Chronique de la quinzaine - 31 mars 1881
31 mars 1881
Arriverons-nous à voir un peu clair dans nos affaires et à savoir comment on entend pratiquer les institutions de la France ? les idées finiront-elles par se débrouiller ? y aura-t-il le scrutin de liste, y aura-t-il le scrutin d’arrondissement pour les élections prochaines ? La crise ministérielle, qui a pu être détournée avant tout débat parlementaire par une déclaration savamment évasive de M. le président du conseil, cette crise pourra-t-elle être évitée après les discussions qui mettront nécessairement au jour toutes les divisions ? Ce sont là des questions qui sont loin d’être résolues, qui ne cessent de s’agiter dans une certaine confusion ou une certaine lassitude des esprits, et en attendant qu’elles soient décidées, M. le président de la chambre des députés, qui, lui, a sûrement ses idées, ses intentions, prend ses libertés.
Il poursuit le cours de ses campagnes de propagande et de ses pérégrinations à travers tous les hôtels de Paris où l’on dîne en famille, — entre deux cents ou six cents convives choisis pour écouter la bonne parole ! Un jour, c’est au Grand-Hôtel qu’il comparaît en gala au milieu des membres de l’Union des chambres syndicales du commerce et de l’industrie ; un autre jour, c’est à l’hôtel Continental qu’il figure au milieu des invités de la chambre syndicale de la draperie. Peu auparavant, il s’était rendu au Trocadéro, non pas à un dîner cette fois, à une assemblée générale de l’Union des employés de commerce,
— et pour toutes les circonstances il a des discours ! M. le président de la chambre des députés est l’hôte obligé, l’orateur retentissant des banquets et des fêtes du commerce. Il se déploie à l’aise dans ces réunions qui ne lui ménagent pas les ovations, — qui au besoin, sans marchander, l’appellent Mirabeau ! Il fait pour ses auditeurs ébahis de l’histoire et de la politique à sa manière ; il parle souvent avec éloquence, toujours avec feu, et quelquefois avec une liberté de langue plus que singulière, avec un goût plus que douteux. Qu’avait-il besoin l’autre jour, pour charmer son auditoire, de laisser échapper cette phrase passablement baroque sur le consulat, — le consulat de Bonaparte, — venant « resserrer le carcan dans lequel râlait déjà la liberté du travail ? » Si la liberté du travail et de tout le reste en était déjà à râler, ce n’est donc pas le consulat qui l’a détruite ! Est-ce là ce qu’a voulu dire M. le président de la chambre des députés ? Voilà où conduit la tyrannique passion de la phrase et de la déclamation. M. Gambetta aurait pu certes se dispenser aussi de parler en détracteur frivole, à propos de liberté, des « restaurations d’ancien régime ou de l’équivoque sans nom d’une monarchie bâtarde, » des « ruses, » des « atermoiemens » et des « dénis de justice » de ces gouvernemens d’autrefois. Si c’est là tout ce qu’il sait des trente-quatre années de monarchie constitutionnelle que la France de ce siècle compte dans son histoire, il peut, quand il le voudra, recommencer ses études. Il y trouvera son profit et il pourra faire profiter la république des lumières nouvelles qu’il aura recueillies. Il y gagnera surtout d’apprendre par plus d’un exemple ce que c’est qu’une politique sérieusement libérale, ce que c’est aussi que ce régime parlementaire dont on parle sans cesse en le comprenant et en l’appliquant, justement à l’heure qu’il est, d’une si étrange manière.
Le malheur de M. le président de la chambre des députés est de ne pouvoir se défendre de certaines intempérances, même quand il veut être modéré, de rester un homme de parti exclusif, même quand il veut, comme il le dit, ouvrir la république, et de déguiser souvent sous la pompe du langage, sous une apparence de politique nouvelle, des banalités qui sont de tous les temps. C’est là précisément une fois de plus le caractère de ces discours par lesquels M. le président de la chambre vient de rentrer bruyamment dans l’action en prenant en quelque sorte position en face ou à côté du gouvernement. Il y a un peu de tout dans ces discours. Assurément, à travers bien des licences de langage, il y a des intentions habiles, des vues justes, une certaine mesure de raison politique. M. Gambetta n’hésite pas à s’élever contre toutes les idées chimériques, contre les sophismes socialistes et révolutionnaires. Il met tout son tact à démontrer que la république, en trouvant appui dans le pays, dans le monde des affaires, a contracté l’engagement d’être « une république légale, ordonnée, sage, exempte d’agitations et de soubresauts, parfaitement régulière, respectueuse de tous les intérêts légitimes… » Il trace avec autant de fermeté que de justesse la voie qu’il y aurait à suivre, en ajoutant : « Nous faisons de la politique avec le bon sens moyen de la France. Nous faisons de la politique non-seulement pour un point du territoire, mais pour l’ensemble du pays… Un gouvernement ne peut être en possession de l’affection et de la confiance publiques que s’il s’inspire des intérêts, des besoins, dea vœux, des doléances, des aspirations, des exigences de toutes les parties de la France… » Fort bien ! c’est presque le programme et le langage d’un homme d’état. Il n’y a qu’un malheur » c’est que l’homme d’état manque chez M. le président de la chambre, il ne reste guère que l’homme de parti dans la réalisation du programme. Que M. Gambetta juge habile depuis quelque temps, surtout à mesure qu’on approche des élections, de rechercher et même d’affecter de rechercher l’alliance des commis-voyageurs, des marchands de vin, des syndics de toutes les industries, des employés de commerce, c’est son affaire ; à vrai dire, ces réunions ont leur utilité et ces classes qui représentent une partie du travail national sont certes très estimables ; mais enfin les commis-voyageurs, les marchands de vin, les drapiers ne résument pas apparemment toute la société française ; il est d’autres classes, ou si l’on ne veut pas de ce mot de classes, il est d’autres zones sociales où il y a aussi des « besoins, » des « vœux, « des « doléances, » des « aspirations, » dont doit tenir compte, au dire de M. le président de la chambre lui-même, un gouvernement jaloux d’entrer « en possession de l’affection et de la confiance publiques. » M. Gambetta ne paraît guère s’occuper de ces autres parties vivantes de la société française, qui ont pourtant aussi leur place dans l’état avec tout ce qu’elles représentent de traditions et d’intérêts, — ou s’il s’en occupe, c’est pour les offenser dans leurs souvenirs et leurs opinions, pour les traiter en vaincues ou en suspectes. Il réserve ses sollicitudes et ses flatteries pour ceux qui lui offrent des banquets et dont il attend la popularité, pour ceux qu’il appelle les représentans du négoce et des affaires. C’est en cela justement que M. Gambetta n’est point un homme d’état, qu’il reste un homme de parti souple, adroit, éloquent, mais abusé, infatué, aussi exclusif que bien d’autres, ayant tout l’air de chercher le pouvoir dans l’appui d’une clientèle active et puissante dont il caresse les instincts et les préjugés pour s’en servir. Sous ce rapport, cette campagne des banquets du commerce ne laisse pas de jeter un jour singulier sur les idées et les procédés de M. Gambetta comme sur la situation tout entière.
Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que M. le président de la chambre des députés, qui est certainement avant tout un homme d’impression et d’instinct, d’assihiilation facile et de tactique, se donne tout le mouvement possible pour paraître un homme de science et de réflexion. Il ne se contente pas d’être un orateur entraînant, un esprit vif et habile. Il croit sincèrement avoir fait des découvertes merveilleuses qu’il déroule avec une complaisante et inépuisable abondance dans ses discours et dans ses programmes. Il a trouvé la méthode nouvelle appropriée à la république. Il a découvert la politique scientifique, expérimentale, la politique des résultats et des applications pratiques. En quoi consiste-t-elle donc cette politique nouvelle ? Il faut que désormais les hommes qui ont la mission de faire des lois, de rédiger des règlemens, de mettre en mouvenient des institutions, de constituer des personnels, d’engager de grandes entreprises d’utilité publique, ne se bornent plus à la science du cabinet et aux méditations solitaires ; il faut qu’ils se décident à vérifier constamment et à contrôler leurs idées par l’expérience, qu’ils acceptent cette fréquentation si utile des hommes publics avec les hommes d’affaires. « Et c’est pour cela que je suis ici, disait M. Gambetta dans un des derniers banquets… N’est-il pas vrai que lorsqu’on veut toucher à ces questions de traités de commerce ou de tarifs, il faut entrer en relation avec ceux qui exportent, avec ceux qui produisent, avec ceux qui transportent, avec ceux qui font le négoce dans le monde entier ? N’est-il pas vrai que lorsqu’on veut étudier les effets économiques d’une taxe, d’un impôt sur telle ou telle matière, sur telle ou celle industrie, il faut entrer en rapport avec ceux qui en mesurent tous les jours la portée, qui connaissent les prix de revient, qui se rendent compte des élémens les plus complexes de la production ? etc. » Voilà certes qui est au mieux ! M. le président de la chambre des députés est un homme plein de raison qui sait parler et montrer à quelles conditions on peut diriger utilement les affaires d’un pays sans se jeter « dans les fondrières » ou sans rester « dans les ornières ; » c’est encore un mot de lui bien trouvé. Est-ce là seulement ce qu’il appelle la politique nouvelle, la méthode républicaine ? M. Gambetta croit-il sérieusement avoir découvert tout cela ? En réalité, c’est ce qu’oni fait les politiques de tous les régimes, de toutes les monarchies ; ils faisaient de la politique expérimentale, scientifique sans le savoir. M. Gambetta n’a qu’à interroger son collègue de la chambre, M. Rouher, sur la manière de scruter des tarifs de chemins de fer et de douanes. Il aurait pu, il y a quelques années, demander à M. Thiers comment il avait procédé toute sa vie. M. Thiers lui aurait dit que, dans la retraite comme au pouvoir, il ne passait pas un jour sans questionner un général, un administrateur, nn banquier, un agriculteur, un manufacturier ; il négligerait peut-être un peu les commis-voyageurs et les marchands de vin. Il n’écoutait pas toujours patiemment, il est vrai, et souvent il parlait pour son interlocuteur ; il n’en arrivait pas moins à tout savoir par un prodigieux travail qu’il déguisait sous une facilité charmante. Il y a longtemps qu’on sait en vérité que le meilleur moyen de connaître la politique, c’est de l’étudier sérieusement et pratiquement, de la chercher dans les applications permanentes des lois et des taxes, dans les témoignages de ceux qui sont mêlés aux affaires, comme dans un budget et un état de douane, ces deux livres avec lesquels on peut retrouver tous les ressorts de la puissance financière et commerciale, administrative et militaire d’une nation.
Tout cela date de loin, sauf les banquets d’un certain genre, qui sont d’une invention plus récente ; mais à côté de cette étude pratique, incessante des affaires, il y avait autrefois ce qui faisait les vrais hommes d’état, l’art de voir de haut et de combiner les élémens divers de la vie d’une nation, de respecter tout ce qui était une force dans une société ancienne et nouvelle à la fois, de ne pas sacrifier un intérêt à un autre intérêt, une classe à une autre classe, un droit à un autre droit. C’était le complément, le couronnement de cette science expérimentale qu’on possédait autant qu’aujourd’hui, qu’on pratiquait tout bonnement sans lui donner un nom prétentieux, sans la porter comme un évangile dans les banquets. Puisque M. le président de la chambre découvre tant de choses qui existaient avant lui, il aurait pu, par la même occasion, découvrir et s’approprier cette partie supérieure de l’art de l’homme d’état. Il aurait pu aussi, dans ce passé qu’il dénigre, où ont germé des libertés qu’on ne respecte plus trop, il aurait pu retrouver les élémens et les conditions de ce régime parlementaire que ses interventions un peu débordantes ne rendent pas toujours facile, dont on dirait parfois que la notion se perd ou s’efface, tant il règne de confusion sur les rapports des pouvoirs, sur les prérogatives des chambres comme sur le vrai rôle du gouvernement. On vient de le voir, il n’y a que quelques jours, par cette crise à laquelle M. Gambetta n’était point certainement étranger et d’où le ministère n’est sorti pour le moment qu’en abdiquant son rôle, son initiative dans une des questions qui divisent le plus les esprits et qui intéressent le plus le pays.
Que signifie, en effet, cette déclaration que M. le présieent du conseil, après bien des traverses et des délibérations, est allé porter l’autre jour devant la commission de la chambre chargée d’examiner la question du système de scrutin pour les élections prochaines ? M. le président du conseil a certainement fait ce qu’il a pu pour relever ou déguiser le caractère d’un acte qui, après tout, est une résipiscence, une humiliation du pouvoir. Il a courageusement réservé pour le gouvernement Je droit d’avoir une opinion et même de la dire s’il le jugeait convenable ; mais il ne juge pas convenable de dire cette opinion ! Il ne la dira pas parce que la question s’est malheureusement compliquée depuis qu’elle est née, parce qu’elle est devenue une cause de discorde dans la majorité républicaine, une occasion de conflit entre les pouvoirs et au sein des pouvoirs. Puisqu’il y a guerre et discorde, c’est évidemment pour le ministère le moment de s’effacer ! Quel sera le régime électoral de la France, cela ne regarde pas, à ce qu’il paraît, le gouvernement. Le gouvernement n’a rien de mieux à faire que de garder un prudent silence, une innocente neutralité ! C’est ce qu’il appelle « sacrifier à la paix et à l’union du parti républicain, donner l’exemple de la sagesse. » En d’autres termes, le gouvernement demande qu’on le laisse tranquille. — Que cette abstention ait été une nécessité de situation, une suite de la division qui existe entre les ministres eux-mêmes, qu’on n’ait pas trouvé d’autre moyen d’éviter une crise ministérielle immédiate qui eût été une complication de plus, c’est possible, nous le voulons bien ; mais il ne faut pas qu’on croie, en procédant ainsi, rester dans la vérité, dans la sincérité du régime parlementaire. Quel est le ressort principal, essentiel du régime parlementaire » si ce n’est un ministère porté aux affaires par une majorité, et une fois au pouvoir, dirigeant, contenant ou stimulant cette majorité, toujours prêt à s’engager d’action et de responsabilité, dans les questions difTiciles encore plus que dans les autres ? Un ministère est fait pour cela. S’il n’a plus la majorité, c’est à ceux qui l’ont ou qui croient l’avoir de prendre les affaires. Qu’on observe les pays où les institutions parlementaires sont dans toute leur vérité, dans toute leur force : imagine-t-on M. Gladstone se désintéressant en présence d’une proposition de réforme électorale ? Si le régime parlementaire était ce qu’on dit, il ne serait que la stérilité constitutionnelle, le gâchis organisé. Mieux vaudrait l’omnipotence d’une assemblée unique s’exerçant par un simple délégué exécutif qu’un système trompeur aboutissant à une éclipse du pouvoir devant les questions embarrassantes.
Ce n’est pas tout. À quoi tient cette impuissance déguisée sous une déclaration de neutralité et d’abstention ? La cause n’a certes rien de mystérieux, elle est le secret de tout le monde. Le ministère ne peut pas porter une opinion devant la commission de la chambre, devant le parlement, parce qu’il n’a pas d’opinion ou plutôt parce qu’il a deux opinions, parce que dans le cabinet il y a deux cauips, — le groupe de ceux qui, avec M. le président de la république, tiendraient à conserver le scrutin d’arrondissement, et les trois ministres devenus légendaires, qui avec M.Gambetta sont pour le scrutin de liste. Voilà le fait, de sorte que dans, un cabinet existant sous la direction de M. le président de la république, il y a trois ministres relevant notoirement d’un autre pouvoir considérable sans doute, important par le talent comme par la position, mais parfaitement irrégulier, dénué de toute autorité constitutionnelle. Et qu’on y prenne bien garde, ce n’est pas la première fois que cette anomalie éclate en quelque sorte. Lorsqu’au mois de septembre dernier, M. de Freycinet, président du conseil, se proposait d’engager sous sa responsabilité une politique qu’il avait l’incontestable droit de suivre, il échouait devant la résistance, devant l’hostilité déclarée des trois ministres amis de M. Gambetta. Chef du cabinet, il se croyait obligé de se retirer devant ses collègues, de céder à plus fort que lui. Aujourd’hui, c’est la même situation. Seulement le président du conseil du moment, M. Jules Ferry, temporise, élude et se sauve par l’abstention. Franchement, en tout cela où est le pouvoir ? où est la direction ? où est la vérité parlementaire ? Si M. le président de la chambre a assez d’autorité pour avoir ses délégués au conseil, pour décider des résolutions d’un cabinet, que n’est-il lui-même aux affaires ? C’est sa place et c’est son droit. S’il ne veut pas être président du conseil avec la chambre d’aujourd’hui, s’il jugé plus utile pour ses intérêts ou pour ses ambitions d’attendre les élections, c’est encore son droit ; mais c’est alors pour lui une question de convenance personnelle, et c’est son devoir de laisser les pouvoirs réguliers libres dans leur sphère. C’est là le régime parlementaire. Tout le reste, pressions, banquets et discours, n’est que prépotence abusive, ostentation vaine, altération imprévoyante ou arrogante des institutions auxquelles la France a demandé et demande encore l’ordre et la paix après la tempête.
Les affaires d’Orient, où la Russie avait cherché une diversion qui ne lui a pas profité pour sa sûreté intérieure, ces affaires finiront-elles par arriver à un dénoûment ? Toutes ces questions qui ont survécu à la guerre, qui sont restées en suspens même après la paix de Berlin, seront-elles résolues sans qu’il y ait de nouveaux conflits ? Rien n’est terminé encore pour la plus grave de ces questions, pour la délimitation turco-hellénique ; une entente paraîtrait cependant être devenue moins impossible depuis quelques jours. On marche lentement, péniblement vers une solution ; on rassemble autant que possible les élémens d’une transaction sur laquelle il n’est pas facile de mettre la main. Les cabinets européens, dont M. de Bismarck s’est chargé de diriger l’action diplomatique, ont fait leurs propositions ; la Turquie de son côté a fait les siennes. Il ne s’agit plus évidemment de la frontière assez arbitrairement tracée par la conférence de Berlin ; c’est un nouveau programme de délimitation qui a été examiné, modifié, remanié, qui a déjà passé par des phases assez nombreuses. Ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’on se rapproche, c’est que la Porte a fait visiblement des concessions sérieuses et que l’Europe ne demande pas mieux que de se tirer de cette épineuse affaire. Qu’il y ait encore à discuter pour savoir quelle portion de l’Épire sera cédée par la Porte, à quel point du golfe d’Arta devra aboutir la frontière nouvelle, si la place de Prevesa passera aux Grecs ou si elle restera aux Turcs à la condition d’être démantelée, ce n’est point certes sans importance ; l’essentiel pourtant est qu’on soit allé assez loin pour pouvoir se promettre un résultat qui n’aurait pu être compromis que s’il y avait eu, comme on l’a dit un instant, un certain dissentiment entre le représentant de l’Angleterre, M. Goschen, et l’ambassadeur d’Allemagne, le comte de Haizfeld. Si le dissentiment a existé, il paraît avoir cessé, et l’accord des puissances pesant à la. fois à Constantinople et à Athènes laisse entrevoir la fin de ces conflits par une transaction qui répondra surement à tous les intérêts, si elle ne comble pas toutes les espérances des Grecs.
Tandis que cette question turco-hellénique en est encore à se débattre cependant, voici une autre conséquence de la dernière guerre d’Orient qui, celle-ci, n’a rien d’inquiétant. La principauté de Roumanie vient de s’ériger en royaume. La proposition, due à l’initiative parlementaire, a été faite aux chambres de Bucharest, et elle a été accueillie, sanctionnée par tous les partis avec une chaleureuse unanimité. Le prince Charles de Hohenzollern a été aussitôt proclamé roi. Cette transformation ne peut évidemment rencontrer aucune difficulté en Europe : elle ne change rien à l’état de l’Orient tel qu’il a été réglé par les récens traités. Pour les Roumains, elle est le couronnement de longues luttes pour l’indépendance, et dans la dernière de ces luttes, autour de Plevna, les soldats moldo-valaques avaient donné d’avance à leur jeune royauté un drapeau teint de leur sang, ennobli par leur courage. Cette armée toute nouvelle s’est révélée en assurant aux Russes, dans un jour de péril, un concours aussi brillant qu’efficace, et par son intrépide dévoûment elle a conquis, consacré les titres de la nationalité roumaine. La royauté qui vient d’être proclamée à Bucharest ne modifie nullement du reste l’organisation constitutionnelle et libérale des anciennes principautés ; elle la couronne, elle la résume sous une forme plus élevée, et de ces provinces si longtemps disputées entre Turcs et Russes elle fait un état souverain, définitivement constitué, prenant place parmi les monarchies de l’Europe.
Depuis quelque temps, comme s’il n’y avait pas assez des affaires inévitables qui occupent le monde, des difficultés de l’Orient et de l’Occident, il s’est produit dans un coin des rives de la Méditerranée une question que des passions et des calculs intéressés se plaisent à grossir : c’est ce que l’on appelle la question de Tunis ! Qu’y a-t-il donc de réel, de sérieux, dans toutes ces rumeurs qui courent le monde, qui exagèrent des incidens ou des intrigues, supposent des conflits diplomatiques entre quelques grandes puissances et finissent par créer ce mirage d’une question tunisienne ? Ce qu’il y a de vrai, c’est à peu près ceci.
La régence de Tunis est, on ne l’ignore pas, dans une position particulière. Nominalement elle est restée, elle est encore la vassale de la Porte ; en fait, depuis plus d’un siècle, elle est à peu près indépendante, et depuis un demi-siècle, depuis que la France est devenue la maîtresse du nord de l’Afrique entre Bone et Oran, entre Constantine et la frontière du Maroc, elle s’est trouvée dans des conditions nouvelles par le voisinage d’une puissance civilisée. Cette puissance devenue la souveraine de l’Algérie, désormais intéressée par cela même à tout ce qui se passait autour d’elle sur ses frontières de l’est ou de l’ouest, elle n’a pas seulement respecté l’indépendance tunisienne, elle l’a souvent protégée contre les revendications périodiques par lesquelles la Porte se croyait encore obligée d’affirmer ou de maintenir son droit de suzeraineté, et le bey qui règne aujourd’hui depuis vingt ans, Mohamed-Sadock, a été plus d’une fois trop heureux de se sentir garanti par un si puissant voisin. La France, loin d’abuser de sa force et de rechercher la facile conquête de Tunis, s’est bornée à exercer une influence utile, bienfaisante, par tous ces travaux et ces œuvres qu’un représentant de la colonie française énumérait récemment : restauration de l’aqueduc de Carthage, établissement du télégraphe, organisation du service postal, constructions de chemins de fer, création d’une banque de crédit, exploitations agricoles et industrielles. Il y a aujourd’hui 100 millions de dette tunisienne placés en France, plus de 50 millions de piastres de propriétés possédées par des Français, 200 kilomètres de chemins de fer construits, et autant de concédés. Il en est résulté une sorte de protectorat naturel, accepté par le gouvernement tunisien, fondé sur le sentiment des situations respectives, sur la contiguïté d’une frontière de 300 kilomètres, sur des intérêts communs de sécurité et de commerce. C’est là ce qui a existé pendant longtemps sans contestation, c’est ce qui existait encore il y a quelques années, lorsque tout a changé brusquement. Tunis est devenu comme un pays ennemi, laissant éclater son hostilité ou tout au moins sa malveillance, non-seulement par les déprédations tolérées sur la frontière, dangereuses pour la sûreté des provinces algériennes, mais encore par cette série d’incidens qui forment justement ce qu’on appelle aujourd’hui la question tunisienne.
Un jour, on met tout en œuvre pour déposséder une société française, la Société marseillaise, du vaste domaine de l’Enfida ; on va chercher dans la loi musulmane quelque disposition obscure et équivoque pour essayer d’invalider une transaction régulière. Un autre jour plus récemment, après avoir concédé à la compagnie de Bone-Guelma le chemin de fer de Tunis à Sousse, le gouvernement du bey rétracte ce qu’il a fait, impose des conditions nouvelles, suspend arbitrairement les travaux déjà commencés. Le représentant de la France, autrefois écouté en conseiller ami, est réduit à une lutte de tous les instans pour protéger des intérêts de toute sorte lésés ou menacés.
Comment s’est accompli ce changement ? Il est bien clair qu’on a cru le moment favorable pour secouer l’influence française, que tous les moyens ont été mis en jeu pour troubler l’esprit du bey, pour l’exciter à la défiance et à la résistance. Les revers de la France, l’éclipsé momentanée de sa gloire militaire, de son crédit diplomatique, l’idée bizarre qu’elle pourrait chercher une revanche dans l’annexion de Tunis, tout a été exploité. Les ennemis de la France, qui ne manquent pas à la petite cour du bey, se sont enhardis avec les circonstances, surtout avec l’appui et les excitations de quelques agens européens qui depuis quelques années ont fait de Tunis le quartier-général de leurs opérations. Ce que veut particulièrement l’Italie, ce qu’elle poursuit en ce moment à Tunis, on ne le voit vraiment pas bien. Croire que l’Italie veut de propos délibéré engager une guerre d’influence en pays barbaresque contre la France, c’est un peu difficile. Le gouvernement du Quirinal n’en est pas sans doute à méditer de lancer la nation italienne dans des aventures, et il y a longtemps déjà qu’un des esprits les plus justes, les plus prévoyans, M. Visconti-Venosta, a dit que « l’Italie n’était pas assez riche pour se permettre le luxe d’une Algérie. » C’est l’opinion de tous les Italiens sensés qu’il y a une prétention presque ridicule à vouloir « comparer l’Italie à la France en Afrique sans tenir compte de la quantité de sang, de la quantité d’argent, du grand travail dépensé par la France depuis un demi-siècle, précisément pour assurer sa puissance sur le territoire algérien. » Non : sans doute, les ministres, les chefs du parlement, les politiques sensés ne se paient pas de chimères dangereuses, et certainement la masse de la nation italienne serait peu disposée à encourager de telles entreprises. La vérité est cependant qu’en dehors du gouvernement et des opinions sérieusement politiques, il y a un parti, des comités, des agitateurs qui soudoient des journaux contre notre domination en Algérie, qui rêvent de faire de l’Italie l’antagoniste de la France sur le littoral africain, qui ont l’idée fixe de Tunis sous prétexte que les ruines de Carthage doivent appartenir à Rome ! Ils mettront un de ces jours la question de Carthage à côté de la question de Nice ou de la question de la Corse : tout leur est bon pourvu qu’il y ait échec à la France, et ce qu’il y a de plus étrange, de plus dangereux aussi, c’est que le consul italien à Tunis semble en vérité être l’agent de cette politique bien plus que le représentant de la politique régulière et correcte du gouvernement. C’est ce consul à l’imagination turbulente, qui, depuis son arrivée dans la régence, est le meneur de toutes les intrigues, l’inspirateur de tous les actes acerbes contre les intérêts français et qui pousse à tous les conflits. C’est par lui évidemment plus que par tout autre que les affaires de Tunis ont pris une apparence de gravité en se compliquant de toute sorte de mauvais procédés et de mauvaises intentions.
La question, malgré tout, n’est point sans doute de celles qui peuvent mettre en péril la paix des nations, les rapports entre des états sérieux ; elle est plutôt de celles qu’on doit éviter autant que possible de laisser grossir ou obscurcir, et pour le gouvernement français le meilleur moyen d’en avoir raison, c’est d’aller droit à la difficulté, de dissiper les confusions et les illusions par la netteté de son altitude, par la tranquille fermeté de son langage à Londres et à Rome, comme à Tunis même. Au fond, la politique des puissances engagées dans cette affaire résulte de la diversité de leur situation et de leurs intérêts. L’Angleterre, à part d’anciennes habitudes d’antagonisme qui se retrouvent encore chez de vieux agens, n’a aucun intérêt direct et pressant dans la régence. Elle n’a rien à redouter de l’influence légitime de la France à Tunis ; elle aurait bien plutôt à craindre pour la liberté future de la Méditerranée, si la puissance qui possède déjà la Sicile possédait en même temps le cap Bon. C’est la simple vérité des choses, et il est peu vraisemblable que le cabinet anglais, dans sa diplomatie ou dans les réponses qu’il fera aux interpellations du parlement, songe à aggraver les difficultés du moment par des prétentions particulières ou par des contestations inattendues. L’Italie, de son côté, que peut-elle légitimement désirer ? Quels sont ses intérêts avouables ? De la sécurité, une protection suffisante pour ses nationaux qui sont assez nombreux, elle a certes le droit de les demander et on les lui doit. Au-delà il n’y aurait plus de sa part qu’une politique d’ambition et de jalousie à laquelle ses forces pourraient ne pas toujours suffire. Il serait étrange que l’Italie, qui a tant de peine à régler ses finances, à supprimer son papier-monnaie, trouvât dans son budget des moyens de subventionner à Tunis des entreprises contre la France dont elle a eu si souvent besoin, à laquelle elle a recours encore à cette heure même pour un emprunt nouveau. Il serait singulier qu’elle recherchât les colonisations lointaines lorsqu’elle a tant à coloniser sur son propre sol, dans le Napolitain, dans le Mantouan, en Sardaigne, même autour de Rome. Pour les Italiens, Tunis, c’est une fantaisie ; pour la France, au contraire, bien plus que pour Italie ou pour l’Angleterre, c’est une question essentielle, de premier ordre. La France n’est pas seulement engagée par le passé, par une longue tradition de protectorat ; elle a les intérêts les plus sérieux et les plus directs à couvrir, elle a sa frontière à sauvegarder, elle a la sûreté intérieure de ses provinces algériennes à défendre contre les propagandes agitatrices. Elle ne peut à aucun prix admettre à ses portes un camp ennemi ; c’est une politique qui résulte pour elle de la nature des choses, et il est évident qu’en s’expliquant simplement, sans arrière-pensée comme sans hésitation avec l’Italie comme avec l’Angleterre, elle pourra causer quelque déplaisir, surtout à Rome, mais elle fera admettre les raisons qui lui imposent la nécessité d’en finir avec une question importune. Quant au bey de Tunis ; autour de qui se nouent toutes les intrigues aujourd’hui, l’explication la plus simple et la plus décisive avec lui, c’est de ne pas lui laisser un doute sur les intentions arrêtées de la France.
Plus d’une fois depuis le congrès de Berlin on a rappelé que la Tunisie avait eu un rôle dans les conversations de la diplomatie de cette époque, et que si la France l’avait voulu, la prise de possession de la régence aurait été possible avec le consentement de l’Europe, dans un moment où l’Autriche entrait en Bosnie, où l’Angleterre prenait Chypre. Si l’offre a été faite réellement, elle a été déclinée par honneur, par dignité, et après tout c’est une question de savoir si une annexion réalisée dans ces conditions n’aurait pas eu plus d’inconvéniens que d’avantages. Aujourd’hui, dans tous les cas, il ne s’agit plus d’annexion ni de conquête, ceux qui tiennent à l’indépendance de Tunis peuvent se rassurer ; il s’agit de ramener le bey au sentiment de sa situation, de maintenir pour la France des droits de protection qu’elle a toujours eus et d’en finir avec des difficultés qui à la longue pourraient devenir des froissemens plus sérieux entre des puissances intéressées aujourd’hui comme hier, comme demain, à vivre en amies et en alliées.