâtit des maisons, on trace des chemins de fer, on creuse des canaux, alors que chez nous les grands travaux sont arrêtés, paralysés par l’œuvre de réparation des régions dévastées. Le mark-papier n’a plus qu’une valeur nationale et ainsi se trouve réalisée, — les économistes allemands ne l’ignorent pas, — la conception développée par Fichte dans l’Etat commercial fermé. Pour un État qui tend à s’isoler du reste du monde, Fichte montre qu’il faut d’abord créer une monnaie ayant cours forcé et sans valeur internationale, ensuite saisir tout l’or, l’argent et les devises étrangères entre les mains des particuliers, l’État se réservant à lui seul le droit de procéder à tous les paiements à l’étranger. Le mark-papier d’aujourd’hui réalise la conception du philosophe d’une monnaie sans valeur internationale, et par là les Allemands se trouvent pratiquement avoir isolé leur système commercial. Fichte recommande encore à l’État d’utiliser les métaux précieux et les devises étrangères pour les frais de la politique extérieure ; et c’est précisément ce que fait l’Allemagne. Ne prétend-elle pas actuellement subvenir à la guerre qu’elle mène contre nous par un emprunt intérieur libellé en dollars et gagé sur l’encaisse métallique de la Reichsbank, en dépit des stipulations formelles du traité de Versailles ? L’idée de faire de l’Allemagne une unité économique close se trouve, depuis le XVIIIe siècle, chez tous les théoriciens allemands ; elle dérive du colbertisme. Que les Allemands l’aient voulu ou non, il est constant que, par suite de l’inflation, le résultat est, pour le moment, obtenu ; la catastrophe suivra peut-être, mais actuellement l’activité industrielle et commerciale est intense et les Allemands créent, avec du papier déprécié, des usines, des bateaux, des maisons qui représentent des valeurs-or. En une semaine, les chantiers de Brème ont lancé 33 000 tonnes de bateaux neufs. L’Allemagne, par ses procédés monétaires, a gardé toute sa richesse potentielle et sa force de production, mais elle empêche ses créanciers de mobiliser leur créance. Et c’est pourquoi au moment où, las d’être bernés, les créanciers saisissent les réalités économiques de ses usines et de ses mines, l’Allemagne mène ce beau tapage et emploie les devises que lui paient les pays étrangers à sa propagande de mensonge. Voilà des faits que devraient méditer M. John M. Keynes et ses pareils, enfoncés dans les vieilles doctrines du libéralisme manchestérien. Voilà des réalités aussi menaçantes pour l’Angleterre que pour la France, la Belgique et l’Italie.

Et voilà aussi de puissantes raisons de féliciter le Gouvernement français de s’être décidé à occuper la Ruhr et d’être résolu à y rester jusqu’à ce qu’il ait obtenu, pour lui et ses alliés, pleine et entière satisfaction. Sur place, l’action coercitive et l’action économique se précisent et se resserrent. Les récents attentats ont été l’occasion de nouvelles mesures de défense ; s’il le faut, on recourra aux procédures répressives rapides qui ont si bien réussi, en Silésie, au général Le Rond. Notre industrie souffrait surtout du manque de coke ; depuis le 12, les stocks de coke sont saisis dans les cokeries et expédiés en France et en Belgique par voie de terre ou par voie d’eau. C’est là un fait dont M. Le Trocquer ajustement souligné l’importance : il montre la résolution des Alliés d’organiser de plus en plus à leur profit l’activité économique de la Ruhr. A leur récente entrevue de Bruxelles (12 mars), M. Poincaré et M. Theunis ont déclaré qu’ils ne se contenteraient pas de promesses pour évacuer les territoires nouvellement occupés sur la rive droite du Rhin. Le chancelier Cuno, au contraire, proclame qu’il ne cédera pas et qu’il ne paiera rien tant que les Alliés n’auront pas évacué la Ruhr. La Ruhr devient ainsi l’enjeu d’une formidable bataille d’opinion, d’une épreuve de puissance décisive : le conflit est économique et financier, mais surtout moral et psychologique. Il est absolument certain que la France et la Belgique ne céderont pas et qu’elles peuvent attendre que la volonté de résistance allemande soit brisée ; elles tiennent le bon bout et ne le lâcheront pas. Il est non moins certain que le Gouvernement de M. Cuno est obligé de recourir à des moyens artificiels pour galvaniser la résistance « passive ; » il affirme (discours des 22 et 23 mars) qu’il ne négociera pas, mais, par différentes avenues, il fait faire des avances plus ou moins directes et déguisées, il cherche des médiateurs. L’Allemagne et son Gouvernement donnent une impression d’inquiétude et d’affolement en face d’une France et d’une Belgique calmes, sûres d’elles-mêmes et de leur bon droit. M. Cuno a besoin d’une victoire ou d’une paix blanche : il n’aura ni l’une ni l’autre.

De temps en temps, une voix plus sage s’élève dans la presse allemande, comme pour préparer les inévitables solutions : c’est, le 12 mars, M. Georg Bernhardt qui, dans la Gazette de Voss, admet que l’Allemagne a été maladroite et que, seules, des questions de prestige s’opposent à l’amorce de négociations directes franco-allemandes ; c’est, dans le même journal, le 18, le docteur Vogel qui se trompe en croyant que la France veut « anéantir politiquement l’Allemagne par des exigences économiques, » mais qui voit juste en déclarant courageusement : « C’est à nous de commencer. C’est avec la France seule qu’il nous faudrait parler tout d’abord. Nous n’avons pas besoin d’avocat, et les avocats coûtent trop cher... Il nous faut garantir à la France la sécurité de ses frontières ethnographiques et historiques. Si l’on n’aboutit pas à une solution respectant l’unité et la souveraineté des deux États, l’Europe est perdue. » Ce sont enfin les ouvriers allemands qui, plus modestes et plus sages que les délégués parlementaires des socialistes interalliés, réunis à Paris au Palais-Bourbon, constatent la nécessité d’un mariage de raison entre la houille allemande et la minette lorraine. La résistance allemande est, en dépit des apparences, beaucoup plus artificielle et officielle qu’on ne l’imagine soient. Elle cédera. Si M. Cuno s’est trop enferré pour pouvoir reculer, il passera la main.

L’Allemagne ne saurait compter, pour prolonger sa résistance, sur l’appui du Gouvernement britannique, malgré la campagne que mène M. Lloyd George et quelques organes du libéralisme radical ; de plus en plus, la masse de l’opinion britannique comprend la situation et le service que la France lui rend ; personne ne croit, sauf le Sunday Express, que « la dignité britannique est traînée dans la fange, » et la propagande anti-française de l’ancien Premier ministre reproduite par la Deutsche allgemeine Zeitung fait en Angleterre une impression de gêne qui confine à la honte. Fréquemment interrogé, le Gouvernement n’a pas manqué de faire des déclarations satisfaisantes ; il s’abstiendra de toute intervention et de toute mesure pouvant gêner l’action de la France et de la Belgique ; M. Mac-Neil, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, en a renouvelé le 14 mars l’affirmation en réponse aux critiques véhémentes de sir John Simon qui prête à la France des projets de domination économique et de conquête territoriale, de M. Asquith qui voudrait provoquer l’intervention de la Société des Nations, et du travailliste J.-H. Thomas, qui s’inquiète de voir la France soutenir la Pologne. Le 16, une note officieuse Reuter coupait court à de nouveaux bruits de médiation anglaise et affirmait que « c’est à l’Allemagne qu’il appartient de présenter un plan qui puisse donner satisfaction à la France et à la Belgique ; ce plan devra être adressé directement aux Gouvernements français et belge. » Notons enfin la déclaration du chancelier de l’Echiquier, M. Stanley Baldwin, qui, au banquet de la Primrose League, a déclaré que la question de sécurité primait pour la France les réparations. En Angleterre, aux États-Unis, l’opinion publique, dans sa grande masse, nous reste fidèle ou revient à nous : et c’est, pour l’avenir, une puissante raison d’espérer que nous connaîtrons enfin la paix dans la justice.

La consolidation de l’Europe centrale et orientale fait d’intéressants progrès. Le 14 mars, la Conférence des Ambassadeurs, conformément à l’article 87 du traité de Versailles, a pris une décision « qui tient compte de la situation de fait existante » et fixe les frontières orientales de la Pologne en adoptant, sans s’y référer expressément, la ligne tracée par le traité de Riga (18 mars 1921) entre la Pologne et la Russie, et par la « recommandation » du Conseil de la Société des nations qui divise la zone neutre entre la Pologne et la Lithuanie. Cette décision très importante a été accueillie en Pologne avec une complète satisfaction ; elle sanctionne, en effet, l’occupation par la Pologne de la ville et du territoire de Wilno d’une part, et, de l’autre, elle attribue définitivement à la Pologne la Galicie orientale, à charge d’y établir une administration particulière et d’y respecter les droits des autres nationalités. Le fait que la Pologne a, au Sud, une frontière commune avec la Roumanie, et, au Nord, avec la Lettonie, séparant le territoire lithuanien du territoire russe, prend à la lumière d’un passé récent une capitale importance. Le comte Skrzynski, ministre des Affaires étrangères de Pologne, venu à Paris à cette occasion, a tenu un langage particulièrement satisfaisant ; il a manifesté le désir de résoudre, entre la Pologne et la Tchécoslovaquie, les dernières difficultés de frontière (affaire de Javorina) et de transformer, par l’adhésion complète de la Pologne, la Petite-Entente en une Quadruple-Alliance. Ainsi va se raffermissant l’Europe nouvelle sortie des traités qui consacrent la victoire des Alliés et la libération des peuples. La Lithuanie elle-même comprendra peut-être que son intérêt l’engage à ne pas rester isolée et que sa dignité lui interdit de s’appuyer sur l’Allemagne ou sur la Russie. M. Galvanauskas, président du Conseil, se défend de suivre une telle politique. Il vient de dissoudre la Diète et séjourne actuellement à Paris avec les délégués de Memel afin dérégler les conditions de la réunion de Memel et de son territoire à l’État lithuanien.

On peut espérer que la Turquie nationaliste s’achemine, elle aussi, vers une paix définitive. Le projet de réponse aux Alliés et la résolution de reprendre les négociations ont été votés par l’Assemblée par 169 voix contre 20 et 96 abstentions malgré l’active propagande des partisans d’une reprise des hostilités. Le contre-projet est parvenu en Occident et il est en ce moment, à Londres, l’objet d’un examen par une commission où la France est représentée par M. Bompard. L’accord entre les Alliés parait établi ; ils n’admettront la reprise des négociations que sur les points restés en suspens à Lausanne. Leur union montrera aux Turcs la nécessité, bienfaisante pour tous, d’aboutir rapidement à une paix définitive et de réserver leurs énergies pour la tâche difficile de leur patrie à reconstruire et à diriger vers un avenir d’indépendance et de prospérité. La France est prête à leur prêter son concours traditionnellement amical.


RENE PINON.


Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.