Chronique de la quinzaine - 31 mai 1917

Chronique n° 2043
31 mai 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’effort anglais pour faire sauter le premier écrou de la charnière de Quéant, où s’emboîtent et s’articulent deux tronçons des lignes allemandes, a donné, au cours de cette quinzaine, des résultats si importans et si sûrement acquis que le maréchal sir Douglas Haig ne craint pas de les constater dans un de ses communiqués. Sur une longueur de vingt kilomètres, qui s’étend, à l’Est d’Arras, depuis Rœux jusqu’au delà de Bullecourt, par Monchy, Guémappe, Chérizy et Fontaine-lès-Croisilles, la première ligne du système de défense auquel Hindenburg a tenu à attacher son nom a été forcée, sauf en un point, au Nord-Ouest de Bullecourt même, aux environs immédiats du village ; il y reste encore à réduire un saillant d’une demi-lieue : un « pilonnage, » un « martèlement » supplémentaire de l’artillerie britannique s’en chargera. Sans doute, ce n’est que le premier écrou, et ce n’est que la première ligne d’une position ou de positions dont le caractère parait être précisément, ainsi que le remarquent de bons juges, d’avoir cherché à « se dégager du principe linéaire. » Mais il leur semble aussi que, par le choix délibéré et la longue préparation de ses réduits, cette première ligne, maintenant enfoncée, « eût une force difficile à égaler ; » et de ce fait, pour le présent et pour l’avenir, le succès de nos Alliés tirerait toute sa valeur.

De notre côté, nous avons poursuivi nos propres succès, non pas seulement en repoussant, sur le Chemin des Dames, vers Cerny-en-Laonnois, Heurtebise et Chevreux, les contre-attaques rageuses du Kronprinz impérial, mais en élargissant nos gains entre les vallées de la Suippe et de la Vesle, en Champagne, dans le massif de Moronvilliers. On dit bien et il faut bien dire : « Nous avons poursuivi nos succès, » car offensive à vastes objectifs, comme celle du 16 avril, offensive à objectifs limités, comme celle d’hier, ou défensive active, dans l’intervalle, c’est une suite de succès continus qui ne forme en réalité que le développement d’un même succès. Ce qui s’est accompli le 21 mai sur les pentes du Mont Cornillet se relie intimement à ce qui s’y était fait il y a un mois, et en dépend étroitement ; de telle sorte qu’on ne saurait opposer l’une à l’autre deux périodes, deux méthodes ni deux fortunes. Sous les changemens de personnes, subsiste et s’affirme, en sa permanence, l’unité dépensée et d’action ; nous pouvons saluer avec espoir le général Pétain qui reçoit le commandement, mais après avoir salué avec reconnaissance le général Nivelle qui le lui remet, et ceux de ses collaborateurs à qui ce ne serait pas rendre justice que de ne pas rendre hommage ; or, on ne leur doit peut-être que la justice, mais on la leur doit.

Pour ne parler que de l’attaque du 16 avril, que des bavardages inconsidérés ou perfides ont réussi comme à envelopper d’une légende mauvaise, et d’une seule armée, dont les mêmes faux bruits ont d’ailleurs démesurément enflé les pertes, malgré l’extrême difficulté du terrain, aussitôt le signal donné, l’avance. a été générale sur tout le front de cette armée, qui couvrait vingt-cinq kilomètres ; sur douze kilomètres, ou la moitié du front, notre avance a atteint sept kilomètres en profondeur. En dépit de furieux retours, l’ennemi n’en a pas reconquis un pouce. Rien que dans ce coin, et rien que dans ce début de la bataille, le chiffre des prisonniers faits a été de 5 300 ; 80 canons, 40 lance-mines, un nombre très considérable de mitrailleuses ont été capturés, ainsi que des dépôts de munitions et des dépôts de vivres intacts. Une partie de cette artillerie allemande a été immédiatement employée contre les Allemands. Comme bilan de l’offensive, au total, sur le front entier, et pour toutes les armées engagées, partout du terrain gagné ; à part quelques accrocs insignifians et aisément réparés ou aisément réparables, point de terrain reperdu ; plus de cinq cents canons ramenés derrière près de trente mille prisonniers, auxquels les dernières affaires ne font qu’en ajouter quelques milliers de plus ; des sacrifices moins lourds pour avancer qu’ils n’ont été parfois pour se maintenir ; voilà un « demi-succès » qui n’est demeuré incomplet que par rapport à nos illusions, mais dont, en d’autres temps, ou en d’autres pays, on n’eût pas hésité à faire une victoire.

Succès encore sur le front italien des Alpes Juliennes. Selon le rite, devenu classique, de la guerre moderne, à la suite d’un bombardement intensif des positions ennemies échelonnées de Tolmino à la mer, le général Cadorna a lancé son infanterie à l’assaut des pentes du mont Kuk ou Cucco, dans la zone de Plava, puis des hauteurs à l’Est de Glorizia et du torrent Vertoibizza. Les crêtes du Mont Cucco et du Vodice étaient ; successivement emportées, tandis qu’à l’aile gauche, une colonne, franchissant l’Isonzo, s’emparait de Bodrez. Au bout de la seconde journée, le 15 mai, on avait déjà dénombré 3 375 prisonniers, dont 98 officiers ; et ce chiffre s’élevait définitivement, le 17 au soir, à 6 432 soldats, 143 officiers ; quant au matériel, on n’avait pas eu le temps de le compter ; on pouvait annoncer pourtant une batterie de canons de montagne, cinq autres canons de petit calibre, deux canons de 105, deux mortiers de 149, des lance-bombes, une trentaine de mitrailleuses et un riche butin en armes et en munitions.

Le mont Cucco représente assez bien, au bord de l’Isonzo, ce que représentait chez nous, au bord de la Suippe, le massif de Moronvilliers, ou, au-dessus de la vallée de l’Ailette, le plateau de Vauclerc et de Heurtebise : l’imagination des hommes, arrêtés devant lui et hypnotisés sur sa cime pendant très longtemps, le tenait pour inexpugnable : c’était une espèce de mont interdit ou maudit, qu’on n’escaladerait et ne passerait jamais ; quatorze mois durant, on l’avait miné, creusé, percé de cavernes et de cheminemens ; à présent qu’on était là-haut, et que, de là-haut, on commandait toutes les vues, on exprimait la joie de le posséder par ce soupir de soulagement : « la fin d’un incube ! » Cependant les Autrichiens, eux aussi, tentaient des diversions de plus en plus puissantes, mais à l’autre extrémité de l’arc, dans le Trentin, vers Rovereto et le Pasubio. Cette réaction était si indiquée, et d’une stratégie si élémentaire, qu’ils ne pouvaient vraiment espérer y prendre un chef de l’expérience du général Cadorna, qui ne s’en émut guère, parce qu’il l’avait prévue et que, l’ayant prévue, il y avait paré. Il riposte triomphalement, en enfonçant les lignes autrichiennes sur le Carso et en faisant de ce coup 9 000 prisonniers. C’est fêter avec gloire l’anniversaire du 24 mai.

Sur le front italien comme sur le front anglais et sur le front français, l’offensive a donc réussi ; les contre-offensives ont échoué ; les situations se font pendant exactement ; partout, l’Entente a le meilleur, et l’on peut conduire le parallèle au moins jusqu’au moment où le sens politique intervient pour exploiter l’avantage acquis par l’art militaire. Car on pense bien que ce n’est point en Italie que l’esprit politique se trouve en défaut, et que les mots faiblissent jusqu’à intervertir les choses. L’occupation du Vodice, de la cote 652, entre le Monte Cucco et le Monte Santo, la prise de Jamiano, ont été pour les Italiens de grands succès ; ils ont dit tout haut et tout bas, mais d’une commune voix, que c’étaient de grands succès. Et ils n’ont pas cherché, en ceci ou en cela, quelque prétexte à les diminuer. Ils ont soigneusement marqué ce point pour l’heure des justes rétributions, où il sera donné à chacun selon ses œuvres, sans méconnaître, au surplus, l’aide que leur a apportée la coopération des alliés, notamment par le concours de batteries de l’artillerie lourde britannique.

Cette coopération vient de s’affirmer de nouveau, avec non moins d’évidence, sur le front de Macédoine ou de Salonique, ou plutôt sur les deux fronts de Macédoine et de Salonique, front de terre et front de mer. En effet, tandis qu’une escadrille franco-anglaise d’aviation bombardait les positions turques de Cavalla et de Dédé Agatch, les navires de l’Entente participaient indirectement à l’une des attaques en prenant sous leur feu les communications ennemies. À l’intérieur, en Macédoine même, dans la boucle de la Cerna, aux alentours du lac Doiran, à l’Ouest du Vardar, une grande activité de toutes armes s’est éveillée. Les Impériaux en casque et en turban s’inquiètent des moyens et des desseins du général Sarrail, auquel ils recommencent, en paroles du moins, à opposer leur homme-volant, leur général ubiquiste, Mackensen. Ces inquiétudes montrent clairement qu’ils ne considèrent pas du tout le front balkanique comme secondaire, et, de fait, la rupture d’équilibre pourrait se produire n’importe où. La saison est propice, et il dépend beaucoup des hommes que les dieux le soient ou le deviennent. Jusqu’ici l’armée de Salonique a été paralysée, parce qu’elle n’a pas pu s’appuyer sur sa base naturelle, la Grèce. Deux ans de tâtonnemens et d’erreurs ont empêché de tirer d’une idée juste et hardie ce qu’elle contenait ; l’incertitude, les hésitations, les contradictions des gouvernemens de l’Entente, ont fait un point d’arrivée de Salonique, qui ne devait être qu’un point de départ, mais qui ne pouvait l’être que sous de certaines conditions. À cette politique flasque et molle a correspondu ce qu’on appelle plaisamment, à Rome, la politique « turlupinatrice » du gouvernement d’Athènes ; et le mot n’est pas commode à traluire. mais il n’y a qu’à remonter à la racine pour deviner. C’est en juger sans bienveillance, assurément, mais avec une clairvoyance parfaite. L’instant présent, l’occasion présente, sont le dernier instant, la dernière occasion qui s’offrent à nous de rompre ces enchantemens. Si nous savons le faire, nous ne tarderons pas à être récompensés d’une résolution dont les conséquences seront telles qu’elles nous étonneront. Et si nous ne savons pas le faire, mieux vaut peser le plus tôt possible ce que coûte, ce qu’exige l’expédition de Salonique, et ce que, gênée, rongée par une faute initiale, elle est capable ou incapable de rapporter.

Depuis le mois de mars, pour dire crûment la vérité, il n’y avait presque plus de front russe. La crise que le gouvernement provisoire a récemment traversée, et d’où il est à peine sorti, aura peut-être été salutaire. On sait quelle en fut l’origine et par quelle série d’incidens elle en est venue à cet aboutissement. Les différentes phases en ont été suivies au jour le jour avec une attention si avertie qu’il serait superflu de les retracer ici. Nous nous bornerons à les rappeler d’un mot. Le gouvernement provisoire a senti, comme tout le monde le sentait, mais avec bien plus de raisons et bien plus de force que personne, qu’il fallait que la Russie eût un gouvernement et qu’elle n’en eût qu’un ; qu’une révolution n’est achevée que si elle substitue un régime à un autre, un régime qui vaut ce qu’il vaut à un régime qui valait ce qu’il valait, néanmoins un régime défini, connu et reconnu, ordonnant, obéi, ayant forme et figure ; et qu’enfin l’anarchie est une dissolution, mais n’est pas une solution, puisque, par elle, on se traîne sans arriver ni à vivre ni à mourir. D’abord entravé par le Comité des ouvriers et des soldats, contrôlé, contenu, puis contesté, contredit, débordé et défait par lui, impuissant probablement à s’en délivrer en le dispersant, il a pris le parti de se l’associer en appelant à l’exercice du pouvoir régulier quelques-uns de ses membres les plus populaires. Et il se peut qu’il n’y eût pas d’autre parti à prendre, bien qu’il ne soit pas tout à fait aussi vrai de dire des socialistes révolutionnaires, surtout en pleine révolution, ce qu’on a dit des radicaux ; qu’un radical ministre n’est plus un ministre radical. Cet assagissement, cet apaisement par absorption est comme la soupape de sûreté des gouvernemens démocratiques (qu’on nous pardonne l’incorrection de l’image). Les partis extrêmes ont des nerfs qu’il est plus prudent, quand on ne veut ni ne peut recourir à l’argument suprême, de détendre que d’exaspérer ; tant mieux si le procédé réussit au gouvernement provisoire de la Russie, et s’il y gagne d’être désormais le gouvernement unique et nécessaire que le Comité du Palais de Tauride annihilait et annulait en le doublant.

C’est le 10 mai, par un manifeste de M. Kerensky, lui-même socialiste, et alors ministre de la Justice, qui se sentait un peu comme un otage parmi ces « bourgeois notables » de la Russie « censitaire, » qu’il fit connaître son intention : « J’ai dû à mes risques et périls, déclarait M. Kerensky, prendre la représentation dans le gouvernement provisoire de la démocratie ouvrière désorganisée. Aujourd’hui, je considère la situation comme entièrement changée : d’une part, la situation générale des affaires du pays se complique ; de l’autre, les forces de la démocratie ouvrière s’accroissent, et ne peuvent plus être écartées d’une participation responsable dans la direction de l’État. » En conséquence, plusieurs portefeuilles dans le ministère étaient mis à la disposition des socialistes des diverses nuances ou tendances, révolutionnaires ou nationalistes. Après un premier refus et maintes négociations, le Cabinet qui sert de gouvernement provisoire s’est reconstitué sous la présidence maintenue du prince Lvoff, avec six socialistes, sociaux démocrates, socialistes-nationaux ou travaillistes ; le reste, progressiste ou cadet, six ou sept ministres aussi, de façon que le gouvernement se partage en deux fractions sensiblement égales, au moins par le nombre, qui n’est pas tout. Ce qui donne à la combinaison son caractère, plus encore que la présence d’hommes comme M, Skobeleff, vice-président du Conseil des délégués ouvriers et soldats, devenu ministre du Travail, comme M. Tseretelli, fameux depuis la révolution de 1905, devenu ministre des Postes et télégraphes, c’est que M. Terestchenko y prend le ministère des Affaires étrangères, et M. Kerensky, les deux ministères réunis de la Guerre et de la Marine ; mais ç’a été, premièrement, que M. Mihoukoff, dépossédé des Affaires étrangères, a préféré se retirer plutôt que d’aller à l’Instruction publique ; disons tout net qu’au regard des Alliés, ce qui caractérise le remaniement du gouvernement russe, c’est que M. Milioukoff a quitté le département des Affaires étrangères.

Au fond, si la crise n’est pas née de sa note sur les « buts de guerre, » à laquelle nous avons fait une rapide allusion l’autre jour, elle s’est nouée et elle s’est déroulée autour d’elle. On se souvient que M. Milioukoff avait été sommé par les internationalistes de rayer les deux mots qu’il avait osé écrire, à propos de la future paix, de « garanties » et de « sanctions. » Tout en se défendant, comme d’un déshonneur, de la pensée même de conclure une « paix séparée, » le gouvernement russe élargi (exprime le désir de savoir si, pour hâter ou rapprocher le jour d’une paix générale, les gouvernemens alliés seraient disposés à réviser leurs « buts de guerre » sur la base d’une paix, il ne dit pas « sans garanties et sans sanctions, » mais « sans annexions et sans indemnités. » Admettons, sous toutes réserves, qu’il n’y ait point d’inconvénient à répondre, la réponse étant, au demeurant, rendue moins délicate par les récentes explications du prince Lvoff et de M. Terestchenko, comme par le langage franc et net, concret en sa précision, que M. Albert Thomas a tenu à Pétrograd même. Il n’est que de s’entendre sur le véritable sens des mots « annexions » et « indemnités. »

M. Asquith, après lord Robert Cecil, à la Chambre des Communes, la semaine dernière ; hier, M. Ribot, à la Chambre des députés, ont fixé celui qu’ils leur donnent et que nous leur donnons, à l’exclusion des acceptions bâtardes dans le détour desquelles on prétendrait nous égarer. Résumons-les tous trois en affirmant qu’une reprise n’est pas une annexion ; que la revendication de provinces détachées de la patrie par une odieuse violence n’est pas une annexion, et en est même le contraire, une « désannexion, » a dit M. Vandervelde ; qu’une rectification de frontière, indispensable pour fermer les portes traîtreusement ouvertes à une invasion toujours menaçante, n’est pas davantage une annexion, mais une précaution légitime contre l’agression ; et, de même, que la réparation d’un dommage ou d’un crime n’est point une indemnité. Poursuivre la restauration des ruines dont la territoire national a été couvert n’a rien de commun avec le remboursement des dépenses volontairement faites pour la guerre ou, suivant l’expression de M. le président du Conseil, avec « l’amende » imposée au vaincu pour une faute qui n’est pas uniquement et qui peut-être n’est pas du tout la sienne. Dans l’espèce, nous avons affaire, nous Français, à l’Allemagne qui, en 1871, nous a dépouillés de l’Alsace-Lorraine, qui, par la Prusse, en 1815, et dès 1814, avait commencé l’amputation, en nous rognant, sur la Sarre, la Prims, la Lauter et la Queich, des lambeaux de chair ; à l’Allemagne qui a dévasté, brûlé, pillé, vidé dix de nos départemens, rasé nos usines, inondé nos mines, saccagé nos maisons, détruit nos monumens : reprises par conséquent, actions en restitution, mais non annexions ni indemnités. Et nous avons affaire, tous les Alliés ensemble, à l’Allemagne, aux Empires du Centre, qui occupent la Belgique, la Pologne, la Roumanie, la Serbie, le Monténégro. Lui faire rendre ce qu’elle a pris, ce qu’elle détient injustement, la mettre hors d’état d’en faire des annexions et de s’en faire des indemnités, tels ont été, tels sont et tels ; resteront nos « buts de guerre, » les « buts, de guerre » communs, qui sont nos conditions de paix, et que nous n’avons point à réviser. Tant que nous n’aurons pas obtenu et assuré cela, il n’y aura pas la paix, parce que, si cela n’est pas et obtenu et assuré, il ne peut y avoir de paix équitable, de paix stable, de paix durable.

Maintenant qu’on a répondu, non pas nous, qui n’engageons que nous, mais M. Ribot, lord Robert Cécil, M. Asquith, qui engagent la France et la Grande-Bretagne, à la question du gouvernement russe, peut-être serait-il permis de l’interroger à son tour. Nous ne demanderons pas à la Révolution jusqu’où elle a révisé les « buts de guerre » de l’ancien régime. Que la Russie nouvelle répudie ou n’accepte que sous bénéfice d’inventaire les testamens les plus célèbres, c’est un choix qui ne regarde qu’elle. Mais il est un problème qui nous intéresse tous. Comment se prépare-t-elle à tenir les obligations souscrites jadis par le gouvernement impérial et qu’elle a déclaré solennellement vouloir assumer et exécuter ? Des faits graves, l’indiscipline qui déchirait l’armée, la discipline par trop moderne qui la désagrégeait, les démissions, heureusement retirées, des généraux Broussiloff et Gourko, nous avaient à bon droit troublés. Les proclamations du prince Lvoff et de M. Kerensky, la dépêche de M. Terestchenko, nous rassurent, dans la mesure où peuvent être une assurance les plus sincères, les plus mâles paroles, qui ne sont pourtant pas des actes. Il y a quelques jours, au plus aigu de la crise, avant qu’en éclatant elle fût en voie de se résoudre, nous eussions conseillé de faire les comptes et de dresser les plans comme si le facteur russe devait être provisoirement éliminé de nos calculs ; ce qui pourrait nous venir de ce côté-là étant porté en supplément, comme un boni. A tout i)rendre, aujourd’hui, sans croire que toutes choses soient parfaitement rassises et remises en place, qu’un ordre démocratique remplisse pleinement les cadres de l’ordre autocratique aboli, et que l’armée russe soit tirée de cette anarchie spontanée à laquelle la Russie était par son génie prédestinée plus que toute autre nation, il semble qu’il y ait dans son état cette manière d’amélioration qu’on éprouve lorsqu’un abcès crève. Il n’est jamais certain qu’il ne s’en reformera pas un autre à côté, mais c’est, quand même, une rémission et un espoir. Ce sera la guérison. s’il devient avéré que le gouvernement provisoire a autant de volonté que de bonne volonté, et autant de pouvoir que de volonté.

Seulement, la révision des « buts de guerre, » la paix. « sans annexions ni indemnités, » ce sont des sujets qu’il serait préférable de ne pas trop agiter encore, et sur lesquels il faudrait, en tout cas, que ce ne fussent pas toujours les mêmes qui se fissent entendre. Pour nous, si scrupuleux observateurs que nous soyons de « l’union sacrée, » nous ne pouvons cacher qu’à notre avis, on laisse les socialistes beaucoup trop discourir là-dessus, ou, s’il n’est pas facile de les faire taire, qu’on les écoute beaucoup trop. Quel que soit le mérite qu’on ne puisse leur contester, d’être présens à tout, de ne pas s’endormir, et de ne pas souffrir qu’on les néglige ou les oublie, il n’en reste pas moins qu’ils ne sont qu’une part, la plus remuante et la plus bruyante, mais une assez petite part du peuple français et des autres peuples. Ils n’ont pas même le nombre, mais l’eussent ils, et eussent-ils d’ailleurs toute sorte de qualités, qu’ici, nous voulons dire : en cette matière, il leur manquerait la seule qualité qui vaille, la compétence. Un bon traité de paix ne se fait pas d’instinct, avec du sentiment. A coup sûr, dans le monde contemporain, ce serait être médiocrement et incomplètement réaliste, que de ne compter pour rien ces grandes forces idéales, la liberté, le droit, la justice, qui sont de très grandes réalités ; mais ce ne sont pas les seules : les nécessités géographiques, historiques, économiques et stratégiques sont aussi des réalités, qu’on ne supprime pas parce qu’on les ignore.

Prenons garde de faire le jeu de l’Allemagne. S’il y a, au milieu de tant d’obscurités, une certitude, c’est que l’Empire allemand aspire de tout son être, tend de tous ses organes à la paix ; et c’est que l’Autriche-Hongrie en est encore plus affamée que l’Allemagne même. La démission, vingt fois annoncée, du comte Tisza, et qui cette fois est présentée comme officielle, pourrait avoir pour cause profonde ce besoin urgent de la paix, bien plus qu’une querelle sur une question intérieure, fût-ce une aussi grosse question que la réforme électorale. Les allées et venues du Chancelier à Vienne, du comte Czernin à Berlin et au grand quartier général, les indiscrétions qu’on tolère, quand on ne les provoque ou ne les commet pas, sur « le dissentiment » qui se serait élevé à ce sujet entre les deux Puissances, le soin qu’on prend ensuite de démentir, de dire qu’on est absolument d’accord et que, du reste, dans ces entretiens amicaux, on ne s’est jamais occupé que de la Pologne ; ces démarches, ces confidences, ces demi-secrets, ces révélations sont des feintes par lesquelles il n’est pas permis de se laisser tromper. Le discours hermétique de M. de Bethmann-Hollweg, parlant au Reichstag pour ne rien lui dire, pris qu’il était entre les feux croisés de ses adversaires de gauche et de ses adversaires de droite, discours si équivoque que, depuis la consultation de Panurge sur le mariage, on n’en avait pas entendu d’homme plus embarrassé, ce discours tout en silence est un aveu criant.

Vainement le docteur Roesicke apostrophe M. Scheidemann, et vainement le comte Reventlow ou le baron Gebsattel se déchaînent contre le Chancelier. Vainement aussi, et plus vainement encore, on invoque « la paix Hindenburg, » puisque maintenant Hindenburg est le dieu de la paix comme de la guerre. Ce serait si peu de chose L’Allemagne serait si raisonnable ! « Tout ce qu’elle demande, c’est simplement Anvers, la côte de Flandre, les houillères belges, les mines de fer du Nord-Est de la France, Briey et Longwy. » Mais, là non plus, il n’y a pas de ligne Hindenburg ; cette ligne n’est pas une ligne, c’est une suite échelonnée de positions ; c’est un système de défense à plusieurs lignes ; et la première est la paix Reventlow, celle des agrariens et des pangermanistes, celle du Comité de Dantzig ; on l’appelle « Hindenburg « pour lui porter bonheur. La troisième est la paix Scheidemann, la paix socialiste, la paix sans annexions et sans indemnités. Entre les deux, indécise, flottante, la paix Bethmann-Hollweg, qui aimerait mieux se rapprocher de la première, mais se reporterait au besoin sur la troisième. N’hésitons pas à dire que, dans l’état présent des choses, après trois ans d’une pareille guerre, toutes les deux, paix impérialiste ou paix socialiste, paix Hindenburg ou paix Scheidemann, seraient la paix allemande. Ce ne serait pas en finir que de finir pour recommencer. Souvent, quand a été renouvelé le serment des premiers jours : « Jusqu’au bout ! » — « Jusqu’au bout de quoi ? » a-t-on demandé. Jusqu’au bout de la volonté et de la puissance d’agression allemande. Il n’y aura de paix que la paix qui brisera entre les mains de l’Allemagne, — empereur allemand et peuple allemand, — les moyens de nuire, et, autour d’elle, effacera ses influences sinistres. C’est ce que M. Ribot, dont la simple éloquence fuit toute déclamation, et que sa modération autorise à se montrer inébranlable, a signifié, du haut de la tribune, en termes sur lesquels il n’y a point à revenir, et auxquels le gouvernement anglais, par la bouche de lord Robert Cecil, a donné, le lendemain, son approbation : « Ils viendront demander la paix, non pas hypocritement comme aujourd’hui, par des moyens louches et détournés, mais ouvertement, et nous ferons cette paix à des conditions dignes de la France. Et, s’ils ne la demandent pas, cette paix, nous saurons la leur imposer ! »

M. Ribot l’a dit simplement, définitivement, et, pour le répéter, sans fanfaronnade, nous n’avons qu’à regarder ce qui se passe ou ce qui se prépare au plus près et au plus loin de nous. « Nous avions pu, — c’est encore M. Ribot qui parle, — avoir quelque inquiétude sur la façon dont le gouvernement russe... était enveloppé par d’autres influences qui rendaient son action difficile, et qui laissaient le champ libre à une sorte d’anarchie. » Mais tous nos doutes, la dernière phrase du télégramme de M. Tereslchenko les dissipe. Appuyé par la nation tout entière consciente de son devoir, « le gouvernement provisoire procédera d’urgence à la reconstitution des forces combatives de ses armées pour qu’elles puissent aller, animées du grand souffle révolutionnaire, accomplir la tâche qui leur incombe en commun avec leurs vaillans frères d’armes. » L’Angleterre, malgré l’élan avec lequel elle s’était, dès le début, jetée au secours de la neutralité belge violée, avait dans le pied, comme une épine que l’Allemagne a tâché d’envenimer, la question d’Irlande. L’initiative hardie de M. Lloyd George, remettant à une convention de tous les partis irlandais, depuis les orangistes jusqu’aux Sinn Feiners, le soin de régler eux-mêmes, entre Irlandais, le statut de l’Irlande, ôte au poison toute sa virulence, rend à la Grande-Bretagne toute sa force. Avec plus ou moins de confiance dans l’issue de ces conférences, M. John Redmond, pour les nationalistes, M. O’Brien en son propre nom, sir John Lonsdale, au nom de sir Edward Carson, chef de l’Ulster, qui est ministre, y ont donné leur adhésion. Si même la convention ne doit pas réussir à trancher le conflit, elle l’aura calmé ; et, tendue, en armes, vers le continent, la Grande-Bretagne, pendant la guerre, n’aura pas à se retourner. Tout récemment, en présentant une nouvelle demande de crédits de 500 millions de livres sterling, M. Bonar Law, comme M. Lloyd George, comme M. Asquith et lord Robert Cecil, a affirmé et confirmé sa fermeté irréductible.

L’Amérique, et, plus explicitement, les trois Amériques, viennent à nous. Déjà nous avions avec nous toute l’Amérique du Nord, les États-Unis et le Canada Dans l’Amérique centrale, déjà le Guatemala avait rompu les relations diplomatiques avec l’Allemagne ; Costa-Rica et Panama avaient déclaré leur solidarité avec les États-Unis. Le Nicaragua et Honduras rompent à leur tour. Cinq républiques sur six se sont donc prononcées. Seul le Salvador s’est jusqu’ici réservé. Le Mexique même, trait d’union ou du moins lieu de rencontre entre le Nord et le Sud, informe l’Empire allemand qu’il est blessé de la barbarie de la guerre sous-marine à outrance. Dans l’Amérique du Sud, le Brésil révoque une déclaration de neutralité qui avait un peu surpris comme étant en contradiction avec la rupture précédemment signifiée, et ce premier pas parait devoir être suivi d’un second, qui serait le grand pas, la déclaration de guerre. Il est vraisemblable qu’alors le mouvement se propagerait, et que l’Union américaine, l’Union des trois Amériques, grouperait la presque totalité des Républiques américaines. En Extrême-Orient, le Japon, la Chine apportent la contribution de l’Asie. L’Australie, la Nouvelle-Zélande, ont été des ouvriers de la première heure. C’est pourquoi nous osons, en toute sûreté, poser cet axiome : On peut défier le monde entier se battre, se débattre contre lui, le tenir en échec un certain temps, un temps plus ou moins long : on ne le bat pas.

Fatalement, on est battu ; à la longue même, il vous battrait les bras croisés, si seulement il croisait les bras. Toutes ces Puissances lointaines, les Amériques, l’Extrême-Orient, même celles qui ne songent pas à envoyer des troupes en Europe, porteront à l’Allemagne un coup formidable dès qu’elles ne lui enverront plus rien. Rien directement, rien indirectement. Rien à elle-même, rien pour elle aux neutres complaisans ou terrorisés. Des neutres, il n’y en a plus guère, en dehors de ceux qui sentent et à qui on ne laisse pas oublier qu’ils sont sous la botte. L’impitoyable Allemagne fait sur leur dos sa guerre au monde, assassine leurs marins, coule leur flotte marchande, anéantit leur commerce, coupe leur propre ravitaillement : plus de 600 000 tonnes à la Norvège, plus de 200 000 au Danemark. Ils souffrent tout, de peur d’être exposés à pis. Mais l’Espagne est, géographiquement, au bout de l’Europe, et, historiquement, elle est l’Espagne. M. Garcia Prieto ne pourra pas souffrir ce que le comte de Romanonès n’a pas souffert. Pour qu’il se satisfasse d’excuses qui ne valent qu’à terme, il faudrait que le torpillage du Patricio fût le dernier. Un de ces jours, après un nouvel attentat, tous les partis et toutes les provinces, non seulement les républicains et les libéraux des grandes villes, mais les carlistes des pays basque et navarrais, se remettront à parler castillan. A cette heure, le service le plus utile que puissent nous rendre nos Alliés des Amériques, c’est, en mesurant exactement leurs expéditions aux neutres sur les besoins vérifiés des neutres, — chiffres de 1913, par exemple, — de les enfermer dans leur neutralité. Qu’ils les aident à se nourrir, soit, mais non pour qu’ils aident à nourrir l’Allemagne. Pour nos amis, le neutre ne peut plus être neutre, qui alimente nos ennemis.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant.

RENE DOUMIC