Chronique de la quinzaine - 31 mars 1857

Chronique n° 599
31 mars 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1857.

Des élections en Angleterre, des élections en Espagne, une conférence réunie à Paris, poursuivant mystérieusement ses négociations pour arriver à remettre d’accord la Prusse et la Suisse au sujet de Neuchâtel, une rupture diplomatique définitivement déclarée entre le Piémont et l’Autriche, la querelle du Danemark et des puissances allemandes toujours en suspens comme une menace de complications, une crise ministérielle en Portugal, le manifeste du nouveau président aux États-Unis, — est-ce tout ? Les affaires du monde, on le voit, ne cessent point d’être actives et d’apparaître sous des aspects assez divers. Si toutes ces questions ne sont point nouvelles ou n’ont point heureusement la même gravité, elles existent et elles expriment la marche des choses : tant il est vrai que la politique ne peut être un seul moment stagnante ! La politique, hélas ! la politique intérieure et extérieure des peuples ne se compose-t-elle pas le plus souvent d’une série d’efforts pour accumuler les difficultés ou les fautes, et d’une série d’efforts plus laborieux encore pour arriver plus tard à réparer les unes ou à pallier les autres ? Ainsi il arrive de toutes les révolutions folles, de tous les différends légèrement provoqués, de toutes les querelles qui échappent à l’impatience des hommes, en un mot de toutes ces crises qu’un peu de sagesse détournerait souvent, que beaucoup de sagesse n’apaise pas toujours quand elles ont éclaté. Deux peuples, nous le disions, sont en ce moment livrés à toutes les péripéties d’un mouvement électoral ; mais la lutte n’a pas la même physionomie en Espagne et en Angleterre : elle conserve ses traits distincts dans chacun des deux états.

Comme on le voit d’habitude dans tous les pays soumis à de fréquentes intermittences, tantôt éprouvés par de fortes secousses révolutionnaires, tantôt brusquement replacés sous une autorité victorieuse et dominante, les élections se font aujourd’hui sans nulle agitation au-delà des Pyrénées. Le parti modéré semble l’emporter jusqu’ici ; il en est du moins ainsi à Madrid. Les partis qui ont le pouvoir l’emportent toujours dans les élections en Espagne et même ailleurs. La question n’est pas là ; elle est tout entière dans les suites de ce succès de scrutin, dans l’affermissement de cette victoire, dans l’attitude que prendront toutes ces fractions de l’opinion conservatrice, qui dans le demi-jour des candidatures se montrent maintenant sous un drapeau unique et sous une même couleur. La facilité du succès ne serait qu’un piège de plus et le commencement d’une autre catastrophe, si toutes les anciennes divisions du parti modéré éclataient encore dans cette situation nouvelle, reconquise d’une façon si imprévue, et peut-être ne serait-il point inutile que le parti progressiste eût ses représentons dans le prochain congrès, ne fût-ce que pour contraindre les conservateurs à l’unité d’action et à la discipline.

La lutte électorale, bien autrement importante en Angleterre, est aussi plus bruyante et plus vive au-delà du détroit, par cela même que les mœurs publiques supportent mieux une certaine agitation, devenue sans péril par suite d’un long usage de la liberté. En Angleterre, on le sait, les masses se rassemblent, les partis se querellent, les influences luttent corps à corps, le pugilat même s’en mêle parfois, et les hommes sortent quelque peu meurtris du combat ; puis tout rentre dans l’ordre, afin de mieux laisser la Grande-Bretagne poursuivre victorieusement le cours de ses destinées. On ne peut nier que cette fois les élections ne se soient engagées avec feu. Dès qu’il a été certain que le parlement allait être dissous, les chefs des partis ont commencé à publier leurs manifestes accusateurs contre le gouvernement, ou ont comparu dans les réunions populaires. Les journaux n’ont pas manqué d’aiguiser leurs armes les plus dangereuses, de se livrer aux divulgations les plus compromettantes, et dans le nombre on peut compter assurément celles qui ont rapport à la politique suivie par le cabinet en Italie. Lord Palmerston ne s’est point trop hâté, il a laissé passer le feu, et au dernier moment il a lancé à son tour son manifeste, accablant de sarcasmes l’opposition, parlant des coalitions immorales formées contre lui, et démontrant avec une merveilleuse assurance comment ceux qui avaient été ses adversaires dans les affaires de Chine voulaient tout simplement que l’Angleterre allât offrir une réparation aux Chinois et au commissaire Yeh. Le procédé n’était peut-être pas de trop bonne guerre, et il a provoqué de vives réclamations ; mais comme dans la pensée du premier lord de la trésorerie le manifeste aux électeurs de Tiverton n’était point évidemment un document d’histoire, il a suffi qu’il pût produire quelque effet au moment voulu. Un des incidens les plus curieux de cette lutte, c’est à coup sûr l’histoire de lord John Russell. Au premier instant, la popularité de l’ancien plénipotentiaire aux conférences de Vienne paraissait fort compromise dans la Cité de Londres, dont il était le représentant. Une association libérale faisait des motions pour le remercier poliment et reconduire de la représentation de la Cité, tandis que d’un autre côté on offrait la candidature à lord Palmerston. Lord John Russell lui-même semblait hésiter, lorsque tout à coup la scène a changé en sa faveur. Il a paru dans une réunion pour montrer qu’il était toujours le vieux John, c’est-à-dire un des plus grands seigneurs de l’Angleterre, un chef des whigs qu’on n’éconduisait pas d’une façon si leste. Il a facilement gagné sa cause, et il vient de retrouver sa place dans la représentation de la Cité, tandis que lord Palmerston, qui n’avait sans doute aucunement l’intention d’affronter une telle lutte, reste l’heureux représentant des électeurs de Tiverton. Le chef du gouvernement a eu plus de succès avec M. Cobden, son adversaire direct dans les affaires de Chine, le promoteur du vote qui a provoqué la dissolution du parlement. M. Cobden s’était rendu à Manchester pour défendre la candidature très menacée de M. Bright, et il avait, il en faut convenir, traité sans ménagement dans ses harangues le libéralisme et la capacité politique de lord Palmerston. Malheureusement M. Cobden n’a pu sauver la candidature de ses amis, MM. Bright et Milner Gibson, et il a succombé lui-même dans son propre collège. Il n’a obtenu d’autre résultat que d’avoir fait un discours suffisamment éloquent et passablement irrévérencieux. D’autres membres de l’opposition des divers partis, M. Gladstone, M. Roebuck, ont eu un meilleur sort. Ce qu’il y a de plus singulier dans cette lutte, c’est qu’on ne voit point au juste de quoi il est question, si ce n’est qu’après tout il s’agit de savoir si lord Palmerston restera premier ministre, ou s’il sera contraint d’abdiquer le pouvoir. L’opposition proclame la nécessité des économies dans les dépenses publiques ; le gouvernement, de son côté, n’est pas d’un autre avis. Veut-on des réformes intérieures, lord Palmerston, sans s’expliquer catégoriquement dans son manifeste, ne demande pas mieux que de procéder à toutes les améliorations possibles. Il n’y a donc que les affaires de Chine ; mais ici même, malgré les affirmations du chef du cabinet, l’opposition, en blâmant les actes des autorités britanniques dans la rivière de Canton, n’a pas évidemment la pensée de laisser en péril l’honneur de l’Angleterre, et dans tous les cas ce ne serait qu’un point spécial de politique. Rien ne prouve mieux l’incohérence actuelle des partis, qui cherchent un terrain de combat sans le trouver, et qui en attendant se mêlent, se confondent en toute sorte de combinaisons artificielles et éphémères. Si on l’observe bien, ce n’est pas l’opposition seule qui se présente en certains momens sous l’apparence d’une agrégation factice d’opinions diverses ; le gouvernement lui-même est-il autre chose qu’une coalition ? Les tories, qui ont voté contre le cabinet dans les affaires de Chine, avaient aidé lord Palmerston, peu de jours auparavant, à faire échouer une motion de réforme électorale. Maintenant quelle va être l’influence des élections actuelles sur cet état des partis ? quel sera le résultat du mouvement qui agite aujourd’hui l’Angleterre ? S’il n’apparaît point encore avec précision, il est du moins assez clair que la majorité se dessine en faveur du gouvernement ; seulement quelle sera la force de cette majorité et quel sera son caractère ? Appartiendrait-elle véritablement à lord Palmerston, ou ne sera-t-elle qu’un composé de libéraux de diverses nuances qui se grouperont autour du cabinet en certains cas, sauf à l’abandonner en certaines questions intérieures ? S’il en était ainsi, la majorité de lord Palmerston, même accrue par les élections, serait encore plus apparente que réelle ; ce serait toujours la situation qui existait avant la dissolution du parlement, situation aussi indécise que précaire, où une question imprévue pourrait à chaque instant venir déconcerter toutes les conjectures et mettre en défaut toute la dextérité de lord Palmerston lui-même. Aussi peut-on dire que les élections anglaises sont un expédient de circonstance qui peut prolonger l’existence du cabinet sans lui donner plus de force ; elles ne résolvent pas la question essentielle qui domine toutes les autres, celle de la réorganisation des partis sur un terrain défini de politique extérieure et intérieure.

Les questions passent et se succèdent dans la politique, et en se succédant elles montrent sous des formes qui varient sans cesse le caractère des peuples, les rivalités nationales, la faiblesse des combinaisons dans lesquelles on fait souvent consister l’ordre général en Europe. Une des faiblesses de cet ordre général, c’est évidemment la situation de l’Autriche en Italie, et une des conséquences de cette situation, c’est cet antagonisme qui vient d’aboutir encore une fois à une rupture diplomatique entre le gouvernement impérial et le Piémont. L’Autriche, on n’en peut douter, s’était placée dans une position difficile par les manifestations comminatoires contenues dans la dépêche de M. de Buol. Le pire encore était d’ajouter une faute à une faute et d’aggraver un incident qui reste aujourd’hui sans solution appréciable. Le ministre impérial à Turin, le comte Paar, a-t-il été rappelé ou appelé à Vienne, comme on l’a dit, pour conférer avec son gouvernement ? Il a quitté Turin avec sa légation, voilà le fait ; le gouvernement piémontais à son tour a rappelé de Vienne son chargé d’affaires, le marquis Cantono. M. de Buol aurait, dit-on, adressé récemment une circulaire nouvelle aux représentans de l’Autriche près les diverses cours pour éclaircir et préciser cette situation. Une chose est bien claire jusqu’ici, l’Autriche a évidemment cédé à ce que nous appellerons une politique d’impatience ; elle a trop compté se mettre, par une démonstration hautaine et malveillante, au-dessus de difficultés qui sont dans la nature des choses, qui découlent en un mot de sa présence en Italie. Au fond, dans ces sentimens d’antagonisme et de malveillance que le cabinet de Vienne reproche à la Sardaigne, et qu’il nourrit lui-même à coup sûr à l’égard du Piémont, il n’y a rien d’essentiellement nouveau. C’est une situation en quelque sorte traditionnelle, séculaire, et M. de Cavour n’est point sous ce rapport un aussi grand révolutionnaire qu’on le pense. De tout temps et à fort peu d’exceptions près, les princes de la maison de Savoie ont tourné leurs regards vers le Milanais, et se sont portés, dans la mesure de l’époque où ils vivaient, les défenseurs de ce sentiment d’indépendance italienne froissé par la domination étrangère. Les souverains les plus pacifiques ont résisté aux empiétemens des maîtres de la Lombardie. L’Autriche à son tour n’a jamais beaucoup aimé le Piémont, car, malgré l’inégalité des forces, elle n’a cessé de voir en lui un rival et, ce qui est pis, un héritier possible. Elle a toujours cherché à le dominer ou à l’affaiblir et à le désarmer en Italie. Lorsqu’en 1814 elle détruisait de ses propres mains cette citadelle d’Alexandrie qu’où relève en ce moment, elle ne songeait pas seulement à démanteler une place qui avait appartenu à la France ; elle savait bien qu’elle détruisait une forteresse piémontaise. Seulement cette lutte autrefois se poursuivait obscurément, elle restait souvent le secret des chancelleries, elle se traduisait par des récriminations clandestines. Tout au plus pouvait-il y avoir de temps à autre une petite guerre de journaux entre Milan et Turin. Cela s’est vu sous Charles-Albert.

L’établissement du régime constitutionnel en Sardaigne n’a point créé l’antagonisme, il l’a mis à nu, et c’est là ce qui fait la nouveauté de la situation actuelle. La liberté politique à Turin est venue ajouter la force de l’opinion aux sentimens traditionnels des princes de Savoie. Les journaux et la tribune ont parlé. L’Autriche peut s’en plaindre, elle ne peut s’étonner d’un fait aussi ancien que sa domination. Quant au Piémont, il a évidemment de singuliers avantages dans cette lutte d’influence en Italie ; mais ces avantages, il ne peut les conserver, il ne peut les rendre durables et fructueux que par une modération extrême, et c’est là par malheur une considération dont ne se pénètrent pas assez parfois les orateurs et les publicistes sardes, qui croient bien servir l’Italie par un système permanent de provocations. La discussion qui a eu lieu, il y a peu de jours, dans le parlement de Turin, au sujet de la fortification d’Alexandrie, offrait une occasion périlleuse, surtout dans les circonstances actuelles. M. de Cavour s’en est tiré avec habileté et sans dépasser les limites de la prudence, ne dissimulant rien, mais aussi s’abstenant de toute parole provocatrice. Ce qu’il y a de grave, à un point de vue général, dans cette rupture qui vient d’éclater entre le gouvernement autrichien et le cabinet de Turin, c’est que, dans ce moment, deux points principaux de l’Italie, Naples et le Piémont, se trouvent à la fois placés dans une situation diplomatique irrégulière, et peuvent devenir des foyers d’agitation. C’est aux deux gouvernemens italiens d’y pourvoir, et ils le peuvent, l’un en entrant dans une voie plus conciliante, l’autre en s’abstenant de toute connivence avec les partis révolutionnaires.

La France n’a point aujourd’hui de ces embarras qui naissent de conflits diplomatiques inattendus ou même du refroidissement des alliances. Pour peu qu’on observe la vie de notre pays, elle se présente sous une apparence bien simple, et peut se résumer dans une sorte de calme intérieur où il n’y a d’autre agitation que celle des affaires matérielles. Il y a cela de particulier aujourd’hui en France que bien des questions peuvent exister indépendamment de leurs manifestations visibles ou du bruit qu’elles font. La session législative a été jusqu’ici peu animée. L’affaire la plus importante en ce moment est le budget de 1858, qui vient d’être présenté, et que le corps législatif va pouvoir examiner. Deux faits sont à remarquer dans ce budget, la suppression du décime de guerre et l’établissement de l’impôt sur les valeurs mobilières, qui deviendrait ainsi un des élémens des recettes publiques, à moins qu’il ne fût point admis par le corps législatif, ce qu’il est difficile de prévoir. On a dit quelquefois que les gros budgets étaient un signe de prospérité. Le progrès ne s’interrompt pas évidemment, puisque le budget de 1858 est de plus de 1,700 millions. Il est vrai que d’après le produit présumé des revenus les recettes présenteraient encore un excédant de 20 millions. Au nombre des dépenses nouvelles proposées pour l’année prochaine figurent 5 millions pour les paquebots transatlantiques, 5 millions destinés à l’augmentation des petits traitemens dans le service des postes, des douanes, des contributions indirectes, 5 millions pour remboursement annuel à la Banque de France sur le prêt de 75 millions fait par elle en 1848. Dans son ensemble, le budget de 1858 présente sur celui de 1857 une augmentation de dépenses de 18 millions. Au nombre des dépenses nouvelles, comme on vient de le voir, il est une certaine somme affectée à l’augmentation du traitement d’une certaine catégorie de petits employés. Il n’est point douteux qu’il y a là une question qui touche au plus vif de notre situation économique, et qui intéresse non-seulement les employés d’un certain ordre, mais bien des fonctionnaires de l’état et même bien des personnes vivant d’une fortune modeste. Qu’arrive-t-il en effet ? Pour tout le monde, les dépenses ont augmenté, tandis que des émolumens fixés autrefois ou les revenus fixes qui ne s’accroissent pas par une spéculation quelconque restent les mêmes. De là des souffrances qui, pour n’être point toujours visibles, ne sont pas moins réelles, et qui peuvent même, en certains cas, devenir une source de démoralisation. Bien des problèmes s’agitent dans notre temps ; il n’en est pas de plus périlleux que cette question, qui apparaît à travers des chiffres, et éclaire tout un côté de la situation économique et morale des sociétés actuelles.

Dans cette vie sans secousses et sans incidens d’un pays où tout porte la marque de transformations aussi profondes que multipliées, une des choses les plus invariables et les plus vivaces, c’est peut-être une institution qui n’a par elle-même aucun caractère politique, c’est l’Académie française, qui rappelait l’autre jour encore les regards sur elle par la réception de M. de Falloux. Un écrivain nouveau, M. Paul Mesnard, retraçait il y a peu de temps l’Histoire de l’Académie française depuis sa fondation jusqu’à 1830. C’est là le passé de cette assemblée littéraire créée par Richelieu, et dont Pellisson a pu dire que « sa fortune suivrait vraisemblablement celle de l’état et serait bonne ou mauvaise, selon les rois et les ministres qu’il plairait à Dieu de nous donner. » Dans le cours de cette longue carrière, l’Académie a pu avoir ses faiblesses et ses épreuves ; on ne peut dire qu’elle ait été infidèle à son rôle. Critiquée, raillée, poursuivie souvent, elle a duré et elle dure encore parce qu’elle est d’accord avec un certain instinct national, parce qu’elle est l’expression la plus exacte de l’esprit littéraire, non dans ce qu’il a d’étroit et de purement professionnel pour ainsi dire, mais dans ce qu’il a de supérieur et d’universel, parce qu’en un mot elle se lie à des traditions de goût et de sociabilité cultivée particulières à la France. Cela est si vrai que lorsqu’une pensée de la révolution la confondit, pour la mieux annuler, dans cette vaste création de l’Institut, dont la grandeur était un peu abstraite, elle ne disparut qu’un moment, et de tant de choses évanouies c’est peut-être la seule dont la résurrection ait été presque complète. Bientôt en effet elle reparaît avec ses anciens membres encore survivans, avec ses statuts, avec ses usages, avec son nom même ; elle est plus forte que la loi, qui ne la reconnaissait pas encore au temps de l’empire sous son nom d’Académie française, et depuis cette époque elle n’a plus été sérieusement menacée.

C’est ce qui fait que ni les élections académiques, ni les séances de réception n’ont un intérêt ordinaire. Par ses choix, l’Académie a le moyen de maintenir sa dignité et son indépendance. Par ses réceptions aussi, elle se montre telle qu’elle est réellement, un foyer d’élite, un lieu choisi où se rencontrent sans distinction des écrivains, des orateurs, des hommes d’état, des personnalités sociales éminentes, ce qui ne veut point dire que l’Académie doive s’ouvrir à tous ceux qui se disent hommes d’état, à tous les hommes du monde qui ont eu la fantaisie de faire un livre, ou même à tous les écrivains qui croient avoir des titres parce qu’ils ont eu un peu de succès, chose fort différente. Ces pensées pouvaient revenir naturellement à l’esprit dans ces derniers jours en présence de l’élection qui s’est terminée aujourd’hui même par la nomination de M. Emile Augier, comme aussi en présence de la réception de M. de Falloux. La séance de réception du nouvel académicien a-t-elle tenu tout ce qu’elle promettait ? Elle a eu de l’intérêt, sans nul doute ; peut-être aussi la curiosité avait-elle été trop éveillée pour n’être pas un peu déçue. M. de Falloux a été évidemment un homme heureux. Ce n’est pas qu’il ne se soit montré supérieur comme homme public et comme orateur : il a lié son nom à deux ou trois actes mémorables de notre histoire contemporaine ; mais enfin on peut dire qu’il est devenu rapidement, sans trop d’efforts, un personnage consulaire. Il a écrit peu d’ouvrages, et par cela même peut-être s’attendait-on à voir dans son discours comme une justification nouvelle du choix de l’Académie. M. de Falloux a retracé avec finesse et élévation la biographie de son prédécesseur, M. Mole ; seulement, d’une façon ou d’autre, ce n’était point là le discours que faisaient espérer et le nom de l’orateur et la grande carrière, la personnalité éminente de M. Molé.

C’est qu’en effet M. Molé était, sans y mettre aucune prétention, une des figures les plus caractéristiques et les plus marquantes de notre temps. Il représentait dans une société si profondément remuée des traditions qui n’existent déjà plus. Il avait de la dignité sans morgue, de la fierté sans dédain, de la finesse sans recherche, et ces qualités, il les portait dans la politique. On pourrait dire de lui qu’il a été peut-être l’homme le plus essentiellement politique de son temps : non pas que bien d’autres n’aient montré de grandes facultés et des supériorités de talent qu’il n’avait pas ; mais nul plus que M. Molé n’était à l’aise au milieu des grandes affaires, qu’il maniait avec une sorte d’aptitude naturelle. Il a traversé ces cinquante années d’histoire simplement, portant avec noblesse un vieux nom, toujours au niveau du pouvoir sans qu’il eût même besoin d’y prétendre, conciliant par ses opinions, voyant tout d’un coup d’œil juste. C’est ce qui a fait de cet homme éminent un conseiller toujours écouté, même dans sa jeunesse, mûrie par les malheurs de sa famille et par la précoce expérience des temps révolutionnaires. Napoléon, qui ne s’y trompait pas, alla bientôt chercher ce jeune homme, dont il fit un grand-juge à la fin de l’empire, après en avoir fait d’abord un préfet et un directeur des ponts et chaussées. M. Mole avait vécu sous plusieurs gouvernemens, il les avait servis, il s’était associé à leurs œuvres. Comment n’en serait-il pas ainsi dans un siècle où les établissemens les plus durables n’ont pas vécu plus de dix-huit ans ? Ce qu’on peut dire, c’est que les rôles venaient naturellement à M. Mole encore plus qu’il ne les recherchait, et dans tous les cas il ne pouvait être mû par des considérations vulgaires. Pour aspirer au pouvoir, il ne pouvait être poussé par ces passions d’enrichissement qui signalent les mauvaises époques : il avait la fortune. Pourquoi aurait-il recherché les dignités officielles ? Par sa position sociale, par sa naissance et par son rang, la considération du monde lui était assurée. Et puis, en servant son pays sous des régimes divers, M. Molé en réalité est toujours resté fidèle à lui-même, sage et prévoyant sous l’empire, libéral modéré sous la restauration, conservateur sous la monarchie de juillet, plus conservateur encore sous la république parce que le danger était plus grand, et invariablement pénétré jusqu’au bout d’une seule pensée, c’est qu’il ne pouvait y avoir de repos pour la France que dans une monarchie qui ne serait pas le despotisme et dans une liberté qui ne serait pas la licence. Un jour, dans sa jeunesse, M. Molé avait écrit des Essais de politique et de morale ; ce n’était point là cependant son titre le plus sérieux. M. Mole s’était accoutumé à bien dire parce qu’il pensait bien. On s’étonne parfois que l’Académie dans ses choix ne fasse pas appel exclusivement à des hommes de lettres. C’est qu’on semble faire résider tout l’art d’écrire dans la profession ; on ne considère pas qu’il peut y avoir des hommes accoutumés à observer et à réfléchir, mêlés à toutes les affaires de leur temps, et qui sont tout à coup des écrivains supérieurs quand ils le veulent. Ainsi a été M. Molé, comme on peut le voir dans son éloge du général Bernard, dans ses discours académiques. M. Molé ne faisait point de discours par une sorte de passion de l’art ; il disait ce qu’il voulait dire, et il est peut-être assez curieux que ce soit cet homme d’état qui ait prononcé le jugement le plus sensé et dans les meilleurs termes sur les vieilles querelles littéraires d’il y a trente ans. « Je voudrais, (disait-il, voir adopter le programme du classique moins les entraves, du romantique moins le factice, l’affectation et l’enflure. » Telle était la nature de M. Molé en littérature comme en politique : il comprenait tout, il ne se refusait qu’aux excès. Peut-être, en se bornant aux côtés superficiels ou officiels de cette existence, M. de Falloux a-t-il contribué lui-même à diminuer l’intérêt de son discours, dans lequel il aurait pu si aisément se permettre bien des peintures et évoquer bien des souvenirs.

La politique dans ses évolutions a plus d’un épisode qui laisse dans l’histoire des traces saisissantes et dramatiques ; elle compte aussi bien des questions positives, pour ainsi dire, très actuelles et toujours sérieuses, par ce fait seul que, même sous une apparence moins éclatante, elles mettent en jeu les intérêts les plus immédiats des peuples. Le Danemark est aujourd’hui un des pays les plus activement mêlés à toute sorte d’affaires. Il a eu tout à la fois à régler des démêlés commerciaux ou maritimes d’une certaine importance pour tous les états et à se défendre soit contre des factions intérieures, soit contre des interventions diplomatiques qui tendent à affecter son indépendance. Là question soulevée il y a deux ans par les États-Unis, relative à l’abolition des droits perçus par le gouvernement danois sur la navigation au passage du Sund, était une de ces questions qui, une fois posées, doivent être résolues dans le sens des progrès généraux de la civilisation. Elle vient de se dénouer pacifiquement par un traité qui a été signé à Copenhague, et où figurent, outre le Danemark, la France, l’Autriche, la Prusse, l’Angleterre, la Russie, la Suède, la Belgique, la Hollande, le Hanovre, le Mecklembourg, l’Oldenbourg, Hambourg, Lubeck, Brème. Ainsi qu’on le voit, il manquerait encore à ce traité l’accession de divers pays, des États-Unis, de l’Espagne, de la Sardaigne, du Portugal, de Naples ; mais cette accession ne peut offrir de doutes bien sérieux. Le Danemark ne refusait point absolument dès l’origine de consentir à l’abolition d’un droit si contraire en principe à la liberté des mers et aux franchises du commerce universel ; seulement, comme ce droit était admis et consacré depuis longtemps, il demandait que l’abolition se fît par voie de transaction et de rachat de la part des puissances, d’autant plus qu’indépendamment de l’extinction de l’une de ses principales sources de revenu, le gouvernement danois devait rester chargé de frais assez considérables pour le service de la navigation. C’est sur ces bases que les négociations se sont engagées et que le traité récent a été conclu. La perception du péage du Sund est abolie à partir du 1er avril, c’est-à-dire à dater de ce moment même, et il ne pourra être remplacé par aucun autre impôt ou taxe sur la navigation. Le droit de transit des marchandises à travers les provinces danoises, entre la Mer du Nord et la Baltique, est abaissé. En outre, le Danemark s’engage à entretenir sur ses côtes, comme il l’a fait jusqu’ici et sans augmentation de frais pour les navigateurs et le commerce, tous les pilotes, fanaux, bouées nécessaires à la navigation. De leur côté, les puissances s’engagent à payer en dédommagement au Danemark une somme proportionnée à l’importance de leurs intérêts commerciaux. L’ensemble des sommes ainsi payées s’élève au chiffre de 30 millions d’écus, et ce chiffre sera de 35 millions environ avec la part des états dont l’accession n’est point encore un fait acquis. Des conventions spéciales avec chacun des pays intéressés doivent régler le mode de paiement, qui s’effectuera en vingt ans. Plusieurs puissances ont déclaré vouloir payer dans un délai plus rapproché. Voilà donc une difficulté résolue dans un esprit de sage et équitable conciliation, et on ne peut méconnaître que le Danemark ne se soit prêté de bonne volonté à une transaction qui après tout diminue ce qu’il percevait. Les droits sur la navigation dans le Sund n’auraient pu être longtemps maintenus sans doute ; mais enfin le gouvernement danois en a fait à propos et habilement le sacrifice aux vœux des puissances et aux idées libérales qui tendent de plus en plus à affranchir les mers.

Ce n’est là pourtant aujourd’hui qu’une des moindres affaires du Danemark, qui se trouve aux prises avec de bien autres difficultés intérieures ou extérieures, par suite de l’antagonisme profond des élémens divers qui composent la monarchie danoise. Il y a peu de temps, comme on sait, les états provinciaux du Slesvig, dominés par une majorité allemande, refusaient de voter la part contributive du duché dans les dépenses de l’ensemble de la monarchie. Le gouvernement de Copenhague, sans se départir d’un certain calme, sans se laisser emporter à des mesures violentes, a répondu à cette démonstration véritablement factieuse en décrétant une répartition de l’impôt conforme à celle de l’année précédente. Au surplus, en ceci le gouvernement a pour lui la masse de la population, qui sympathise peu dans son ensemble avec ces passions agressives dont le vote des états a été l’expression et qui ne voit après tout que le regrettable ajournement des lois utiles, des mesures sagement réformatrices proposées par le ministère. Aussi presque immédiatement après la clôture de la session y a-t-il eu des réunions nombreuses pour assurer le succès de diverses entreprises d’utilité publique, et dans ces réunions le plus grand esprit d’accord s’est fait remarquer entre tous les assistans, qu’ils fussent du nord ou du sud. Ces manifestations ne servent qu’à mieux mettre en relief le caractère inexplicable et l’isolement réel d’une minorité impuissante par elle-même, et dont toute la force vient du dehors, de l’appui qu’elle rencontre soit dans les passions excitées en Allemagne, soit dans l’intervention des cabinets germaniques. Là est en effet la gravité des affaires danoises.

C’est un épisode diplomatique qui n’est point fini ; il conserve bien au contraire son caractère sérieux, et il gardera ce caractère tant que subsistera la menace d’un appel à la diète de Francfort. On ne peut dire à quel point les passions se sont emparées de cette question des duchés. Les journaux allemands ne cessent de se livrer contre le Danemark à des emportemens de polémique dont l’écho même n’arrive pas de ce côté du Rhin, et les gouvernemens, par malheur, se servent de ces passions, ou n’osent les braver. C’est une espèce d’assaut du teutonisme contre le petit royaume du Nord. Les polémiques les plus passionnées et les subtilités les plus captieuses de la diplomatie ne peuvent détruire un seul fait, c’est que le roi de Danemark défend strictement son droit d’indépendance en refusant de laisser déférer à la juridiction d’un pouvoir étranger l’organisation constitutionnelle de la monarchie. La meilleure preuve que ce droit est réel, c’est que pendant cinq ans, à dater des communications diplomatiques de 1851, les cabinets allemands n’ont élevé aucune protestation. Le roi de Danemark a donné successivement des constitutions provinciales aux duchés ; il a promulgué la constitution commune, et aucune réclamation ne s’est produite. Ce n’est que dans un temps récent que l’Autriche et la Prusse, sollicitées par l’opposition aristocratique du Holstein, ont songé à réveiller cette querelle. Le cabinet de Copenhague fait un raisonnement bien simple : en prétendant intervenir pour régler de nouveau la situation des duchés, la Prusse et l’Autriche interviennent en réalité subrepticement dans les affaires du Danemark tout entier. Or il est des puissances qui ont reconnu et garanti par des traités l’intégrité et l’indépendance de la monarchie danoise. Si l’Autriche et la Prusse interviennent de leur côté, il est donc naturel que le cabinet de Copenhague s’adresse aux autres puissances, dont la garantie est inscrite dans des stipulations diplomatiques. C’est ce qu’il a fait réellement, et c’est ce qu’il fait encore. Les cabinets de Vienne et de Berlin ne peuvent rester les maîtres de restreindre aux proportions d’une affaire purement fédérale une question qui, par elle-même, prend une importance européenne. La Prusse et l’Autriche se raidissent, il est vrai, contre les conséquences logiques de leur abusive intervention ; mais il est évident que le jour où elles porteraient la question à Francfort, la confédération germanique se trouverait en présence des autres puissances européennes, de la France, de l’Angleterre, de la Russie elle-même, d’autant plus intéressée à défendre le Danemark, qu’en le livrant à l’Allemagne, elle perdrait le droit de se servir de l’intégrité de la monarchie danoise comme d’une arme pour s’opposer à cet autre mouvement du scandinavisme, qui peut compromettre sa prépondérance dans la Baltique. Que deviendra cette question du scandinavisme ? Lorsque le ministre des affaires étrangères de Copenhague dit, dans une circulaire récente, que ce mouvement n’est dangereux ni par sa force propre, ni par le prestige qu’il exerce, il se flatte peut-être. On en pourrait trouver la preuve dans la publication d’une brochure de M. le baron de Blixen, beau-frère d’un des princes de la famille royale danoise. Au demeurant, c’est une question laissée aux décisions de l’avenir. Pour le moment, il faut bien le reconnaître, le Danemark ne pouvait laisser affaiblir l’idée de son intégrité, lorsque cette intégrité est menacée par les entreprises de l’Allemagne ; il s’arme du principe qui fait sa force, et devant lequel l’Autriche et la Prusse s’arrêteront encore sans doute, au lieu d’aller plus loin dans un conflit dont la diète de Francfort ne peut être en aucun cas le dernier arbitre.

Il est pour un autre des états Scandinaves, pour la Suède, une question qui n’a rien de diplomatique et qui n’est pas moins grave, c’est la question religieuse. De nouveaux documens viennent d’être mis au jour à Stockholm, et ils montrent à quel point les idées de tolérance ont de la peine à faire leur chemin dans le monde. Le premier de ces documens rappelle une discussion qui a eu lieu il y a trois mois, et qui est rendue publique aujourd’hui seulement. Cette discussion s’est agitée dans la chambre du clergé à l’occasion d’un projet de loi ayant pour objet d’admettre aux emplois de médecins de l’état et de professeurs dans les écoles industrielles, ou des beaux arts les Suédois d’une religion autre que celle de l’état lui-même. Il est curieux de voir comment, sauf quelques honorables exceptions, les orateurs se perdent en toute sorte de détours hors de la question, parce que la liberté religieuse, qui est le point essentiel, est justement ce qui les effraie et ce dont ils ne veulent pas entendre parler. L’un consentirait bien à voter la loi, si on lui prouvait tout d’abord que la réforme proposée ne contribuera pas à augmenter le nombre des dissidens ; l’autre déclare nettement qu’aussi longtemps que l’état professera une foi religieuse, tous les fonctionnaires, à son avis, devront partager cette foi. M. Wenloe, prédicateur de la cour, estime qu’un médecin catholique serait fort dangereux au chevet de ses malades, et qu’un professeur à l’école des arts et métiers ne serait pas moins redoutable pour les humbles ouvriers, à qui il pourrait insinuer entre la coupe des pierres et l’usage du rabot quelque doctrine hérétique. Quant aux beaux-arts, qui ne sait qu’ils ont d’intimes liens avec le catholicisme ? M. l’évêque Fahlcrantz ajoute qu’on ne peut imaginer quelle facilité ont les membres de l’église romaine pour le prosélytisme, qu’il faut les voir à l’œuvre dans les hôpitaux, où ils n’admettent les protestans que dans le dessein bien évident de les convertir. Heureusement un des juristes les plus distingués de la Suède, M. Nordstrom, conservateur des archives royales, est venu mêler à ce débat la voix du bon sens et de la raison, en montrant ce qu’il y avait d’injuste à priver le pays des services d’un certain nombre de ses enfans les plus dévoués par ce seul fait qu’ils professent une autre religion que celle de la majorité. Une autre discussion récemment publiée aussi, et non moins curieuse, est celle à la suite de laquelle la majorité de la cour suprême de Suède, faisant à la fois office de cour de cassation et de conseil d’état, a rejeté le projet de loi relatif à la liberté religieuse que le gouvernement avait fait élaborer. Au lieu d’examiner le caractère constitutionnel de la loi, les membres du tribunal suprême se sont livrés à des déclamations contre la liberté religieuse, ou ont proposé des amendemens qui rendaient le projet encore plus intolérant. La question était bien simple. La constitution dit que le roi « doit maintenir chacun dans le libre exercice de sa religion aussi longtemps qu’il ne trouble pas le repos public. » Vous apercevez là peut-être une prescription favorable à la liberté de conscience : c’est une erreur ; la constitution a voulu dire que le roi doit assurer à chacun le libre exercice de sa religion à lui chef de l’état. On avait mal compris jusqu’ici le sens de ce pronom. M. le conseiller Backman a eu l’honneur de cette découverte, et ses collègues n’ont pu que se rendre à des raisons si plausibles, et voilà comment le fanatisme sait trouver des argumens irréfutables même dans la grammaire !

Pour tous les peuples, sous quelque régime qu’ils vivent, il y a des difficultés incessantes, et même quand ces difficultés ne se lient pas à des troubles intérieurs profonds, à des luttes de principes ou à des conflits diplomatiques, elles montrent encore ce qu’il y a de laborieux dans, la politique. Depuis trois mois, le Portugal vit dans une sorte de crise permanente entre des chambres nouvelles, dont les tendances sont indécises ou contradictoires, et un ministère affaibli, qui vient à peine de se reconstituer. Nous disons un ministère affaibli, et il faudrait savoir s’il a jamais été fort. On sait comment était né, il y a un an, le cabinet présidé par le marquis de Loulé, et composa de MM. Sa da Bandeira, José George de Loureiro, Julio Gomez Silva de Sanches. Il succédait au ministère du duc de Saldanha. Il ne s’était point formé pour inaugurer une politique nouvelle, puisqu’il se rattachait aux nuances progressistes modérées ; son rôle était plutôt de défendre pour ainsi dire la situation, de mettre une trêve à la lutte dont les projets économiques de l’ancien ministre des finances, M. Fontes Pereira de Mello, avaient été l’occasion. Comme tous ces pouvoirs intermédiaires et de circonstance qui succèdent à un ministère de longue durée, le cabinet du marquis de Loulé manquait nécessairement d’une certaine force propre. Il n’était ni assez libéral pour les progressistes ni assez conservateur pour les chartistes, et pour tout le monde il n’avait point assez de cet ascendant que l’ancien ministère devait principalement au nom du duc de Saldanha et à l’habileté du ministre de l’intérieur, M. Rodrigo Fonseca de Magalhâes. Le cabinet du marquis de Loulé, tant par sa composition que par les circonstances dans lesquelles il naissait, ne pouvait gouverner que par des expédiens. Sa grande et principale mission semblait être de tenir le pouvoir et de gérer les affaires en attendant le renouvellement de la chambre des députés par les élections générales qui étaient prochaines. Ces élections ont eu lieu en effet, et la session s’est ouverte au commencement de l’année sous ces nouveaux auspices. On aurait pu croire que les élections allaient avoir une influence décisive sur la marche de la politique en Portugal. Par malheur, rien n’était essentiellement changé. Le ministère avait eu tout juste le temps de montrer en quelques mois d’existence qu’il était peu à la hauteur de toutes les questions auxquelles se lie le développement du pays, et quant au parlement, il n’y avait dans son sein qu’une majorité assez mobile et très problématique au milieu de la diffusion extrême des opinions. La chambre nouvelle s’est trouvée divisée en une multitude de nuances dont la principale, sans être prédominante, se fût rattachée plutôt à l’ancien cabinet. Le parlement portugais, réunissait bien d’autres fractions : les libéraux avancés, les chartistes conservateurs, une certaine nuance distincte dont les chefs étaient des professeurs de l’université de Coïmbre. Le parti miguéliste lui-même est parvenu à faire élire ses représentans, qui ont voulu faire un petit éclat au début de la session, et qui se sont retirés après avoir vainement essayé de faire modifier l’a formule du serment. Dans de telles conditions, une majorité était certes fort difficile à fixer. Cette majorité se fût organisée peut-être à la condition d’une autorité ferme pour la discipliner et rallier les opinions.

La situation devenait d’autant plus épineuse pour le cabinet, que, manquant de cette autorité supérieure, il était encore affaibli par des attaques personnelles ou de détails, et il glissait dans l’impuissance. Le ministre de l’intérieur, M. Julio Gomez de Silva, était accusé d’avoir cherché à peser illégalement sur les élections. Le ministre des finances, M. George de Loureiro, avait à son tour sa petite mésaventure. Voulant trouver pour le Portugal un banquier à Paris, il mettait la main sur un de ces hommes d’affaires qui ont toujours toute sorte de projets de sociétés de crédit ou de chemins de fer au service de tous les états ; il faisait cela de son autorité privée, à ce qu’il et il s’établissait bientôt publiquement un dialogue assez singulier entre le banquier parisien, qui se targuait de sa mission, et le gouvernement portugais, qui déclinait la solidarité du choix personnel du ministre des finances. Pour cette cause ou pour d’autres, M. Loureiro a fini par donner sa démission, et il a été imité par plusieurs de ses collègues, d’autant plus portés à le suivre dans sa retraite que les discussions des chambres à propos de l’adresse, sans offrir un caractère d’hostilité, ne promettaient point décidément un appui très invariable et très efficace. Or ici a commencé pour le roi une série d’embarras d’un autre genre. Comment reconstruire le ministère à demi décomposé, ou comment former un nouveau cabinet ? Dans la chambre des pairs, les opinions conservatrices déminent, tandis que la majorité de la chambre des députés est, à tout prendre, libérale ou progressiste. Si le roi se tournait vers l’ancien parti chartiste, il trouvait le comte de Thomar, qui a, il est vrai, une assez grande influence parmi les pairs, mais qui est peu en faveur dans l’opinion, et qui serait immédiatement assailli par la majorité de la chambre des députés. Dom Pedro avait la ressource de s’adresser encore au duc de Saldanha et à ses anciens collègues ; seulement le jeune souverain portugais répugne peut-être secrètement à subir la tutelle du vieux maréchal, et dans tous les cas il n’eût point consenti vraisemblablement à rappeler au ministère des finances M. Fontes Pereira de Mello, qui n’a pas toujours ménagé certaines susceptibilités royales, et qui a mis un peu de morgue dans l’exercice du pouvoir. Le jeune roi a usé de tempéramens à travers toutes ces difficultés. Il a fait d’abord appel à son ministre à Londres, le comte de Lavradio, homme considérable et considéré en Portugal ; mais le comte de Lavradio, après avoir tardé à se rendre à Lisbonne, a fini par ne point accepter le pouvoir lui-même, et de cette longue crise de trois mois vient de sortir, après bien des essais, un ministère, sinon entièrement nouveau, du moins considérablement modifié. Le marquis de Loulé reste le président du cabinet, et à côté de lui entrent au pouvoir MM. Antonio José d’Avila, ministre des finances, Carlos Bento, ministre des travaux publics, Ferrer, ministre de la justice. M. d’Avila a été déjà au ministère avec le comte de Thomar ; M. Carlos Bento est aussi du parti conservateur ; M. Ferrer est un professeur de l’université de Coïmbre, jusqu’ici peu mêlé à la politique. Voilà donc un ministère reconstitué à Lisbonne. Déjà M. d’Avila, interpellé dans les chambres, a annoncé de sérieuses réformes économiques, et a promis de donner une grande impulsion aux travaux publics. C’est là en effet la préoccupation qui domine aujourd’hui en Portugal comme en bien d’autres pays, mais il reste à savoir si le nouveau cabinet aura assez d’ascendant politique pour se créer une majorité dans le parlement, pour la diriger et l’associer à ses vues.

Les États-Unis viennent de passer définitivement sous une administration nouvelle. Le président nommé, M. Buchanan, est aujourd’hui le chef effectif du gouvernement à Washington. Le pouvoir compte pour si peu comme institution aux États-Unis, l’habitude de se gouverner par soi-même est si bien enracinée dans la grande république du Nouveau-Monde, que de tels changemens peuvent aisément s’accomplir sans commotion et par une sorte de transition inaperçue. L’avènement de M. Buchanan ne laisse pas néanmoins d’avoir une certaine importance. Le nouveau président représente le parti démocrate, comme M. Pierce, mais il représente les mêmes principes avec plus de vigueur, et on attend de lui une décision, une habileté qui ont manqué à son prédécesseur. Au moment d’entrer au pouvoir, M. Buchanan avait déjà désigné ses ministres, et ses choix ont été approuvés par le sénat. Le général Cass, on le sait, est secrétaire d’état pour les affaires étrangères. Il y a ceci de particulier, que le général Cass, avait perdu dans les élections dernières son siège de sénateur. Quoique d’un âge avancé, il porte d’ailleurs vertement sa vieillesse. Parmi les autres membres du cabinet, quelques-uns sont connus comme ayant déjà figuré dans la vie publique. M. Howell Cobb, secrétaire du trésor, s’est fait remarquer par ses discours dans le parti démocrate ; il est depuis longtemps dans le congrès. M. Thompson, secrétaire de l’intérieur, a représenté le Mississipi dans plusieurs législatures. M. Isaac Toucey, secrétaire de la marine, a commencé autrefois sa carrière en soutenant avec chaleur le général Jackson de démocratique mémoire, et il a été, il y a quelques années, attorney-général ; mais l’importance de l’administration nouvelle est tout entière dans le président. C’est le 4 mars que M. Buchanan a pris possession de la Maison-Blanche à Washington, et le même jour il a inauguré sa présidence devant le congrès par un discours qui est une sorte de manifeste de sa politique. On ne peut nier que le manifeste de M. Buchanan ne soit très convenablement modéré. Le nouveau président s’applique bien plus à atténuer qu’à exagérer la portée des principes et des idées ou des passions qu’il représente. C’est tout simple, une fois au pouvoir il ne saurait parler comme il parlerait dans une réunion populaire, ou même comme il lui est arrivé de parler dans la conférence d’Ostende. Est-ce à dire que l’habile discours du nouveau président ne laisse pas apercevoir sur deux ou trois points toutes les vues et les dangereuses tendances du parti démocratique ? M. Buchanan manifeste les intentions les plus pacifiques et les plus conciliantes dans le maniement des affaires extérieures. Seulement comment comprend-il la politique extérieure ? On ne peut trop s’y méprendre : à ses yeux, tandis que d’autres nations se sont agrandies par l’épée, les États-Unis ont la gloire de n’avoir étendu leur domination et leur territoire que par voie d’achat loyal ou par voie d’annexion volontaire. Oui, même dans la guerre du Mexique et dans l’annexion du Texas, et quand M. Buchanan ajoute que les États-Unis n’ont point à poursuivre des acquisitions nouvelles, à moins que ces acquisitions ne soient sanctionnées par les lois de la justice et de l’honneur, il est impossible de ne pas se rappeler que, dans la conférence d’Ostende, l’acquisition de l’île de Cuba était rangée au nombre de celles que sanctionnaient toutes les lois divines et humaines. Comme on voit, la diplomatie de M. Buchanan est assez élastique et a une double face : elle présente une face pacifique à l’Europe, et en même temps elle réserve bien des éventualités qui peuvent rendre aux États-Unis la pleine liberté de leur ambition.

Quant à la politique intérieure, M. Buchanan ne dissimule pas sa pensée sur la plus grave et la plus dangereuse question qui s’agite aux États-Unis, celle de l’esclavage. Selon lui, l’esclavage, d’après la constitution même, est hors de la portée de tout pouvoir humain, sauf celui des états chez lesquels il existe : c’est un fait légal, reconnu, consacré. Les territoires qui aspirent à devenir des états sont absolument maîtres de maintenir l’esclavage en dehors de toute prescription contraire ; mais en même temps le nouveau président proteste contre toute tendance de division et de séparation entre le nord et le sud. Or le difficile est de concilier ces deux choses, car l’esclavage, c’est justement ce qui divise le nord et le sud, ce qui peut à un moment donné mettre en péril l’intégrité de l’Union. Un fait récent indique du reste assez clairement où en est cette question de l’esclavage aux États-Unis : c’est un arrêt de la cour suprême de Washington, qui vient de décider comme principe incontestable qu’un homme de couleur, esclave ou libre, ne peut être citoyen des États-Unis, que le compromis du Missouri de 1820 était un acte inconstitutionnel, que les maîtres d’esclaves ont le droit de les emmener dans les états où l’esclavage n’existe pas sans que leur condition légale soit changée, que le congrès n’a aucun pouvoir de réglementer la question de l’esclavage dans les territoires. Ce sont là les principes qui dominent aujourd’hui au-delà de l’Atlantique, ce qui n’empêche pas M. Buchanan de déclarer que toutes les populations annexées aux États-Unis ont joui heureusement, sous la bannière américaine, de tous les bienfaits de la vie civile et religieuse. L’agitation causée par l’esclavage peut s’assoupir un moment ; elle se réveillera à coup sûr, elle remettra aux prises le nord et le sud. Chose bizarre, et qui prouve à quel point on peut abuser des mots : c’est sous le prétexte de la liberté des états qu’on travaille à l’extension de l’esclavage ! Cette terrible question deviendra tôt ou tard l’épreuve décisive pour la grandeur de l’Union américaine, comme elle est déjà une épreuve pour la moralité de sa politique. CH. DE MAZADE.



Théâtre-Français. — La Fiammina

La Fiammina vient d’obtenir un éclatant succès. Les femmes pleurent, les hommes s’attendrissent sans pleurer, mais sans protester contre les larmes dont ils sont témoins. La Fiammina est-elle donc un ouvrage vraiment digne d’admiration ? tiendra-t-elle une place considérable dans l’histoire de notre théâtre ? Je voudrais pouvoir le croire, afin de m’en réjouir ; mais, à moins de renoncer à tous les principes que j’ai soutenus depuis que je tiens une plume, je suis obligé d’avouer que la Fiammina, prônée comme un chef-d’œuvre, célébrée sur tous les tons comme une inspiration inattendue, n’a rien à démêler avec le mouvement littéraire de notre temps. C’est une pièce qui ne manque assurément pas d’intérêt, et ce mérite vaut bien la peine qu’on s’y arrête ; mais l’intérêt repose sur la donnée plutôt que sur les développemens. Or chacun sait qu’une donnée appartient à tout le monde, et que les développemens seuls n’appartiennent qu’au poète. On représente tous les ans sur nos théâtres de boulevard des pièces tout aussi intéressantes que la Fiammina, et autour desquelles il ne se fait pas tant de bruit. La Fiammina, représentée sur la scène où se représentent les œuvres de Corneille et de Molière, fait illusion à ceux qui prennent les émotions dramatiques pour un simple délassement, et ne s’inquiètent pas de la violation ou du respect des conditions imposées à la poésie. Il me semble utile de réduire à sa juste valeur l’engouement de la foule, et, pour qu’on ne m’accuse pas de céder au besoin de me singulariser, je veux déduire en quelques mots les motifs de mon opinion.

La donnée de la Fiammina est parfaitement vraie. Une comédienne qui abandonne son mari, son enfant au berceau, pour se livrer tout entière aux entraînemens de la vie de théâtre, pour s’enivrer d’applaudissemens et dominer sans pitié tous les hommes qui vivent par la vanité bien plus que par le cœur, une comédienne qui oublie tous ses devoirs et toutes les joies de la famille pour n’écouter que l’es battemens de mains et compter les couronnes que lui jette la foule idolâtre, s’expose à de rudes châtimens. Le monde, qui semble d’abord lui pardonner, se venge tôt ou tard du mépris des lois sociales. Si le monde se tait, elle trouve dans l’enfant qui a vécu loin d’elle la plus terrible expiation de sa faute, car la mère qui abandonne son enfant pour courir les aventures n’a pas même le droit de se plaindre quand il détourne ses regards en passant devant elle, quand il refuse de la reconnaître pour sa mère. Ce n’est là cependant qu’une donnée, et pour en tirer un poème dramatique, il faut quelque chose de plus que des souvenirs précis et fidèles.

M. Mario Uchard, l’auteur de la Fiammina, ne s’est pas mis en frais d’invention. Il a compté sur la puissance du sentiment maternel, et le succès a justifié son attente. M. Uchard s’abuserait pourtant s’il croyait avoir conquis le droit de bourgeoisie dans la cité dramatique. Les ressorts qu’il a mis en œuvre ne révèlent pas chez lui une imagination très active. Personnages et incidens n’ont rien d’original. Daniel Lambert, le mari de la Fiammina, qui vit seul avec son fils Henri depuis vingt ans, n’est pas dessiné avec une grande vigueur. Les joies de la gloire semblent avoir imposé silence à ses chagrins domestiques. Il songe à son Macbeth, à sa Bataille de Pharsale, deux tableaux admirables que nous ne voyons pas, et qui sont le sujet de toutes les conversations. Henri Lambert préfère Macbeth, tout en louant Jules César. L’entretien de Daniel et d’Henri se recommande par un air de vétusté. Le fils regrette les querelles ardentes des classiques et des romantiques ; le père, attiédi par l’âge, promet à Henri une renommée retentissante, pourvu qu’il étudie les grands modèles. Sous la forme d’un conseil bienveillant, il lui donne une leçon de littérature. Lord Dudley, qui a entendu parler de la Bataille de Pharsale, je veux dire du tableau de Daniel Lambert, sollicite la faveur de visiter son atelier. Nous avons devant nous l’amant et le mari de la Fiammina, qui se voient pour la première fois et ne connaissent pas leur position mutuelle. Lord Dudley, après avoir admiré l’œuvre de Daniel, tire de sa poche une miniature, le portrait de la Fiammina, et demande au mari de sa maîtresse s’il consentirait à peindre un portrait de grandeur naturelle d’après cette miniature. Il offre d’ailleurs de lui faire voir le modèle, sans que le modèle en soit instruit. Daniel refuse, et lord Dudley se retire très étonné de son échec, car pour le prix du portrait il se mettait à la discrétion de Daniel.

La Fiammina est à Paris et chante au Théâtre-Italien. Nous retrouvons Daniel à Auteuil chez Duchâteau, dilettante passionné, entre lord Dudley et la Fiammina. Henri, instruit par son père du nom et de la condition de sa mère, la voit, l’écoute sans lui parler. Il aime Laure Duvhâteau, et le mariage est à peu près arrangé quand le vieux dilettante, en apprenant les fredaines de la Fiammina, retire sa promesse. Henri Lambert, qui la veille, pendant la représentation de la Norma, a provoqué un de ses voisins pour une épithète offensante appliquée à sa mère, et qui a vu son cartel refusé dès qu’il a livré son nom, comprend alors qu’il n’a qu’un homme à tuer, l’amant de sa mère, pour laver son déshonneur et celui de son père. Il demande un rendez-vous à lord Dudley, et l’amant de la Fiammina, qui se méprend sur l’objet de sa visite, lui dit qu’il l’attendra le lendemain chez lui. Il se fait une fête de lui montrer sa galerie. La Fiammina est seule au logis quand arrive Henri ; elle ne sait pas que son fils la connaît, et le complimente sur ses débuts poétiques, comme si elle n’avait pas devant elle son juge et son châtiment. Elle espère, en le flattant, provoquer ses confidences. Déçue dans son espérance, elle laisse Henri seul avec lord Dudley. L’amant n’accepte pas la provocation du fils de sa maîtresse. Henri, pour le forcer à se battre, le menace de l’insulter publiquement. Le duel serait inévitable, si la Fiammina ne venait se jeter aux pieds de son mari pour conjurer cette terrible catastrophe. Daniel et Henri lui pardonnent ; elle promet de quitter la France, d’aller s’ensevelir dans un couvent ; Henri épouse Laure, et les femmes affligées se consolent en écoutant cet heureux dénoûment.

Je ne dois pas oublier deux rôles épisodiques dont l’utilité ne m’est pas démontrée, Mme de Barni et le fils de Duchâteau. Mme de Barni s’étonne d’aimer son mari, et parle de ses trois enfans pour vanter sa fécondité. Quant au camarade d’Henri Lambert, il traite son père avec une familiarité qui va jusqu’à l’impertinence ; il fait de lui son plastron, et donne le signal du rire dès qu’il a lancé un trait qu’il croit spirituel.

Cependant l’œuvre de M. Uchard, quoique vulgaire dans ses développemens, serait acceptée sans répugnance par les hommes lettrés, si l’auteur prenait quelque souci de notre langue ; mais il la traite avec un sans-façon qui nous surprend à bon droit. Henri dit à Daniel : « Ce récit m’a vivement impressionné. » Sur la scène où se récitent les vers de Cinna et du Misanthrope, ce barbarisme n’est pas à sa place : il faut le renvoyer à l’Ambigu, où la langue est comptée pour rien. La Fiammina évoque le bruit sur ses pas. Jusqu’à présent nous avions cru qu’on évoquait le passé : il paraît que nous étions dans l’erreur ; On dira bientôt qu’un cheval évoque la poussière. Et quand la langue n’est pas offensée dans la Fiammina, il nous arrive de rencontrer des vérités tellement vraies, qu’elles nous étonnent par leur évidence comme nous étonnerait le paradoxe le plus singulier. Daniel dit à sa femme : « Je ne vous adresse aucun reproche. Le jour où vous avez repris votre liberté, vous êtes redevenue maîtresse de vos actions. » Je le crois bien, tout le monde le croit, et Daniel abuse de l’évidence. Lord Dudley rappelle à sa maîtresse qu’il l’aurait épousée, si d’autres liens ne se fussent opposés à leur union. Quelle charmante naïveté ! La Fiammina aurait le cœur bien dur, si elle n’était attendrie par cet ingénieux aveu. Au boulevard, toutes les paroles que je relève passeraient inaperçues ; mais la Fiammina est écoutée, applaudie au Théâtre-Français comme une œuvre littéraire, et tous ceux qui prennent encore quelque souci de l’art dramatique doivent dire sans détour ce qu’ils pensent de la Fiammina. Le succès n’efface ni les barbarismes ni les naïvetés. gustave planche.