Chronique de la quinzaine - 31 mai 1861

Chronique n° 699
31 mai 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1861.

Nous avons plus d’une fois exprimé le regret d’être trop peu attirés vers nos affaires intérieures, la matière manquant ou l’application de l’opinion publique faisant défaut. Nous sommes malheureusement contraints aujourd’hui de témoigner un regret contraire. Une circulaire de M, de Persigny, bientôt suivie de mesures d’une sévérité inattendue, a produit sur l’opinion une impression pénible. Nous sommes donc bien obligés de dire, quoi qu’il nous en coûte, notre pensée sur cette circulaire. Notre chagrin est sincère : nous avons le droit de le dire. Nos lecteurs nous rendront en effet cette justice, qu’en plusieurs circonstances nous n’avons point hésité à montrer l’estime et la sympathie que nous ressentions pour M. de Persigny. M. le ministre de l’intérieur a été l’homme d’une idée et d’une foi ; c’était un titre à l’estime de ceux même qui n’ont ni pensé ni agi comme lui. Des accidens divers et imprévus ont donné à sa carrière politique une sorte d’intérêt pittoresque. Plus d’une fois on a pu reconnaître chez lui une généreuse initiative, et nous nous plaisions à supposer qu’il se montrerait libéral dès qu’il se croirait assez fort pour être lui-même. Voilà qu’aujourd’hui M. de Persigny nous place entre deux doutes douloureux : est-ce l’instinct libéral, est-ce la confiance dans sa force qui lui manque ? En tout cas, n’est-il pas fâcheux, pour nous qui n’avions pas craint d’augurer publiquement si bien de ses tendances politiques, d’être réduits à désapprouver maintenant un de ses actes les plus significatifs, à invoquer contre lui-même le droit qu’il reconnaissait largement à la presse, lors de son entrée au pouvoir, de critiquer les mesures de l’administration, ou bien encore de faire appel à cette réserve de la loi de 1822, maintenue dans plusieurs jugemens récens, qui consacre « le droit de discussion et de censure des actes des ministres ? »

Il y a deux choses à examiner dans les instructions que M. de Persigny donne aux préfets dans sa dernière circulaire, la forme et le fond, les procédés qu’il recommande à ses agens et le motif qui a déterminé une décision si étrange.

La forme, le procédé se résument dans ce mot malheureux de « saisie administrative. » Les journaux sont soumis à une juridiction et à une pénalité administratives ; mais du moins c’est un décret ayant force de loi qui a donné ce régime à la presse. La saisie administrative de brochures écrites par des exilés est inconnue à la loi, aussi bien à la loi de la presse qu’aux lois de bannissement. Peut-être le ministre a-t-il outre-passé sa propre pensée, peut-être n’a-t-il pas entendu recommander aux préfets l’exercice d’autres pouvoirs que ceux qu’ils tiennent du code d’instruction criminelle. L’article 9 de ce code considère le préfet de police et les préfets comme les auxiliaires de la justice, et les autorise, à ce titre, à saisir les agens ou les instrumens des délits ou des crimes ; mais cette même disposition de la loi suppose dans l’objet saisi la présomption du délit ou du crime, et prescrit aux préfets de déférer la chose ou la personne saisie à la justice. Si c’est bien là le pouvoir légal que le ministre a eu en vue, comment peut-il le concilier avec les termes de ses instructions aux préfets ? Le ministre veut que les écrits politiques ou non des exilés soient saisis administrativement : il néglige donc une condition essentielle de l’exercice légal de l’autorité préfectorale en pareille matière, la présomption de délit ou de crime. Le ministre ordonne à ses agens, pour les cas de saisie qu’il prévoit, d’en référer directement à lui-même ; n’est-ce point omettre l’obligation que la loi impose aux préfets de déférer à la justice les personnes présumées coupables ou les instrumens de délit sur lesquels ils auront mis la main ? Si la circulaire du ministre de l’intérieur ne s’accorde point avec l’article 9 du code d’instruction criminelle, il nous est impossible d’en comprendre la vertu légale. Ce n’est point une réponse de dire que, les exilés étant placés hors du droit commun, une exception nouvelle, ajoutée aux exceptions dont ils souffrent, découle de la logique de leur situation, et ne tire point à conséquence. S’il est vrai que le malheur des temps et la nécessité politique justifient, dans certains cas, des exceptions au droit commun, il est à coup sûr plus vrai encore que ces exceptions ne sauraient demeurer élastiques et vagues. La justice et l’intérêt social exigent au contraire qu’elles soient définies avec une étroite et rigoureuse précision. Tout ce que les lois d’exception n’ont pas spécialement prévu rentre dans le domaine du droit commun. Ce n’est donc pas un ministre, agent du pouvoir exécutif, c’est le pouvoir législatif qui seul peut ajouter des aggravations nouvelles au triste sort des bannis. Si, dans les lois d’exil, on n’a point à votre gré tout prévu, vous ne pouvez pas réparer vos omissions par des circulaires ministérielles : il n’y a qu’un moyen, il faut faire une loi.

Si M. de Persigny est convaincu que les écrits des exilés peuvent faire courir de si grands dangers à l’ordre établi qu’il soit nécessaire d’ajouter pour eux le bannissement absolu de la pensée, de l’âme, à la peine qui éloigne le corps du territoire de la patrie ; s’il pense qu’une si cruelle disposition soit compatible avec les mœurs adoucies d’une société qui se fait honneur de marcher à la tête de la civilisation ; s’il croit que le suffrage universel, qui est maintenant notre souverain et notre juge à tous, a les oreilles trop délicates pour être en état de supporter, je ne dis pas même les gémissemens des exilés, mais les hommages résignés, confians et sereins qu’ils voudraient rendre à la gloire, au génie, à la langue de notre mère commune, la France, qui n’a pas toujours pratiqué, mais qui en ses bons momens a toujours aimé la clémence, qu’il en tente donc l’épreuve, qu’il propose sous forme de loi les conclusions de sa circulaire. M. de Persigny, nous avons eu déjà l’occasion de le lui dire, se laisse trop aller à la séduction de la théorie qu’il a imaginée sur l’histoire de la liberté en Angleterre ; il croit peut-être ne point dépasser l’exemple de ces fameux juges hanovriens qu’il nous a montrés si inflexibles. À sa place, nous aimerions mieux nous rappeler les paroles du souverain dont il est le ministre, d’un prince qui a connu, lui aussi, les amertumes de l’exil. « Prends garde, disait-il à l’exilé, à chaque pas que tu fais, à chaque mot que tu prononces, à chaque soupir qui s’échappe de ta poitrine, car il y a des gens payés pour dénaturer tes actions, pour défigurer tes paroles, pour donner un sens à tes soupirs ! Si l’on te calomnie, ne réponds pas ; si l’on t’offense, garde le silence, car les organes de la publicité sont fermés pour toi, ils n’accueillent pas les réclamations des hommes qui sont bannis ; l’exilé doit être calomnié sans répondre, il doit souffrir sans se plaindre ; la justice n’existe pas pour lui. » Peut-être la plainte était-elle exagérée à une époque où la cause impériale était représentée dans la presse libre, où nous pouvions, chez tous les libraires, acheter les Idées napoléoniennes ; elle n’en est pas moins touchante. Est-ce à M. de Persigny d’en méconnaître la mélancolique ironie et d’en faire contre d’autres exilés une vérité littérale ?

Nous ne voulons pas le croire, quand nous songeons surtout au motif et à l’occasion de cette circulaire. Nous ne pouvons point apprécier la brochure de M. le duc d’Aumale : l’imprimeur et l’éditeur qui l’ont publiée ont été sévèrement condamnés, et se sont vu retirer leurs brevets ; mais si nous étions tentés de parler de M. le duc d’Aumale, nous ne pensons pas que nous en pussions être empêchés par la dernière circulaire de M. le ministre de l’intérieur. Nous serions plutôt retenus par ce sentiment de réserve que l’on éprouve à exprimer la bonne opinion que l’on a d’un prince, car, même dans l’infortune, les membres des familles qui ont régné ont encore ce malheur, que l’hommage rendu à leurs qualités puisse passer pour une flatterie. Cependant, grâce à son éducation et à sa carrière, le duc d’Aumale échappe a cette fatalité. Récemment, devant le corps législatif, un orateur éminent, qui n’est point suspect d’enthousiasme monarchique, M. Jules Favre, a pu rappeler les services administratifs de l’ancien gouverneur-général de l’Algérie, et un brave général, le général Lebreton, qui a donné des preuves non équivoques de dévouement au gouvernement actuel, s’est honoré en exprimant les sentimens que le jeune et brillant officier d’Afrique a laissés parmi ses généreux compagnons d’armes. Beaucoup parmi nous peuvent rompre l’étiquette envers lui, et, usant d’une de ces familiarités que la vérité et le génie de notre langue autorisent, peuvent l’appeler leur camarade. C’est en le traitant nous-mêmes avec cette familiarité que nous dirons que ni le duc d’Aumale, ni ceux de sa famille, ne sont des prétendans et n’ont agi en prétendans, que la brochure qui a été le prétexte de la circulaire, provoquée par le discours du prince Napoléon, est un acte évidemment accidentel, tandis que les mesures défensives et préventives prises par M. de Persigny supposent des plans d’action manifestement impossibles. À nos yeux, ces mesures manquent d’objet, et par conséquent elles ne nous paraissent pas pouvoir produire l’effet que l’on a en vue. Nous nous refusons à croire que, la première irritation passée, M. de Persigny voulût empêcher en France la circulation d’écrits aussi distingués et aussi patriotiques que l’histoire des zouaves et des chasseurs d’Afrique, ou Alesia. Comment d’ailleurs le système d’interdiction mis en avant par le ministre de l’intérieur pourrait-il s’accorder d’une façon un peu durable avec les notions les plus simples et les plus générales de l’équité ? L’administration pourra-t-elle empêcher la maladresse des écrivains qui la servent dans la presse ? Est-on sûr que ceux-ci ne travestiront jamais les actes ou les paroles du duc d’Aumale et des autres exilés ? Peut-on admettre que, devant des assertions calomnieuses, il pût être interdit aux camarades du duc d’Aumale de défendre son honneur en rétablissant la vérité ? Et qu’on ne dise point que notre supposition est gratuite. Une circonstance toute récente la justifie.

Une société littéraire anglaise, le Literary fund, avait offert à M. le duc d’Aumale la présidence de sa réunion annuelle ; cette invitation, si nous ne nous trompons, remontait à une époque antérieure à la publication de la brochure. Il n’y avait donc rien de politique ni dans l’objet, ni dans l’occasion de cette solennité. Les journaux français se sont abstenus d’en rendre compte. La réunion à laquelle a pris part M. le duc d’Aumale et les discours prononcés par le brillant président à l’anniversaire du Literary fund auraient dû rester en France à l’abri de toute interprétation malveillante. Il n’en a point été ainsi. Un journal qui a une grande publicité a cru devoir faire preuve de zèle à cette occasion. Il a prétendu que le dîner du Literary fund était une manifestation organisée par le parti tory, par le parti le plus hostile à la France, et il a reproché au duc d’Aumale de s’être uni aux plus violens ennemis de son pays. L’accusation est fausse de tout point, et parce qu’elle tombe sur un exilé, peut-elle passer sans réponse ? Le Literary fund est une institution charitable, fondée, il y a soixante-douze ans, pour secourir les hommes de lettres dans l’indigence ; c’est assez dire qu’aucune pensée politique ne se mêle à cette œuvre de noble philanthropie. Le président permanent de cette société que l’on a représentée comme un foyer de torysme est le vénérable marquis de Lansdowne, le patriarche du parti whig. Il y avait dans la réunion des hommes de tous les partis, des whigs comme des tories, le grand libraire whig, M. Longman, aussi bien que le grand libraire tory, M. Murray, et les écrivains les plus populaires de l’Angleterre, l’illustre Thackeray entre autres, qui n’a jamais passé pour un tory. Il suffisait de parcourir le compte-rendu du Times pour voir qu’en effet, comme cela devait avoir lieu sous la présidence d’un Français tel que le duc d’Aumale, la France a été l’objet de tous les témoignages de courtoisie et de sympathie. Dans les discours, rien de vraiment politique. L’allocution dont le président a accompagné le toast de la soirée a été une causerie fine, gracieuse, pleine de tact, sur les littératures d’Angleterre et de France. Le nom de George Sand y a été rapproché avec à-propos de ceux des auteurs de Vanity Fair, de David Copperfield, de Coningsby et de My Novel. Comment oublier l’éloquence politique, même dans une esquisse rapide de la littérature anglaise ? L’influence que la liberté exerce sur les lettres pouvait-elle être omise devant un pareil auditoire ? Et la presse, dans un pays où elle est si active, si éloquente, si puissante, ne doit-elle pas sa force à la liberté publique, à cette liberté dont tous les gens de cœur ont dit, après le grand historien romain : Malo periculosam libertatem quieto servitio ? L’orateur, rappelant les bienfaits du Literary fund, a noblement rattaché à cette institution un souvenir de reconnaissance que lui doit la littérature française tout entière. M. de Chateaubriand, dans son exil de Londres, reçut des secours du Literary fund, et il a déclaré lui-même que sans cette généreuse assistance il n’eût pu achever les Natchez. C’est notre éloquent et spirituel ami M. Disraeli qui a porté le toast au président de la soirée, toast accueilli par les applaudissemens de la réunion surprise et charmée. Certes M. Disraeli est bien le chef des tories dans la chambre des communes ; mais pour l’édification du journal dont nous relevons la maladroite ignorance, il faut ajouter qu’il n’est pas d’homme d’état anglais qui nourrisse pour la France une plus naturelle et plus intelligente sympathie. Il a parlé de nous dans son discours comme de « la plus brillante et la plus raffinée des nations modernes, » comme « d’un pays accompli. » Il n’a insisté que sur les titres littéraires de l’hôte du Literary fund. Il n’a emprunté à la politique que des images, ce qui doit être permis à un tel orateur, pour complimenter le duc d’Aumale. « Nous vivons, a-t-il dit, dans un siècle de vicissitudes étranges. Le courant des révolutions est aussi rapide que violent. Les empires se dissolvent et les dynasties sont dispersées. Heureux le prince qui, éloigné, non par sa faute, des cours et des camps, peut se consoler au milieu des livres, et trouver une occupation généreuse dans les riches galeries de la science et de l’art ! Heureux le prince qui, vivant sur une terre étrangère, s’y mêlant aux hommes sur le pied de l’égalité, s’en distingue encore pourtant par une prééminence naturelle !… Heureux le prince qui, en de telles circonstances, peut, dans les royaumes de la littérature, conquérir des provinces qu’il ne saurait plus perdre, et prendre un trône qui pourra défier le sort des dynasties ! » Qu’y a-t-il là ? Un hommage sincère et mérité rendu à des qualités personnelles, mais rien assurément qui interdise à M. Disraeli de cultiver l’entente cordiale, s’il revient au pouvoir, rien qui pût même l’empêcher d’être ambassadeur à Paris. M. Thackeray a terminé la soirée par un toast à la littérature française ; ce grand romancier, qui parle notre langue aussi bien qu’un Parisien et qui aime tant le séjour de la France, a reconnu ce qu’il doit à notre littérature, qu’il appelle « la plus brillante, la plus spirituelle et la plus sage des littératures du monde. » Il a exprimé un espoir, c’est « qu’un jour la littérature française jouirait d’une liberté entière, semblable à celle que la littérature anglaise possède. » Convenez que nous aurions l’esprit mal fait, si nous prenions ces complimens en mauvaise part, et qu’il ne faut pas avoir lu ce dont on parle pour attribuer à une telle réunion une signification hostile à la France.

Pour nous, qui avons à cœur de ne point porter d’injustes préventions dans l’appréciation des actes du pouvoir, et qui aimons mieux avoir à louer qu’à blâmer, après avoir dit notre opinion sur la circulaire de M. de Persigny, nous n’hésitons point à féliciter le gouvernement du projet qui amende la loi sur la presse. On vous donne peu de chose, nous dira-t-on, et l’on aura raison, si l’on se place au large point de vue des droits de la liberté politique. Ce peu de chose est beaucoup pourtant, si l’on considère d’où nous partons. Les journaux étaient supprimés de plein droit après deux condamnations pour délits ou contraventions ; après une seule condamnation même, le gouvernement pouvait supprimer ou suspendre un journal. Cette terrible menace, qui a pesé jusqu’à présent sur la propriété des journaux, va enfin disparaître. Les avertissemens administratifs et la suppression par décret subsistent à la vérité dans la loi ; cependant ici encore le projet présenté au corps législatif apporte quelque adoucissement. Il y a péremption pour un avertissement au bout de deux ans. Quelque minime que soit le progrès, c’est toujours un progrès, et nous le saluons à ce titre. Le véritable, le vital intérêt pour la liberté de la presse, c’est l’abolition du système de privilège et d’autorisation préalable ù laquelle est soumise la fondation des journaux nouveaux. Que chaque citoyen, en satisfaisant aux conditions spéciales posées par la loi, n’ait point le droit de fonder un journal, voilà l’obstacle qui se dresse entre la condition actuelle de la presse et le régime de la liberté. Cet état de choses donne lieu à de curieux incidens. Un privilège de journal avait été récemment accordé à deux personnes, l’une acceptée par l’administration comme gérant, l’autre comme rédacteur en chef. Le journal projeté devait avoir pour titre : la France libérale. D’après ce que nous savions des tendances politiques générales que le journal nouveau devait représenter dans la presse, nous en considérions, quant à nous, la publication comme malencontreuse. Nous avions lieu de redouter que les opinions de la feuille embryonnaire ne fussent beaucoup moins libérales en réalité que le titre derrière lequel elles se seraient abritées. Nous craignions que la simplicité et la rectitude de la cause libérale ne fussent faussées par cette intervention impolitique. Il est donc probable que nous eussions été obligés d’exprimer des dissentimens formels à l’encontre de cette feuille, si elle eût pu voir le jour. Quoi qu’il en soit, nous eussions pris notre parti de ce contre-temps en libéraux, et nous n’eussions pas voulu qu’une entreprise que nous regardions comme une faute politique fût prévenue par un acte d’autorité. Le gérant de la future France libérale étant mort, le privilège a été retiré par arrêté administratif. Le rédacteur en chef désigné, pensant avoir, lui aussi, des droits au privilège, se pourvoit, dit-on, devant le conseil d’état pour faire trancher ce doute singulier : une autorisation de journal peut-elle être retirée avant que le journal ait commencé d’exister, avant par conséquent qu’il ait pu commettre ce genre d’abus ou de délits qui le soumettent à la pénalité de la suppression administrative ?

Il est un point où nous sommes heureux de ne mettre aucune restriction à l’approbation que nous donnons à la politique du gouvernement : nous voulons parler de la question de la liberté commerciale. Le gouvernement poursuit avec une louable résolution le développement de cette liberté. Voilà le contre-sens de l’échelle mobile qui va disparaître, voilà le principal article de l’alimentation nationale affranchi des renchérissemens artificiels que lui imposait le système protecteur, et le commerce des blés, le commerce qui se charge d’assurer l’approvisionnement du pays, délivré des incertitudes aléatoires auxquelles le soumettaient les capricieuses variations de l’échelle mobile. Il faut aussi ajouter aux actes qui affermissent et élargissent le libéralisme de la politique commerciale du gouvernement le traité récemment conclu avec la Belgique. Nous touchons enfin maintenant à la discussion du budget. La nouvelle prorogation, qui recule jusqu’au 19 juin la session du corps législatif, qui avait été antérieurement prorogé jusqu’au Il juin, sera la dernière. La discussion du budget occupera la fin de cette session ; elle ranimera sans doute un peu le corps législatif, et répandra quelque intérêt sur ses dernières séances. La discussion du budget ne se concentre pas en effet exclusivement sur la question si importante des finances : toutes les questions politiques se rencontrent dans le budget. Espérons que le corps législatif ne négligera pas cette occasion d’attirer sur ses délibérations l’attention du public. Nous avons déjà fait remarquer qu’un intérêt bien moins vif s’était attaché aux séances du corps législatif depuis la publicité que le décret du 24 novembre a donnée aux séances du sénat. Nous avons aussi indiqué les causes de l’infériorité où le corps législatif est placé vis-à-vis du sénat. Le droit de pétition, qui s’exerce auprès du sénat, équivaut indirectement au droit d’interpellation et d’initiative. Ce droit est mis à la disposition des citoyens, qui en réalité le transmettent par leurs pétitions au sénat. Le corps législatif, privé de l’interpellation et de l’initiative, est également dépourvu du stimulant du pétitionnement des citoyens. Encore, si la délibération sur le budget s’ouvrait au commencement de la session, le corps législatif pourrait-il retrouver dans une investigation approfondie des dépenses et des revenus publics le moyen de parcourir avec les développemens nécessaires toutes les grandes questions politiques actuelles. Il y a là un vice que la pratique de la constitution rectifiera sans doute avec le temps. Il est devenu apparent cette année : c’est quelque chose que de l’avoir reconnu ; on travaillera sans doute dès l’année prochaine à le réformer.

On commence à se préoccuper des élections partielles qui vont avoir lieu le mois prochain pour les conseils-généraux. L’ardeur électorale est loin assurément d’être vive encore. Il semble pourtant que l’on s’apprête à sortir de l’apathie et de l’indifférence où nous sommes restés plongés depuis dix ans. Cette tendance à reprendre goût aux luttes électorales est un symptôme faible encore, mais encourageant, de la renaissance de l’esprit public. Plusieurs écrits que nous avons sous les yeux indiquent l’intérêt qu’inspire déjà le mouvement électoral. Quelques publications, telles que les Droits politiques dans l’élection, de M. E. de Sonnier, fournissent aux électeurs toutes les instructions nécessaires à la conduite des opérations électorales. D’autres écrits, tels que les Élections des conseils-généraux et des conseils d’arrondissement, de M. Henri Moreau, annoncent que certains efforts seront tentés ’dans l’épreuve du mois prochain. À nos yeux, il serait si heureux que le goût de la vie publique se pût réveiller, que nous ne voudrions décourager aucune tentative, de quelque côté qu’elle vienne. Nous ne pouvons pourtant nous empêcher de signaler dans l’écrit de M. Moreau un système de démarcation des opinions en France auquel nous ne saurions nous prêter, et qui ne portera pas bonheur à ceux qui l’essaient. M. Moreau divise en deux catégories les intérêts ou les idées que les élections mettent aux prises : il partage la France en deux camps, les conservateurs et les révolutionnaires. Pourquoi cette division arbitraire ? A quoi servent ces sempiternelles réminiscences d’un passé que certaines personnes voudraient toujours recommencer ? Que veulent conserver vos conservateurs ? que veulent détruire vos révolutionnaires ? Y a-t-il de notre temps beaucoup de conservateurs qui ne veuillent rien détruire, beaucoup de révolutionnaires qui ne veuillent rien conserver ? Ceux qui croient se faire grand bien et grand honneur en se décorant du nom de conservateurs ne s’aperçoivent-ils pas qu’avec leurs divisions exclusives ils éloigneront d’eux et repousseront toujours dans le camp de ceux qu’ils nomment des révolutionnaires la partie la plus active et la plus vivante de la nation, et que s’appeler conservateur quand ce mot ne répond à rien de précis, c’est se vouer gratuitement à une défaite certaine ? Au surplus, les grandes élections, les élections pour le corps législatif, n’auront point lieu cette année. M. Véron, renaissant à la vie de la presse, a publié dans son ancien journal un article où il oppose, avec la désinvolture qui le distingue, de nombreuses objections au renouvellement de la chambre dans les circonstances présentes. L’article de M. Véron, ayant aujourd’hui les honneurs du Moniteur, prend l’importance d’un oracle. Nous devons donc nous le tenir pour dit : il n’y aura point de dissolution cette année.

Deux incidens qui, sans appartenir à la politique proprement dite, l’effleurent pourtant, ont depuis quinze jours piqué la curiosité publique et excité une certaine émotion. Il y aurait de l’affectation de notre part à ne pas mentionner au moins la lutte qui s’est engagée entre le prince Murat et le prince Napoléon pour l’élection à la dignité de grand-maître de l’ordre maçonnique. Il paraît qu’un certain nombre de francs-maçons, mécontens d’un vote donné au sénat, par le prince Murat, n’ont plus voulu de lui pour grand-maître, et, l’époque de l’élection approchant, voulaient le remplacer par le prince Napoléon. L’intervention du préfet de police a mis fin à ce débat, qui, amusant pour les uns comme la querelle épique du Lutrin, prenait pour d’autres, assure-t-on, des proportions quasi-tragiques. Nous demandons pardon à l’Académie, si, après avoir mentionné cette lutte maçonnique, nous passons sans transition au vote par lequel elle a enfin décerné le grand prix de 20,000 francs. Nous ne commettrons point envers elle l’irrévérence d’associer deux épisodes si différens. Nous ne sommes point partisans des prix académiques ; il nous semble que les écrivains d’élite ne les ont jamais recherchés. Nous sommes peu flattés de voir instituer des derbys littéraires. C’est une bizarrerie de notre nation : on dirait que nous ne sortons jamais du collège ; l’autorité ne quitte pas chez nous les airs du maître d’école, et nous recevons des pensums ou des prix jusqu’à la fin de nos jours. La chose pourtant étant ainsi, nous avions cru, et la majorité du public lettré était évidemment avec nous, que le prix devait être donné au plus grand écrivain de notre temps, au seul qui ne puisse être de l’Académie, à George Sand ; mais l’élection du lauréat a un peu ressemblé aux élections des papes dans les conclaves. Les académiciens, après avoir multiplié les scrutins sans résultat, ne voulant pas démordre de leurs candidats préférés, on s’est mis enfin d’accord en faisant un choix imprévu, en choisissant le lauréat au sein même de l’Académie. Pour un vote d’acclamation, le seul candidat papable, comme disent les Italiens, était l’historien de la révolution et de l’empire, l’homme qui a élevé les deux plus vastes monumens de l’histoire du siècle, M. Thiers. Dès que les académiciens, écartant George Sand, consentaient à choisir parmi eux l’ouvrage qui devait être couronné, M. Thiers était le candidat que désignait l’opinion générale.

La situation extérieure conserve cette même apparence de calme passager où l’on se repose depuis quelques semaines, et qui paraît devoir se prolonger encore. En Italie, l’événement le plus impatiemment attendu, c’est la reconnaissance du nouveau royaume par la France. On dit que le ministère piémontais attend cet acte de la France pour émettre son grand emprunt. Le marché français ne sera probablement ouvert à l’emprunt italien que si le royaume d’Italie a été préalablement reconnu. Il serait fâcheux que le concours des capitaux français vînt à manquer à cette opération, parce que la formalité de la reconnaissance n’aurait pas été remplie. On assure que, par suite de difficultés que le ministre de Turin à Francfort aurait rencontrées dans ses rapports avec les représentans de la Bavière, du Wurtemberg et du Mecklembourg, l’exequatur serait retiré aux consuls de ces états en Italie. Il n’y a rien de nouveau dans la position des affaires à Naples. C’est le propre d’un pays tel que les Deux-Siciles, où tout a été décomposé par un mauvais gouvernement et où ce gouvernement a été renversé lui-même par une révolution, d’user beaucoup d’hommes et d’administrations avant de reprendre son équilibre. C’est ce que fait comprendre l’intéressant rapport de M. Nigra sur la lieutenance du prince de Carignan, et c’est aussi ce qui explique que le prince et son habile secrétaire-général ont eu raison de se retirer pour faire place à d’autres personnes et à d’autres systèmes. M. Ponza de San-Martino paraît débuter à Naples avec une énergie qui hâtera, nous l’espérons, la pacification de ce pays.

En Hongrie, le langage continue à être violent, mais la violence continue aussi à ne point dépasser le domaine de la parole. Après les traitemens que les Hongrois ont subis pendant douze ans, et avec leur goût pour les exhibitions oratoires, on devait s’attendre à ce qui arrive aujourd’hui : le premier usage qu’ils devaient faire de la parole qui leur était rendue, c’était de dresser la liste de leurs griefs, d’épuiser le catalogue des récriminations, d’exhaler des colères et des plaintes trop longtemps contenues. L’Autriche doit se montrer patiente devant ce débordement de protestations et de vitupérations : c’est la moindre expiation qu’elle puisse faire de sa politique de 1849 ; c’est aussi la plus adroite tactique, car il n’est point improbable que les ressentimens de la Hongrie ne s’évaporent en partie dans ce torrent de harangues. L’adresse de M. Deak, au bout de cette interminable discussion qui occupe depuis plusieurs semaines la diète hongroise, sera sans doute votée ; mais ce vote même n’amènera point encore la rupture violente entre la diète et le cabinet autrichien. On entamera entre Vienne et Pesth une négociation nouvelle, et peut-être parviendra-t-on à s’entendre sur quelque expédient qui ne sera ni la simple union personnelle, ni l’entière centralisation parlementaire.

La question de l’abolition du droit sur le papier vient de donner lieu à une nouvelle lutte au sein de la chambre des communes. C’est la dernière épreuve décisive pour le budget de M. Gladstone. 281 voix ont voté pour l’amendement proposé par l’opposition, et 296 ont voté pour le ministère. Depuis la première épreuve, où la question fut posée à propos de l’abolition de la taxe du papier, la majorité ministérielle s’est affaiblie de 3 voix ; elle se réduit donc à 15. Ce qu’il y a eu de plus curieux dans la discussion, qui s’est terminée hier à propos de l’amendement de M. Ker Seymer, c’est qu’elle a été principalement soutenue contre M. Gladstone par des membres importans du parti libéral. Sir John Ramsden et sir Robert Peel entre autres ont attaqué vigoureusement les tendances du hardi ministre des finances. Non-seulement des membres considérables du parti libéral se sont séparés à cette occasion du ministère, mais lord Palmerston a pu craindre un moment la défection des membres irlandais qui votent avec lui d’ordinaire, et dont les électeurs ont été irrités par le refus que faisait le cabinet de continuer à payer à une compagnie maritime irlandaise une subvention annuelle qu’elle avait possédée jusqu’à présent. Si le vote avait eu lieu dans l’avant-dernière séance, le ministère n’aurait pas eu la majorité ; aussi fit-il demander par ses affidés l’ajournement de la discussion. M. Disraeli s’y prêta de la meilleure grâce du monde. Il paraît que lord Palmerston a su mettre à profit cette sorte de trêve et a regagné les voix irlandaises ébranlées. Ce succès clôt la campagne politique de la session ; il n’est point probable en effet que la chambre des lords rejette, comme elle le fit l’année dernière, l’abolition de la taxe du papier. La chambre des communes, qui prétend à la suprématie dans les questions de finances, ne permettrait point aux lords d’empiéter ainsi sur son domaine. La chambre des lords est trop sage pour engager un conflit parlementaire. D’ailleurs, après des épreuves décisives, les partis en Angleterre savent se résigner aux solutions qu’ils avaient d’avance repoussées avec le plus d’ardeur. On peut désormais regarder la taxe du papier comme abolie.

La session des chambres finit en Belgique. Au sénat comme à la chambre des représentans, la question de clôture a été le traité de commerce conclu avec la France, et les conventions relatives à la navigation et à la propriété littéraire qui accompagnent le traité. M. d’Hoffschmidt a, dans la chambre des représentans, accueilli, par un excellent rapport, le traité de commerce, qui n’a été partiellement combattu que par les fabricans de sucre de betterave. Il a été fait justice des prétentions de cette industrie. La Belgique est décidée à marcher avec persévérance dans la voie des réformes économiques que M. Frère-Orban lui ouvrait il y a douze années. On n’écoute plus en Belgique les protectionistes. Il faut faire honneur de l’intelligence et de la résolution avec lesquelles l’industrie belge répudie ses anciens procédés avant tout au ministre des finances, et ensuite au talent, au zèle, au dévouement des économistes, qui ont fondé l’association pour la réforme douanière. La loi qui donne en Belgique le cours légal à la monnaie d’or française va être promulguée. Pour rendre cette loi exécutoire, M. Frère-Orban attendait que les traités fussent votés, car il ne tenait à rester au pouvoir que pour attacher son nom à l’accomplissement de ce grand progrès de législation douanière. La promulgation de la loi sur la circulation de l’or français sera le signal de sa retraite. Nous espérons que M. Frère-Orban ne tardera point à rentrer dans le cabinet. Sa retraite est une satisfaction qu’il donne au sentiment de sa dignité personnelle. La législature belge et le pays, quoiqu’il n’ait pas pu les convertir à l’orthodoxie dans la question de l’étalon monétaire, désirent le voir revenir aux affaires le plus tôt possible. Ils n’ont point tort, car, bien que placé sur une scène restreinte, M. Frère-Orban compte parmi les hommes politiques les plus capables de l’Europe, parmi ceux qui comprennent le mieux les aspirations, les ressources et les procédés de l’esprit moderne.


E. FORCADE.


AFFAIRES DU DANEMARK.


La question danoise subit un temps d’arrêt et languit, mais on peut se demander si, en languissant, elle ne s’envenimera pas chaque jour davantage[1] ; elle peut s’envenimer des dangers, imaginaires ou réels, que l’Allemagne croit toujours voir d’un certain côté suspendus sur sa tête, et qui lui font saisir ses armes avec une passion aveugle et un besoin de frapper quelque part autour d’elle, — non sans discernement, pour s’adresser quant à présent au plus faible ; elle peut s’envenimer aussi de l’anxiété du pays attaqué, de la double nécessité où il se trouve d’appeler à lui ses alliés naturels et les grandes puissances, peut-être divisées et jalouses, et d’invoquer, de susciter peut-être à tout prix une solution. Pendant qu’au-delà du Rhin elle complique et augmente une exaltation déjà malsaine par elle-même, elle commence à inquiéter en France et en Angleterre tous les esprits sérieux qui en aperçoivent les conséquences possibles. En Angleterre, elle fait rapidement son chemin dans les préoccupations de l’opinion publique : le parlement et des meetings la discutent, avec grande faveur pour le peuple danois. En France, nous ne sommes pas aussi avancés ; nos ministres sans portefeuille ne sentent pas la nécessité de se tenir prêts à expliquer la conduite du gouvernement de l’empereur dans le conflit dano-allemand, et nulle réunion populaire ne tente de se former chez nous pour discuter les espérances du slesvig-holsteinisme. Même plus d’un organe important de la presse quotidienne continue de reculer devant l’examen d’une question qui lui paraît fastidieuse et obscure. Nous l’avons dit déjà ici même, cette obscurité, due aux Allemands, qui n’avouent pas toutes leurs prétentions, est, si l’on refuse d’ouvrir les yeux, de regarder et de voir, un péril par elle-même. Au contraire, agitée et discutée, la question des duchés, comme toute autre, montrera ses périls, qu’il faut connaître si l’on veut tenter de les prévenir. Quand la France parfois s’ennuie, quelque malheur, nous le savons, est tout près et viendra bientôt la surprendre ; de même, en un certain état de l’atmosphère politique, tel nuage importun et obscur qu’on néglige à l’horizon recèle le coup de foudre qui allumera l’incendie : la misérable et ennuyeuse querelle de l’héritage de Clèves, Berg et Juliers a enfanté la guerre de trente ans. En deux mots, qui montrent tout l’abîme, les Danois se demandent si, en présence d’un envahissement de la Prusse, cette puissance offrirait et ferait agréer une compensation notable à quelque puissant voisin, et l’on recherche par la pensée après eux quelles pourraient être les conditions d’un tel changement de l’équilibre général jusqu’à ce qu’il fût entièrement consacré. La Prusse deviendrait-elle, au nom de l’Allemagne, puissance maritime ? Parviendrait-elle à s’emparer de la clé de la Baltique, et serait-ce au prix de ses positions sur le Rhin ? Qu’en dirait la Russie ? qu’en dirait l’Angleterre ? Qu’en pense la France elle-même ?

L’objet de la querelle se réduit en définitive à un seul point : la constitution commune. En vertu des traités de 1851-52 et comme conséquence des complications infinies qu’avait amenées le moyen âge, la diplomatie européenne, la diplomatie allemande surtout (car l’Autriche et la Prusse ont pesé dans ces négociations de tout leur poids, tandis que l’Angleterre et la France y ont prêté une attention distraite et que la Russie y a porté des préoccupations particulières), a constitué la monarchie danoise en plusieurs parties ayant chacune sa constitution propre et reliées ensemble par une constitution commune. Seulement une de ces parties, le Holstein, dépend en même temps du roi de Danemark, qui en est duc, et de la confédération germanique. S’il n’existait aucune communauté d’institutions politiques entre cette province et les autres et qu’elle ne tînt au reste de la monarchie que par le lien personnel d’un même souverain avec des titres différens, avec celui de roi au nord de l’Eyder, avec celui de duc de l’Eyder à l’Elbe, il n’y aurait aucune difficulté ; mais, la constitution commune établissant une solidarité entre les différentes provinces de la monarchie, y compris le Holstein, il s’ensuit que l’Allemagne, qui tient le Holstein, tient par là dans sa main un anneau de la chaîne qui enveloppe tout le Danemark. Par ce seul anneau, elle compte attirer tout le reste à elle, et voici comment : cette chaîne rend solidaires l’une de l’autre et malgré elles deux nationalités en ce moment ennemies, l’allemande et la Scandinave ; mais c’est précisément un coup de maître que ce rapprochement forcé : la chaîne est électrique, et l’Allemagne entend bien qu’en touchant un point, en pressant une fibre, elle fera tressaillir et obéir le corps tout entier. Autrement dit, — ce sont les termes de son ultimatum du 7 février dernier, — elle exige absolument que les états provinciaux du Holstein soient consultés et obtiennent voix résolutive quant aux lois concernant les affaires communes de la monarchie, particulièrement quant aux lois financières et aux budgets, — Énoncer une prétention si monstrueuse, c’est assurément la réfuter à l’avance. Quoi ! voici le Danemark menacé par l’Allemagne ; il veut s’armer, le gouvernement propose des mesures de finance extraordinaires, et, parce que le Holstein allemand fait partie de la monarchie unie par une constitution commune, ce Holstein aura le droit d’opposer un veto contre les mesures de défense que veut prendre la monarchie ! Le lecteur se refuse à croire à une telle absurdité. Il dit que, si la passion de l’Allemagne lui a dicté de pareils excès, la diplomatie est là pour les condamner et lui imposer silence. Qu’il prenne garde cependant que déjà la moitié du mal est accomplie : la constitution commune est le vrai fléau, le véritable ver rongeur, — there’s the rub, there’s the wormwood, — et cependant en 1852 la diplomatie européenne a laissé imposer au Danemark la funeste constitution commune. Tout ce qui arrive. aujourd’hui n’en est qu’un résultat fort naturel, qu’on pouvait prévoir et que nous avons ici annoncé dès 1852, sans grand mérite : il n’y avait pas besoin de seconde vue ; il suffisait d’étudier de près le texte des nouveaux actes diplomatiques. Nous savions dès lors et personne aujourd’hui n’a oublié que certaines aspirations germaniques doivent susciter au Danemark une hostilité redoutable, surtout aux momens de crises périodiques où l’état général de l’Europe fait le plus péniblement sentir à l’Allemagne le malaise et le péril de sa constitution politique. En de tels momens, l’Allemagne se prend à désirer passionnément l’unité intérieure et la puissance militaire en vue des éventualités du dehors ; elle porte alors un regard inquiet et chagrin sur les lacunes de ses frontières, elle soupire après une marine, et, concevant dans ses rêves une géographie fantastique, elle entonne l’hymne aux duchés entourés par la mer, Schleswig-Holstein meerumschlungen ; Kiel surtout, Kiel, l’admirable rade, ne la laisse pas dormir. Or pour posséder Kiel il faut se rendre maître non-seulement du Holstein, mais encore du Slesvig, à qui appartient la côte nord-ouest de la baie, celle sur laquelle est située la forteresse de Frederiksort, qui en domine et défend l’entrée, fort resserrée. D’ailleurs la côte orientale du Slesvig donnerait encore plusieurs ports d’hiver excellens, comme celui de Flensbourg, d’une navigation un peu difficile, mais d’ailleurs vaste et sûr, et celui de Gienner, qui contiendrait aisément quinze ou vingt des plus grands vaisseaux. L’île d’Aïs, qui est si voisine de la côte qu’elle en semble faire partie, offrirait aussi pour les plus grands bâtimens un bon port, celui de Hôrup Hav, et la rade d’Augustenbourg. L’Allemagne voudrait en un mot que la marine danoise devînt sienne, et il est certain que ce ne serait pas un médiocre agrandissement de puissance. Qu’on n’oublie pas le port et l’établissement déjà projetés par la Prusse sur la Mer du Nord, à l’embouchure de la Jahde, sur les côtes d’Oldenbourg, et auxquels on travaille, quoique lentement. Quelle ne serait pas la puissance maritime de l’Allemagne, si elle avait les ports et les matelots du Slesvig, — et ensuite du Jutland, — car Guillaume le Conquérant ne s’arrêterait pas à moitié !

Nous avons exposé dix fois dans la Revue le fond de la question. Nous voudrions résumer seulement ici comment les deux partis se sont conduits depuis l’ultimatum de la diète de Francfort, en date du 7 février dernier ; nous voudrions faire voir les concessions de l’un, les exigences et les refus de l’autre ; nous voudrions mesurer enfin au plus juste l’étroite distance qui sépare encore l’état de choses actuel de la guerre ouverte et déclarée.

À la sommation du 7 février, dont nous avons rapporté plus haut les termes, l’envoyé du Danemark à la diète de Francfort répondit d’une part que la confédération n’était pas compétente pour s’immiscer dans les affaires intérieures de la monarchie danoise, et ensuite que la demande qu’on adressait était tout simplement inexécutable pour un état indépendant et souverain ; mais en même temps le cabinet de Copenhague voulut profiter du délai de six semaines qu’on lui avait fixé, pour tenter une troisième fois, comme en 1857 et en 1859, de s’entendre avec les états provinciaux du Holstein sur l’affaire de la constitution commune et de la place que ces états prétendaient y occuper. Une constitution commune, promulguée le 2 octobre 1855, n’avait pas contenté le Holstein, et l’Allemagne en avait obtenu l’abolition pour ce duché en 1858 ; il en résultait et il en résulte encore aujourd’hui un état anomal, le conseil commun (rigsraad), qui correspond à la constitution commune et qui la représente, ne réunissant plus que les députés des autres parties de la monarchie sans les députés du Holstein : de là la prétention du Holstein de ne pas obéir aux lois votées par cette représentation incomplète, d’ériger ses états provinciaux en assemblée égale en droits à la représentation holsteinoise qui siégeait au rigsraad, et de continuer d’ailleurs à réclamer la promulgation d’une nouvelle constitution commune. En présence de ces circonstances, le gouvernement danois soumit aux états provinciaux du Holstein assemblés à Itzehoe trois propositions. La première avait pour but de reconstruire la constitution commune : au lieu d’un conseil unique deux chambres, l’une composée par le roi au moyen de choix libres, l’autre élue par les provinces en proportion de la population et de la part contributive aux dépenses communes de la monarchie. On offrait d’investir ces deux chambres de toutes les attributions constitutionnelles, et on eût réduit de moitié le cens électif. La seconde proposition offrait l’arrangement d’un provisoire qui, jusqu’au rétablissement d’une constitution commune, accordait au Holstein une autonomie très large, et donnait à ses états provinciaux le pouvoir législatif et délibératif pour toutes les affaires concernant les rapports entre le duché et la monarchie. La troisième proposition révisait la constitution particulière du Holstein pour ses affaires propres dans un sens très libéral, accordant à l’assemblée provinciale une entière autorité législative et délibérative quant aux lois intérieures, à l’administration de la justice et du culte, et quant au budget spécial du duché ; elle offrait en outre aux Holsteinois toutes les libertés civiles, la liberté de la presse, la liberté d’association, la liberté religieuse, l’indépendance des tribunaux, l’habeas corpus, etc.

Ouverte le 6 mars, l’assemblée holsteinoise s’est terminée le 11 avril, après avoir rejeté toutes ces propositions. À vrai dire, nous ne pourrions décider par lequel des trois refus les Holsteinois, c’est-à-dire les Allemands, qui les soutiennent et les excitent, nous paraissent le plus coupables.

Les états holsteinois ne veulent pas entendre parler d’une refonte de la constitution commune. De quel droit et dans quelle secrète intention ? L’Allemagne elle-même, nous l’avons dit, a imposé au Danemark en 1851-52, bien malgré lui, mais avec l’appui de la diplomatie européenne, ce heelstal ou système d’unité gros de tant de périls. Le Danemark l’a organisé en 1855 de telle sorte que chaque partie de la monarchie, — Danemark propre avec la diète de Copenhague (rigsdag), duché de Slesvig avec ses états provinciaux à Flensbourg, duché de Holstein avec ses états provinciaux à Itzehoe, duché de Lauenbourg avec sa petite assemblée, — fût représentée dans un conseil commun (rigsraad) par un nombre de députés proportionné au chiffre de la population. C’était une détestable organisation, qui mettait en présence, dans l’unique assemblée où se résumait la monarchie danoise, deux nationalités ennemies en les rendant solidaires, c’est-à-dire en risquant presque à coup sûr d’opprimer la plus faible ; mais enfin la diplomatie l’avait voulu de la sorte, le Danemark obéissait à la contrainte, et, se plaçant sur le terrain légal, comptait encore assez sur sa propre vitalité et sur la justice de sa cause pour ne pas désespérer de pouvoir se défendre et se faire respecter. Ce n’était pas le compte de l’Allemagne. Les Holsteinois déclarèrent qu’ils ne se contentaient pas, pour le Lauenbourg et pour eux-mêmes, d’un nombre de députés proportionné à leur population ; on leur demanda en 1857 de préciser les réformes qu’ils souhaitaient dans l’édifice de la constitution commune : ils ne répondirent que par de nouvelles récriminations. On consentit en 1858 à suspendre pour eux et le Lauenbourg cette constitution commune, et on les pressa de nouveau en 1859 de dire nettement comment ils la voulaient édifier, eux qui, avec l’Allemagne, l’avaient imposée à la monarchie danoise. Ils déclarèrent alors qu’il ne pouvait être question d’une représentation commune de la monarchie capable de les satisfaire, et ils rédigèrent un projet par lequel ils demandaient que chacune des quatre assemblées particulières du Holstein, du royaume proprement dit, du Slesvig et du Lauenbourg pût exercer son veto sur l’œuvre de la législation commune et sur l’examen du budget commun. Ils continuaient en même temps à insister sur le principe du heelstat, afin que le Lauenbourg et le Holstein vissent toujours consacrés leurs droits particuliers, tout au moins égaux à ceux des provinces vraiment danoises, dans l’intégrité de la monarchie. C’était l’anarchie organisée. Aujourd’hui, en 1861, les états holsteinois font un pas de plus : de l’anarchie réclamée, ils passent à la révolte, puisque, rejetant désormais et le projet d’une représentation commune et le système d’un état unitaire, ils déclarent que la seule condition capable de les satisfaire et d’assurer au Danemark un peu de sécurité du côté de l’Allemagne est le rétablissement et le développement constitutionnel d’un état de Slesvig-Holstein. Voilà le grand mot lâché ; voilà l’intention jusque-là secrète ! On a d’abord imposé au Danemark une légalité boiteuse et perfide ; il a accepté avec bonne foi et avec courage la lutte, même dans les entraves : alors on a refusé de reconnaître ce qui lui restait de droits, et on en est arrivé enfin à jeter ce cri de révolte qui a soulevé, il y a dix ans, une longue et sanglante guerre, qui a été châtié sur les champs de bataille de Fredericia et d’Idsted par les Danois victorieux, et que la diplomatie européenne, si partiale ou si inattentive qu’elle se soit montrée, a cependant formellement condamné. À toute force, il faut que l’Allemagne invente une autre manière d’absorber le Danemark. Ce moyen-ci d’attirer à soi le Slesvig, et par conséquent de mutiler et d’anéantir toute la monarchie par le rétablissement des relations que jadis la féodalité avait constituées entre les deux duchés, ce moyen est dorénavant usé ; il pourra bien susciter des désordres et de malheureuses agitations qu’on exploitera, mais heureusement il mettra à découvert des intrigues toujours les mêmes, faciles à reconnaître et dix fois condamnées. L’Europe a déclaré que le Slesvig est pays exclusivement danois, qu’il n’a rien à faire avec l’Allemagne ni avec le Holstein ; elle ne se départira pas de ce principe de droit politique.

Les états holsteinois rejettent le projet de règlement provisoire que leur présente le gouvernement danois, parce qu’ils le trouvent, disent-ils, trop compliqué, inexécutable, et fait pour réduire le Holstein au rang de colonie. Le motif réel du rejet n’est cependant ni l’un ni l’autre de ceux-là ; c’est bien plutôt que, pendant le provisoire, le Danemark propre et le Slesvig continueraient à avoir dans le rigsraad une représentation commune, et à former de la sorte une unité presque compacte vis-à-vis du Holstein, dont les députés seraient absens. Ce ne serait pas la faute du gouvernement danois, puisque l’Allemagne elle-même a requis l’abolition de la constitution commune pour le Holstein et le Lauenbourg, et que, par cette suspension, les représentans de ces deux duchés allemands ont dû s’abstenir de reparaître au rigsraad ; mais l’Allemagne est furieuse de tout ce qui rapproche le Slesvig du Danemark propre, de tout ce qui éloigne le Holstein du Slesvig, et cependant c’est elle, en cette occasion, qui a de ses propres mains opéré ce double changement ! Que ne s’y résigne-t-elle après l’avoir voulu ? et quelle preuve insigne d’une agitation fiévreuse, passionnée, qui bannit tout calme et toute réflexion !

Les états ont enfin rejeté la constitution particulière qu’on leur offrait, et nous avons dtt que cette constitution proposée était des plus libérales, offrant la liberté religieuse, l’émancipation des Juifs, etc. Comment cela se fait-il, et l’Allemagne déteste-t-elle les Grecs, même lorsqu’ils lui apportent des présens ? — Mieux que cela ; ce sont les présens eux-mêmes qu’elle redoute, et nous touchons ici à une des explications les plus instructives de tout le débat. Le Danemark forme une petite monarchie de trois millions d’hommes d’autant plus intéressante qu’elle est franchement et fermement libérale. Frédéric VII avait promis en janvier 1848 à ses sujets une constitution ; Frédéric VII, après février 1848, a tenu sa parole. Sans excès et sans secousse, avec l’aide d’une bourgeoisie éclairée et d’un roi honnête homme, le Danemark a passé subitement de l’absolutisme aux formes constitutionnelles, et il s’y est maintenu ; il n’aspire qu’à étendre le système de la liberté réglée et de l’égalité au duché de Slesvig, qui, occupé en 1849 par l’insurrectipn, n’a pu recevoir immédiatement la constitution dont le reste de la monarchie était doté alors. C’est même un droit dont le Danemark se voit privé arbitrairement. Bien plus, il ne demanderait pas mieux que de faire part au Holstein lui-même de toutes les libertés souhaitables. Le Danemark a rompu avec les liens du passé, et il s’est mis à l’unisson avec l’esprit moderne ; il n’a qu’à gagner à la liberté et à la propagande de la liberté. Ce n’est pas là pourtant le compte des hobereaux du Holstein, qui dominent dans les états provinciaux d’Itzehoe, comme dans ceux de Lauenbourg. Cette noblesse, peu nombreuse, mais qui possède encore de grandes propriétés, vit de quelques beaux et bons restes de féodalité. Elle a conservé beaucoup de liens de famille et de tradition avec la noblesse du duché de Slesvig, liens qui se sont formés ou fortifiés dans les intervalles pendant lesquels les deux duchés sont restés unis. C’est précisément cette chevalerie slesvig-holsteinoise qui, se faisant de la passion de l’Allemagne un instrument, refuse pour le Holstein, où son autorité domine, les libertés offertes par le Danemark, et lutte même pour en priver le Slesvig, parce qu’elle en redoute le voisinage. Singulière coalition des convoitises démocratiques de l’Allemagne (car c’est ici le parti démocratique qui, à défaut de l’unité nationale vainement poursuivie, demande en compensation l’envahissement au dehors) avec les intérêts égoïstes d’une petite aristocratie ! Et c’est contre des prétentions de part et d’autre si peu légitimes qu’il faudrait voir échouer l’œuvre intelligente de la reconstitution d’une monarchie indépendante et souveraine !

Nous avons peu de chose à dire de l’épisode de la discussion sur le budget qui a tant occupé la diplomatie. Il ne fait que montrer plus clairement à quelle extrémité l’Allemagne prétend réduire le Danemark, et nous avons déjà signalé en commençant cette extrémité. Le 1er mars, les représentans des quatre grandes puissances non allemandes (France, Angleterre, Russie et Suède), peu avares de concessions à conseiller au Danemark, invitèrent le cabinet de Copenhague à soumettre à la discussion des états d’Itzehoe la part contributive du Holstein dans le budget commun de 1861-62. Le gouvernement du roi avait prévenu ce désir par l’article 13 du projet de règlement provisoire qu’on se préparait alors à soumettre aux états quelques jours après. Cet article 13 était ainsi conçu : « Pour l’année financière commençant le 1er avril 1861 et finissant le 31 mars 1862, on aura à se conformer aux dispositions prises par notre résolution suprême du 23 septembre 1859 à l’égard de la part contributive que le Holstein aura à fournir comme subvention aux dépenses communes de la monarchie pendant l’exercice biennal de 1860 jusqu’en 1862. »

La patente du 23 septembre 1859 était l’acte souverain en vertu duquel, pendant la suspension de la constitution commune pour le Holstein et le Lauenbourg, et afin que ces deux duchés ne pussent soupçonner ou accuser en rien le rigsraad privé de leurs représentans, le roi de Danemark avait pris sur lui de fixer le maximum de la contribution du Holstein aux dépenses communes pour 1861-62. Par l’article 13, le gouvernement mettait les états holsteinois en mesure de refuser, s’ils le voulaient, cette disposition du roi prise en leur faveur, et par conséquent de discuter le budget pour ce qui les concernait : un employé supérieur du ministère des finances avait été adjoint à M. Raaslöff, commissaire royal auprès des états, afin de leur donner tous les éclaircissemens qu’ils pourraient demander ; mais une entente quelconque avec le gouvernement danois n’était pas leur affaire, une telle entente les eût privés du concours de l’Allemagne et des résultats qu’ils en attendent dans l’avenir. De plus, ils s’obstinaient à vouloir discuter tout le budget de la monarchie et à exercer à ce sujet un veto résolutif ; ils prétendaient toujours non pas seulement voter la part afférente du Holstein aux recettes et dépenses communes (21, 64 pour 100), mais contrôler en même temps par la voie indirecte les 78, 36 pour 100 payables par le royaume et le Slesvig, ce qui voulait dire en d’autres termes (nous ne nous lasserons pas de le répéter parce que cela est difficile à croire) que les états holsteinois voulaient avoir le droit de décider des affaires communes, par exemple de la question s’il serait permis ou non au Danemark de s’armer pour se défendre contre l’exécution allemande. Non satisfaits de voter ce que le Holstein aurait à offrir pour la défense commune, ils réclamaient le pouvoir d’interdire au royaume et au Slesvig de mettre sur pied l’armée et d’équiper la flotte. Voilà ce que le gouvernement danois ne pouvait accorder. S’il s’est cru obligé, pour se tenir à distance du péril où le jetterait une pareille concession, de paraître ne pas abonder dans le sens de la démarche que requéraient les puissances étrangères, c’est là une de ces nécessités que subit le faible et qu’il ne faut pas lui reprocher. C’était assez sans doute, en accédant réellement au désir des cours, de revenir sur une résolution royale et de reconnaître aux états des pouvoirs nouveaux pendant la suspension partielle de la constitution commune.

Le cabinet de Copenhague ne s’est pas contenté de ces efforts pour amener une entente avec l’assemblée holsteinoise dans l’intervalle qui devait séparer l’ultimatum fédéral de la résolution définitive. Antérieurement déjà, par la médiation de l’Angleterre, il avait fait des concessions non-seulement au Holstein, mais au Slesvig lui-même. Un parti qui grossit tous les jours, il est vrai, en Danemark peut bien reprocher un peu légèrement au ministère son éternelle condescendance envers les cabinets étrangers ; cette condescendance n’en conserve pas moins intacte la véritable force du Danemark, celle d’un état souverain et indépendant que l’Europe ne laissera pas mutiler. Puissent seulement les éventualités de toutes parts menaçantes dans les relations de l’Europe orientale et centrale permettre aux amis du Danemark de hâter l’accomplissement d’une solution tout indiquée : l’abolition de la constitution commune et l’union seulement personnelle pour le duché de Holstein ! Puisse le Danemark jusqu’à l’Eyder (et non plus jusqu’à l’Elbe) rompre enfin ses plus dangereuses attaches avec l’Allemagne, condamnées en partie par les traités ! Puisse une situation franche et nette enlever à l’Allemagne quelques illusions très funestes, à la monarchie danoise une cause de dissolution presque certaine, à l’Europe du nord un ferment d’agitation et même de guerre ouverte sans cesse menaçant !

C’est vers une telle solution que tend le gouvernement danois, c’est en ce sens qu’il va prochainement peut-être faire encore de nouvelles propositions à l’Allemagne. Il a répondu par un refus très net à l’ultimatum du 7 février ; il est donc en ce moment sous le coup de l’exécution fédérale en Holstein, qui amènerait infailliblement une ingérence des Allemands en Slesvig, et par conséquent la guerre. Cependant l’Allemagne, après avoir tant menacé, hésite encore ; elle sait bien que l’Europe ne sera pas avec elle, et, considérant qu’une guerre allumée peut en faire éclater d’autres, elle craint d’encourir une si grande responsabilité. En face de ces hésitations, dont il faut savoir gré au plus fort, le plus faible est prêt à condescendre à tous les arrangemens conciliables avec le droit et avec l’honneur. Puisqu’une solution apparaît qui semble ménager les intérêts des deux parties, pourquoi désespérerait-on que l’intervention de la France, de l’Angleterre et de la Russie la fît admettre ? Convaincu comme nous le sommes que l’issue indiquée est, quoi qu’on fasse, inévitable, si l’on veut échapper à de grands malheurs (nous l’avons dit dès le commencement du débat, dès 1852), nous nous sentons fort disposé à croire, en dépit de certaines apparences, que la lassitude des efforts contraires à ce résultat aura de part et d’autre rapproché les esprits vers l’unique point de Rencontre qui leur est depuis si longtemps marqué.


A. GEFFROY.
A M. EMILE MONTEGUT.


Monsieur,

Dans un article intitulé l’Académie française et le Prix décennal, et publié dans le dernier numéro de la Revue des Deux Mondes, vous vous proposez d’établir que parmi les académiciens qui ont écarté la candidature de Mme Sand, sous prétexte de morale, une vingtaine au moins ont commis les mêmes péchés, ou un des péchés analogues. Vous citez les coupables, et je me trouve parmi eux.

Vous me donnez, monsieur, un vrai témoignage de bienveillance par un rapprochement avec des noms illustres dont le voisinage m’honore dans votre article comme à l’Académie ; mais il m’est impossible de ne pas protester contre une erreur radicale en ce qui me concerne.

« Je rencontre, dites-vous, le nom de M. de Falloux, qui a fait l’apologie de l’inquisition, et qui a trouvé dans son esprit fertile en ressources des excuses pour la Saint-Barthélémy. » Vous ajoutez : « Il y a dans l’histoire des événemens d’une moralité douteuse, et sur lesquels le monde discute encore : tels sont la terreur et la Saint-Barthélémy. Il est parfaitement permis, selon nous, de professer une opinion favorable à ces événemens ; mais beaucoup de gens ne sont pas de notre avis. »

C’est précisément sur ce point, monsieur, que je différerais avec vous, si je devais croire que le sentiment que vous exprimez là est sérieux. Pour mon compte, je ne pense pas, je n’ai jamais pensé qu’il fût permis de faire l’apologie ni de la Saint-Barthélémy, ni de la terreur. Plus d’une fois même il m’est arrivé de demander à des juges trop indulgens des crimes de la révolution de condamner la terreur aussi hautement, aussi énergiquement que je condamnais la Saint-Barthélémy. Je ne puis donc accepter, soit votre blâme, soit votre tolérance sur ce sujet.

L’involontaire calomnie dont vous vous faites l’écho, monsieur, remonte à nos discussions orageuses de 1849. Un orateur qui, comme vous, n’avait point lu mon Histoire de saint Pie V, prétendait en faire sortir ce que je n’y avais jamais mis. Je lui répondis alors ce que je vous demande la permission de vous répondre encore aujourd’hui. Prenant pour point de départ que la Saint-Barthélémy est l’un des crimes les plus exécrables que nous présente l’histoire, j’ai cherché à démontrer : 1° que saint Pie V, qui était mort un an avant, ne put ni y coopérer, ni y applaudir, comme l’en ont accusé plusieurs historiens du XVIIIe siècle ; 2° que le saint-siège n’en fut ni le confident, ni l’instigateur, et que le pape successeur de saint Pie V, qui, en retour d’une dépêche inexacte, félicita Charles IX sur l’horrible nuit de 1572, avait cru en toute bonne foi le féliciter d’avoir échappé à un complot périlleux pour sa vie et pour sa couronne.

Voilà toute ma thèse, monsieur. Elle est, historiquement, vraie ou fausse ; mais, en morale, elle est assurément irréprochable. Ce n’est pas la Saint-Barthélémy que je justifie, c’est saint Pie V en particulier et l’église en général, ce qui est fort différent de ce qu’on m’attribue. Vous avez, monsieur, l’esprit trop loyal et trop juste pour ne pas admettre cette différence, et pour ne pas m’en assurer le bénéfice devant vos nombreux lecteurs.

Permettez-moi donc de compter sur vous pour l’insertion intégrale de ma lettre dans le prochain numéro de la Revue des Deux Mondes, et veuillez agréer, monsieur, avec mes remercîmens anticipés, l’assurance de ma considération distinguée.


A. DE FALLOUX.


Paris, 18 mai 1861.


M. de Falloux me reproche de me faire l’écho de calomnies dont il aurait été victime à une époque déjà lointaine, et me demande de réparer cette offense involontaire. Nous faisons droit à sa réclamation bien volontiers ; mais en vérité elle nous semble mal fondée, et même un peu sans objet. M. de Falloux n’a pas besoin de se défendre contre nous d’avoir fait l’apologie de la Saint-Barthélémy, car nous ne l’avons accusé de rien de pareil. Nous avons dit qu’il avait fait l’apologie de l’inquisition, et qu’il avait trouvé des excuses pour la Saint-Barthélémy. M. de Falloux est académicien et politique ; en cette double qualité, il connaît trop bien la valeur des mots pour ne pas comprendre la différence qui sépare ces deux expressions. J’espère que je ne calomnie pas M. de Falloux en disant qu’il a fait l’apologie de l’inquisition, sa préface de L’Histoire de saint Pie V est là pour répondre. Cependant sa lettre passe absolument sous silence cette défense prudente et mesurée, mais ferme et nette, de l’inquisition. Pourquoi ce silence, puisque c’est à la seule inquisition que s’applique dans mon article le mot d’apologie contre lequel il réclame ?

J’ai dit que M. de Falloux avait trouvé dans son esprit fertile en ressources des excuses pour la Saint-Barthélémy. Qu’on lise les vingt-cinq pages qu’il a consacrées à cet horrible événement dans les pièces justificatives de son Histoire de saint Pie V. Ce n’est pas un panégyriste qui parle, je l’accorde ; mais c’est un avocat qui plaide pendant tout le temps les circonstances atténuantes en faveur de cliens qu’il est vraiment difficile de défendre, et qui invoque l’alibi en faveur des plus soupçonnés et des plus compromis. M. de Falloux nie tout, la préméditation du massacre, le guet-apens, la complicité du parti catholique et de la maison de Guise. Les longues et pressantes sollicitations de Pie V pour l’extermination de l’hérésie se transforment, sous sa plume, en exhortations de charité et de pure vigilance religieuse. Lorsqu’on cherche quels sont les auteurs de la Saint-Barthélémy, on ne trouve plus personne, si ce n’est le peuple, qui a toujours bon dos, et Catherine de Médicis, qui depuis trois cents ans représente fort injustement, selon nous, le bouc émissaire chargé des péchés et des crimes du XVIe siècle. Comme l’espace qui m’est accordé est fort restreint, je supprime à mon grand regret toute controverse, et je me borne à expliquer le sens des paroles qui ont éveillé la susceptibilité de M. de Falloux. La réponse dépasserait de beaucoup sa lettre, s’il nous fallait discuter chacun des argumens de son ingénieux plaidoyer, et nous préférons renvoyer à une autre place, s’il y a lieu, cette controverse, à laquelle, pour notre part, nous ne nous refusons pas.


EMILE MONTEGUT.


V. DE MARS.

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  1. Voyez la Revue du 15 mars 1861.