Chronique de la quinzaine - 31 mars 1921

Raymond Poincaré
Chronique de la quinzaine - 31 mars 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 693-704).
31 mars 1921
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

A son retour de Londres, M. Aristide Briand a reçu de la Chambre un excellent accueil et le talent incomparable avec lequel il a expliqué les résultats obtenus n’a pu que fortifier la grande majorité de ses auditeurs dans les dispositions favorables où les événements les avaient mis. Les députés ont appris notamment avec plaisir que le traité de Sèvres allait, sans doute, subir quelques retouches et qu’en attendant, un armistice était sur le point d’entrer en vigueur entre la France et la Turquie. La politique anglaise dans le Levant a, en effet, sensiblement évolué sous l’influence des préoccupations que donnent à l’Empire les affaires de Perse, de Mésopotamie, d’Egypte, et le maintien de l’ordre dans les Indes. Malgré l’intervention officieuse de M. Vénizélos, le cabinet britannique n’a plus eu, dans la question d’Orient, les yeux de la Grèce. Les Grecs, au contraire, sont partis de Londres fort déçus. Envoyés par Constantin, qui nous appelle maintenant, avec ostentation, ses grands alliés, ils espéraient trouver en Angleterre le même accueil que l’homme d’État qu’ils avaient renversé et remplacé. Ils ont été courtoisement reçus et attentivement écoutés ; rien de plus. Ils ont, du reste, plaidé avec quelque maladresse le procès que M. Vénizélos avait défendu avec une habileté supérieure et qu’il avait momentanément gagné. Il avait apporté des statistiques, invoqué des considérations ethniques, insisté sur les vœux des populations. Les nouveaux représentants de la Grèce ont cru bon, pour établir avec plus de force les droits de leur pays sur Smyrne, d’évoquer sérieusement les ombres d’Homère et de Sapho. Des sept villes grecques qui se disputaient la gloire d’avoir été le berceau d’Homère, il n’y en a décidément qu’une dont les titres soient certains, et c’est Smyrne. Lorsqu’Anatole France nous peint le chanteur de Kymé retrouvant à son foyer la vieille Mélantho, il fait à Kymé, qui est aujourd’hui Sandarli, un honneur immérité. Quant à Sapho, on vous a peut-être dit qu’elle était née à Eresos, dans l’île de Lesbos, et qu’elle avait surtout vécu à Mitylène et en Sicile. Erreur grossière. Elle était fille de Smyrne. Voilà deux raisons décisives pour que Smyrne ne demeure pas sous la domination ottomane... Nos amis anglais, qui ne se laissent pas prendre aux jeux de l’imagination méditerranéenne, n’ont pas, semble-t-il, beaucoup apprécié ce genre de démonstration historique.

Les Alliés se sont donc mis d’accord pour dire aux Turcs : « Nous allons, d’abord, vous donner une preuve de bonne volonté. Si vous acceptez les modifications que nous sommes prêts à introduire dans le traité de Sèvres, nous favoriserons de notre mieux votre admission dans la Société des Nations. Vous y entrerez avant l’Allemagne, qui vous a entraînés dans la guerre et que vous avez eu le tort de suivre. Le traité contient une clause qui fait peser sur vous la menace éventuelle d’être expulsés de Constantinople : nous sommes prêts à supprimer cette disposition. Mieux encore. Nous vous céderons la présidence de la Commission des Détroits et, dans cette Commission, vous aurez deux voix, au lieu d’une que nous vous avions seulement réservée. Nous voulons constituer une autre Commission, pour préparer la réforme judiciaire que nécessitera la suppression prochaine du régime des Capitulations. Nous vous admettrons également dans cette assemblée. Vous trouvez que nous avons exagérément réduit vos forces militaires : nous vous laisserons trente mille hommes pour les armes spéciales et quarante-cinq mille pour la gendarmerie. Vous dites qu’autour des Détroits, la zone démilitarisée est trop vaste : nous la limiterons à la péninsule de Gallipoli et à la rive de la mer de Marmara jusqu’à Rodosto, à la rive asiatique des Dardanelles, de Tenedos à Karaglia, à une bande d’une longueur d’une vingtaine de kilomètres sur les deux rives du Bosphore, |et aux îles qui, dans la mer Egée ou dans la mer de Marmara, commandent les Dardanelles. Nous irons même plus loin. Nous consentirons à évacuer rapidement Constantinople et la péninsule d’Ismid et à n’occuper, avec les troupes alliées, que Gallipoli et Chanak. En ce cas, vous pourriez maintenir vos troupes à Constantinople et vous auriez un droit de libre passage entre l’Asie et l’Europe dans la zone démilitarisée du Bosphore. Ce n’est pas tout. Nous sommes encore disposés à examiner la possibilité de vous accorder l’augmentation de vos forces navales, à vous faire de larges avantages dans le domaine financier, à introduire, par exemple, un de vos délégués dans la Commission financière, à laisser à votre Parlement le droit de modifier, dans une certaine mesure, le budget préparé par cette Commission, à vous rendre, sous certaines conditions, la liberté d’octroyer des concessions, à vous reconnaître le monopole postal dans tout l’Empire ottoman. Pour le Kurdistan, si nous arrivons à nous entendre sur la protection des intérêts kurdes et assyro-chaldéens, et si vous acceptez de donner aux populations une certaine autonomie, nous ne repousserons pas l’idée de remanier le traité. De même pour l’Arménie, à la condition que vous reconnaissiez les droits des Arméniens turcs à posséder un foyer national sur les frontières orientales de la Turquie d’Asie et que vous promettiez d’adhérer à la décision, quelle qu’elle soit, d’une Commission que la Société des nations sera priée de nommer, pour déterminer sur place le territoire dont l’équité commanderait la remise à l’Arménie. Reste Smyrne. Là, nous vous proposerons une transaction que nous croyons raisonnable et qui peut, à notre avis, assurer le retour de la paix. Le vilayet de Smyrne resterait sous votre souveraineté. Une force grecque continuerait à tenir garnison dans la ville, mais, dans le reste du Sandjak, l’ordre serait maintenu par une gendarmerie encadrée d’officiers alliés et recrutés proportionnellement au nombre et à la nature de la population. La même répartition proportionnelle s’appliquerait à l’administration. Un gouverneur chrétien serait nommé par la Société des nations. Il serait assisté d’une assemblée élue et d’un conseil élu. Cet arrangement, du reste, ne serait que provisoire. Au bout de cinq ans, il pourrait être, sur la demande de l’une ou de l’autre des parties, soumis à révision devant la Société des nations. »

Telles sont, dans leur ensemble, les propositions que les Alliés ont faites aux délégués turcs. Elles sont, sur bien des points, assez imprécises ; elles ajournent plusieurs difficultés au lieu de les résoudre ; et elles ne font, d’autre part, aucune allusion à la Thrace. Au début de la Conférence de Londres, les Alliés avaient décidé qu’une Commission irait procéder à une enquête sur la composition ethnique et religieuse de la province que se disputent, à soixante-dix kilomètres de Constantinople, la Grèce et la Turquie. La Grèce ne s’étant pas ralliée à cette procédure, les choses sont restées en suspens, mais aucun des deux pays n’a renoncé à ses revendications. Les Turcs ont même réussi à faire appuyer les leurs, à Londres, par des musulmans indiens. Après la clôture de la Conférence, la communauté indienne de Londres a offert un dîner aux délégués ottomans. A cette réunion, un discours fut prononcé par un distingué mahométan, membre de la délégation indienne musulmane invitée par le gouvernement britannique à donner des avis sur la révision du traité de Sèvres. Au cours de ses observations, M. Hasan Imam aborda la question de la Thrace. Il prétendit qu’il parlait au nom de toute la population musulmane de l’Inde et il alla jusqu’à dire que ses compatriotes demanderaient à se séparer de l’Empire britannique, si la Thrace n’était pas laissée à la Turquie. Il allégua même que l’Inde n’avait donné son argent et ses recrues dans la guerre contre la Turquie que sur l’engagement public, pris le 5 janvier 1918, par M. Lloyd George, qu’après la paix « la Turquie conserverait cette région européenne. Les journaux anglais répondent à M. Hasan Imam qu’il commet, à cet égard, une grave erreur et que M. Lloyd George n’a jamais fait la moindre promesse aux musulmans indiens. Mais ce petit incident est significatif. Il nous montre que le traité de Sèvres n’est pas encore définitivement révisé et que nous ne sommes pas au bout de notre tâche.

Les délégués d’Angora, Bekir Samy Coundoukh et Husrew Bey, retournent chez eux avec l’espoir que leur Parlement ne les désavouera point et qu’on pourra bientôt aboutir à des préliminaires de paix. Mais, d’autre part, la Grèce appelle sous les drapeaux les classes 1913, 1914, 1915, et Constantin se place sous le patronage de ses « grands alliés, » pour assurer, dit-il, la pacification de l’Orient par la défense du traité de Sèvres. Aune reprise des hostilités, nous ne prêterons cependant ni nos troupes, ni notre argent, ni nos encouragements, ni notre nom. Dans le délai d’un mois après la suspension d’armes qui a été décidée entre la Turquie et nous, nous devons évacuer la Cilicie. Nous n’y resterons pas pour y appuyer le roi de Grèce.

Cette évacuation n’est pas, d’ailleurs, une conséquence des accords de Londres ; elle était déjà prévue par le traité de Sèvres lui-même. La Cilicie est en dehors de notre mandat. Elle fait seulement partie de notre zone d’influence économique. Nous devons donc nous entendre avec les Turcs sur le parti que nous tirerons de ce privilège et restituer la province à leur souveraineté. Nous libérerons ainsi deux divisions françaises qui, pour le moment, nous seront plus utiles sur le Rhin.

Comme l’ont remarqué, aux applaudissements de la Chambre, M. Briand et M. Lenail, ce règlement pacifique n’est devenu possible que grâce à la vaillance des troupes françaises, qui ont si longtemps combattu, dans des conditions souvent inégales, sur le front cilicien et qui s’y sont si énergiquement maintenues. En se retirant, elles laisseront dans l’esprit des populations le souvenir d’un courage indomptable et d’une magnifique discipline. Leur départ volontaire n’aura rien d’une retraite et ne portera aucune atteinte à notre prestige.

Nous ne devons pas nous dissimuler cependant que l’opération n’ira pas sans quelques difficultés. Le gouvernement turc est maître de ses troupes régulières, mais, en dehors d’elles, il y a, dans tout le pays, des bandes armées, qui n’obéissent guère à personne et qui peuvent harceler nos troupes. En outre, des conflits violents entre Arméniens et Turcs sont toujours à redouter. Il nous faudra donc beaucoup de prudence dans le retrait de nos divisions, si nous ne voulons pas laisser derrière nous le désordre et l’anarchie. Au surplus, la gendarmerie locale restera constituée par des instructeurs français.

A mesure que le calme se rétablira, nous devrons, d’après les décisions de Londres, abandonner, en outre, certains territoires turcs qui rentraient précédemment dans notre mandat et qui étaient considérés comme rattachés à la Syrie. C’est le prix, un peu lourd peut-être, de notre réconciliation avec les Turcs. Lorsque les conditions de ce rapprochement seront définitives, nous mesurerons nos sacrifices et les avantages que nous conserverons. Pour le moment, ne retenons qu’une chose, le soulagement qu’apporte à nos troupes la fin d’une campagne militaire dont nous n’avions à tirer aucun profit sérieux. Quoi que dise et fasse la Grèce, nous n’oublierons pas, bien entendu, qu’elle a combattu à nos côtés et nous souhaitons vivement que, malgré ses erreurs, elle utilise maintenant, pour sa prospérité future, les résultats de notre commune victoire. Mais il nous était impossible de supporter plus longtemps, par égard pour elle, l’effort considérable que nous nous étions imposé en Orient. Si une entente définitive s’établit entre la Turquie et nous, nous serons enfin délivrés d’une préoccupation obsédante et notre politique orientale se trouvera, du même coup, très simplifiée. En Cilicie, ainsi que dans les vilayets de Sivas, de Harpout et de Diarbékir, nous pourrons reprendre avec les Turcs une collaboration paisible. En Syrie, nous resterons libres d’exercer tranquillement notre mandat, aussi bien sur Damas, sur Alep et sur Alexandrette que sur Beyrouth et sur le Liban, et aux musulmans comme aux chrétiens, nous saurons donner l’ordre et la paix.

Nous sommes, pour l’instant, à l’abri des intrigues que l’émir Feyçal avait essayé de fomenter parmi les Arabes. Il faut espérer que les dangereux émissaires du subtil Bédouin ne parviendront pas à tromper M. Winston Churchill, qui va les rencontrer en Egypte et qui sera très vivement presse par eux d’offrir au fils du roi du Hedjaz le trône de Mésopotamie. Les organisateurs de cette machination tentent de convaincre l’Angleterre qu’elle trouverait en Feyçal un auxiliaire précieux, l’homme providentiel qui lui permettrait de vider des troupes britanniques les vallées du Tigre et de l’Euphrate et qui rétablirait le calme dans les avancées des Indes. M. Winston Churchill, qui n’est pas seulement un grand ami de la France, mais qui est une des intelligences les plus pénétrantes de son pays, ne se laissera pas circonvenir par une poignée d’enfants du désert, qui se sont juré de réveiller en Asie-Mineure des troubles heureusement apaisés.

Quant à nous, nous devons veiller à l’organisation rapide de notre mandat. Nous sommes assurés que le grand et noble soldat qui représente la France en Syrie et qui, après avoir participé aux négociations de Londres, a reçu à Paris les directions du gouvernement français, réalisera dans l’accomplissement de cette œuvre délicate les économies qu’ont réclamées le Gouvernement et les Commissions parlementaires. Certes, ce n’est point la faute du général Gouraud, si nous avons commis jusqu’ici dans notre rôle un peu nouveau de « mandataires, » des erreurs assez fâcheuses. On dirait que certains ministères ont pris plaisir à envoyer en Syrie des fonctionnaires de rebut et que l’Orient est devenu un Paradis réservé aux agents qui ont eu la mauvaise chance de ne pas réussir dans la métropole. Il y a des exceptions. Dieu merci ! Mais, en règle générale, les employés de tous grades sont trop nombreux et mal choisis. Il faudrait en Syrie une élite de contrôleurs et de conseillers, chargés de mettre en mouvement, pour le bien des populations, une administration locale. Autrefois, cinq Français, dont M. Maurice Bompard, depuis ambassadeur, ont suffi pour installer notre protectorat en Tunisie ; et, ces jours-ci, au contraire, lorsque M. Jonnart, qui est, de longue date, un fervent ami de la Syrie et du Liban, est allé se rendre compte sur place de la manière dont s’exerçait notre mandat, il a eu nettement l’impression que nous faisions fausse route, qu’au lieu de nous associer les habitants, nous employions des méthodes de colonisation et d’administration directe, que certains de nos fonctionnaires, civils et militaires, se méprenaient entièrement sur leur mission, bref qu’il était temps d’apporter au régime pratiqué en Syrie des réformes profondes.

Les Commissions des Chambres ont taillé dans le vif. Elles ont sévèrement comprimé les dépenses et elles ont réduit les crédits par dizaines de millions. Ces amputations sont peut-être un peu fortes, mais, à la suite des abus dénoncés, elles étaient inévitables. Si nous voulons que notre situation s’affermisse en Orient, nous devons, je l’ai souvent répété depuis plusieurs mois, nous y conduire comme des libérateurs et comme des guides, non comme des occupants et comme des maîtres. Le général Gouraud ne manquera pas de corriger les mauvaises habitudes que paraissent avoir contractées quelques-uns de ses subordonnés ; il se débarrassera sans peine du trop-plein de son personnel ; il ne gardera auprès de lui que les collaborateurs dont il aura éprouvé le mérite et dont les services lui auront été démontrés nécessaires ; il fera comprendre à tous que nous n’avons à établir en Syrie, ni notre protectorat, ni, à plus forte raison, notre souveraineté. Nous avons à nous y faire connaître, estimer et aimer. Plus que personne, le général Gouraud personnifie les vertus qui doivent gagner à la France le cœur des habitants.

A l’autre extrémité du monde, en Amérique, paraît également souffler un vent plus favorable. L’installation du Président et de la nouvelle administration a mis fin à l’accès de fièvre politique qui s’empare, tous les quatre ans, des États-Unis. Non seulement M. Harding n’a pas retiré les troupes américaines de la rive gauche du Rhin, mais il a donné aux Alliés toutes facilités pour l’application des sanctions adoptées par la Conférence de Londres. A New-York ont eu lieu d’importantes manifestations. Le général Pershing, qui y assistait, a prononcé un discours où il a flétri les manœuvres allemandes et il s’est écrié : « Allons-nous pardonner la destruction de la France et de la Belgique et les flots de sang répandus ? Est-ce qu’une astucieuse propagande faite dans notre Amérique va affaiblir notre amitié pour la France et pour les Alliés ? La réponse, la voici : les principes pour lesquels l’Amérique a fait la guerre sont toujours debout et les Alliés demeureront nos amis. L’Amérique se dressera contre une agression. Elle doit insister pour que les nations qui se sont mises hors la loi soient regardées comme responsables et, en conséquence, contraintes de payer complètement les méfaits qu’elles ont commis. » Les Américains les plus sympathiques à la France disent très haut que la meilleure manière de retenir leur pays à nos côtés, c’est de montrer nous-mêmes de l’énergie dans l’exécution du Traité. Si nous nous abandonnons, l’Amérique se désintéressera de nous. Elle ne comprendrait pas qu’ayant obtenu des conditions de paix déterminées, nous n’eussions pas la volonté persévérante de les faire respecter. Des concessions à l’Allemagne lui apparaîtraient comme une preuve de faiblesse et comme le signe d’une incertitude incompréhensible sur le fondement de nos droits. Plus nous serons fermes, moins elle sera portée à oublier que nous avons raison. Mieux que tout autre, du reste, M. Viviani saura, au cours de la mission qu’il a reçue du Gouvernement, représenter à l’Amérique que la France continue à mériter l’estime et l’admiration du monde entier, qu’elle n’est pas plus impérialiste aujourd’hui qu’hier, et qu’elle ne peut, sans un véritable déni de justice, être privée des dédommagements qui lui ont été promis.

Mais il est temps que les Alliés ouvrent les yeux à l’évidence, s’ils ne veulent pas laisser pourrir entre leurs mains les derniers fruits de la victoire ; car l’Allemagne, accoutumée, depuis plus d’un an, à notre timidité et à notre candeur, affecte de ne pas encore prendre au sérieux la conduite nouvelle à laquelle MM. Briand et Lloyd George se sont très heureusement décidés. Le Reich s’imagine qu’en multipliant contre nous les défis et les provocations, il dissociera les Alliés et nous ramènera, malgré nous, au régime des transactions bâtardes. Il se trompe. Il a mis notre patience à une trop rude épreuve, et elle est vraiment à bout. Que dire d’une Allemagne qui n’est en règle avec aucun des articles du Traité, qui ne désarme pas, qui ne nous paie pas ce qu’elle nous doit, qui assure l’impunité aux incendiaires et aux meurtriers, et qui cherche maintenant à protester, devant la Société des nations, contre les mesures, encore fort insuffisantes, que nous avons adoptées, pour la contraindre à exécuter ses obligations ? Que dire de ce Gouvernement, prétendu républicain, qui prend avec passion la défense de l’Empire, qui ne reconnaît aucune des fautes commises par Guillaume II et par son entourage et qui cherche à rejeter sur les victimes de l’agression la responsabilité des crimes commis par les agresseurs ? Que dire de cet Empereur lui-même qui, du fond d’un charmant exil, reste en relations constantes avec ses fidèles, dirige des groupes de conspirateurs et fait distribuer des brochures et des tracts pour essayer de démontrer son innocence et pour préparer son retour ?

Cette arrogance de l’Allemagne a naturellement été encore accrue par les résultats inégaux du plébiscite en Haute-Silésie. Là aussi, les Alliés paient maintenant les fautes qu’ils ont commises. Lorsqu’avant la signature du Traité de Versailles, ils ont, malgré l’avis du Président Wilson, consenti à organiser, par l’article 88, une consultation des habitants, au lieu de procéder immédiatement à une délimitation dont les statistiques allemandes leur fournissaient elles-mêmes tous les éléments, ils ont eu l’imprudence d’insérer dans le paragraphe 4 de l’annexe ces mots qui donnaient au Reich un avantage inappréciable : « Le droit de suffrage sera accordé à toutes personnes, sans distinction de sexe, satisfaisant aux conditions suivantes : a) avoir vingt ans révolus au 1er janvier de l’année dans laquelle aura lieu le plébiscite ; b) être né dans la zone soumise au plébiscite ou y avoir son domicile depuis une date à fixer par la Commission. » Ce texte autorisait les Prussiens, fils de Prussiens et nés en Haute-Silésie de fonctionnaires de passage, à se prononcer sur le sort d’une région qu’ils avaient, depuis longtemps, quittée sans esprit de retour et c’est ainsi, en effet, que près de deux cent mille émigrés sont venus, en bataillons compacts, prendre part au plébiscite. Ils ont été les ouvriers les plus cyniques de la pression allemande. La Conférence de Londres a elle-même doublé leurs moyens d’action en revenant sur la décision prise par MM. Leygues et Lloyd George et en acceptant que le vote des émigrés eût lieu le 20 mars, jour du plébiscite général. Nous récoltons aujourd’hui ce que nous avons semé. Les résultats du scrutin ne justifient assurément pas les manifestations berlinoises, discours triomphants, drapeaux et pétards ; mais ils ne correspondent pas exactement à la répartition ethnographique, et ils donnent, dans l’ensemble, à l’Allemagne une majorité qu’elle n’aurait pas obtenue d’une consultation plus libre et plus sincère. Il n’en reste pas moins que, si l’Allemagne a eu le plus grand nombre des voix dans sept districts, neuf districts se sont déclarés pour la Pologne ; que plus des quatre cinquièmes des communes ont exprimé la volonté d’être Polonaises et que, si les Allemands l’ont emporté dans le Nord et à l’Ouest, toute la région industrielle du Sud a nettement pris parti contre eux. Lorsque les détails du vote ont été connus à Berlin, les cris de rage ont succédé aux cris de joie. Et tous les journaux ont réclamé soit qu’il ne fût tenu aucun compte du vote, là où il n’avait pas été favorable à l’Allemagne, soit que la Haute-Silésie fût considérée comme indivisible et fût, par conséquent, tout entière incorporée dans le Reich.

Cette dernière thèse est en contradiction flagrante avec le paragraphe 5 de l’annexe, qui prévoit qu’à la clôture du vote, la Commission interalliée devra communiquer aux Puissances alliées le chiffre des suffrages, commune par commune, et proposer elle-même le tracé de la frontière, en tenant compte, est-il dit, du vœu exprimé par les habitants, ainsi que de la situation géographique et économique des localités. L’Allemagne n’a pas seulement, en juin 1919, adhéré à cette disposition ; c’est elle qui l’a arrachée alors à la condescendance des Alliés. Il est donc plaisant qu’elle essaie maintenant de l’anéantir. Elle va certainement faire flèche de tout bois pour arriver à garder une province qui ne serait pas seulement pour elle une riche réserve industrielle, mais qui resterait sa principale usine de guerre. Si elle y réussissait, elle amoindrirait à tel point la vitalité de la Pologne renaissante qu’au lendemain même de sa reconstitution, ce malheureux État ne trouverait pas en lui les forces nécessaires pour maintenir son indépendance et qu’il serait condamné, tôt ou tard, à choisir entre la subordination à la Russie et la subordination à l’Allemagne. Il y a donc, pour la solidité de la paix et pour la sécurité des pays alliés, un intérêt capital à ce que les communes polonaises de Haute-Silésie ne soient pas livrées au Reich et à ce que soit respectée la volonté des populations. L’Allemagne nous répétera certainement que, sans le bassin minier, elle ne pourra pas nous payer les réparations qu’elle nous doit. Espérons que ni la conférence des Ambassadeurs, ni les Gouvernements alliés, ne se laisseront impressionner par une manœuvre aussi grossière. M. Briand en a déjà montré la perfidie et la vanité. Même privée de la Haute-Silésie, l’Allemagne a une capacité de paiement suffisante pour s’acquitter, si elle le veut, de la totalité de sa dette. Elle n’en restera pas moins le pays le plus riche en charbon de toute l’Europe ; elle n’en conservera pas moins une force de production industrielle qui la maintiendra au premier rang des nations ; et lorsqu’elle prend prétexte du plébiscite pour recommencer à nous parler de sa pauvreté, elle veut, une fois de plus, se jouer de notre crédulité.

Défions-nous donc des propositions insidieuses, des marchandages et des mauvais compromis. Tenons-nous en à la politique de fermeté que M. Briand a pratiquée à Londres. Ne revenons pas aux pitoyables tractations au cours desquelles nous avions, comme à plaisir, émoussé le Traité et amenuisé nos droits. La résolution des Chambres vient encore de s’affirmer clairement au Sénat, dans la discussion du budget. Après avoir insisté sur la gravité de la situation financière, le nouveau rapporteur général, M. Henry Chéron, s’est écrié : « Il faut que l’Allemagne paye ce qu’elle nous doit ; sinon le problème est insoluble. » Et il a ajouté, aux applaudissements unanimes de l’Assemblée : « Nous ne sommes pas animés d’un sentiment de haine implacable, mais nous ne voulons pas que les contribuables français soient exposés à payer eux-mêmes ce qui est dû par l’Allemagne. » C’est bien en ces termes très simples que se pose, en effet, toute la question. Qui paiera les réparations, dans nos départements dévastés ? Sera-ce la France ? Sera-ce l’Allemagne ? Aux termes du Traité de Versailles, les frais de guerre proprement dits ont été laissés à la charge de chacun des pays belligérants. Les vainqueurs ont à supporter les leurs aussi bien que les vaincus. Ils ne reçoivent aucune indemnité. C’est déjà là une criante injustice. La France et la Belgique, qui n’ont pris les armes que pour se défendre, qui ont été odieusement attaquées sans avoir dit un mot ou fait un geste qui pût servir de prétexte à cette agression, gardent l’effroyable charge de tout ce qu’elles ont eu à dépenser pour sauver leur liberté. Ne serait-il pas inique qu’elles fussent, en outre, obligées de relever de leurs propres deniers leurs villes détruites et d’imposer à leurs contribuables le poids des pensions qu’elles doivent aux veuves et aux mutilés ? Le Traité ne condamne l’Allemagne à subir aucune pénalité ; il ne lui demande que le prix des réparations ; c’est bien le moins que ces réparations soient totales. M. Briand a, d’ailleurs, nettement déclaré que, l’Allemagne ayant repoussé le concordat qui lui avait été offert, nous en revenions maintenant à l’application du Traité. Il a ajouté, sur un ton plaisant, qu’il avait été forcé par les événements de se placer un instant sur la branche du forfait, mais qu’il y avait été très secoué par le vent et qu’il n’avait aucun désir d’y remonter. La Commission des Réparations va donc évaluer notre créance pour le 1er mai ; et, dès que les chiffres seront fixés, il s’agira de les traduire en réalités tangibles.

Les mesures actuellement prises ne suffiront, sans doute, ni comme astreintes coercitives, ni comme gages et garanties. Mais c’est beaucoup qu’elles aient été adoptées d’accord avec les Alliés et que le Gouvernement français en ait fait reconnaître la nécessité. L’Allemagne nous a déjà informés qu’elle ne se reconnaissait pas débitrice, pour le 1er mai, des douze milliards qui lui sont réclamés par la Commission des Réparations ; elle n’a pas versé, le 23 mars, le milliard marks or qui lui avait été demandé ; elle se met donc, de nouveau, dans son tort, et les Alliés vont être tout naturellement amenés à prendre des sanctions complémentaires. Ils les ont étudiées d’avance et ils sauront les choisir plus efficaces.

Il se peut que, dans l’intervalle, l’Allemagne essaie de recommencer la conversation. Les injures qu’elle nous prodigue, le tapage qu’elle mène autour de l’affaire de Haute-Silésie, les violences quotidiennes de sa presse, tout cela semble destiné à préparer, par un lever de rideau mélodramatique, une reprise des comédies que nous connaissons déjà. On va, d’une part, nous demander les mines polonaises et, d’autre part, nous proposer des plans de reconstitution où les industriels et les ouvriers allemands trouveront leur profit. J’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de dire que je ne croirais pas prudent de refuser, d’une manière absolue, la main-d’œuvre, les matières premières, et même les produits fabriqués de l’Allemagne. Mais il y faut deux conditions : une limitation prudente et un contrôle sévère. M. Jean Hennessy, qui a soutenu, devant la Chambre, l’idée d’une collaboration plus générale avec le Reich, a rencontré, chez les représentants des pays dévastés, une très vive opposition, dont il ne pouvait être surpris. Si l’Allemagne prétend s’acquitter entièrement en nature, et à sa façon, nous resterons donc très loin de la solution. Nous ne nous en rapprocherons que le jour où notre débiteur nous verra prendre des hypothèques, des nantissements ou des gages. Nous sommes entrés dans cette voie ; la pire des fautes serait maintenant de reculer ou de nous arrêter devant la mauvaise volonté allemande. Nous avons sous la main ou à portée de la main des garanties que nous n’avons pas encore prises et des ressources auxquelles nous n’avons pas touché : impôts, biens domaniaux, mines, chemins de fer. Si l’Allemagne ne veut pas nous remettre de bonne grâce ce qui nous est dû, nous serons bien forcés de nous servir nous-mêmes. Et, en attendant, nous resterons où nous sommes. Nos alliés, à qui M. Simons s’est chargé de faire perdre leurs illusions sur la bonne foi de son Gouvernement, ont compris que, si nous demandions la prolongation des délais d’occupation, ce n’était pas avec je ne sais quelles arrière-pensées impérialistes, mais simplement avec le désir de ne pas nous dessaisir, avant d’être payés, du seul gage que nous ayons. Le grand mérite des décisions de Londres, c’est d’avoir accordé les instruments de l’Angleterre, de l’Italie, du Japon, de la Belgique et de la France. Il reste à jouer le morceau.


RAYMOND POINCARÉ.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.

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