Chronique de la quinzaine - 31 mai 1868

Chronique n° 867
31 mai 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1868.

La vie parlementaire s’est réveillée tout à coup, et vient d’offrir pendant quelques jours un spectacle attachant, presque imposant, presque dramatique, tant on s’est porté au feu de part et d’autre avec entrain et même avec passion. Après un bon temps de repos, corps législatif et sénat se sont remis à l’œuvre avec la sève du printemps, et deux semaines durant nous avons vu se dérouler des débats instructifs, substantiels, animés, remuant les intérêts les plus vivaces et les plus divers, touchant d’un côté à tout le régime économique du pays, de l’autre à la direction philosophique de l’enseignement supérieur, embrassant en un mot tout ce qui compose la civilisation d’un peuple. Tous les élémens de la fortune morale et de la fortune matérielle de la France ont été passés en revue, analysés, discutés avec une verve presque surabondante. Des torrens d’éloquence se sont déchaînés ; les discours en deux journées ont été inaugures dans nos chambres comme aux États-Unis, comme en Italie ou en Espagne. On s’est un peu grisé de la parole sous l’influence des chaleurs nouvelles. Ce n’est pas que l’issue de ce drame parlementaire, si tant est que le drame n’ait pas touché quelquefois un peu à la comédie, ce n’est pas que l’issue de ce double tournoi ait paru un moment incertaine, même dès le premier jour. Malheureusement dans ces luttes renaissantes de la tribune il manque encore quelque chose : il manque ce qui les relève, ce qui en fait la force et le prix, ce qui en est surtout la sanction, l’autorité d’un vote chaudement disputé, sortant en quelque façon des entrailles de la discussion et déterminant la direction d’une politique. Dans nos chambres, on ne s’attend guère à l’imprévu d’un scrutin ; ce n’est pas le vote qui est le plus important. L’éloquence se déploie, toutes les dissidences éclatent, les opinions ont l’air de se heurter avec une vivacité et une ardeur qui feraient croire à une inévitable scission, puis on vote à l’unanimité, ou peu s’en faut. Une minorité persistante est presque considérée comme une sédition. Nos sénateurs et nos députés bien pensans à travers tout aiment à se reposer sur ce doux oreiller des votes unanimes et de l’accord des grands pouvoirs. On dirait que, dans cette chambre de malade où on a recommencé à parler depuis quelques années, les médecins appelés en consultation n’ont une opinion que jusqu’au dernier moment, où ils finissent invariablement par s’en remettre au médecin en chef du soin de guérir le malade à sa manière. Ainsi en a-t-il été encore une fois au sénat et au corps législatif, où le scrutin n’a rien changé. N’importe, on s’est donné l’émotion de la dissidence et de la bataille, on a fait acte d’indépendance, ne fût-ce qu’en parole ; on a discuté avec feu, et à défaut d’un vote décisif il se dégage du moins de ces discussions, toujours un peu académiques, une lumière très vive qui aide le pays à voir plus clair dans ses affaires, qui laisse entrevoir le mouvement des idées et des intérêts, la force relative des opinions et le progrès des choses. Or l’impression qui survit à ces derniers débats du corps législatif et du sénat, c’est que la victoire est restée à travers tout aux idées et aux intérêts libéraux dans le domaine économique comme dans le domaine philosophique et moral.

Certes rien en apparence ne semble lier ces deux grandes discussions qui viennent de marcher de front pendant quelques jours en se déroulant avec une ampleur inaccoutumée, et cependant elles se tiennent plus étroitement qu’on ne le croirait. Elles procèdent de la même pensée : c’est le régime prohibitif ou protectioniste, en matière d’enseignement comme en matière de commerce, qui vient de livrer sa plus sérieuse bataille ; seulement la bataille n’a pas tourné tout à fait à l’avantage de ceux qui l’ont engagée. La liberté commerciale, pour commencer par elle, est sortie évidemment victorieuse de la lutte qu’elle vient d’avoir à soutenir au sein du corps législatif. Cette lutte, elle était attendue, elle était annoncée depuis longtemps. Le moment d’ailleurs ne pouvait être mieux choisi. C’est il y a huit ans, on s’en souvient, que le nouveau régime était inauguré en France, d’abord par une lettre que l’empereur adressait le 5 janvier 1860 au ministre d’état, et qui était tout un programme économique, puis par le traité de commerce qu’on signait avec l’Angleterre, et qui n’était qu’une partie de ce programme. Or d’ici à un an le traité avec l’Angleterre expire, et dès lors s’élève naturellement la question de l’abrogation ou du maintien de ces conventions commerciales. Il s’agit donc de savoir aujourd’hui, avant de toucher à ce terme extrême, ce qu’il faut penser de cette grande expérience de huit années, quelle influence elle a exercée sur la richesse publique, sur le mouvement des forces productives du pays, sur tous les intérêts de l’industrie, du commerce et de la marine ; il s’agit notamment de savoir quelle part elle a eue dans cette crise tantôt aiguë, tantôt chronique, où se débattent et s’énervent tous les intérêts depuis quelques années, dans cette crise à laquelle on n’a trouvé jusqu’ici aucun remède, et qui devient si aisément, si naturellement une arme entre les mains de tous les adversaires du nouveau régime économique. C’est justement sur ce terrain, à la fois précis et indéfini, où se rencontrent et se croisent, tant de questions complexes, qui confine à tout, à la politique et à l’économie sociale, c’est sur ce terrain que s’est engagée une lutte ou ont figuré au premier rang, — d’un côté, au nom des idées protectionistes. M. Thiers avec sa grande expérience des affaires publiques, M. Pouyer-Quertier-avec ses connaissances pratiques d’industriel fort expert, — de l’autre côté, au nom de la liberté commerciale, M. Rouher, le signataire du traité avec l’Angleterre, le ministre des travaux publics, M. de Forcade la Roquette, M. Emile Ollivier. La gauche s’est refusée au combat, ou du moins M. Jules Simon seul est entré en lice pour exposer de judicieuses considérations d’un ordre tout politique, et à notre sens la gauche a commis une faute, parce qu’un parti qui a l’ambition déporter en avant la bannière du libéralisme ne saurait se désintéresser de tels débats, ni même accepter un rôle passif. La gauche, ce nous semble, avait devant elle un rôle tout tracé qu’elle a laissé à M. Emile Ollivier, et qui consistait à avouer hautement les principes de liberté commerciale, sans abdiquer le droit de montrer ce qui a manqué, ce qui manque encore dans Inapplication de ces principes. Elle a laissé en définitive la lutte se concentrer entre M.. Thiers et M. de Forcade la Roquette, entre M. Pouyer-Quertier et M. Rouher.

Si la cause protectioniste avait pu être sauvée, elle m’aurait été sans nul doute par M. Thiers, par cette fécondité de ressources d’un esprit éminent, par cette habileté avec laquelle l’illustre défenseur des libertés nécessaires réussit presque à faire illusion en représentant la protection comme un intérêt d’état, comme un intérêt patriotique. M. Thiers a pour lui dans une discussion semblable une conviction très forte, servie par un art consommé de la parole. Nul ne sait mieux rassembler tout ce qu’on peut dire, tout ce qui s’est dit de tous les temps pour étayer un système au moins insuffisant désormais ; nul ne sait mieux coordonner, grouper des faits et des chiffres de façon à leur donner l’apparence d’une démonstration saisissante. Et cependant M. Thiers n’a convaincu personne, ou du moins il n’a convaincu que ceux qui n’avaient pas besoin d’une éloquence si vive pour marcher sous le même drapeau. M. Pouyer-Quertier, lui, nous représente assez bien dans cette lutte un vrai partisan faisant la guerre pour son compte, frappant un peu de tous côtés sans ménagement et sans crainte. C’est un terrible lutteur qui a étonné et émerveillé son monde par ses tours de force dans l’interprétation des documens commerciaux. M. Pouyer-Quertier ne sera jamais vraisemblablement un homme d’état, c’est du moins un très viril homme d’affaires, un Normand de forte complexion, d’esprit aiguisé et de verve audacieuse, fermement assis sur une fortune solide, parlant de l’industrie et du commerce avec l’âpreté éloquente de l’homme, qui défend ses intérêts, et portant dans les débats du parlement la satisfaction de soi-même et l’aisance de l’industriel heureux qui n’a plus rien à craindre.

M. Pouyer-Quertier, avec son imperturbable et vigoureux aplomb, fait en vérité un peu la figure d’un hercule de la protection soulevant les milliards à bras tendu, et ne faisant qu’une bouchée des millions d’impôts qu’il a payés, dit-il, dans sa vie. L’habile député de Rouen est certes un orateur des plus hardis, et même à la rigueur on ne l’aurait pas cru si enflammé pour les franchises parlementaires qu’il revendique aujourd’hui. Il s’était montré longtemps assez tiède pour tout libéralisme ; mais la passion fait de ces miracles, et voilà ce qui arrive. On a tout soutenu jusque-là, on n’a pas marchandé son appui tant que l’omnipotence administrative n’atteignait que les autres ; le jour où on se sent atteint, soi-même, on se réveille tout d’un coup en bonne humeur d’opposition, et en se tournant vers ce gouvernement à qui on aurait autrefois tout permis on s’écrie dans un mouvement de leste ironie : « On n’écoute personne dans ce gouvernement, on sait tout, on n’a besoin de l’avis de personne ! » Il est évident qu’on n’a pas assez écouté l’avis de l’intrépide député de Rouen, et que, si on l’eût écouté, on n’eût pas fait par exemple la réforme, de 1860. M. Pouyer-Quertier a parlé pendant deux jours sans se lasser et sans lasser l’attention de ceux qui l’ont entendu ; pendant deux jours, il a entassé les chiffres, les supputations et les plus prodigieux calculs. Qu’a-t-il prouvé ? Qu’il était un praticien consommé assurément, et de plus un homme d’esprit fort capable de tourner en ridicule les livres de l’administration des douanes. Malheureusement pour lui il a trouvé en M. Rouher un calculateur plus habile encore, qui est venu mettre en déroute bon nombre de ses chiffres et qui a fini par lui prouver que, pour un homme si prompt à se moquer des autres, il tombait lui-même parfois dans d’étranges confusions.

Au fond, à travers tous ces merveilleux calculs et ces chiffres, — car cette discussion, qu’on nous passe le mot, a été une véritable débauche de chiffres, — une chose se dégage nette et certaine, c’est que cette réforme commerciale était un progrès nécessaire, longtemps ajourné, réalisé peut-être assez brusquement comme un expédient politique, mais, dans tous les cas inévitable ; elle répondait à toute une situation économique où un système démesurément protecteur, quand il n’était pas purement prohibitif, n’apparaissait plus que comme une anomalie surannée pesant sur la consommation universelle, énervant la production elle-même, privée du stimulant salutaire de la concurrence, prolongeant des conditions artificielles. Elle n’était même point une nouveauté autant qu’on pourrait le penser, autant qu’ont réussi à le faire croire les partisans de l’ancien régime commercial, dont l’habileté a été toujours de représenter la protection comme un intérêt national, comme une tradition nationale, et c’est précisément l’un des points que le ministre des travaux publics, M. de Forcade la Roquette, a le mieux mis en relief dans son discours. Ici surtout, on pourrait le dire, c’est la liberté qui est ancienne, c’est la prohibition qui est nouvelle. Dans les vieux tarifs de Colbert, la protection n’existait que pour certaines industries particulières. Il n’y avait point de droits d’entrée sur les grains, il n’y avait que des droits fort modérés sur les laines étrangères, sur les fers, sur les bestiaux. Ce n’est pas au XVIIIe siècle que la protection a pénétré dans notre législation, c’est au contraire l’époque où la liberté commerciale est devenue une théorie et a compté des partisans, dont le plus illustre a été Turgot. Ce n’est pas non plus au commencement de la révolution, dans les premiers tarifs de 1791, que la protection a pris naissance. Elle apparaît sous l’empire avec le blocus continental, et c’est après 1814 qu’elle s’est constituée fortement ; c’est à ce moment que, par l’alliance de la grande propriété et de la grande production manufacturière, s’est fondé ce qui s’est appelé le régime protecteur, ce régime à l’abri duquel se sont groupés des intérêts assez puissans pour s’imposer à tous les gouvernemens pendant quarante ans, pour peser sur la politique, comme on l’a vu plus d’une fois sous la monarchie de juillet. C’est alors que la protection est devenue un dogme auquel il était défendu de toucher sous peine de porter atteinte au travail national, aux traditions nationales, à l’œuvre de Colbert et de Napoléon ! — Soit, dira-t-on, on vous abandonne Colbert et Napoléon, qui ne sont là que pour faire figure. La protection n’est pas si ancienne, et même elle n’est pas faite pour durer toujours ; mais elle est encore nécessaire pour laisser aux industries le temps de se développer, de grandir, de s’aguerrir au combat avec les industries étrangères. — C’est un raisonnement qui a été bon la première ou même la seconde fois qu’il s’est produit, et qui à la longue n’est plus qu’une banalité intéressée. Depuis 1828, il a reparu périodiquement pour barrer le chemin à toutes les velléités réformatrices. A consulter les industries protégées, on était bien toujours sûr de la réponse : elles représentaient le travail national, elles étaient la garantie de la vie des ouvriers, la force du pays ! La vérité est que la protection était un impôt pesant sur la masse entière des consommateurs, tandis que d’un autre côté elle devenait le plus souvent un encouragement à l’inertie pour les industries elles-mêmes. Il fallait pourtant bien « n finir. C’est ce qu’a fait la réforme de 1860. Qu’on le remarque bien du reste, cette réforme n’a été nullement une mesure radicale ; elle ne réalise que très imparfaitement les théories du libre échange. Elle s’est contentée de supprimer toute prohibition en établissant une protection modérée. Qu’eût dit de plus M. Pouyer-Quertier, si le libre échange eût triomphé complètement ? Il n’a eu tout au plus qu’une demi-victoire. Or dans ces termes quelle est l’influence réelle de la réforme commerciale sur la situation actuelle ? C’est ici surtout qu’on se bat à coups de chiffres.

A entendre M. Pouyer-Quertier, tout était prospérité jusqu’en 1860 ; à partir de ce moment, tout décline et périclité. La métallurgie se meurt, l’industrie des tissus de coton, de laine, de lin, dépérit, l’agriculture souffre de la suppression de l’échelle mobile, la marine marchande est en danger. D’un autre côté, on n’a nullement réalisé le programme de la vie à bon marché, dont on se flattait de faire une vérité. En un mot, une crise immense s’est ouverte et persiste sans qu’on puisse en entrevoir la fin. M. Pouyer-Quertier commet l’étrange erreur d’opposer arbitrairement deux périodes dont le point d’intersection serait cette date de 1860, en mettant au compte de la protection la prospérité d’autrefois et les épreuves d’aujourd’hui au compte de la réforme commerciale. Qu’une crise des plus graves, des plus profondes, des plus complexes, existe depuis quelques années et se prolonge avec tous les caractères d’une maladie de langueur, c’est ce qui frappe tous les regards. La puérilité est de faire de la réforme des tarifs la grande et unique coupable. Si la guerre civile des États-Unis est survenue tout à coup et a retiré brusquement le coton du marché européen, est-ce parce que le traité avec l’Angleterre a été signé ? Si l’industrie des laines et des lins a pris un développement considérable et jusqu’à un certain point artificiel en l’absence du coton pour s’alanguir le jour où le coton a reparu, est-ce la liberté commerciale qui est coupable ? S’il y a eu de mauvaises récoltes réagissant sur le marché des subsistances, est-ce la suppression de l’échelle mobile qui a fait le mal ? Si même dans la métallurgie, où les souffrances sont effectivement plus grandes, beaucoup de forges se sont éteintes, est-ce uniquement parce que la réforme de 1860 a été accomplie ? Beaucoup de ces établissemens n’étaient-ils pas en train de mourir de leur belle mort ? Si aujourd’hui l’industrie a tant de peine à retrouver son équilibre et son essor, est-ce la faute de la liberté commerciale ? En réalité, cette grande et douloureuse crise, qui n’est pas particulière à la France, est la conséquence d’une multitude de causes intimes ou éclatantes agissant à la fois. Elle est due justement à cet excès de prospérité et de développement industriel dont M. Pouyer-Quertier fait honneur à la période antérieure à 1860. Elle est due à la guerre d’Amérique, aux mauvaises récoltes, aux perturbations laissées par des événemens imprévus, à cette absence d’équilibre qui éclate partout entre les ressources et les dépenses. Elle est aussi le résultat naturel, quoique toujours pénible, de ces transformations incessantes qui après tout s’appellent le progrès, qui font que certaines industries anciennes périssent et s’effacent devant des industries nouvelles. Elle est due enfin à cet état de maladie, où vit l’Europe depuis bien des années, à l’excès des arméniens, à cette débauche de dépenses militaires qui épuise tout, finances et population, à cette idée fixe, obstinée, d’une conflagration inévitable, qui enchaîne l’esprit d’entreprise, et. prolonge l’alanguissement de tous les. intérêts en créant une situation qui n’est ni la paix, ni la guerre.

Ce qui est vrai, c’est que même dans ces conditions difficiles la liberté commerciale n’a point laissé de produire encore des fruits heureux, c’est qu’elle a plutôt agi comme un calmant, qu’elle a tempéré du moins l’excès de la crise, qu’elle n’a pas ajouté au malaise universel, qu’elle a contribué dans tous les cas à un certain développement de bien-être, et si elle n’a pas eu des résultats plus décisifs, plus éclatans, c’est que peut-être elle n’a pas été accomplie de la meilleure façon. C’est là en effet le côté, vulnérable de cette réforme de 1860. Lorsque l’empereur écrivait sa lettre, du 5 janvier, il avait compris qu’on ne pouvait lancer l’industrie française dans cette grande expérience, sans lui assurer des compensations, des facilités nouvelles, par la multiplication des voies de communication, par l’abaissement du prix des transports, et il avait tracé tout un programme dont la réalisation devait aider l’industrie nationale dans sa lutte avec l’industrie étrangère. Nous ne prétendons pas que rien n’ait été fait et que. M. Rouher n’ait mis en ligne que des chiffres, de parade en relevant tout ce qui a été dépensé ; il n’est pas moins certain qu’il n’a pas été fait assez, puisque, la France est au-dessous de la Belgique, de la Hollande, pour le développement de ses voies ferrées et que les prix de transport sont infiniment plus élevés chez nous que dans beaucoup d’autres pays. Ce qui est plus vrai, encore, et ici nous touchons à la politique, c’est qu’il y a eu une erreur, radicale, profonde, dans l’accomplissement de la réforme de 1860. On n’a pas vu qu’il y avait une intime solidarité entre tous les progrès, et si, par une inconséquence qui est la faiblesse d’un grand esprit, M. Thiers se refuse encore à compter la liberté commerciale au nombre des libertés nécessaires, on n’a pas vu d’un autre côté qu’on ne pouvait donner cette liberté isolément, comme une compensation de tout le reste. On n’a pas vu, outre les raisons de logique supérieure et de justice, que la liberté commerciale ne pouvait se développer utilement, sûrement, qu’en trouvant dans toutes les autres libertés, des appuis, des auxiliaires, des correctifs, des stimulans, et c’est là en partie la cause des malentendus, et des malaises, qui se sont produits : de telle sorte que, s’il y a quelque chose à demander, ce n’est pas qu’on s’arrête dans cette voie ; sur ce point du reste, M. Rouher a été parfaitement net, il a déclaré qu’on ne s’arrêterait pas, que le traité avec l’Angleterre ne serait pas dénoncé. Ce qu’il faut demander, c’est que la liberté commerciale soit complétée par l’extension de tous les autres droits politiques. Et en vérité ce n’est pas même ici seulement un intérêt libéral, c’est un intérêt conservateur plus qu’on ne le croit. Lorsque Cavour, il y a une quinzaine d’années, entreprenait, lui aussi, d’appliquer dans son petit Piémont les doctrines de liberté commerciale, il se trouvait en face des mêmes objections ; il les réfutait victorieusement, comme M. Rouher l’a fait l’autre jour, et, se tournant vers ces conservateurs attardés qui se font un dogme de la routine, il leur répondait avec une singulière hauteur de vues : « Je dis, moi, que l’allié le plus puissant du socialisme, dans l’ordre intellectuel bien entendu, c’est la doctrine protectioniste ; elle part absolument du même principe : réduite à sa plus simple expression, elle affirme le droit et le devoir du gouvernement d’intervenir dans la distribution, dans l’emploi des capitaux ; elle affirme que le gouvernement a pour mission, pour fonction, de substituer sa volonté, qu’il tient pour la plus éclairée, à la volonté libre des individus. Si ces affirmations venaient à passer à l’état de vérités reçues, je ne vois pas ce qu’on pourrait répondre aux classes ouvrières, à ceux qui se font leurs avocats, quand ils viendraient dire au gouvernement : Vous croyez qu’il est de votre droit et de votre devoir d’intervenir dans la distribution du capital et d’en réglementer l’action ; pourquoi donc ne vous mêlez-vous pas de l’autre élément de la production, le salaire ? Pourquoi ne réglez-vous pas les salaires ? pourquoi n’organisez-vous pas le travail ? En vérité, il me semble que le protectionisme admis, il faut admettre la plupart des idées socialistes, sinon toutes… » Et c’est ainsi que ce grand libéral, par cela même qu’il était un libéral, était aussi un grand et prévoyant conservateur. Nous souhaitons à M. Rouher la même fortune, non pas seulement, bien entendu, en matière de commerce et d’industrie.

La prohibition, disions-nous, on l’a vue récemment et au même instant au sénat sur un autre terrain ; on l’a vue s’épanouir dans toute sa naïveté à propos de l’enseignement supérieur, et vraiment c’est bien là une des discussions les plus singulières qui se soient élevées depuis longtemps. De quoi s’agit-il ? On le sait déjà : il y a quelques mois, un pétitionnaire de bonne volonté a rassemblé un certain nombre de signatures parmi ses connaissances ou parmi une foule de braves gens de province qui n’ont jamais mis le pied sur la place de l’École de Médecine, et, dûment investi par ses copétitionnaires de la mission de restaurer les bons principes, il a fait parvenir sa supplique au sénat, en lui demandant de mettre enfin une digue au torrent du matérialisme qui envahit l’enseignement de la médecine dans la Faculté de Paris, ou, pour rester dans le vrai, il s’est fondé sur ce prétendu enseignement matérialiste distribué au nom de l’état pour réclamer la liberté de l’instruction supérieure, c’est-à-dire la possibilité de créer des facultés libres. Cela fait, on ne s’est pas arrêté en si bon chemin, on est allé dépouiller les thèses soutenues par les élèves de l’École de médecine, éplucher les livres qui servent à l’enseignement ; on a fait la police des cours de la Faculté, on a surveillé les leçons, épié les moindres paroles échappées à un professeur dans l’improvisation. Bref, chacun s’y est mis, on a fait le dossier de tout ce qu’on à découvert et même de ce qu’on a imaginé, et voilà le sénat mis en demeure de prononcer son arrêt ! Une première fois la discussion a été ajournée, parce que les cardinaux, qui devaient jouer le premier rôle dans ce débat philosophique, étaient dispersés dans leurs diocèses pour les fêtes de Pâques. Enfin la discussion est venue, longuement préparée avec un certain art de mise en scène qui fait honneur au pétitionnaire. Elle a été vraiment curieuse, instructive, assez triste, et même un peu amusante.

S’il ne s’agissait que de la liberté de l’enseignement supérieur, nous commencerions par dire que nous l’admettons parfaitement, que même le meilleur moyen d’échapper à toutes ces contradictions, à tous ces ennuis d’une situation fausse, quelquefois compromettante, c’est de laisser une latitude complète à toutes les doctrines, à toutes les opinions. La liberté, c’est le droit pour les individus, et pour l’état, simple gardien de l’ordre public, c’est l’absence de toute responsabilité dans la lutte inévitable des idées, dans la mêlée des opinions philosophiques ; mais, la situation actuelle étant donnée, nous serions portés à croire qu’on a tendu un piège au sénat en lui offrant l’occasion d’une manifestation si insolite, et les éminens prélats qui siègent dans cette assemblée sont tombés dans le piège avec la candeur d’hommes accoutumés à vivre d’une autre vie que la vie de tout le monde. Les cardinaux et même M. l’archevêque de Paris, malgré son esprit modéré et relativement libéral, les prélats sénateurs n’ont pas vu qu’ils s’engageaient dans une voie sans issue, que cette discussion offrait un double danger. D’un côté, le sénat changeait absolument de caractère sans y prendre garde, et se trouvait conduit à se constituer en tribunal suprême appelant à sa barre les opinions philosophiques, déterminant ce qui est permis et ce qui n’est pas permis dans l’enseignement, formulant en quelque sorte une orthodoxie scientifique, faisant pénétrer les considérations religieuses dans l’étude de la médecine. Ainsi donc nous voilà bien avancés après cela. Il y aura une médecine conservatrice et une médecine révolutionnaire, une médecine catholique, protestante, israélite, matérialiste, spiritualiste ou libre penseuse, puisque le mot a été prononcé. Le premier acte du médecin, du physiologiste, sera donc de signer une profession de foi philosophique ou religieuse avant de procéder à ses expérimentations ! Si le sénat n’eût fini par se réfugier dans un prudent ordre du jour, il eût mis sans doute le ministre de l’instruction publique dans un étrange embarras. Quelle lumière eût trouvée le gouvernement dans cette injonction d’avoir à surveiller le matérialisme dans l’enseignement Se la médecine ? Où est le matérialisme ? où n’est-il pas ? à quels signes se fait-il reconnaître ? C’est là l’inconvénient d’un ordre général et philosophique. Il y a un autre danger d’un ordre plus délicat, c’est le danger des personnalités. Ce matérialisme qu’on poursuit, il prend un nom après tout ; il s’appelle M. le professeur Vulpian, M. le professeur Sée. Il faut donc aller écouter ce que disent ces professeurs au risque de se méprendre quelquefois, recueillir tout au moins des témoignages ; mais alors qu’arrive-t-il ? On l’a vu par les mésaventures de M. le cardinal de Bonnechose. Les témoins qu’on invoquait désavouent le rôle qu’on leur prête ; le seul qui avait cru entendre finit par n’avoir plus rien entendu du tout, et voilà une accusation qui reste en l’air. M. le cardinal de Bonnechose a bien un peu mérité que M. Duruy lui rappelât qu’autrefois, quand il était magistrat, il n’eût pas agi sans doute avec cette légèreté, qu’il eût vérifié la valeur des témoignages, interrogé les personnes accusées.

Au fond, cette discussion, qui a fini assez tristement, ne laisse pas d’être instructive. Sait-on ce qui apparaît de plus clair ? C’est que les chefs de l’église n’ont pas une place nécessaire dans les assemblées politiques. Forcément, par la nature de leurs fonctions et de leur mandat tout spirituel, ils tendent à déplacer les questions, à confondre les juridictions, à entraîner les assemblées dont ils font partie dans des discussions où on ne peut les suivre sans que le sénat se change en concile. Chez eux, l’esprit de prosélytisme sacerdotal domine inévitablement l’esprit politique. Accoutumés à gouverner leur diocèse, ils n’admettent pas ce « diocèse du sens commun » dont parlait spirituellement l’autre jour Sainte-Beuve, et où tout homme public doit bien cependant avoir l’ambitionne garder une place. De plus l’habitude de l’autorité spirituelle, de l’infaillibilité et de l’irresponsabilité donne à leur langage des formes, des allures, auxquelles on a de la peine à s’accoutumer avec la meilleure volonté du monde. Tout ce qui se dit à la rigueur dans une lettre pastorale, dans un mandement, ne peut pas toujours se dire dans une assemblée politique. Et puis enfin, sans entrer dans des questions qui touchent à l’ordre constitutionnel, puisque c’est la constitution qui fait les cardinaux sénateurs, si on cherchait une moralité plus directe dans ces récens débats relatifs au matérialisme, on arriverait peut-être à des conclusions que les éminens prélats n’ont pas aperçues, que M. Duruy a indiquées tout au plus. Qu’on admette, si l’on veut, comme un fait réel et incontestable, cette recrudescence des idées matérialistes : de quel moment daterait-elle ? Elle coïnciderait justement avec l’époque où on a supprimé l’enseignement de la philosophie dans les lycées. Grande lumière pour tout le monde, pour les gouvernemens laïques comme pour les chefs de l’église, grand enseignement qui prouve qu’il ne suffit pas de rétrécir, d’abêtir les esprits pour les préserver des contagions, et que le meilleur moyen de faire des âmes viriles, c’est de les tremper dans la liberté, de les fortifier par l’étude indépendante de tous les problèmes de la destinée humaine ! Si les chefs de l’église veulent s’élever contre le matérialisme, ils le peuvent, ils le doivent, quoiqu’il ne soit pas absolument nécessaire qu’ils portent ces questions devant le sénat ; mais, le matérialisme n’est pas tout entier à l’École de médecine : il est dans des mesures qu’ils ont eux-mêmes encouragées quelquefois, qu’ils ont tout au moins laissé passer sans rien dire, sans marchander leur appui au gouvernement ; il est dans cette politique de réaction, d’absolutisme et d’immobilité qui trouve encore des défenseurs jusque dans le sénat, et qui n’a d’autre effet que de détourner les âmes des mâles et nobles luttes de la vie publique pour les livrer aux préoccupations vulgaires du bien-être et des jouissances. Du reste, il faut le dire, le sénat a paru comprendre lui-même qu’il avait donné assez de gages à cet esprit de réaction, et au lendemain des discussions prolongées sur la presse, sur l’enseignement de l’École de médecine, il vient de donner sans trop de difficulté son laisser-passer à la loi sur les réunions publiques, récemment votée par le corps législatif.

Cette loi sur les réunions publiques, définitivement votée aujourd’hui, complète le programme du 19 janvier 1867, et l’exécution de ce programme est ce qui caractérise pour le moment la situation de la France. Ce n’est point sans doute une grande extension de liberté, c’est du moins dans une certaine mesure un déplacement de la politique intérieure, un changement de direction, c’est une issue un peu plus large ouverte à l’esprit public. Les lois récemment votées marquent cette étape dans notre vie intérieure ; elles ont été l’occupation de ces derniers temps sans faire oublier toutes ces autres questions qui s’agitent en Europe, qui peuvent sommeiller par momens, et qui ne restent pas moins comme une obsession, comme une menace toujours présente, quoique incessamment ajournée. La vérité est que, sans devenir plus aiguë, en ayant au contraire l’air de se détendre par intervalles, la situation de l’Europe ne change guère, parce qu’elle ne peut pas changer. Cette méfiance inquiète, qui est un peu partout, qui est un des élémens les plus sérieux de la crise industrielle et économique que nous traversons, cette méfiance ne se dissipe point sensiblement, parce qu’il ne suffit pas d’un mot pour la dissiper, parce que, même en dehors des arrière-pensées qu’on peut soupçonner chez les hommes, il y a les difficultés, peut-être les impossibilités, les dangers de conflit, qui sont dans la force des choses. De là cette promptitude des esprits à s’émouvoir, à recueillir le moindre bruit, à se tourner sans cesse du côté de Berlin, ou de Vienne, ou de Pétersbourg. Que le parlement douanier se réunisse à Berlin, on interroge ses manifestations, on suit ses discussions, on pose chaque mot du discours que le roi Guillaume a adressé à ces représentans des intérêts matériels de l’Allemagne. Qu’une dépêche mystérieuse expédiée de Russie annonce à l’improviste une insurrection en Pologne, sur les frontières de la Galicie, on se demande si cette nouvelle, évidemment fabriquée, n’est pas grave justement parce qu’elle est fausse, et qu’elle révèle ainsi des calculs secrets, les intentions agitatrices du panslavisme russe dans les provinces de l’Autriche ; mais en définitive ce qu’il y a de plus caractéristique, c’est l’attitude respective des gouvernemens au sein de cette situation confuse. Tous ces gouvernemens, nous devons bien le croire, puisqu’ils l’assurent, sont pleins d’idées conciliantes, pleins de bonne volonté pacifique, ils ne demandent pas mieux que de vivre en bonne intelligence ; seulement ils s’observent en restant armés jusqu’aux dents, pour employer une expression vulgaire, et un rapport récent du maréchal Niel nous apprend qu’après avoir augmenté, comme on sait, nos forces militaires, nous possédons un armement désormais en état de répondre à toutes les éventualités, de telle sorte que, si les chances de paix se mesurent à l’importance des forces et des moyens de guerre dont on dispose, il est certain que jamais le repos du monde ne fut plus assuré ; il est au moins sous bonne garde. N’importe, il était réservé à l’Europe d’aujourd’hui de donner ce spectacle aussi singulier qu’imprévu d’armemens hâtifs, redoublés, démesurés, pour arriver à une paix que tout le monde désire, à laquelle tout le monde voudrait croire, et que personne n’ose se promettre, pas même ceux qui disposent souverainement de la destinée des peuples.

Les États-Unis, quant à eux, offrent un spectacle bien différent de celui de l’Europe et que seuls ils peuvent offrir : c’est le spectacle d’un président publiquement, juridiquement accusé, traduit par le congrès devant le sénat constitué en cour de justice. M. Johnson, on le sait, a été mis en accusation principalement pour avoir violé le tenure office bill en remplaçant arbitrairement au secrétariat de la guerre le général Stanton par le général Thomas. Voilà déjà bien des mois que ce procès se poursuit avec une régularité méthodique et étrange, au milieu de passions à la fois ardentes et contenues. Ce qui a été dépensé de paroles soit pour l’accusation, soit pour la défense, on peut s’en faire une idée par ce que disait récemment un journal américain qui proposait, dans le cas où M. Johnson serait condamné, de commuer sa peine en celle des travaux forcés, consistant à lire tous les discours prononcés à son sujet. Heureusement pour lui, M. Johnson a échappé à cette peine, il vient d’être acquitté, ou du moins il ne s’est pas trouvé un nombre suffisant de voix pour le condamner, de sorte que l’accusation tombe d’elle-même. C’est peut-être au surplus le meilleur dénoûment de cette singulière affaire ; mais ce qu’il y a d’étrange, de remarquable, c’est le fait même. Voilà un grand pays où, pour une violation présumée de la loi, deux pouvoirs entrent en lutte ouverte. Le congrès accuse, le président se défend sans quitter la Maison-Blanche. Le procès se poursuit pendant des mois, et le pays continue à vivre de sa vie ordinaire ; rien n’est en feu, pas la moindre révolution. Avions-nous raison de dire que c’était un spectacle fort différent de celui de l’Europe, et que les États-Unis seuls pouvaient offrir ? ch. de mazade.

ESSAIS ET NOTICES.

UN NOUVEAU COMBUSTIBLE.


CHAUFFAGE DES CHAUDIERES A VAPEUR PAR LES HUILES MINERALES.

L’emploi dans l’industrie des huiles minérales comme combustible préoccupe depuis quelque temps les esprits aussi bien en Europe qu’en Amérique. Les avantages qui résulteraient de ce mode de chauffage sont évidens. Ce charbon liquide ne laisse pas de cendres ; l’introduction de la matière sur la grille n’exige pas le travail pénible des chauffeurs ; elle s’effectue automatiquement avec la plus grande facilité, sans qu’il soit besoin d’ouvrir la porte du foyer, opération presque toujours inévitable quand on fait usage de la houille, et qui offre l’inconvénient de refroidir la boîte à feu et les parois de la chaudière. En outre une tonne de houille prend plus de place qu’une tonne d’huile minérale à cause de l’espace perdu par les vides que laissent entre eux les morceaux de charbon, et à poids égal la quantité de vapeur produite par la combustion de l’huile atteint à peu près le double de celle qu’engendre la houille. Ces deux faits désignent d’emblée le combustible nouveau à l’attention des puissances maritimes et des compagnies de navigation à vapeur, car, si les mécaniciens parvenaient à rendre pratique ce mode de chauffage, il deviendrait aisé d’accomplir à l’aide d’un seul chargement d’huiles minérales des voyages doubles de ceux que permet aujourd’hui d’opérer le même chargement de charbon. À ces raisons, on doit en ajouter une autre qui pourrait avoir son poids dans l’hypothèse d’une guerre de surprises sur les rives d’un grand fleuve ou sur mer : l’huile minérale permettra de glisser sur les eaux sans être signalé par le panache de fumée qui trahit aujourd’hui de loin l’arrivée d’un steamer. Toutefois il faut d’abord que les problèmes que soulève l’emploi de foyers industriels alimentés à l’huile soient résolus complètement au double point de vue de l’art et de l’économie. C’est une question technologique pour la forme des mécanismes que l’on peut adopter, c’est aussi une question de commerce pour s’assurer des sources d’approvisionnement. Commençons par résumer les principaux résultats auxquels les ingénieurs et les savans sont parvenus ; nous dirons ensuite quelle quantité d’huiles minérales l’ancien et le nouveau continent semblent jusqu’ici pouvoir fournir.

Il y a déjà plusieurs années que les Anglais et les Américains ont essayé pour la première fois d’employer les huiles de schiste et le pétrole au chauffage des chaudières à vapeur. Antérieurement il avait été fait en France des tentatives pour utiliser de : la même manière les huiles lourdes et les goudrons qui sont produits par les usines à gaz. Les Anglais ont fait leurs principaux essais à l’arsenal de Woolwich et dans une usine privée de Lambeth, l’un des quartiers industriels de Londres. A Woolwich, le pétrole brûlait à la surface d’un vase poreux ; ce procédé, entre autres inconvéniens, présentait des dangers : la paroi poreuse du vase pouvait à un moment donné devenir un rempart bien insuffisant entre l’approvisionnement de pétrole et la flamme. La moindre communication eût déterminé une explosion. A Lambeth, le liquide était, au moyen de vapeur surchauffée, injecté dans un foyer ordinaire ; l’air nécessaire à la combustion pénétrait par une foule de petits trous percés dans la porte de la boîte à feu. Ce second procédé, qui fut aussi expérimenté à Woolwich l’année dernière, a sur le premier une supériorité réelle ; mais il donne lieu à des pertes de chaleur considérables. D’abord il produit une dépense directe de vapeur, ensuite et surtout il entraîne la décomposition de cette vapeur dans le foyer, décomposition qui absorbe une quantité de chaleur notable. Du reste, à Woolwich comme à Lambeth, il s’agissait de brûler moins le pétrole proprement dit que les huiles de schiste indigènes obtenues par la distillation du bog-head, du cannel-coal et de certains schistes très riches du Lanarkshire.

Les essais des Américains ont été plus nombreux et plus concluans. Ils ont porté non-seulement sur les chaudières fixes des usines, mais encore sur celles des locomotives, des bateaux à vapeur, des dummy-engines[1], des fours de boulanger, des pompes à incendie. Sur ces dernières, la substitution du pétrole au charbon paraît offrir des avantages qui en généraliseraient promptement l’application. Un incendie dans l’une des rues de Boston a permis aux nouvelles pompes de faire leurs preuves d’une manière assez brillante pour que les autorités municipales aient ordonné l’installation de plusieurs autres appareils semblables. Une pompe à feu chauffée au pétrole arriva sur le lieu du sinistre à toute vitesse ; en quelques minutes, la pression était suffisante pour le service des pompes, et l’énergie de la combustion assura le fonctionnement continu de celles-ci malgré les circonstances défavorables où elles se trouvaient placées. En outre on a pu constater que la marche des pompes à pétrole était plus assurée et plus régulière que celle des pompes chauffées à la houille. Les tuyaux et les mécanismes en effet ne sont plus exposés, grâce au nouveau combustible, à être obstrués ou disloqués par les menus débris de charbon, ce qui arrivait trop souvent autrefois. L’essai du dummy a eu lieu sur le chemin de fer de l’Hudson. Le procédé différait de ceux de Woolwich et de Lambeth. Une plaque de fonte percée de trous et reposant sur un lit de sable formait la grille, sous laquelle débouchaient des conduits amenant le pétrole et un peu d’eau. Ici, comme dans la disposition anglaise, l’intervention de l’eau donnait lieu à une perte de chaleur. En général, les inventeurs ont été séduits par ce fait, que l’eau mêlée au pétrole allonge considérablement la flamme ; mais à cause de cela même les gaz de la combustion sont rejetés dans l’atmosphère à une température trop élevée, et une partie du calorique qu’ils contiennent se disperse sans avoir servi à vaporiser l’eau.

Depuis quelque temps, un grand nombre de chaudières à vapeur fixes des pays à pétrole, employées soit à pomper l’huile au fond des puits déjà forés, soit à percer des puits nouveaux, avaient adopté le combustible liquide. Là en effet, même avec des appareils défectueux, l’économie n’est pas douteuse ; le pétrole est recueilli sur place à bas prix, tandis qu’il faut amener la houille de loin à grands frais ou payer l’abatage et le transport du bois dans des forêts profondément ravinées. Sur une locomotive du chemin de fer de Warren à Franklin, chemin qui traverse une partie du comté pétrolifère de Venango, l’on a tenté encore, non sans succès, d’employer le pétrole à la place du charbon. Ce nouvel essai eut lieu pendant le mois de juillet dernier ; le pétrole brûlait à l’état gazeux en se dégageant d’un bec (burner). La grille du foyer était remplacée par une véritable poêle à frire sur laquelle reposaient six réchauffeurs faisant l’office de générateurs à gaz. C’étaient des chambres où l’huile était amenée à ses élémens gazeux pour venir ensuite brûler à l’extrémité du bec placé sous chaque réchauffeur. La flamme était ainsi employée à deux fins : elle servait d’abord à distiller le pétrole, puis à chauffer la chaudière. Il faut être en Amérique et même en pleine oil region pour jouer ainsi avec le feu. Les dangers d’une pareille disposition sont manifestes : c’est absolument, comme on dit en langage familier, mettre le loup dans la bergerie ; mais il faut reconnaître que la forme des locomotives et les nécessités du service des chemins de fer rendent des plus ardues la solution du problème sur ces types de machines.

Le même principe, appliqué plus judicieusement, a guidé les expériences faites dans le port de Boston l’automne dernier à bord d’un vapeur de guerre de l’Union, le Palos. Sur les navires, la liberté des mouvemens est plus grande que sur les locomotives. L’appareil de distillation du pétrole avait donc été placé à une distance du foyer assez considérable pour qu’on n’eût à redouter aucune explosion. Dans ce foyer opérait l’inflammation des gaz. L’eau liquide ou vaporisée avait été bannie avec raison. Une puissante pompe à air insufflait d’une manière continue le gaz combustible d’une part, l’air comburant de l’autre. Tout le système était de l’invention du colonel Foote. D’après les consommations de houille et de pétrole comparées pendant un certain nombre de voyages accomplis autour de la rade de Boston, la commission officielle constata une économie très notable en faveur du pétrole. Depuis les expériences du Palos, le port de Boston a vu les essais d’un bateau à vapeur du commerce, le Island City, chauffé au pétrole par des moyens peu différens. Dans ces essais, l’on a également atteint des chiffres de vaporisation extrêmement élevés.

En Californie, vers la même époque, des expériences ont été faites avec une huile minérale extraite des schistes des environs de Santa-Cruz. L’appareil reposait sur le même principe que les précédens : on y convertissait d’abord le liquide en gaz ; il présentait cependant cette particularité, que la distillation s’opérait à l’avance dans un foyer spécial chauffé au bois, de manière à disposer constamment d’une réserve d’hydrogène carboné gazeux jugée nécessaire pour assurer l’ignition de l’huile. Voici les résultats évidemment fantastiques qu’on trouve consignés dans le San-Francisco Morning Call du mois d’octobre 1867 ; nous les citons uniquement afin de montrer l’excitation que ces tentatives produisent aux États-Unis. Pour obtenir la quantité de chaleur dégagée par une tonne de charbon de Cardiff, il aurait été consumé un peu moins de 115 litres d’huile de schiste (25 gallons), ce qui revient à dire que l’huile californienne serait un combustible dix fois plus puissant que la meilleure des houilles anglaises. Malgré ces exagérations, les faits suivans restent acquis à l’industrie : les huiles minérales sont un combustible dangereux ; elles exigent des précautions spéciales ; mais dans des appareils bien combinés et bien conduits elles peuvent être d’un emploi commode et brûlent sans produire de fumée. A égalité de poids et de volume, elles dégagent un calorique bien supérieur à celui que fournissent les houilles les plus recherchées.

Les Anglais et les Américains, ces derniers surtout, ont fait faire un grand pas à la question ; mais ils n’ont point donné la solution complète du problème. C’est que, à vrai dire, ils ne l’ont poursuivie qu’avec leur génie inventif et leur audace ; deux choses qui ne suffisent point en ces matières, où la science pure doit être le premier éclaireur. Les combinaisons de l’ingénieur, les hardiesses des constructeurs d’appareils, ne doivent arriver qu’après elle ; la physique et la chimie sont les deux flambeaux indispensables à toute investigation de ce genre. L’étude des propriétés physiques dira, par exemple, l’action des changemens de température sur les combustibles soumis aux essais, la propension qu’ils manifestent à se dilater, à émettre des vapeurs, à produire des mélanges détonans. L’étude chimique permettra de calculer les quantités de chaleur qu’on peut obtenir avec chaque huile, parce qu’elle donnera pour chacune la proportion des élémens, carbone et hydrogène, dont elle est composée ; elle conduira en outre à une classification de ces produits d’après les emplois industriels. C’est précisément cette double étude que M. Henri Sainte-Claire Deville a commencée et qu’il poursuit avec persévérance au laboratoire de chimie de l’École normale supérieure. Dans un premier mémoire lu récemment à l’Académie des Sciences, il a fait connaître les résultats de ses premières recherches, qui ont porté sur les propriétés physiques d’un nombre suffisant de spécimens d’huiles minérales recueillis en Europe, en Amérique et dans l’Inde. L’origine de ces travaux remonte à la dernière exposition universelle. Chacun a pu voir alors dans le laboratoire de chimie du Champ de Mars un foyer chauffé avec des huiles lourdes provenant de la fabrication du gaz. Cet appareil, imaginé par M. Paul Audouin, ingénieur de l’usine à gaz de la Villette, était construit en vue de produire les hautes températures dont l’industrie a besoin, notamment pour le travail du fer. Pendant une visite à ce laboratoire, le chef de l’état chargea M. Deville de rechercher par voie d’expériences les meilleures dispositions à adopter pour brûler sans péril les huiles minérales à bord des bâtimens à vapeur.

Un générateur tabulaire, muni de tous les accessoires nécessaires pour des mesures calorimétriques rigoureuses, a été établi dans la cour de l’École normale. Cette chaudière peut être indifféremment chauffée avec du charbon ou avec de l’huile ; pour passer d’un système à l’autre, il suffit de remplacer la grille par une plaque réfractaire, et la porte du foyer à charbon par une plaque de fonte à fermeture hermétique percée d’orifices qui livrent passage en même temps à l’eau et à l’huile. Dans le premier cas, le combustible, étant solide, brûle sur une grille horizontale ; dans le second, comme il est liquide, il brûle en coulant le long de la porte du foyer, véritable grille verticale. L’huile est renfermée dans un réservoir éloigné du point où elle s’enflamme ; une petite pompe la refoule de ce réservoir dans un tuyau unique communiquant avec sept tubes très petits, armés de robinets qui permettent de régler le débit à volonté, et par lesquels elle s’écoule goutte à goutte à l’intérieur du foyer. Une seconde pompe comprime de l’air dans un autre réservoir, et un ingénieux régulateur électro-magnétique permet de maintenir cet air à la pression constante de deux atmosphères au moment où il pénètre dans le foyer avec l’huile. Il suffit d’enflammer la première goutte d’huile pour obtenir une ignition continue. En réalité, il y a là sept chalumeaux à gaz qui soufflent en même temps sept flammes intenses dans la boîte à feu et dans les tubes de la chaudière.

On voit tout de suite en quoi ce système ressemble à celui du Palos, et en quoi il en diffère. Dans l’un comme dans l’autre, le réservoir d’huile est tenu à distance et l’air est insufflé dans le foyer ; mais dans le générateur installé à l’École normale il n’y a point d’appareil de distillation préalable, l’huile brûle directement à l’état liquide. Afin de mesurer la quantité de chaleur produite par chaque combustible, M. Deville a dû s’entourer de toutes les précautions pour la recueillir aussi complètement que possible. La chaudière est donc emmaillotée comme un nouveau-né : les langes sont ici des tuyaux de plomb serrés en spires les uns contre les autres et dans lesquels circule incessamment l’eau d’alimentation. Les pertes dues au rayonnement sont ainsi évitées ; il suffit, pour s’en convaincre, de poser le doigt sur ces tuyaux de plomb, qui demeurent frais au toucher. De plus, M. Deville ne laisse échapper les gaz provenant de la combustion qu’après les avoir fait circuler dans une bâche où ils se dépouillent de toute chaleur. De la sorte, quand les gaz sont rejetés définitivement dans l’atmosphère, ils n’ont pas une température supérieure à celle de l’air. Enfin, comme les quantités d’air et d’huile mises en présence dans la boite à feu sont dosées de manière à assurer une combustion complète, ce refroidissement des gaz ne donne lieu à aucune formation de fumée.

Ces détails suffisent pour montrer la différence des méthodes d’investigation employées des deux côtés de l’Océan. Les mesures prises à l’École normale ne sont pas seulement des mesures de laboratoire ; la rigueur des déterminations n’en exclut pas le caractère industriel. Les évaluations faites sur cette base ont conduit à un chiffre de rendement inférieur à celui qui a été accusé par les Anglais et les Américains, mais très supérieur encore à celui de la houille. Il est maintenant positif que la combustion de 1 kilogramme de pétrole brut de Pensylvanie (huile légère, employée à la fabrication de l’huile d’éclairage du commerce) vaporise 15 kilogrammes d’eau : c’est en nombres ronds un pouvoir calorifique double de celui de la houille de Cardiff. Celui des huiles lourdes de Pensylvanie et de quelques autres états américains est moindre ; d’après quelques déterminations très récentes, il parait osciller entre 12 et 13 kilogrammes. C’est un petit désavantage comparativement aux huiles légères ; mais celles-ci offrent des dangers réels par suite de la très grande explosibilité qu’elles doivent aux matières volatiles dont elles sont imprégnées. La Compagnie parisienne du gaz fait reproduire chaque jour, dans une chaudière plus grande que celle de l’École normale, les expériences calorifiques de M. Sainte-Claire Deville, et particulièrement celles qui ont porté sur la combustion des huiles lourdes obtenues par la distillation de la houille. Une première série d’essais a montré à M. Deville qu’un kilogramme d’huile du gaz vaporise un peu moins de 13 kilogrammes d’eau.

Les huiles lourdes du gaz sont soumises à des expériences d’un autre genre sur un troisième point, à bord du yacht impérial Puebla, stationné à Boulogne-sur-Seine. La chaudière est forte de 60 chevaux, l’espace restreint, et il s’agissait de trouver une disposition de grille verticale pouvant brûler de très grandes quantités d’huile sur une très petite surface. On y a réussi : 60 kilogrammes d’huile par heure sont distribués régulièrement le long de la paroi antérieure de la boîte à feu. Un ventilateur mis en mouvement à bras d’homme insuffle l’air nécessaire à la combustion initiale ; aussitôt que la pression de la vapeur dans la chaudière est suffisante pour faire marcher la machinerie ventilateur est arrêté, et l’appel d’air se fait au moyen du jet de vapeur qui sort des cylindres, exactement comme dans les locomotives. Un robinet de secours, faisant l’office de souffleur, envoie dans la cheminée un filet de vapeur prise sur la chaudière toutes les fois que le navire stoppe, car il faut dans ce cas maintenir la combustion de l’huile pour avoir toujours de la force en réserve, et par conséquent maintenir le tirage de l’air pour empêcher les flammes de retourner en arrière. Un incident d’où sortit un enseignement précieux se produisit lors des premiers essais. Le souffleur n’existait pas, et pendant un arrêt les flammes revinrent en arrière ; quelques flammèches d’étoupes prirent feu, s’envolèrent et vinrent tomber dans le réservoir d’huilé. A la surprise de tous, elles s’y éteignirent, montrant ainsi que les huiles lourdes n’offrent aucun danger d’incendié à bord. Les pétroles légers de Pensylvanie auraient très certainement occasionné une conflagration ; mais les huilés lourdes d’Amérique, d’Europe et de Birmanie se seraient comportées comme l’huile du gaz, parce que les unes et les autres n’émettent que peu ou point de vapeurs à la température ordinaire. Un autre résultat important ressort des essais du Puebla, et doit largement concourir à généraliser l’emploi des combustibles liquides sur les bateaux à vapeur de la flotte : Personne n’ignore que la combustion des corps hydrogénés produit de l’eau ; c’est même ce qui donne un certain degré d’humidité à l’atmosphère des salles éclairées par le gaz. Or les huiles minérales renferment beaucoup d’hydrogène. Par des mesures précises, M. Deville s’est assuré que chaque kilogramme d’huile donne en brûlant 1,350 grammes d’eau, soit plus de 10 pour 100 de la quantité de vapeur formée. Or les pertes subies pendant la condensation ne s’élèvent en moyenne qu’à 10 pour 100. Sauf pour la mise en train, il sera donc possible d’alimenter les chaudières avec l’eau fournie par la combustion de l’huile, c’est-à-dire avec une eau pure de tout corps étranger, distillée sans le secours d’aucun appareil accessoire. On se débarrasserait enfin de ces incrustations, si nuisibles à un bon chauffage, que l’eau de mer dépose en se vaporisant, et contre lesquelles on avait essayé jusqu’à ce jour tant d’insuffisans palliatifs.

Les expériences de l’École normale et du Puebla intéressent encore la marine à plusieurs titres : les cales des bateaux à vapeur sont aujourd’hui des étuves, elles pourront être maintenues constamment fraîches ; en outre les cheminées, s’élevant aujourd’hui au-dessus du pont, offrent aux projectiles ennemis une cible naturelle, tandis que par le nouveau système de chauffage à l’air comprimé elles pourront déboucher sous l’eau. Ne serait-il pas permis d’entrevoir dans cette modification le commencement d’une série de changemens plus graves destinés à transformer une fois de plus l’architecture des navires de guerre, a engendrer ce type monstrueux attendu depuis longtemps, — le terrible vaisseau sous-marin, — machine dont le scaphandre est une ébauche rudimentaire, et qui, survivant aux nécessités de l’art de la destruction, est peut-être appelée à rendre de grands services à la civilisation industrielle ? Quoi qu’il en soit, M. Dupuy de Lôme fait étudier en ce moment par un constructeur du Havre, M. Mazeline, les moyens de mettre un bateau à vapeur quelconque en état de transformer rapidement ses grilles horizontales à charbon en grilles verticales à pétrole.

Cela nous amène à envisager l’aspect commercial de la question qui nous occupe. Quelles sont jusqu’à présentées sources d’huiles minérales auxquelles pourrait s’alimenter l’industrie des transports maritimes de l’Occident ? A proprement parler, aussi longtemps qu’il n’aura pas été découvert en Europe des gîtes de pétrole très abondans, d’une exploitation et d’un débouché faciles, il faudra aller chercher l’huile minérale en Amérique. Les huiles lourdes produites dans la fabrication du gaz sont un combustible excellent, et dont le prix, à égalité de chaleur produite, ne serait pas sensiblement supérieur à celui de la houille ; mais les foyers de l’industrie engloutiraient en quelques jours tout ce que les usines à gaz en peuvent posséder en réserve. Les huiles de schiste constitueraient une autre provision ; en Europe, l’abondance des terrains dits bitumineux peut même faire croire au premier abord que ces huiles viendraient apporter à la consommation un appoint sérieux. Toutefois le prix de revient de ces produits est condamné par la nature des choses à être toujours trop élevé pour qu’il leur sort possible de lutter avec la houille. Il ne reste donc que le pétrole liquide extrait du sein de la terre, et encore faut-il que ce pétrole, s’il appartient à la dangereuse catégorie des huiles légères, soit préalablement dépouillé à peu de frais des matières volatiles qu’il renferme. Or les gîtes de pétrole indigène qui existent en Europe sont inexploités ou très peu productifs, si l’on excepte ceux du Caucase, et l’on sait que ces derniers n’ont aucun débouché sur l’Occident à cause de la longueur et du mauvais état des routes qui les séparent des grands centres de civilisation. Il faut donc de toute nécessité s’adresser momentanément à l’Amérique ; mais le pétrole est grevé, pour le transport en Europe, d’un fret qui s’élève à plus des trois quarts du prix final[2]. Le problème qu’étudient M. Henri Sainte-Claire Deville, M. Dupuy de Lôme et M. Mazeline est donc le véritable. Jusqu’à ce que l’Europe se suffise à elle-même, il faut que les navires faisant les voyages de l’Amérique du Nord puissent brûler du charbon à l’aller et du pétrole au retour. Ajoutons qu’aucun steamer n’a encore traversé l’Océan en faisant usage du nouveau combustible.

On a émis l’espoir que l’emploi des huiles minérales au chauffage des foyers de l’industrie permettrait de combler en France le différence annuelle entre la consommation du pays en charbon et la production des houillères françaises. Il suffit d’un calcul très simple pour dissiper cette illusion. En sept années (de 1861 à 1868 exclusivement), les États-Unis n’ont pas retiré de la terre 2 millions de tonnes de pétrole brut. En supposant que toute cette quantité, qui a été absorbée presque entièrement par les besoins de l’éclairage, eût été employée au chauffage industriel, cela représenterait, d’après les essais calorimétriques rapportés plus haut, la quantité de chaleur contenue dans 4 millions de tonnes de houille, nombre qui donne à peu près le déficit d’une année en France et la vingt-cinquième partie de la production annuelle de la Grande-Bretagne. Quelle que soit la grandeur des résultats obtenus dans la recherche des gîtes de pétrole, il ne faut donc pas demander à ces gîtes d’entrer avant longtemps en compétition avec les mines de houille ; mais l’opportunité de recherches comme celles dont M. Deville a pris la direction n’est pas amoindrie pour cela. Laissons de côté l’intérêt de la science pure, qui est supérieur à tous les autres à cause des résultats lointains qui en découlent pour l’industrie générale. En dehors de cet intérêt, il en est de plus immédiats. A un moment donné, la possibilité d’avoir sous la main une source de chaleur et partant de force intense facilement maniable peut être un secours inespéré pour une nation obligée de se défendre chez elle. D’un autre côté, la nécessité de découvrir et d’exploiter convenablement de nouveaux gîtes de pétrole se fera d’autant plus sentir que les applications de ce produit nouveau seront plus nombreuses. Or les recherches de cet ordre ne peuvent se faire que par des sondages poussés à de très grandes profondeurs, et c’est dans ces profondeurs que s’élaborent incessamment les matières gazeuses et combustibles dont la condensation dans les roches superficielles produit le pétrole liquide. En Asie, le sol est parfois labouré de fissures qui donnent à ces gaz une issue naturelle ; parfois aussi les Asiatiques vont les chercher par des puits artésiens à des profondeurs que l’on dit dépasser 1,000 mètres. Les gaz dans les deux cas sont habilement conduits par des canaux souterrains, et servent à une foule de travaux industriels, notamment à la cuisson des poteries et de la porcelaine. Nous croyons que là est la solution des difficultés soulevées par l’épuisement plus ou moins prochain de nos houillères. Les élémens de la houille, hydrogène et carbone, paraissent en voie de formation incessante dans l’enveloppe terrestre. Avant que tout le charbon de nos mines soit brûlé, la science du géologue et l’art des sondages auront fait assez de progrès pour permettre d’aller chercher ces élémens eux-mêmes au point où ils se forment dans les entrailles du sol. Ce que font les Asiatiques, guidés depuis un temps immémorial par un certain instinct des localités qu’ils exploitent, doit pouvoir être généralisé un jour, et ce jour les hommes n’auront plus à craindre une disette de chaleur et de force ; ils seront affranchis de toute anxiété à cet égard, puisqu’ils puiseront au trésor sans fond d’où sont sorties pendant les époques géologiques les éphémères réserves de combustibles qui ont fondé la grande industrie.


FÉLIX FOUCOU.


L. BULOZ.

  1. Omnibus à vapeur qui desservent de petits embranchemens de chemins de for ou les banlieues de certaines villes.
  2. Voici les nombres : quand le pétrole coûte au Havre 32 francs les 100 kilogr., il coûte 7 fr. 50 dans Oil-Creek, lieu de production le plus important.