Chronique de la quinzaine - 31 mars 1853

Chronique no 503
31 mars 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mars 1853.

De toute manière, il faut donc que l’attention publique, en certains momens, se concentre sur un point et s’absorbe dans une inquiétude, dans l’attente de quelqu’un de ces événemens qui dominent tous les autres et résument une situation. Quand ce n’est point à l’intérieur, c’est à l’extérieur ; quand ce n’est point une de ces secousses révolutionnaires qui mettent en doute l’ordre général des sociétés, c’est un de ces incidens qui viennent mettre à l’épreuve la fragilité de la paix et de l’équilibre occidental. Un courrier qui arrive avec un message imprévu va faire osciller la Bourse, ce thermomètre des émotions, des espérances, des perplexités, et souvent des crédulités de l’opinion. Quelle est la préoccupation unique sous l’empire de laquelle tout le monde a vécu depuis quelques jours en Europe ? On le sait déjà, c’est la préoccupation de l’affaire d’Orient et du caractère nouveau qu’elle a semblé prendre tout à coup par la mission du prince Menschikoff à Constantinople. Ce point noir qu’on pouvait voir, dans ces derniers temps, monter à l’horizon, s’est soudainement transformé en un nuage presque menaçant. Les nouvelles étaient attendues chaque matin avec anxiété. Quel était le secret de cette mission extraordinaire du représentant du tzar ? Sous une forme ou sous l’autre, le prince Menschikoff ne portait-il point la parole suprême de déchéance pour l’empire ottoman ? L’anniversaire de la prise de Constantinople par les Turcs n’allait-il pas voir finir, à cinq siècles de distance, la domination de cette race toujours campée en Europe, selon l’expression de M. de Bonald ? Quelle serait l’attitude des autres puissances ? La flotte russe, en cinglant de Sébastopol, n’allait-elle point se rencontrer avec la flotte anglaise mandée de Malte, et avec les vaisseaux français partis de Toulon ? On va loin dans cette voie. Qu’il y ait eu dans tous ces récits, dans toutes ces hypothèses, des exagérations singulières, on n’en saurait douter, on ne peut même s’en étonner, d’abord parce qu’il est dans la nature de cette affaire, par les complications et le mystère qui l’environnent, d’éveiller les suppositions, les conjectures, les commentaires de toute sorte, ensuite parce qu’il n’est rien de tel que de ne point savoir le vrai des choses pour tout imaginer ; mais la part de l’exagération convenablement faite, il n’en subsiste pas moins un fond très réel, il n’en reste pas moins un intérêt de premier ordre qui survit aux émotions passagères. Tout ce qui peut ramener la mission du prince Menschikoff à des proportions plus simples, tous les arrangemens dictés par le désir et le besoin de la paix, ne sauraient empêcher qu’il ne s’agite là cette question redoutable du démembrement plus ou moins lointain d’un empire, et d’un déplacement profond dans l’influence et la situation réciproques des puissances occidentales. Depuis plus d’un demi-siècle que cette question est née pour L’Europe, et qu’elle se représente périodiquement, on peut dire que chaque fois elle prend un aspect plus décisif et plus menaçant. Chose bien simple : plus on va, plus les faits se précipitent, plus la dissolution de l’empire ottoman se manifeste comme une inexorable fatalité, et plus aussi les convoitises se pressent et les ambitions se dessinent, il est des momens où cette question semble s’assoupir ; il en est d’autres où il suffit d’un souffle pour la réveiller et la montrer dans ce qu’elle a de saisissant et de formidable.

Autant qu’on en puisse juger, quelle était en réalité la véritable nature des complications récentes, et comment sont-elles nées ? Le point de départ, ou plutôt le prétexte, semble avoir été ce qu’on a nommé la question des lieux saints. Les réclamations de la France étaient certes on ne peut plus simples ; elles se fondaient sur des stipulations formelles, sur des traités qui datent de plus d’un siècle, pour revendiquer un droit sur quelques sanctuaires de la Terre-Sainte. Les réclamations n’allaient pas même à la limite du droit, et on peut ajouter que les concessions du gouvernement turc sont loin d’avoir atteint la limite des réclamations. Dans tous les cas, ce n’est point sérieusement que la France eût pu être soupçonnée de préméditations usurpatrices ; mais c’était assez pour qu’à côté de l’influence latine faisant un effort pour renaître, l’influence grecque, bien autrement active, bien autrement prépondérante, cherchât à se faire sentir parmi les populations chrétiennes de l’Orient. De là, pour la Turquie, une série d’inextricables embarras. Dans ces derniers temps, ç’a été un autre incident à l’occasion du Monténégro, que le gouvernement turc avait fait maladroitement envahir par son armée. L’Autriche a choisi ce moment pour faire parvenir à Constantinople un ensemble de réclamations par lesquelles elle demandait l’évacuation du Monténégro par les troupes turques, l’internement de tous les réfugiés et des renégats, des indemnités pour des sujets autrichiens lésés dans leurs intérêts, la possession de deux ports dans l’Adriatique, la répression de sévices exercés contre des chrétiens de la Bosnie. Il pouvait y avoir de la justice, dans plus d’un grief de l’Autriche ; mais la mission du comte de Leiningen ne laissait point que d’être étrange. Ce n’était point une négociation, c’était une sommation sans réplique, un ultimatum hautain. Le divan n’a pu que plier la tête devant la menace, et comme rien ne vient à point à ceux qui tombent, les troupes turques ont réussi encore à se faire mettre en déroute dans leur retraite du Monténégro. Le succès du comte de Leiningen est venu frayer la route à l’envoyé russe. Tout était plus menaçant encore ici, et la qualité du personnage, ministre de la marine du tzar, allié à la famille impériale, et le mystère qui enveloppait sa mission, et l’appareil dans lequel il mettait le pied sur le sol turc. Le prince Menschikoff est arrivé à Constantinople venant de passer en revue un corps d’armée et la flotte russe, accompagné d’un amiral et d’un général, pourvu d’immenses moyens d’action ; une somme considérable, dit-on, est mise à sa disposition en dehors des frais de son ambassade. On n’a point manqué de soulever sur son passage l’enthousiasme des Grecs de Constantinople, de telle sorte qu’on pouvait très certainement se demander quel était le véritable souverain, le sultan ou le représentant du tzar ? Ce qu’il y a à observer en outre, c’est que, par hasard ou autrement, cette mission se trouvait coïncider avec l’absence des ambassadeurs de France et d’Angleterre, le premier acte du prince Menschikoff a été de provoquer la retraite du ministre des affaires étrangères de la Porte. Quant au but réel de sa mission, on n’en sait rien même encore. On a pu présumer tout d’abord seulement qu’il s’agissait de la revendication du protectorat de tous les chrétiens de l’Orient. Or, comme les chrétiens forment une population de onze millions d’âmes en Europe contre moins de trois millions de Turcs ou plutôt de musulmans, il est facile de voir que la véritable puissance dans l’empire allait changer de mains. De là cette subite terreur qui est née à Constantinople et l’émotion qui a gagné l’Europe avant même que l’ultimatum du prince Menschikoff ne fût connu. Quelles sont les conditions que l’envoyé de la Russie est chargé de faire prévaloir ? On ne saurait le dire ; toujours est-il qu’elles ne semblent point aussi extrêmes qu’on l’a pu craindre. Il ne s’agirait plus, assure-t-on, que de la question des lieux saints, et on parle même d’une conférence qui pourrait s’ouvrir à Constantinople. Il resterait alors à se demander comment s’explique la nature extraordinaire de la mission qui a pu à ce point émouvoir l’opinion européenne.

Ce qu’il y a de plus grave en effet, ce n’est point le nombre ou la portée des réclamations du prince Menschikoff, que nous ne connaissons pas et qui peuvent être, en réalité très modérées : c’est le caractère même de cette mission. Indépendamment de tout effet matériel immédiat, la Russie semble avoir voulu surtout produire un effet moral. Elle a voulu en même temps attester sa présence à Constantinople aux yeux des populations orientales et éprouver l’opinion de l’Europe. C’est un de ces coups hardis tentés au milieu de la paix, et sans l’enfreindre en apparence, pour savoir la mesure de ce qu’on peut faire. Qu’importe que la Russie n’aille point en ce moment au bout de sa pensée ? Elle a atteint le seul résultat auquel elle aspirait sans doute : elle a frappé l’imagination publique, elle a tenu pendant quelques jours le monde en face de cette idée de sa présence à Constantinople. Ce qu’il y a de plus sérieux encore, c’est qu’après la mission du prince Menschikoff bien plus qu’après la mission du comte de Leiningen, l’empire ottoman n’est plus qu’un nom, son indépendance n’est plus même une fiction respectée dans un intérêt conservateur, et le malheur est que l’empire turc porte la juste peine de ses vices et de sa corruption. Impuissant à vivre, impuissant à se rajeunir, il se heurte de toutes parts à des impossibilités. Après un demi-siècle d’efforts de l’Europe pour soutenir ce vieil édifice, la Turquie en est encore à se débattre au milieu de la misère, des violences, des révoltes permanentes, de la barbarie, sans même accepter ce qui pourrait rattacher ses intérêts aux intérêts de l’Europe. Puisqu’il en est ainsi, dira-t-on, n’est-il point préférable qu’une puissance plus régulière succède à cette domination inintelligente ? N’est-il point naturel que la Russie, qui vit déjà en communauté de religion avec les populations grecques de l’Orient, tende à les absorber politiquement et à reprendre possession de Sainte-Sophie ? Il est sans doute de l’intérêt de la Russie de le dire : c’est sa politique et son ambition de prédominer en Orient. Aller à Constantinople est une sorte de vocation pour elle, comme on dit dans un certain langage mystique, et c’est une vocation très compréhensible. Il y en aurait bien d’autres de ce genre dans le monde ; mais la question est de savoir si l’Europe peut voir tranquillement les progrès de cette formidable puissance, dont la disproportion est déjà si notoire avec celle des autres états, dont la protection est un péril pour ceux-là mêmes qui ont à l’invoquer. C’est à l’Autriche, qui semble seconder la Russie, de réfléchir sur cette situation et de se demander si, après s’être montré comme le pape grec à Constantinople, le tzar ne peut pas agir quelque jour en empereur slave vis-à-vis des Slaves autrichiens.

D’ailleurs ne se fait-on pas quelque illusion lorsqu’on représente l’empereur de Russie comme exerçant une influence religieuse souveraine sur tout le monde chrétien de l’Orient ? Le tzar est-il aussi unanimement qu’on le dit salué pape par toutes ces populations ? Il y a au contraire parmi elles une tendance, manifestée par plus d’un fait, à se soustraire à un sceptre religieux unique. La vérité est que ces populations ont besoin de protection vis-à-vis de la Turquie, et qu’elles se rattachent à qui les défend. Elles se rattacheraient à la France et à l’Angleterre, si celles-ci les protégeaient, ce qui ne veut point dire que la France ait aucune conquête à méditer de ce côté ; cela veut dire qu’une question de ce genre, quand elle se pose, n’est la propriété d’aucune puissance en particulier : sa solution appartient à l’Europe tout entière agissant en commun. S’il y a quelque chose de remarquable dans ces complications, c’est l’attitude de l’Angleterre. Si l’Angleterre prend déjà son parti des desseins de la Russie, nous sommes un peu loin du temps où le glorieux Pitt disait qu’il ne fallait pas faire à un homme l’honneur d’entrer en discussion avec lui dès qu’il mettait en doute l’indépendance de Constantinople. Si elle sait ce qu’elle fait, comme cela n’est point douteux, si elle a d’avance marqué ce qu’elle considère comme une satisfaction suffisante à ses intérêts, c’est une raison de plus pour la France de ne point régler absolument sa politique, sur la politique anglaise. Et cependant il est très vrai que l’union des deux pays est la plus forte garantie de la paix de l’Europe aujourd’hui. Il y aurait un intérêt de premier ordre, en face de ces questions redoutables qui surgissent, dans cette unité de vues et de politique dont parlait récemment l’empereur en répondant à une députation de la Cité de Londres chargée de lui remettre une adresse très pacifique signée par quatre mille négocians anglais : manifestation singulière de la part du commerce britannique, surtout dans un moment comme celui-ci, au lendemain même de l’émotion causée par l’affaire d’Orient !

Voilà donc une des difficultés qui ont un moment plané sur l’Europe en ces quelques jours que nous venons de traverser. Cette complication est entrée aujourd’hui, nous le disions, dans une voie nouvelle, voie de pacification et de conférences où la France a très certainement une politique à maintenir et à sauvegarder. Son influence extérieure y est attachée, et par là c’est sa situation dans le monde qui est en jeu. Quant à l’intérieur, là aussi il est évidemment des questions qui, par les intérêts auxquels elles touchent, par le retentissement qu’elles ont dans les esprits et dans les consciences, s’élèvent naturellement au-dessus de toutes les autres. On sait les incidens récemment survenus dans ce qu’on pourrait appeler notre état religieux. Condamnation prononcée par M. l’archevêque de Paris contre un journal, recours devant le saint-siège, débats irritans au sein de l’épiscopat lui-même, conflits d’opinions et de tendances, tout cela est aujourd’hui soumis à l’autorité du souverain pontife, qui vient de nommer une commission composée de plusieurs prélats, parmi lesquels se trouve le cardinal Antonelli, pour émettre un jugement sur le journal l’Univers. Si ces démêlés ont une importance réelle au fond, c’est surtout par la situation qu’ils caractérisent, par les tendances qu’ils révèlent, par tout un mouvement dont ils sont l’expression, mouvement bien plus profond que des polémiques sans durée, et qui touche parfois aux conditions les plus vitales, les plus essentielles de la société. Il s’est produit dans ces derniers temps assez de symptômes de ce travail singulier et ardent ; mais la question religieuse vient de prendre une face nouvelle dans un débat qui s’est ouvert récemment. Il ne s’agirait de rien moins que d’un changement radical dans une des dispositions fondamentales de notre droit civil concernant le mariage. C’est M. Sauzet qui livre cette pensée à la discussion dans une brochure publiée sous le titre de Réflexions sur le mariage civil et le mariage religieux en France et en Italie. L’honorable ancien président de la chambre des députés fait aujourd’hui avec une brochure le bruit qu’il n’a point fait le 24 février ; il profite des loisirs qu’il a contribué à se créer, comme, bien d’autres, dans ce terrible vide fait devant une poignée de révolutionnaires, pour rechercher en Italie les réformes dont nos lois sont susceptibles. On sait quelle est aujourd’hui la législation française : elle institue le mariage civil en dehors de toute consécration religieuse ; elle ne prescrit rien même à l’égard de celle-ci, elle en est simplement indépendante. Elle repose sur deux principes, la séparation des pouvoirs et la liberté de conscience. D’une part, la société règle par son autorité propre un des actes les plus importans de la vie civile ; de l’autre, elle laisse à chacun le soin de faire consacrer religieusement son union. Faut-il maintenant changer cette législation en subordonnant le mariage civil au mariage religieux et en rendant celui-ci obligatoire ? La société le doit-elle, et cela est-il utile à la religion elle-même ? En outre, une longue pratique de la législation actuelle fait-elle éclater manifestement la nécessité de cette réforme ? Ce sont là malheureusement des points trop peu approfondis dans la brochure de M. Sauzet. Quand la loi civile règle un acte comme le mariage, quel est son devoir à l’égard de la loi religieuse ? Elle lui doit de ne point être une infraction essentielle au principe, religieux du mariage. Or ce principe, c’est incontestablement l’indissolubilité, et cette indissolubilité est inscrite dans la loi française. L’indissolubilité est comme le trait d’union des deux mariages, aujourd’hui indépendans l’un de l’autre ; c’est leur caractère commun. D’ailleurs la jurisprudence, les mœurs, ne viennent-elles pas perpétuellement à l’appui de cette puissance mystérieuse que le principe religieux exerce sur la loi civile sans l’asservir. Aucun article du code n’interdit le mariage des prêtres, et cependant la jurisprudence ne le sanctionne pas. Qu’on observe les mœurs d’un autre côté : existe-t-il beaucoup de mariages purement civils ? Les indifférens eux-mêmes ne viennent-ils pas réclamer la sanction de l’église ? Nous savons bien que M. Sauzet tire justement de là un argument : il montre la loi muette, dépourvue de toute pensée d’une sanction divine, et les mœurs au contraire invinciblement soumises à cette prescription universelle du mariage religieux, d’où il conclut que la loi n’est point l’expression des mœurs. Mais en réalité ceci n’est que spécieux ; quand on juge de plus haut la loi, la jurisprudence, les mœurs, tout cela se complète et se confond pour donner la mesure de ce qu’est une institution dans une société bien organisée, et nous avons le droit de dire que dans la société française le mariage, tel qu’il existe, tel qu’il ressort des mœurs, de la loi, de la jurisprudence, n’est nullement en contradiction avec le principe religieux.

La loi civile est indépendante, avons-nous dit, de la loi religieuse, voilà tout, et elle ne peut être autre chose dans une société où la liberté des cultes existe. Quand on dit qu’elle est athée, pense-t-on qu’on l’aurait beaucoup améliorée lorsque, par l’obligation du mariage religieux, elle se trouverait faire tour à tour profession de catholicisme, de protestantisme, de judaïsme ? N’est-ce point alors qu’elle pourrait être justement suspecte par cette promiscuité de tous les cultes ? Mais ceci n’est encore qu’un inconvénient. M. Sauzet et M. de Vatimesnil, qui s’est fait l’appui de cette proposition, sont assurément d’habiles jurisconsultes : ont-ils réfléchi cependant aux innombrables difficultés qui pouvaient naître de cette confusion nouvelle du droit civil et du droit religieux ? Quand ces difficultés se présenteront, qui aura qualité pour les résoudre ? Sera-ce l’autorité religieuse ? Mais alors c’est une révolution complète dans le principe même du droit moderne ; la vie civile passe tout entière dans le domaine religieux. Sera-ce une autorité laïque, un tribunal ? Mais de quel droit le magistral se fera-t-il juge des motifs que le prêtre puise dans sa conscience, ou dans le droit ecclésiastique, pour refuser, par exemple, la consécration religieuse à un mariage ? Et s’il le fait, nous aurons alors des mariages bénis par autorité de justice ; nous reviendrons au dernier siècle, où le parlement décrétait de prise de corps le curé de Saint-Étienne-du-Mont pour refus de sacrement à un janséniste. M. Sauzet pense-t-il que cette législation des Deux-Siciles, qu’il propose pour modèle à la France, soit elle-même sans inconvéniens, qu’elle ne contienne le germe d’aucune de ces complications dont mais parlons ? La loi napolitaine, en effet, ne reconnaît la validité de l’acte civil que s’il est suivi du mariage religieux ; d’un autre côté, le mariage religieux n’a d’effets civils que s’il a été précédé des actes légaux devant l’autorité civile ; cela semble assez simple. Qu’en est-il résulté cependant ? C’est que dans bien des cas, soit par l’influence prépondérante de l’église, soit par tout autre motif, les formalités civiles ont été négligées, la bénédiction du prêtre a seule consacré les alliances, et il s’est trouvé une infinité de mariages religieux qui n’avaient point d’effets civils. Si le sort de la femme mariée civilement, et que son mari refuse de conduire à l’église, est digne de pitié, comme le dit M. Sauzet dans des pages un peu élégiaques pour une semblable matière, n’est-il point aussi étrange que des enfans, par exemple, puissent être privés des bénéfices civils du mariage pourtant légitime et indissoluble de leurs parens ? Ce que nous disons ici, au surplus, n’est nullement pour critiquer une législation qui peut, sans nul doute, avoir sa valeur à Naples, et qui est, dans tous les cas, un honorable essai de conciliation ; c’est seulement pour montrer quelles difficultés peuvent découler de ces confusions de juridictions. Le souverain mérite de la législation française, c’est d’avoir tranché les difficultés en proclamant, non pas, comme on le dit, l’hostilité du pouvoir civil et du pouvoir religieux, mais leur indépendance. Qu’en est-il résulté. L’état de paix qui règne depuis un demi-siècle. Il n’est point de pays peut-être où, tout considéré, une législation fonctionne plus aisément, et où il se soit établi plus de régularité dans la manière dont s’accomplissent les mariages. Est-ce donc le moment de réveiller ces questions redoutables qui remettent aux prises les deux droits en confondant de nouveau leurs domaines, aujourd’hui distincte ? Là où le mariage religieux existe seul, rien n’est plus prudent et plus sage que de le respecter, ou du moins de n’agir qu’avec des ménagemens infinis et par voie de bonne intelligence avec l’autorité religieuse. Il y a la même prudence et la même sagesse à ne point soulever ces questions là où elles n’existent plus. Quant à l’église, nous doutons qu’elle trouvât un grand avantage dans cette transformation de notre droit civil. Elle y perdrait certainement de sa liberté et de son indépendance, et peut-être risquerait-elle de voir disparaître dans des réactions nouvelles les fruits des retours qui s’opèrent de notre temps dans les âmes vers les idées religieuses et morales. M. Sauzet et M. de Vatimesnil n’ont peut-être pas été assez heureux dans l’appui qu’ils ont prêté à leurs causes respectives dans l’ordre politique pour que l’église se fie absolument à leur direction.

C’est un des caractères du moment où nous vivons. De telles questions peuvent se produire dans les livres, dans les brochures, dans la presse ; elles sont parfois dans l’air sans qu’on sache d’où elles viennent ; elles ne s’agitent point dans les corps délibérans, dont le rôle est strictement tracé et se maintient dans les limites des travaux qui leur sont soumis. Le corps législatif est depuis bientôt deux mois à l’œuvre. On ne peut dire cependant que la session ait été jusqu’ici très laborieuse ; les discussions sont en petit nombre, les projets abondent peu, et comme l’initiative individuelle ne vient plus remplir et animer les intervalles, il s’ensuit un certain calme habituel qui n’est guère propre à attirer l’attention publique. Hier encore, le corps législatif était absorbé par la fête qu’il donnait à l’empereur et à l’impératrice, suivant l’exemple du sénat. Aujourd’hui voici la plus grave affaire de la session, le budget de 1854. Le projet de budget a été en effet présenté au corps législatif ces derniers jours, et son principal intérêt réside dans un fait saillant annoncé depuis quelque temps déjà, — l’équilibre entre les recettes et les dépenses. Les recettes sont évaluées à 1,520,630,572 francs, et les dépenses s’élèvent à 1,519,250,942 francs. Il y aurait donc un excédant de 1,388,630, si rien ne vient déranger les combinaisons financières, du gouvernement. Malheureusement il y a toujours l’imprévu, — Imprévu en moins dans les recettes et en plus dans les dépenses. Le rapport du conseil d’état fait lui-même mention d’une mesure qui pourrait moduler cet équilibre, si laborieusement obtenu, Si elle se réalisait en 1854 : c’est l’établissement des ligues de navigation transatlantique. Dans son ensemble, au reste, le budget de 1854 se rapproche de celui de 1853 ; seulement les recettes y sont portées avec une augmentation de 69 millions que le gouvernement attend du mouvement naturel de la richesse publique. Quant aux dépenses, la principale économie provient de la réduction de l’armée, qui est de 50,000 bommes ; il en résulte une diminution de prés de 20 millions dans le budget de la guerre. D’un autre côté, le budget du ministère des travaux publics s’élève de 19 millions, appliqués à l’établissement de lignes de fer, à des garanties d’intérêt ou à des subventions en faveur des compagnies. Le corps législatif est maintenant saisi de ce projet. C’est la fortune de la France qu’il a sous les yeux résumée en quelques chiffres. On a parlé de quelques réductions nouvelles de dépenses qu’il pourrait proposer. Quelque restreintes que soient ses prérogatives par la manière dont le budget est voté et par les formalités sévères dont ses discussions et ses propositions sont entourées, c’est cependant son droit et sa mission naturelle de porter une attentive investigation sur tous les élémens de notre situation financière. Si le gouvernement a l’administration publique, dans toute sa plénitude et dans toutes ses branches, le corps législatif a le contrôle de nos finances ; et même, après la longue élaboration du conseil d’état, il lui reste son œuvre à accomplir, œuvre ingrate peut-être, mais sérieuse encore.

Du reste, pourquoi se le dissimuler ? Ce n’est point au corps législatif qu’on peut aller chercher aujourd’hui l’animation et la vie. Nous la montrions tout à l’heure dans une discussion élevée en dehors de toute assemblée politique et touchant aux plus intimes conditions de la société moderne. C’est dans des discussions semblables, c’est dans tous les incidens de la vie intellectuelle que se reflète le mieux sans doute le mouvement contemporain.

Il est dans la destinée de cette vie de l’intelligence de chercher toujours à renaître de tous les côtés, de garder son attrait à travers tous les mécomptes. Quand on la croit épuisée, elle se rajeunit, elle si multiplie, elle s’alimente à toutes les sources et prend toutes les formes, — poésie, critique, histoire des choses littéraires, œuvres de théâtre. Que devient la poésie particulièrement ? Rien ne serait plus curieux que de suivre la poésie depuis vingt ans, de voir comment finit un règne poétique plein de promesses et d’éclat, comment tous ces domaines fécondés par des génies ou des esprits éminens se morcelant, comment à l’inspiration débordante et assurée succèdent les tâtonnemens et l’incertitude : période singulière, toute remplie d’imitations, de tentatives artificielles, de recherches ardentes, pour retrouver la nouveauté. Bien des influences se sont fait jour depuis vingt ans dans la poésie et ont eu leur moment de règne. Au milieu de ce travail, n’aperçoit-on pas comme une tendance qui se dessine et suit son cours, une sorte de retour vers l’antiquité, — retour qui a produit plus d’un essai, et qui a eu son influence même au théâtre ? C’est à cette tendance qu’appartient un livre qui a paru sous ce titre : Poèmes antiques. Chose à remarquer, voici un petit volume qui est arrivé lentement, mystérieusement à une sorte de succès, non pas à un de ces succès qui font lire un livre par la foule, mais à ce succès, plus cher aux esprits distingués, qui reste dans un cercle choisi. Comment un ouvrage inconnu prend-il droit de cité dans le monde littéraire ? Qui pourrait le dire ? Qui sait tous les mystères de cette variable fortune qui préside à la vie intellectuelle ? Toujours est-il que les Poèmes antiques ont trouvé subitement cet accueil sympathique réservé à ce qui porte un certain signe de distinction. Les vers de M. Leconte de Lisle le méritent en effet, il y a ce goût et cet amour de l’antiquité qui donnent toujours un charme si rare à la poésie. On sent, dans les poèmes d’Héléne, de Niobé comme un souffle d’André Chénier mêle au souffle plus moderne de M. de Laprade. Les Poèmes antiques, s’il faut le dire, contiennent deux choses assez distinctes : il y a les vers, qui ont de l’élévation, une certaine grâce puissante, et il y a un véritable manifeste poétique. Le manifeste, à notre sens, gâte les vers, en poussant à l’excès le culte de l’antiquité, et en en faisant une théorie absolue et exclusive. Aux yeux de l’auteur, le monde, intellectuel est en pleine décadence depuis que la pensée antique s’est éclipsée. L’inspiration chrétienne est barbare. Dante, Shakspeare, Milton, sont barbares dans leur langue comme dans leurs conceptions. C’est beaucoup de penser ces choses, c’est encore plus de le dire, et il serait certes très périlleux pour l’auteur de s’y attacher. C’est alors qu’il aboutirait véritablement à un archaïsme inutile et infécond. Il est des sentimens, des instincts de l’âme humaine, que l’antiquité a exprimés d’une manière enchanteresse, et que la poésie peut exprimer encore. Dans l’expression de ces sentimens et de ces instincts, le génie antique peut servir de modèle ; mais il y a aussi toute cette vie morale, intime, mystérieuse, pleine de puissance, que l’antiquité n’a point connue, qui est le propre de la civilisation chrétienne, et qui est une des plus profondes sources où puisse s’alimenter la poésie. Que serait autrement la poésie, si elle s’enveloppait à ce point dans sa robe de lin, si elle se retranchait en quelque sorte de son temps ? Le moindre inconvénient d’une tentative de ce genre serait de rester isolée, sans écho, au milieu du mouvement universel, éclatant, varié, de la vie moderne.

La littérature, après tout, n’est point l’expression du passé ; elle est l’expression du présent, et elle y peut trouver, à coup sûr, de faciles élémens de succès. Voyez encore aujourd’hui : tandis que M. Émile Augier livre à la scène une comédie pleine de finesse. M. Jules Janin publie toute une Histoire de la Littérature dramatique. Un des mérites de M. Janin, c’est d’être resté invariablement un homme de lettres, d’avoir toujours adoré ces choses adorables de l’esprit, de l’éloquence et de l’imagination. Nature rare, bien faite pour notre siècle, où il ne faut pas s’amuser à penser longtemps et où le plus prodigue de verve et de style élégant est le plus renommé, M. Janin a vécu ainsi vingt-cinq ans, ne sachant trop où il allait peut-être, mais allant droit devant lui, voyageant à travers tous les pays de, l’imagination et racontant chaque lundi les victoires et les défaites du théâtre, sans oublier ce qui n’était point du théâtre. Voilà pourquoi, en fin de compte, ces pages qu’il recueille aujourd’hui sont de véritables mémoires littéraires. C’est comme le miroir où se réfléchit toute une époque avec ses succès d’une semaine, ses enthousiasmes d’un soir, ses caprices, ses impressions, ses entraînemens et ses étrangetés même parfois. Si l’époque n’est pas toujours belle, elle est du moins pleine de vie et de mouvement. Seulement, pourquoi M. Janin donne-t-il à son livre le titre d’Histoire de la Littérature dramatique ! C’est bien plutôt l’histoire de son esprit, vif s’il en fut, brillant, amoureux de l’imprévu, éloquent à ses heures, éloquent parfois à propos de rien et souvent aussi par un juste sentiment des choses. M. Jules Janin a eu d’heureux momens dans sa vie, et, par une coïncidence singulière, c’est surtout au lendemain des révolutions. Ses feuilletons sont alors des polémiques. Après 1830, il poursuit de sa verve tous ces excès de la littérature, toutes ces profanations qui surgissent, cet esprit de vertige qui saccage les églises, brûle les bibliothèques parce qu’elles appartiennent à un archevêque, et traîne les prêtres sur la scène en leur imprimant le sceau du crime et du vice. Après 1848, cette verve, il la retrouve encore toute jeune, toute prête pour défendre l’art, l’esprit, l’éloquence, qui subissent l’injure du socialisme, et pour accompagner aussi d’un mot de respect les royautés fugitives, les malheurs innocens, tout cela à propos de théâtre, a propos de l’œuvre de la veille ou du lendemain. Prenez garde cependant, c’est une nature pleine de caprices et de contrastes. Lisez ces pages où il poursuit la littérature de 1830 ; un instant après, vous le retrouverez défendant cette littérature. Remarquez cet esprit si naturellement clair et facile ; voici que tout à coup il va s’éprendre de quelque œuvre de philosophie progressive et amphigourique, au point de lui dresser des apothéoses dans le même langage dont il parlerait d’un vaudeville nouveau. Pourquoi M. Janin n’est-il pas toujours dans cette voie droite et sûre où il pourrait exercer une si vive influence ? Comme il serait facilement le roi des beaux-esprits de ce temps, s’il citait seulement un peu moins Sénèque, saint Augustin ou Bossuet à propos d’un vaudeville, s’il ne prodiguait pas l’enthousiasme là où il n’y a lieu qu’à une juste et raisonnable estime, et s’il ne tenait pas absolument à avoir l’air de comprendre les philosophies humanitaires, ne fût-ce que par accident ! Ce livre de M. Janin, où se reproduit toute une époque, ne laisse point que d’éveiller parfois quelque tristesse. Que de choses s’y retrouvent, ambitieuses ou frivoles, qui n’ont plus rien de vivant ! Bien des ouvrages n’ont plus même une place, dans la mémoire publique. De ces poètes et de ces auteurs, beaucoup ont disparu de la scène et même du monde. L’époque elle-même s’est évanouie, les gouvernemens s’en sont allés, les régimes se sont succédé ; mais au bout de toutes les déceptions, après les constitutions et les gouvernemens, ce qui survit toujours, c’est cette chose à laquelle croit M. Janin, l’esprit, l’imagination, l’intelligence.

Le propre d’une histoire dramatique ce genre, reflet quotidien de toutes les impressions et tous les faits littéraires, c’est de recommencer sans cesse. On s’est arrêté à un point, et voici un nouveau chapitre à écrire. La toile n’est point tombée sur la comédie de la veille, qu’elle se relève sur la comédie du lendemain. C’est une coïncidence remarquable qui a rassemblé sous nos yeux, dans un court espace, plusieurs œuvres dramatiques bien différentes sans doute, mais où se fait sentir du moins une réelle inspiration littéraire. C’est d’abord Lady Tartufe, œuvre d’un esprit élégant qui a fait une gageure avec l’impossible, qui ne l’a point gagnée très certainement au point de vue, de l’art, mais qui la gagne chaque soir encore devant le public. Puis est venu l’Honneur et l’Argent, sérieuse tentative que la dignité de l’inspiration relève et anime encore plus qu’une grande force comique. Aujourd’hui c’est la comédie de M. Émile Augier, Philiberte, et voici que déjà on voit poindre une œuvre nouvelle de M. Alfred de Musset, — œuvre nouvelle en tout point certainement, — qui s’inspire de la vie d’Auguste, et dont une partie lyrique a été mise en musique par M. Gounod. Quant à la comédie de M. Augier, c’est sur la scène du Gymnase qu’elle s’est produite au milieu du plus vif succès. Quel est le sujet de Philiberte ! C’est une jeune fille qui se croit laide, que tout le monde croit laide, destinée à vivre sans amour comme sans bonheur, et qui se replie en elle-même dans le sentiment de cette situation inférieure que créent tes disgrâces physiques. La réalité est qu’elle est charmante sans s’en douter. Riche d’ailleurs, comment croirait-elle à un attachement qui ne s’adresserait qu’à elle-même ? Aussi elle accable celui qui l’aime réellement de ce soupçon d’une poursuite intéressée ; elle l’humilie, pour s’en repentir ensuite quand elle découvre la pureté de cet amour. Mais est-il temps encore de guérir cette plaie de la fierté blessée dans un jeune cœur ? Cela doit être sans doute dans une honnête comédie. Joignez à cette donnée principale quelques personnages épisodiques, un vieux duc qui traîne dans la vieillesse les légèretés du jeune âge. Et qui veut faire une fin en épousant Phfliberte, — un chevalier qui essaie d’en faire sa maîtresse pour voir si l’amour embellira ce visage, et qui finit aussi par s’enflammer pour la jeune fille ; supposez l’un et l’autre facilement évincés par le jeune homme dont la pensée vit toujours dans le cœur de Philiberte : — telle est la comédie de M. Émile Augier. Nous nous demandons pourquoi l’auteur a placé la scène au XVIIIe siècle, sous le règne de Louis XVI. L’inconvénient, c’est que Philiberte n’est ni une comédie de mœurs ni une comédie anecdotique ; mais c’est une étude délicate et charmante d’une des nuances de la vie sociale et même de la vie humaine. L’action n’est rien dans la comédie de M. Augier, les détails sont tout. L’intérêt est dans la poésie, dans l’observation, dans la délicatesse de l’analyse, dans la grâce vive et rapide du dialogue. Avec moins de force et de gravité, M. Émile Augier a évidemment, bien plus que M. Ponsard, l’instinct de la comédie. Comme ils étaient nés ensemble à la vie littéraire, la fortune les a réunis de nouveau à peu de jours d’intervalle pour obtenir le double succès de l’Honneur et l’Argent et de Philiberte. Au théâtre, comme dans plus d’un autre genre littéraire, c’est une chose à remarquer : les publications se multiplient depuis quelque temps. Est-ce une ébullition passagère ? Est-ce le signe d’un mouvement nouveau ? Il ne faudrait pas même demander ces splendeurs qu’on semblait annoncer récemment. Les Virgiles ne naissent pas tous les jours pour chanter les ordres nouveaux, parce que d’abord les ordres nouveaux ne se reproduisent pas aussi fréquemment qu’on pourrait le croire. Il faut demander seulement à l’esprit de faire un effort pour se guérir des blessures dont il souffre depuis longtemps. Il y a dans l’intelligence recueillie en elle-même, s’assujettissant à une règle, se retrempant dans une inspiration saine, une force qu’on ne soupçonne pas, et qui est le moyen le plus puissant dont notre pays puisse se servir pour rester à la tête de toutes ces nations qu’il a si souvent dirigées, éblouies, fascinées et par malheur aussi souvent égarées.

De toutes les nations dont l’histoire se mêle à celle de la France, la Belgique est celle qui nous touche le plus près sans doute non-seulement par les frontières, mais par les intérêts. On n’a point certainement oublié toutes les questions délicates et un moment épineuses soulevées l’an dernier au sujet des relations commerciales des deux pays. Ces questions n’existent plus heureusement ; mais il restait, comme on sait, des négociations nouvelles à poursuivre pour le règlement définitif des difficultés que l’expiration du traité de 1845 laissait en suspens. Ces négociations, d’abord interrompues par suite du remplacement du ministre de France à Bruxelles, sont sur le point d’être reprises ; elles paraissent même devoir aboutir assez tôt à un résultat pour que le nouveau traité puisse recevoir l’assentiment des chambres belges dans la présente session, qui se termine au mois de juin. C’est, comme on voit, un délai assez court laissé aux négociations que M. His de Butenval dirige au nom de la France. Du reste, la vie politique de la Belgique se poursuit aujourd’hui sans aucune de ces complications particulières qui tiennent tout en suspens ; elle se résume, dans ces derniers temps, en quelques faits qui suffisent à la caractériser. Le premier, sans aucun doute, c’est la prochaine majorité du prince royal de Belgique, et à cette occasion le cabinet belge a proposé aux chambres un projet de dotation de 200,000 francs. C’est le 9 avril que le duc de Brabant atteint l’âge de dix-huit ans, fixé par la constitution. Héritier présomptif du trône, il est aujourd’hui ou il va être du moins en possession de toutes les conditions pour exercer au besoin les prérogatives de la royauté. C’est là sans nul doute une garantie de plus pour la jeune monarchie belge, que le roi Léopold, par sa sagesse, a contribué à affermir à l’issue d’une révolution. Tout récemment encore, le gouvernement belge mettait un terme à une des dernières conséquences de cette révolution par l’établissement officiel de rapports diplomatiques entre la Belgique et la Russie. Ce n’est point qu’au fond l’empereur Nicolas put méconnaître le caractère indépendant du royaume belge, puisqu’il avait été partie intervenante dans la conférence de Londres en 1831 ; mais nul rapport n’avait été établi. La révolution de 1848 et le 2 décembre ont fait ce que dix-huit années n’avaient pu faire ; ces deux événemens ont rapproché les deux gouvernemens. Il était facile de le pressentir l’an dernier, lorsque le cabinet de Bruxelles avait pris des mesures pour que tous les officiers polonais servant dans l’année belge cessassent d’en faire partie. C’était là le premier gage du rétablissement des relations diplomatiques entre Bruxelles et Saint-Pétersbourg. La mesure qui a atteint les officiers polonais date de l’an dernier, disions-nous ; mais elle a donné lieu assez récemment à une proposition parlementaire tendant à appliquer la même règle à tous les officiers d’origine étrangère. C’est un représentant, M. de Perceval, qui a fait cette proposition. Quel en était le sens ? Elle avait trop visiblement pour but d’atteindre des officiers d’origine française, dans un sentiment qu’il est plus facile de deviner que d’expliquer. Peut-être avait-elle encore un sens plus personnel. Toujours est-il que, sur les pressantes sollicitations du cabinet, la chambre ne s’est point associée à cette pensée. Une quasi-unanimité a repoussé la proposition de M. de Perceval, qui était un appel assez inopportun aux susceptibilités nationales. Parmi les actes récens du cabinet de Bruxelles, ce qu’il y aurait enfin à noter, c’est le projet de loi sur la milice, qui a pour résultat une augmentation de l’année et la porte à 100,000 hommes. Nous parlons des incidens en quelque sorte officiels. En dehors de ceci, la situation politique de la Belgique n’a point changé depuis quelques mois. Le cabinet de Bruxelles ne semble point pour le moment menacé dans les chambres, à l’impulsion desquelles au surplus il obéit assez fidèlement. Les partis eux-mêmes, bien que sans changer d’attitude, n’engagent pas de luttes très sérieuses. Il est cependant un point sur lequel le parti catholique commence à se prononcer avec assez de vivacité, c’est la réforme de la loi électorale. La révolution de 1848 avait provoqué une modification de cette loi dans un sens libéral. Le parti catholique veut la modifier aujourd’hui dans un sens, non point anti-libéral essentiellement, puisqu’il en résulterait une augmentation du nombre des électeurs, mais dans un sens qu’il pense devoir lui être plus favorable, en étendant l’électoral dans les campagnes et en plaçant le vote à la commune. Il n’est point impossible que ce ne soit là un des élémens les plus sérieux des prochaines luttes des partis.

La Belgique, dans sa vie politique, dans le choc de ses partis, conserve toujours, dirait-on, quelque chose de cette vivacité, de cette ardeur dans la lutte que nous avons eu si souvent l’occasion de voir éclater en France quand le régime constitutionnel était debout parmi nous, chaque peuple, au surplus, a sa manière d’entendre ce régime, et la Hollande le pratique plus paisiblement. Les états-généraux viennent d’interrompre leurs travaux à La Haye à l’occasion de Pâques. C’est une suspension législative qui doit être de peu de durée ; avant leur séparation, les chambres ont eu le temps d’être saisies du projet de convention entre le gouvernement et la Société de Commerce dont nous avons parlé. Les bases de ce traité sont déjà connues. L’intérêt de la rente que le gouvernement doit à la société, pour l’avance de 10 millions de florins faite par celle-ci, se trouve réduit de 4 à 3 et demi pour 100. Les frais de commission sont diminués. Une certaine quantité de produits coloniaux devront être vendus dans les Indes mêmes. D’un autre côté, la société conserve son monopole jusqu’en 1874. C’est là un des projets qui devront être l’aliment naturel des prochaines discussions législatives. D’ailleurs cette affaire touche à un intérêt de premier ordre pour la Hollande, el qui d’habitude préoccupe vivement l’opinion, nous voulons dire l’état des Indes. Les questions coloniales sont un des élémens de la grandeur et du développement du pays ; elles ont une importance toute simple que mettait de nouveau récemment en lumière une intéressante brochure de M. Cornets de Groot, ancien conseiller des Indes et secrétaire-général du département des colonies. L’auteur se montre partisan d’une réforme modérée, justifiée et nécessitée même par les grandes découvertes modernes de la science et de l’industrie. M. de Groot se déclare également en faveur d’une réforme du système de culture dans les colonies ; il vise à une sorte de terme moyen dans toutes ces questions où le sort des Indes néerlandaises est engagé. On parle aujourd’hui de l’exploitation des mines dans l’île de Célèbes, où, d’après bien des données, il doit exister des gisemens d’or, ce qui ne serait point extraordinaire, d’après les découvertes faites dans l’Australie et à Malacca. Au milieu de ces préoccupations industrielles et commerciales, la Hollande vient de perdre encore un de ses hommes les plus éminens, M. le baron van Zuylen van Nyevelt.

M. le baron van Zuylen van Nyevelt était un des hommes d’état hollandais les plus renommés et les plus connus dans la diplomatie européenne ; il descendait de l’illustre Grotius, et n’avait pas manqué à sa descendance. Il avait commencé sa carrière diplomatique, il y a déjà plus d’un demi-siècle, comme secrétaire d’ambassade à Paris, et avait depuis représenté son pays successivement en Suède et en Espagne. M. van Zuylen se trouvait comme ambassadeur des Pays-Bas à Constantinople en 1827, à l’époque de l’affranchissement de la Grèce, et c’est alors que, chargé simultanément de conduire les négociations suivies par la France, l’Angleterre et la Russie auprès du divan, il attira sur lui l’attention sur son habile et décisive activité. En 1831, il représentait la Hollande à la conférence de Londres. M. van Zuylen van Nyevelt était resté le doyen de la diplomatie hollandaise, qu’il avait honorée autant par ses talens que par ses qualités privées. Plus que septuagénaire, il avait conservé une ardeur et une activité singulières ; quand la mort est venue l’atteindre, il préparait, assure-t-on, une histoire diplomatique de son pays, de 1805 jusqu’à ce jour. C’eût été sans doute une publication curieuse et dont on n’a qu’un fragment, qui a trait aux négociations de la conférence de Londres. La Hollande a le culte de ses hommes éminens, et elle a raison. Un autre vieillard plein de verve et de vigueur, M. van Hall, vient de faire revivre dans un remarquable travail deux jurisconsultes dont le nom a franchi les frontières des Pays-Bas, Meyer et Van der Linden, — l’un auteur d’un ouvrage sur la codification, homme d’un esprit supérieur, éclairant le moyen âge par ses recherches, et découvrant les ressorts des états modernes autant par intuition que par la profondeur de ses investigations ; l’autre également savant et laborieux, mais moins élevé, et dont les travaux judiciaires sur les colonies ont assez de prix pour avoir été traduits en anglais par ordre du gouvernement britannique. Meyer est mort en 1831, Van der Linden en 1835. Déjà plusieurs écrivains hollandais de mérite avaient essayé de caractériser le premier de ces jurisconsultes. M. van Hall s’est servi, dans sa double biographie, des réminiscences d’une longue vie, et en a fait un tableau où les traditions savantes de la Hollande, se trouvent personnifiées dans deux hommes des plus remarquables. Ce n’est point le seul travail de ce genre qui paraisse en Hollande. Un membre de la Société de littérature hollandaise de Leyde, M. Van der Aa, vient de commencer la publication d’un dictionnaire biographique de toutes les illustrations nationales jusqu’à l’époque présente, et l’exactitude des faits s’y mêle à l’abondance des documens. Comme on le voit, dans ce paisible et sage pays, la vie intellectuelle vient se confondre avec la vie commerciale et la vie politique, pour former un ensemble où se décèle toujours le pratique et laborieux esprit hollandais.

Rien ne diffère plus assurément de la vie politique hollandaise que la vie politique telle qu’elle existe dans certains pays du midi de l’Europe. Il y a quelque temps déjà que nous n’avons rien dit de la situation du Portugal ; c’est qu’en réalité celle situation n’a point changé dons ses élémens essentiels. Le fait le plus saillant, c’est toujours la présence du duc de Saldañha au pouvoir. Il est vrai de dire cependant que le vieux duc s’est vu récemment presque menacé dans son existence ministérielle. Le cabinet portugais a sa majorité dans la chambre des députés, il l’a infiniment moins dans la chambre des pairs. Quand est venue, il y a peu de jours, la discussion de l’adresse en réponse au discours de la couronne, il se présentait naturellement une des questions les plus graves, celle de l’approbation des mesures dictatoriales prises l’an dernier par le duc de Saldañha. Le vieux duc voulait que ces mesures fussent approuvées par un vote général ; la chambre des pairs voulait au contraire procéder à un examen détaillé et sanctionner ou blâmer chaque mesure en particulier. Il se manifestait du reste, des symptômes évidens d’opposition. C’est alors qu’un conflit a été sur le point de s’élever. Le duc de Saldañha l’a tranché d’autorité par la nomination de vingt nouveaux pairs. Pendant huit ans de pouvoir, le nombre des nominations faites par le comte de Thomar ne dépassait pas quarante ; il y en a déjà vingt-huit depuis un an. C’est ce qui fait que la mesure du premier ministre portugais a causé quelque impression. Au fond, quelle est la situation du duc de Saldañha ? Bien que sa politique, soit assez difficile et à définir, qu’elle pût, après tout, se résumer dans le désir de rester au pouvoir, la réalité est qu’elle se distingue de celle des divers partis, — du parti septembriste, qui est la fraction révolutionnaire de l’opinion, et du parti chartiste conservateur ; dont le plus éminent représentant est le comte de Thomar. Le duc de Saldañha flotte entre les deux et s’appuie alternativement sur l’un ou sur l’autre. Ce qui fait sa force réelle bien plus que toute considération politique, c’est qu’il a pour lui l’année. Tant que cette force lui sera fidèle, il est infiniment probable qu’il restera premier ministre à Lisbonne. La politique portugaise vient de se signaler par un acte d’un autre ordre, inspiré par une pensée intelligente et féconde : c’est la signature d’un traité de commerce avec la France. Il ne manque plus aujourd’hui que la ratification des gouvernemens. C’est un acte d’autant plus important que c’est le premier traité de commerce signé par le Portugal avec un pays autre que l’Angleterre. C’est le premier pas fait dans une voie où le Portugal peut trouver un égal avantage au point de vue de son indépendance politique et de son développement commercial.

Le Danemark vient de rappeler l’attention sur ses affaires ; les difficultés qui l’ont si cruellement éprouvé depuis 1848 ont laissé des traces, ou plutôt elles sont loin encore d’être entièrement terminées. Dans cette crise qui se prolonge outre mesure, le Danemark s’est distingué par sa sagesse politique autant que par son courage militaire. C’est depuis 1848, avec le Piémont, le seul pays de L’Europe qui ait su obtenir le régime parlementaire sans le demander à la démagogie. Peut-être l’un et L’autre ont-ils dû la paix intérieure dont ils ont joui à la guerre extérieure qu’ils ont eu à soutenir. Toujours est-il que le Danemark comme le Piémont, doté par son roi d’une constitution libérale, n’a usé qu’avec prudence des institutions qui lui ont été données, et, à défaut d’autres considérations, cette circonstance suffirait pour intéresser l’Europe en faveur du Danemark. Ses affaires toutefois ont aussi un intérêt international auquel on ne saurait rester indifférent. Les difficultés contre lesquelles il se débat aujourd’hui sont encore le résultat de cette malheureuse question des duchés, qui menace de ne pas finir. On sait que le gouvernement danois, cédant à l’action de la Prusse et de l’Autriche, avait accepté les arrangemens qu’elles prétendaient lui dicter pour la réorganisation administrative des duchés dans leurs rapports avec le royaume. Un ministère nouveau s’était formé pour exécuter cet arrangement imposé au pays. L’intention du parti national, on s’en souvient, avait toujours été de séparer le plus possible le Slesvig du Holstein, la partie danoise du royaume de la partie allemande, afin de réunir l’une plus étroitement au corps de la monarchie, en laissant l’autre se rapprocher de plus en plus de la confédération germanique, dont elle relève. L’établissement de la ligne des douanes sur l’Eider, c’est-à-dire entre le Slesvig et le Holstein, répondait parfaitement à cette pensée. Par la même raison, ceux qui veulent tenir toutes les parties du royaume rassemblées en un seul corps, sauf à donner à l’élément germanique, dans les affaires de la monarchie, plus d’influence qu’il n’en devrait avoir selon le parti national, pensaient que la ligne des douanes serait mieux placée sur l’Elbe, entre le Holstein et l’Allemagne proprement dite. Le ministère avait, dans cette vue, proposé un projet de loi pour la translation de la ligne des douanes de l’Eider à l’Elbe. La chambre du peuple, le Folkething, a rejeté cette proposition à la troisième lecture. La chambre cependant n’a point motivé ce vote par le fait de l’établissement de la ligne des douanes sur l’Elbe de préférence à l’Eider. Une pareille mesure découle nécessairement des engagemens contractés envers les cabinets de Berlin et de Vienne, engagemens que le parti national accepte tout en les déplorant ; mais la chambre n’a point voulu adopter une mesure si grave, sans être suffisamment informée des conséquences économiques qu’elle pourrait entraîner. Le vœu de la majorité serait d’obtenir une constitution commune à toutes les parties de la monarchie danoise, et de relier ainsi les intérêts moraux.les deux races avant de rattacher leurs intérêts matériels, afin de ne point s’engager à la légère dans un système d’union qui pourrait être préjudiciable à l’élément danois. Le ministère a répondu au rejet de son projet de loi par un décret de dissolution, et les collèges électoraux ont nommé une chambre qui ne différera pas très sensiblement de la chambre dissoute.

Une question qui n’est pas moins grave, et dont la portée est incontestablement européenne, complique cette situation. Le traité conclu à Londres en 1852, pour régler la succession au tronc de Danemark, a nécessité la présentation du projet de loi destinée régler ce grand intérêt. En tant qu’il confère l’hérédité à la ligne princière de Gluksbourg, ligne masculine, apte par conséquent à succéder dans le Holstein comme dans le Danemark même, le projet de loi est approuvé sans réserve et ne souffre aucune objection ; mais indépendamment de quelques points de détail qui ne sont pas acceptés avec la même faveur, il en est un qui soulève la plus vive opposition, par suite des inquiétudes qu’il cause pour l’avenir. En donnant au nouveau règlement de l’hérédité loyale son assentiment, comme chef de la maison de Holstein-Gottorp, l’empereur de Russie s’est réservé un droit éventuel de succession sur une partie du Holstein, en cas d’extinction de la descendance mêle de la ligne de Gluksbourg, appelée aujourd’hui au trône. Il pourrait donc arriver que, la couronne danoise tombant en déshérence, l’empereur de Russie fût admis à régner dans une partie du Holstein, et comme il est stipulé par le traité de Londres que toutes les parties de la monarchie doivent rester indissolublement unies, on pourrait voir, par une conséquence logique, un tzar mis en possession de la couronne danoise. Il est vrai que le traité de Londres réserve au roi de Danemark le droit de faire aux puissances étrangères des propositions ultérieures, dans le cas où la dynastie de Guksbourg vieillirait à s’éteindre. Cette faculté cependant ne parait point aux Danois de nature à assurer suffisamment leur indépendance dans une pareille éventualité, c’est une des questions sur lesquelles la nouvelle chambre est appelée à se prononcer.

Si l’affaire de la ligne des douanes a une extrême importance pour l’organisation intérieure du royaume, l’affaire de la succession n’a point une importance internationale moins grande. L’une et l’autre ont été récemment l’objet d’une publication curieuse qui a pour titre l’Assemblée nationale et le Ministère ; c’est une défense acerbe de l’attitude que l’assemblée a prise vis-à-vis du ministère. Cette publication, l’on ne peut se le dissimuler, représente assez exactement les passions et les inquiétudes de l’opinion. Le ministère néanmoins, qu’elle attaque avec vivacité, se maintient depuis un an à la faveur d’une considération qui n’a rien sans doute de consolant, mais qui ne manque pas de gravité. En présence de la situation que les puissances allemandes ont faite au Danemark avec l’assentiment de la Russie, on s’est demandé s’il serait possible au ministère danois de suivre une politique plus dégagée des influences étrangères. Jusqu’au rejet de la loi sur la ligne des douanes, les chambres ont subi avec résignation la dure nécessité des concessions qui pèse ainsi sur ce peuple digne d’un meilleur sort. Ce vote et l’agitation que suscite la réserve faite en faveur de la famille de Holstein-Goltorp dans l’affaire de la succession attestent cependant combien cette résignation coûte au pays.

Aux États-Unis, le général Pierce est entré en fonctions le 4 mars, et de mémoire d’Américain on n’avait jamais vu une foule plus nombreuse, plus pressée, plus enthousiaste que celle qui était accourue à Washington de toutes les parties de l’Union pour assister à l’inauguration du nouveau président. L’affluence était si grande, que le Capitule a dû être transformé en caravansérail, et que les rues de Washington ont été encombrées de promeneurs et de rôdeurs de nuit inaccoutumés, de gentlemen et de ladies qui n’ont pas craint, malgré l’intempérie de la saison, d’errer toute la nuit comme de simples mendians irlandais. Les incidens qui ont signalé l’inauguration du nouveau président ne sont pas moins caractéristiques que son message ; l’enthousiasme et les bravos de cette foule, qui jamais n’avait été plus bruyante, et plus ardente, indiquent assez que ce n’était pas seulement un nouveau président qu’on installait le 4 mars, mais une nouvelle politique qu’on acclamait et qu’on saluait. Avant même son entrée en fonctions, le général Pierce a accompli deux petites révolutions dans le serment exigé par la constitution et dans les formes et les rites de l’installation : il n’a pas juré, mais il a affirmé qu’il exécuterait fidèlement les devoirs qui lui étaient imposés par la loi fondamentale, et, au lieu de baiser la Bible, il a tenu sa main droite étendue au-dessus d’elle pendant qu’on lisait la formule du serment. Les gens superstitieux et qui aiment à voir dans les petits événemens les signes avant-coureurs des grandes choses et des grands changemens auraient pu tirer déjà de ces deux faits un mauvais présage pour les destinées de la politique traditionnelle de l’Union, si le message n’avait pas pris soin de dissiper toutes les conjectures et d’épargner leur peine à ceux qui aiment à en faire. Le message du président est très hardi sans doute ; mais ce qui nous étonne, c’est qu’il ne le soit pas davantage, il est même relativement modéré. Il est vrai que cette modération tient moins au fond des choses qu’à la manière dont elles sont exprimées, moins aux prétentions que le message affiche qu’au ton équivoque et aux expressions vagues et assez peu claires dans lesquelles ces prétentions sont enveloppées. Les projets les plus audacieux sont exprimés avec une modestie désespérante, les désirs les plus belliqueux sont exprimés presque avec timidité. Ce discours n’annonce pas bruyamment que c’en est fait de l’ancienne politique américaine ; il est comme une oraison, funèbre prononcée sur la tombe d’un adversaire, il laisse tout craindre aux partisans de cette politique traditionnelle, et ne leur laisse rien espérer. À toutes les questions de conquête, le général Pierce n’a guère qu’une réponse : — Cela dépendra du temps et des circonstances : il faut savoir choisir son moment ; si les évènemens sont favorables, nous verrons. Ainsi ces questions ne sont plus des questions qui intéressent les lois du juste et de l’injuste ; elles seront résolues selon les lois du hasard et les chances de la loterie politique. Dans les questions d’intervention, M. Pierce déclare que les États-Unis ne peuvent offrir aux peuples étrangers que l’exemple de leurs institutions et leurs sympathies politiques ; cependant, si quelque peuple opprimé faisait appel à leur secours, on pourrait, selon les circonstances, intervenir ou s’abstenir. La république américaine désire vivre en paix avec les états du nouveau continent, elle ne se reconnaît pas le droit d’intervenir dans leurs affaires ; mais si quelqu’un de ces états consentait à aliéner son indépendance, s’il se donnait à quelque puissance de l’Europe, la république ne le permettrait pas et opposerait son veto en vertu de la doctrine de Monroë. M. Pierce promet aux Américains établis dans les pays étrangers la protection la plus efficace, et répète sous une nouvelle forme le fameux mot de lord Palmerston : Civis romanus sum. Il engage donc les citoyens américains à regarder partout la constitution comme leur palladium, et ajoute avec humilité que le serviteur qu’ils auront laissé chez eux ne cessera d’avoir les yeux ouverts et de veiller à leur sécurité au dehors. Il reconnaît que l’étendue de l’Union américaine est triple aujourd’hui de ce qu’elle était au commencement ; mais cet immense progrès n’a servi, selon lui, qu’à prouver une chose, la possibilité de s’étendre sans cesse sans rien perdre en liberté constitutionnelle et sans que le gouvernement républicain ait à craindre d’être altéré. Par conséquent de nouvelles conquêtes ne peuvent pas être un sujet d’alarme ; plus les États-Unis s’étendront, plus ils seront puissans. Voilà en résumé la substance du discours ambigu de M. Pierce. Nous ne pouvons nous empêcher de faire à ce sujet une triste réflexion : « c’est que depuis cinq ans la politique, et l’histoire du monde elle-même semblent tourner le dos à la civilisation. Après les excès des peuples en 1848 et en 1849, les insurrections, les assassinats et autres actes de barbarie, nous avons maintenant les excès des gouvernemens. Véritablement il serait difficile à un homme impartial de choisir entre ces deux espèces d’excès. Le message de. M. Pierce fait un digne pendant à l’ambassade du prince Menschikoff. Des deux côtés, c’est la même ambiguïté, le même appel à la force, mal déguisé sous des mots d’intérêts publics et d’honneur national. Et cependant, nous le répétons, il faut savoir gré à M. Pierce de la modération relative de son message. Lui au moins fait assez entendre qu’il ne se décidera à la conquête qu’autant que les circonstances seront favorables. Il laisse donc une porte ouverte à la paix que tout autre représentant du parti démocratique ne lui eût pas laissée. Ainsi ce changement politique que nous avons annoncé si souvent depuis deux ans est maintenant accompli officiellement, il reste encore au pouvoir du général Pierce d’en modérer les résultats, et de ne donner satisfaction aux intérêts qu’il représente que dans une juste mesure.

CH. DE MAZADE.