Chronique de la quinzaine - 31 mars 1909

Chronique n° 1847
31 mars 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




On ne saurait exagérer l’importance de la grève des postiers. Les péripéties qu’elle a traversées et surtout le dénouement auquel elle a abouti nous ont fait sentir qu’il y avait quelque chose de brisé, peut-être irrémédiablement, dans notre édifice politique et social. Un long craquement s’est produit. Les pires sourds, c’est-à-dire ceux qui ne veulent point entendre, sont les seuls à ne l’avoir pas entendu. On se demande où nous allons, où sera demain l’autorité véritable, où elle est déjà aujourd’hui.

La grève postale est d’autant plus significative que ses causes apparentes sont plus insignifiantes. On en a énuméré deux : l’irritation créée par une nouvelle règle d’avancement qu’on a appelée le tiercement, et l’impatience, bientôt changée en colère, qu’ont fait naître les procédés envers la personne du sous-secrétaire d’État M. Simyan. Le tiercement est un système en vertu duquel les fonctionnaires des postes étaient partagés en trois catégories : ceux de la première avançaient au choix tous les trois ans, ceux de la seconde au demi-choix tous les trois ans et trois mois, et les autres tous les trois ans et six mois. Cela blessait, paraît-il, le principe démocratique que tous les hommes se valent et doivent être soumis au même régime, qu’ils soient intelligens ou non, laborieux ou non, enfin utiles ou non. Il faut toutefois être juste et nous ne le serions pas envers les postiers si, nous bornant à présenter ce côté de la question, nous négligions de dire que, dans l’application du système, les mieux traités étaient loin d’être toujours les plus méritans. La marge ouverte au mérite était, en fait, envahie par le favoritisme qui est aujourd’hui la plaie, la honte, le vice rongeur de notre administration depuis le haut jusqu’en bas. Les postiers avaient le sentiment profond, l’impression très vive d’être trop souvent victimes de ces détestables mœurs politiques qui n’ont peut-être été tout à fait étrangères à aucun gouvernement, mais contre lesquelles d’autres, autrefois, ont lutté avec plus ou moins de succès, tandis que le gouvernement actuel a pris le parti de s’y soumettre jusqu’à l’abdication. C’est un point sur lequel nous aurons à revenir : nous n’avons, pour le moment, à parler du tiercement que comme d’une règle administrative nouvelle. Les postiers s’en plaignaient avec d’autant plus d’amertume qu’à les entendre il avait fallu, pour l’appliquer, remanier et maquiller leurs feuilles signalétiques, et qu’on l’avait fait à leur détriment. C’est là une des deux causes avouées de leur révolte. Sait-on quelle réponse le ministre leur a faite ? Elle est surprenante, cette réponse : le ministre leur a dit que, si le tiercement avait été établi par une circulaire, il avait depuis été supprimé par une autre dont ils ne soupçonnaient pas l’existence et dont lui-même savait mal la date. En effet, celle qu’il en a donnée était inexacte, et il a dû la rectifier le lendemain. Ainsi les postiers se sont révoltés contre un fait qui n’existait plus depuis plusieurs mois. Quant aux feuilles signalétiques, le ministre a donné l’assurance qu’elles avaient été rédigées en toute liberté et en toute conscience par les agens supérieurs des postes : il a promis toutefois de faire refaire celles qui avaient été un peu trop gribouillées. On conviendra que tout cela est singulier. Toutefois les postiers n’auraient pas poussé jusqu’à la grève, et leurs réclamations auraient gardé jusqu’au bout un caractère correct, s’ils n’avaient pas été exaspérés par les allures malveillantes et brutales de leur sous-secrétaire d’État. Nous ne connaissons pas M. Simyan et nous ne saurions dire dans quelle mesure il mérite la réputation qu’on lui a faite ; mais la clameur contre lui a été générale ; aucune voix ne s’est élevée pour le défendre, et s’il est vrai, comme le dit le proverbe, qu’il n’y a pas de fumée sans feu, il faut bien croire que son caractère ne convenait pas à ses fonctions. Il est fâcheux que ses collègues du gouvernement ne s’en soient pas aperçus plus tôt. M. Simyan est sacrifié ; mieux vaut donc ne parler de lui que le moins possible. Malheureusement, avant de tomber, il nous aura coûté cher.

En effet, quoiqu’elle n’ait duré que quelques jours, la grève nous a fait un grand mal. Certaines administrations peuvent ralentir, ou même suspendre leur fonctionnement sans qu’il en résulte une paralysie générale du corps de l’État ; mais d’autres ne peuvent pas se livrer à une semblable expérience sans susciter presque immédiatement cette paralysie. Il y a, dans le corps humain, des fonctions qui s’accomplissent machinalement, celle de la respiration par exemple : si elles s’arrêtent, ne serait-ce qu’un moment, sa vie même est menacée. On trouverait facilement des fonctions analogues dans le corps social et l’administration postale en fournirait une. La circulation qu’elle assure est indispensable à la vie de la collectivité : aussi tous les gouvernemens qui se sont succédé ont-ils mis une grande énergie d’expression à refuser le droit de grève à son personnel. Il s’est établi dans les esprits, nous ne savons trop pourquoi, une sorte de corrélation entre le droit de se mettre en grève et celui de s’organiser en syndicat : aussi tous les gouvernemens ont-ils refusé aux employés des postes le droit de se syndiquer. Mais ils leur ont reconnu celui de s’associer. S’associer, se syndiquer, n’est-ce pas au fond la même chose, et l’un ne peut-il pas conduire à la grève aussi bien que l’autre ? À cette question l’événement vient de faire une réponse topique. Nous nous en consolerions si cette expérience avait fait comprendre à ceux qui nous gouvernent, parlement et ministère, la puérilité de certaines distinctions ; mais nous ne l’espérons guère. On continuera très probablement de dire à la tribune qu’associations et syndicats sont choses très différentes, et les ouvriers ou les fonctionnaires continueront d’en tirer les mêmes effets pratiques. Un pays est bien malade lorsqu’il vit de mots au lieu de réalités, et surtout lorsqu’il s’applique à cacher les réalités avec des mots. Quoiqu’ils ne soient qu’associés, les postiers ont marché tout de suite vers la grève ; ils s’y sont précipités ; et cependant nous ne sommes pas sûr qu’ils l’aient distinctement entrevue et résolument voulue dès le premier moment. Ils ont commencé par faire de simples manifestations, — c’est le mot dont ils se sont servis eux-mêmes, — dans l’espoir qu’elles suffiraient à leur faire obtenir gain de cause. Ces manifestations consistaient à se rendre à leur travail, mais à se croiser les bras devant des appareils auxquels ils ne touchaient pas : quand un chef passait, ils y portaient une main indolente qui retombait aussitôt dans l’inertie. Devant ces manifestations, qui n’étaient pas encore au-dessus de son courage, le gouvernement n’a pas cédé. Alors les meneurs ont parlé de grève ; le mot a couru, l’idée s’est répandue, des meetings se sont réunis. Le gouvernement a tenu bon encore. Il a même pris une mesure qui semblait indiquer de sa part une résolution très ferme : il a suspendu par un décret nouveau le décret ancien qui ne lui permettait de prononcer des révocations qu’après avoir traduit les délinquans devant le conseil de discipline. Il aurait certainement mieux valu ne pas faire ce décret de circonstance, puisqu’il devait rester lettre morte. Rien de pire qu’une menace qui n’est suivie d’aucun effet. Loin d’être ralenti, le mouvement gréviste a été accéléré par ce geste impuissant. La grève n’a pas tardé à être maîtresse de tout et partout. Des désordres ont eu lieu, des délits ont été commis : le gouvernement, par un dernier simulacre d’énergie, a traduit quelques comparses devant les tribunaux et les a fait sévèrement condamner. Mais il s’est bien gardé de prononcer une seule révocation contre les principaux et les vrais coupables : il s’est borné à quelques suspensions. S’il avait été finalement le plus fort, ces suspensions, ou du moins quelques-unes d’entre elles, auraient été changées en révocations : comme il a craint d’être le plus faible, elles ont été purement ridicules. On ne saurait caractériser autrement le fait de suspendre des gens qui se sont mis en grève, c’est-à-dire qui se sont suspendus eux-mêmes jusqu’au moment précis où ils ont bien voulu reprendre le travail, et de leur faire fête alors comme à l’enfant prodigue ? Il en a d’ailleurs été des jugemens comme des suspensions : on a vu bientôt, qu’on nous pardonne la familiarité du terme, que tout cela n’était que pour la frime. Le gouvernement n’avait agité sur la tête des grévistes que des foudres de carton : celles qui grondaient sur la sienne étaient plus sérieuses.

C’est alors qu’il a eu à s’expliquer devant la Chambre. M. Clemenceau étant indisposé, le poids de la discussion est retombé sur M. Barthou, ministre des Travaux publics et des Postes. On peut regarder comme négligeable l’intervention quasi posthume de M. le sous-secrétaire d’État, qui n’était déjà plus qu’une ombre. Il faut rendre justice à M. Barthou, il a fait bonne figure à la tribune ; il a parlé très éloquemment, et ceux qui l’ont entendu, frappés de l’énergie de son verbe, ont pu se faire un moment l’illusion qu’ils avaient devant eux le représentant d’un gouvernement à la hauteur de sa tâche. Il ne l’était qu’oratoirement. L’orateur auquel M. Barthou répondait, M. Charles Dumont, s’était plaint que toutes les délégations d’ouvriers ou de fonctionnaires qui, depuis quelque temps, avaient été en rapport avec un membre du ministère, n’avaient pas eu le sentiment qu’ils discutaient avec lui « d’égal à égal. » « Une égalité de cette nature, a déclaré M. Barthou, serait l’expression, la forme à peine dissimulée de l’anarchie, et, pour ma part, je ne saurais m’y prêter. » Voilà qui est bien, et ce n’est pas le seul passage de ce discours qui mérite d’être approuvé. M. Barthou a très exactement qualifié l’acte commis par les grévistes. Après avoir rappelé les motifs, ou les prétextes, de la grève : « On ne crée pas, s’est-il écrié, pour des raisons de cette nature la situation intolérable dans laquelle nous nous trouvons ; non, il n’est pas possible que, pour des griefs aussi menus, aussi difficiles à définir, des services publics soient interrompus, des fonctionnaires publics entrent en révolte. Et contre qui, messieurs ? Prenez-y garde : contre M. le sous-secrétaire d’État des postes ? contre M. le ministre ? contre le gouvernement ? Non ; par-dessus nous, ils se révoltent contre vous, messieurs ; ils se révoltent contre la nation tout entière dont ils interrompent la vie, dont ils suspendent les services, sur laquelle ils font peser des dangers de toute nature. Je me garderai bien, dans un débat où la simplicité est encore la meilleure forme de la sincérité, de dramatiser et de prononcer des paroles inutiles. Mais n’ai-je pas le droit de dire, messieurs, que nous nous sommes trouvés dans une situation délicate, difficile, qu’il est des heures où le gouvernement a besoin de toute la liberté, de toute la plénitude de ses communications avec ses ambassadeurs, avec ses consuls, avec ses ministres, avec ceux qui représentent la France au dehors ; qu’il est des heures où non seulement une grève comme celle que nous déplorons tous est un attentat contre la souveraineté nationale, mais quelle risque encore de devenir un attentat contre la défense nationale elle-même. » La grande majorité de la Chambre a couvert le ministre d’applaudissemens mérités par la manière dont il venait de mettre en relief les inconvéniens et les dangers de la grève des postiers ; mais ni la Chambre, ni le gouvernement ne se sont demandé si la politique qu’ils suivent depuis une douzaine d’années, et dont ils sont solidairement responsables, n’était pas la cause principale de cette grève, et de celles qui l’ont précédée, et de celles qui la suivront : et c’est pourtant la vraie question.

Si la grève des postiers n’était due qu’aux causes accidentelles qui lui ont été assignées et si, dès lors, elle n’était elle-même qu’un accident, il faudrait quand même en constater la gravité, mais il n’y aurait pas à en redouter la répétition et la contagion. Malheureusement elle est un symptôme d’un état général, elle est la résultante d’une politique ancienne, et les postiers eux-mêmes l’ont parfaitement senti et fait sentir lorsqu’ils ont dénoncé les méfaits du favoritisme, et aussi les persécutions odieuses dont quelques-uns d’entre eux, ou des leurs, ont été victimes parce qu’ils allaient à l’église et qu’ils professaient des sentimens religieux. Il faut leur savoir gré d’avoir dit cela : c’est un langage que le ministère n’entend pas assez souvent, et dont il ne tiendra d’ailleurs compte que lorsque les échos lui en reviendront de plusieurs points du pays. Peut-être, alors, comprendra-t-il que l’opinion commence à se lasser de certaines pratiques gouvernementales qu’un orateur radical-socialiste a qualifiées autrefois d’ « abjectes, » et qui ne sont pas moins communes aujourd’hui qu’elles l’étaient à ce moment. Mais pouvons-nous compter sur la Chambre pour corriger ces abus ? Elle en est le produit et elle en vit. Pouvons-nous compter sur le ministère ? Il est le produit de la Chambre, et, devenant une cause après avoir été un effet, il est le distributeur de la manne électorale qui propage le virus corrupteur dans le pays lui-même. Le gouvernement et la Chambre s’émeuvent parfois et s’inquiètent lorsqu’ils sont en présence d’un danger immédiat, comme celui d’hier ; sentant la mort passer, ils ne savent à qui se recommander ; mais aussitôt que la crise violente est passée, ils retournent à leurs vieilles habitudes en dehors desquelles ils sentent pour eux l’impossibilité de vivre, et dont cependant ils mourront un jour. Il est chimérique de vouloir trouver le remède au siège même du mal. On connaît le mot de ce ministre qui, s’adressant à une Chambre qu’on accusait aussi d’être issue de la corruption, lui disait : « Vous sentez-vous corrompue ? » Il semble, pour certains hommes politiques, qu’il n’y ait de réalité que dans le Parlement, et que les choses soient nécessairement comme le Parlement les voit, comme il les sent, comme il les veut. Mais le moment vient toujours, un peu plus tôt ou un peu plus tard, où les fictions parlementaires se dissipent et où la vérité retrouve d’un même coup son droit et sa force.

En dépit des assurances qui lui ont été données, d’abord par M. Barthou, puis par M. Clemenceau, que sa « souveraineté » avait été respectée, — comme si elle était souveraine ! — la Chambre sent confusément le danger qui la menace et qui menace avec elle tout notre régime constitutionnel. Déjà la puissance dont elle a abusé lui échappe, et elle va où ? dans les syndicats. C’est ce que M. Charles Benoist a expliqué dans un discours dont la forme était aussi spirituelle que le fond en était sérieux et inquiétant. L’autorité finit par aller là où est la force, et on vient de voir où la force est aujourd’hui. En face du gouvernement et de la Chambre se sont dressés les comités de la grève. On a entendu alors pour la première fois les noms d’hommes profondément ignorés la veille, qui, sans égard pour les réserves et les protestations oratoires de M. Barthou, ont traité avec lui et avec M. Clemenceau, faut-il dire d’ « égal à égal ? » Il y a eu des momens où l’égalité n’existait plus, et ce n’était certainement pas à leur désavantage qu’elle était détruite. Tout ce qu’ils ont demandé, ou plutôt exigé, ils l’ont obtenu. Ils ont exigé qu’aucun d’entre eux n’encourût une peine quelconque pour faits de grève ou pour faits connexes. Accordé. Ils ont exigé que M. Simyan disparût : on leur a fait sentir qu’il y avait là quelques apparences à ménager, parce que le gouvernement, lui aussi, avait une face à sauver, mais que, s’ils étaient gens à comprendre à demi-mot, ils jugeraient inutile d’insister. Ils ont daigné sourire et ont fort bien remarqué que M. le sous-secrétaire d’État n’assistait déjà plus à ces entretiens : on n’avait garde de le montrer. Entre temps, ils allaient rendre compte à leurs commettans de la manière dont ils avaient rempli leur mandat, de même que M. Barthou et M. Clemenceau allaient rendre compte à la Chambre de la manière dont ils avaient rempli le leur. Les deux institutions, entre lesquelles les points de ressemblance ne manquaient pas, fonctionnaient parallèlement. La seule différence est que les assemblées générales des grévistes étaient plus difficiles à contenter que la Chambre. Tandis que celle-ci multipliait peureusement ses votes de confiance dans le ministère, les assemblées grévistes, fortement imprégnées de ces instincts soupçonneux qui sont si fréquens dans les milieux démocratiques, condamnaient une de leurs délégations, soupçonnée de s’être montrée trop crédule, ou peut-être même de s’être laissé corrompre. De nouveaux délégués, envoyés à M. Clemenceau, lui ont déclaré, les yeux dans les yeux, que si ses promesses n’étaient pas strictement tenues, on passerait aux moyens révolutionnaires. Nous savons bien comment un ministre, autrefois, aurait répondu à pareille menace : M. Clemenceau s’est contenté de dire qu’il n’admettait pas qu’on doutât de sa parole. Il n’y avait pas à en douter, en effet : le gouvernement était bien décidé à tenir tout ce qu’il avait promis. Sa confiance du premier moment était tombée. Peut-être avait-il quelques raisons de croire que, si la grève se prolongeait, elle s’étendrait à d’autres organisations, toutes prêtes à se solidariser avec celle des postiers. Quoi qu’il en soit, il a cédé et les grévistes ont été en droit de chanter victoire. Ils n’y ont pas manqué.

Le gouvernement s’est donc contenté de bien parler. Ne pouvant lui donner crue des satisfactions de parole, il les a prodiguées à la Chambre, qui lui a répondu par des ordres du jour très flatteurs. Malgré cela, un lourd malaise continue de peser sur le monde politique : il vient de l’incertitude de l’avenir. De nouvelles forces se sont formées et organisées dans le monde ; on n’y a pas suffisamment pris garde au début, et il est un peu tard aujourd’hui pour conjurer le danger qu’elles apportent avec elles. Un vieux chroniqueur représente Charlemagne pleurant longtemps et amèrement, parce qu’il avait vu les barques normandes venir menacer le rivage de France : il prévoyait ce qui arriverait après lui. Si nous avions aujourd’hui un Charlemagne, il ne pleurerait pas, sans doute, car ce n’est plus de mode, mais il se préoccuperait avec angoisse de ce que sera le gouvernement de demain, en face des concurrences qui le visent directement, le bafouent, et se préparent à le remplacer. Nous ne pouvons pas reproduire ici les termes dont se sont servis les agitateurs grévistes dans leurs réunions pour exprimer leur parfait dédain, leur absolu mépris de tous les pouvoirs publics en général, et de la Chambre en particulier ; mais on les devinera si on va au dernier degré de la grossièreté dans l’expression. Tout cela s’étale dans les journaux et reste impuni : c’est seulement lorsqu’on le lit sur les murs que le ministère commence à s’en émouvoir. Les postiers, tenant à remercier tous ceux qui les avaient soutenus dans leur lutte contre les pouvoirs publics, y ont procédé par voie d’affiche. Leur affiche a provoqué la susceptibilité du gouvernement, parce que, après avoir copieusement injurié M. Simyan, ils y déclarent ne plus le reconnaître pour chef. Ils ont tort, assurément, mais c’est l’habitude des vainqueurs d’enfler un peu la voix après la victoire. Quoi qu’il en soit, le gouvernement s’est fâché. Il a ouvert une enquête pour découvrir les auteurs de l’affiche et a annoncé l’intention de les frapper. Les postiers ont annoncé de leur côté qu’ils recommenceraient la grève et que, cette fois, ce serait terrible. Finalement, tout s’est arrangé, les postiers ayant déclaré que, si leur affiche avait été placardée après, elle avait été rédigée pendant la grève : le gouvernement s’est contenté de cette subtile distinction, de ce pitoyable subterfuge.

En fait, les postiers avaient raison : M. Simyan leur est sacrifié, il quittera son poste demain. Comment ? Peu importe. Dans l’attente de ce dénouement, MM. Clemenceau et Barthou, soit à la tribune, soit dans leurs négociations diplomatiques avec les grévistes, ont imaginé une formule qui leur permettait de temporiser : les ministres et les sous-secrétaires d’État, ont-ils dit, ne sont responsables que devant les Chambres. Si cela est vrai des ministres, ce n’est pas aussi sûr des sous-secrétaires d’État qui sont, en somme, subordonnés aux premiers, et on a vu souvent des ministres eux-mêmes se retirer avec les apparences de la spontanéité pour échapper à une disgrâce parlementaire qu’ils jugeaient probable. Il n’y a pas de règle absolue en pareille matière. Si M. Simyan a été un détestable directeur des Postes, il y a longtemps que son ministre, ou que M. le président du Conseil aurait dû le remercier. Les Chambres ne voient pas tout, ne savent pas tout, ou bien elles le savent et le voient trop tard. Le gouvernement a un chef qui est le président du Conseil, dont la surveillance et la responsabilité s’étendent à tous les grands services de l’État. Sans plus parler des Postes, le pays aurait gagné beaucoup si, par exemple, l’administration de la Marine avait été l’objet de sa part d’une sollicitude plus attentive. Mais on laisse tout faire, on laisse tout aller à la débandade jusqu’au jour où éclate un gros scandale, une grève, une révolte. La Chambre, alors, peut renverser un sous-secrétaire d’État, un ministre, ou même tout un ministère ; mais le pays a souffert dans ses œuvres vives, et le régime est atteint.


Cette fois, le maintien de la paix paraît assuré dans les Balkans, et par conséquent en Europe. On a marché vers ce résultat par des voies compliquées, imprévues, qui n’ont pas été toujours celles que nous aurions désirées ; mais puisque le but est atteint, il ne faut pas se montrer trop difficile sur les moyens qui y ont conduit. Nous avons traversé des péripéties confuses et pleines d’inquiétudes. A de certains jours, le danger de guerre a été à son maximum d’intensité, et on a pu croire qu’il était sur le point de se réaliser. Tout semblait définitivement perdu, et cependant, le lendemain, une nouvelle espérance venait à renaître, bien faible encore sans doute, mais à laquelle on cherchait d’autant plus ardemment à se rattacher. La longueur même de ces incertitudes et le retour des mêmes alternatives donnaient, quand on y songeait, plus de corps à cette espérance : on comprenait mal que la guerre n’eût pas déjà éclaté, s’il y avait eu un parti pris de la faire. Sans doute l’hiver n’était pas terminé et les montagnes restaient sous la neige ; mais cela n’aurait pas empêché l’Autriche, si elle l’avait voulu, de porter à la Serbie quelques coups décisifs : puisqu’elle ne l’avait pas fait, puisqu’elle ne le faisait pas, il ne fallait pas désespérer encore.

C’est de ce sentiment que se sont inspirées l’Angleterre, la Russie et la France, — on a désigné leur accord sous le nom de triple entente, — pour interposer leurs bons offices entre l’Autriche et la Serbie. Cette dernière, on s’en souvient, avait, sur un conseil venu de Saint-Pétersbourg, renoncé à toute revendication territoriale et déclaré qu’elle conformerait sa politique à celle des puissances. Elle remettait sa cause entre leurs mains. Il semble que l’Autriche aurait pu, et même qu’elle aurait dû se contenter de cette déclaration, puisqu’il était d’ailleurs certain que toutes les puissances, quelles qu’eussent été leurs impressions premières après l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie, ne s’opposaient pas au fait accompli. Elles n’y auraient éprouvé de l’embarras que si la Porte avait maintenu sa protestation fondée sur le traité de Berlin ; mais, à partir du jour où la Porte, c’est-à-dire la principale, sinon même la seule intéressée parce qu’elle était la seule spoliée, s’était entendue avec l’Autriche et avait renoncé à ses droits moyennant une compensation financière, l’opposition d’une autre puissance devenait difficilement soutenable. L’accord entre la Bulgarie et la Porte avait dégagé un autre côté de la question. Ces deux accords particuliers devaient grandement faciliter un accord général : il suffisait, pour cela, que l’Autriche n’abusât pas de ses avantages. Mais, précisément, l’Autriche paraissait résolue à les pousser jusqu’au bout, et à obliger la Serbie, imprudente il faut bien le dire, intéressante néanmoins à cause de sa petitesse et de sa faiblesse, à s’humilier devant elle dans des conditions qui devaient peser longtemps sur sa dignité. Les petites puissances ont la leur comme les grandes, et les grandes s’honorent en la respectant. L’Autriche ne l’entendait pas ainsi : elle voulait, elle exigeait une déclaration directe du gouvernement serbe ; elle n’acceptait pas que celui-ci se dérobât derrière la Russie ; elle annonçait l’envoi d’une note nouvelle qui, sans avoir peut-être encore la forme d’un ultimatum, en aurait pourtant les allures et dicterait ne varietur à la Serbie la formule de renoncement et de soumission dont elle devait user à l’égard de sa puissante voisine. Celle-ci continuait ses arméniens comme si elle se préparait à une grande guerre, et dénonçait ceux des Serbes comme s’ils pouvaient leur servir à quelque chose. Si les événemens suivaient ce cours, ils devaient inévitablement et très prochainement aboutir à un conflit armé. On s’est vu presque à la veille de la guerre. C’est alors que la France et l’Angleterre, revenant à l’action commune que la démarche isolée de la Russie avait un moment suspendue, se sont entremises pour chercher, bien entendu avec la Russie, la formule d’une déclaration que la Serbie pourrait faire et dont l’Autriche pourrait se contenter. Pour leur permettre de la trouver, si la chose était possible, le gouvernement austro-hongrois a consenti à ajourner l’envoi de sa propre note à Belgrade.

On s’est repris alors à respirer, on a cru que la paix pourrait être sauvée ; mais de nouveaux nuages n’ont pas tardé à se former. Le langage pessimiste, violent, hargneux, de la presse autrichienne et de la presse allemande était un symptôme de mauvais augure. Les intentions réelles de l’Autriche devenaient de plus en plus obscures ; elles se sont découvertes et précisées lorsque, la note projetée par les trois puissances ayant été officieusement communiquée à Vienne, le gouvernement austro-hongrois ne s’est pas contenté de faire savoir qu’elle ne lui donnerait pas satisfaction, mais a paru vouloir dicter aux trois puissances le texte qu’elles devraient imposer à Belgrade, de sorte qu’elles n’auraient été que les porte-paroles du Cabinet de Vienne. C’est un rôle qu’elles ne pouvaient pas accepter. Elles se sont donc remises à chercher, un peu découragées sans doute par l’intransigeance autrichienne, résolues toutefois à ne rien épargner pour assurer le maintien de la paix. À ce moment, tout le monde en Europe commençait à n’y plus croire. Manifestement, l’Autriche se préparait à la guerre. Elle se sentait la plus forte, ce qui n’était pas difficile si elle avait affaire à la Serbie seule, et elle était convaincue que les puissances, quelque pitié que pût leur inspirer son malheur, n’iraient pas jusqu’à faire la guerre pour la Serbie. Au surplus, la Russie l’avait déclaré dès le commencement des négociations. Dès lors, pourquoi se gêner ? On pouvait terminer, par un acte peu héroïque sans doute, mais fructueux, un long règne que la fortune n’avait pas militairement favorisé. L’occasion était bonne : il fallait en profiter. L’idée qu’en infligeant une humiliation à la Serbie, on infligerait aussi un désagrément à la Russie, trop sage pour renoncer à sa politique de reconstitution intérieure et pour se jeter dans les aventures, n’était peut-être pas étrangère à la résolution prise et inexorablement exécutée. Personne, à Vienne, ne semble d’ailleurs s’être demandé s’il ne resterait pas ici ou là des souvenirs amers de ce qui se passe aujourd’hui, et s’il n’était pas imprudent de sacrifier l’avenir qui est long, au présent qui est court. L’histoire même de l’Autriche contient des épisodes qui montrent de quel poids pèsent quelquefois par la suite certaines humiliations infligées à un adversaire, et on peut se demander de M. le baron d’Æhrenthal s’il sera Bismarck ou seulement Schwarzenberg. Pour le moment, il a réussi. Les trois puissances venaient d’arrêter le texte d’une nouvelle formule, qui tenait compte de celle qu’avait suggérée M. d’Æhrenthal, tout en la modifiant sur quelques points, lorsque la situation, qui semblait si tendue, s’est subitement modifiée par suite d’une nouvelle initiative prise par M. Isvolski aussi subitement, aussi isolément qu’il avait pris quelques-unes des précédentes. M. Isvolski a fait savoir à l’ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg, M. le comte de Pourtalès, qu’il reconnaissait purement et simplement l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie. Comment n’en avoir pas éprouvé quelque surprise ? Nous avons dit plus haut que tout le monde, sauf à ménager certaines questions de forme, ou plutôt de convenance, devait en venir là ; mais la Russie avait toujours soutenu que la reconnaissance de l’annexion ne pouvait se faire que dans une conférence, et la brusquerie de sa conversion, au moment même où elle collaborait avec l’Angleterre et la France à la rédaction d’une nouvelle formule à proposer à la Serbie, peut passer pour déconcertante. On a dit que l’empereur Guillaume avait agi personnellement sur l’empereur Nicolas. On a parlé de mouvemens de troupes qui se seraient opérés non seulement en Autriche, mais en Allemagne, et qui auraient manifestement témoigné de la ferme intention de celle-ci de marcher avec celle-là, et de ne pas jouer auprès d’elle un rôle de second plan. Tout cela sans doute s’éclaircira plus tard. Il y a, nous l’avouons, dans cette affaire, des détails obscurs qui nous échappent encore.

Le lendemain de la démarche russe, l’Angleterre et la France se sont trouvées seules en face de l’Autriche dans une situation inévitablement affaiblie ; cependant elles n’ont pas cru pouvoir abandonner l’œuvre qu’elles avaient entreprise entre l’Autriche et la Serbie ; elles ont continué de regarder comme un devoir pour elles d’atténuer, dans la mesure du possible, la rudesse du coup qui allait frapper cette dernière. Le gouvernement autrichien ayant paru vouloir associer l’Allemagne à un succès qui ne pouvait plus lui échapper, ce sont les ambassadeurs allemands à Londres et à Paris qui, comme M. le comte de Pourtalès l’avait déjà fait à Saint-Pétersbourg, ont interrogé les gouvernemens anglais et français sur leurs intentions relatives à l’Herzégovine et à la Bosnie. Les deux gouvernemens ont déclaré que, lorsque l’Autriche leur poserait la question, ils ne feraient aucune difficulté à lui faire une réponse propre à la satisfaire, si l’accord s’était préalablement établi sur l’affaire serbe. Il s’est établi presque aussitôt. Le texte de la note serbe a été définitivement arrêté. La Serbie n’a pas attendu davantage pour commencer son désarmement. Le prince héritier, qui, avec l’ardeur inconsidérée de son âge, avait été le plus démonstratif des partisans de la guerre, a renoncé à ses droits au trône. Tout a réussi à M. d’Æhrenthal, personne d’ailleurs n’ayant plus intérêt, après la renonciation inopinée de la Russie, à lui marchander davantage un triomphe que cette renonciation a rendu complet.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.