Chronique de la quinzaine - 31 mai 1860
31 mai 1860
Vous vous demandez quelle est la cause de l’inquiétude obstinée qui est le fond de la situation de l’Europe. Vous vous évertuez à comprendre la contradiction qu’un ministre exprimait l’autre jour en ces termes dans le parlement d’un pays voisin : « Tout le monde parle de paix, et tout le monde augmente ses armemens. » Vous interrogez l’anxiété, le malaise, l’agitation, partout visibles autour de nous, en Angleterre et en Russie, en Autriche et en Prusse, en Italie et en Orient. Vous croyez entendre de sourds craquemens, avant-coureurs de la chute de l’ancien régime européen. Vous sentez que le premier incident venu peut produire un ébranlement universel. Il vous semble être déjà dans l’ombre que projettent les événemens futurs ; mais vous êtes enchaînés par l’ignorance et l’impuissance politique entre ces deux problèmes : comment l’Europe s’apaisera-t-elle, ou quels seront, parmi son trouble, les desseins, l’action et la fortune de la France ? Certes c’est là une préoccupation générale et grave, si générale et si grave qu’un des ministres de l’empereur, qui depuis dix ans s’est fait remarquer par une sagacité et un esprit pratique incontestables, M. Fould, n’a pas cru pouvoir la passer sous silence dans le discours qu’il vient de prononcer au concours régional de Tarbes.
Le ministre d’état a sur nous l’avantage de connaître les intentions du gouvernement. Attaché, comme tous les esprits sensés, à une politique de paix, il puise dans l’acte de réforme commerciale qui s’inaugure et dans les paroles prononcées par l’empereur au commencement de la session du corps législatif les motifs de la sécurité et de la confiance qu’il a voulu faire passer dans l’esprit de ses auditeurs et de ses lecteurs. Le témoignage de M. Fould a une valeur dont nous tenons compte ; mais croit-il qu’il en eût affaibli l’autorité, s’il se fût dispensé de mettre les partis en cause ? « Ne vous laissez pas gagner, a-t-il dit, par les inquiétudes que les partis s’efforcent de répandre. » Quoi ! les inquiétudes actuelles seraient l’œuvre de la noire magie des partis ! Où sont-ils donc, grand Dieu ! ces puissans partis qui s’emparent ainsi de l’opinion de nos banquiers, de nos industriels et de nos négocians, qui intimident l’esprit d’entreprise, et refoulent dans les caisses les capitaux défians ? Que M. le ministre d’état y prenne garde, les partis seraient capables d’accueillir son accusation comme un compliment, car ce qui importe avant tout aux partis, c’est de voir reconnaître leur influence : à ce prix, toutes les attaques leur sont bien venues ; mais les pauvres partis n’ont pas même le triste droit de se faire honneur des méfaits qu’on leur impute. Nous le répétons : où sont-ils ? Nous voudrions par curiosité que l’on nous montrât un seul parti en France qui fût organisé, un seul qui pût se vanter de posséder même un journal, et fût en état de parler au public par la presse périodique. Hélas ! il n’en est pas un qui ait seulement la faculté de dire publiquement son nom.
L’anéantissement des partis devrait suffire à ceux qui le considèrent comme un avantage, et qui, au besoin, se font gloire de l’avoir accompli. Il serait par trop commode, après avoir banni les partis de la vie politique, de les y faire reparaître à volonté par une évocation oratoire pour les charger de toutes les responsabilités malencontreuses ; mais nous irons plus loin. Admettons un moment que les partis aient pu subsister en France dans l’état de dissolution auquel on les a condamnés et dans la vie contemplative où on les a relégués, comme les rois rasés de notre première dynastie : nous affirmons que jamais leur innocence n’aurait été plus éclatante que dans les circonstances présentes. En est-il un seul dont la politique supposée soit pour quelque chose dans les événemens ou les combinaisons qui ont donné lieu aux inquiétudes actuelles ? Peut-on reprocher à un seul d’entre eux d’avoir, pour prendre un exemple, ouvert la question italienne, et amené directement ou indirectement, à dessein ou à son insu, les complications qui en sont la conséquence ? Ils sont suffisamment absous d’une telle accusation par l’évidence ; ils le seraient encore, si c’était nécessaire, par une contre-accusation de M. de Cavour, qui nous arrive fort à propos, car enfin, tout le monde leur en veut, à ces malheureux partis français. À Turin, c’est à leur malveillance et aux difficultés qu’ils ont créées à l’empereur que l’on attribue la douloureuse nécessité qui oblige le Piémont à nous céder Nice et la Savoie ! Écoutez M. de Cavour : le ministre piémontais n’est pas toujours servi par son adresse habituelle lorsqu’il s’occupe de nous ; il dénonce comme ennemis de l’Italie, dans notre pays, le parti clérical, le parti légitimiste, et, ajoute-t-il, le parti orléaniste. Il eût été de bon goût peut-être de se souvenir que le frère de M. le comte de Paris, le fils du duc et de la duchesse d’Orléans, le jeune duc de Chartres, heureux au moins d’avoir été le compagnon d’armes de nos soldats, a fait, sous le drapeau du roi Victor-Emmanuel, la campagne d’Italie ; mais cet ingrat oubli nous donne plus de liberté pour établir, sur le témoignage de M. de Cavour, l’innocence des partis français. Des partis si mal disposés pour l’Italie ne sont assurément pour rien dans les inquiétudes qu’inspirent à la France l’état présent de l’Italie et le reste. Convenons donc qu’à Turin comme à Tarbes le spectre de nos partis n’a été qu’une figure de la rhétorique politique de la dernière semaine, quelque chose comme ce fantôme de Voltaire et de Rousseau, auteurs de tous les maux du siècle, contre lequel s’agitaient autrefois dans les chaires catholiques les bonnets carrés des prédicateurs. Écartons des causes de l’inquiétude actuelle les partis, qui n’en peuvent mais ; recherchons-les sérieusement où elles sont.
M. Fould a trop d’esprit pour trouver mauvais que nous disions franchement notre pensée ; il connaît trop le fin des choses pour que nous n’ayons même pas le droit d’espérer qu’il est au fond de notre avis. Le malaise moral auquel la France est en proie provient de l’état de l’Europe tel que l’a déterminé ou révélé la dernière guerre d’Italie. La classe de notre société qui se montre en ce moment le plus accessible à la défiance n’est point celle que les partis recrutent ou dominent. Les journaux qui, par préméditation ou maladresse, attisent l’inquiétude générale, au lieu d’être les organes de ces partis dont on veut voir l’hostilité partout, font profession de dévouement et assaut de complaisances envers le pouvoir. Au contraire, le seul parti indépendant dont nos institutions actuelles impliquent et expliquent l’existence, le parti libéral, gémit de voir le pays distrait de son activité intérieure par les préoccupations extérieures, et serait trop heureux s’il pouvait, en le rassurant, ramener son attention du dehors sur le dedans. Enfin la confiance ne peut être rétablie par des paroles et par une simple attribution d’infaillibilité déférée au pouvoir : c’est une conviction qu’il s’agit de faire entrer dans les esprits, ce sont des démonstrations logiques qu’ils demandent, et c’est sur le caractère de ces démonstrations nécessaires qu’il devient urgent de s’entendre.
Nous supposons qu’on ne nous pressera pas d’insister sur le premier point. L’affaire d’Italie a été engagée et poursuivie de telle sorte que tout en Europe en a été ébranlé. Les vieux liens ont été brisés, l’équilibre sur la foi duquel on vivait a été rompu, une carrière indéfinie a été ouverte à l’action des états sur eux-mêmes et au travail des uns sur les autres. Une ère de politique extérieure a commencé, pleine d’inconnu, soumise aux chances les plus diverses et les plus incertaines, et où nous sommes engagés sans pouvoir nous guider encore sur la foi d’aucun système clair, intelligible, saisissant. De grands mots, qui ont la puissance d’agiter les cabinets et de faire tressaillir les peuples, ont été prononcés. On a parlé de principe de non-intervention et de principe des nationalités. La non-intervention, disait M. de Talleyrand, est une circonlocution diplomatique qui signifie intervention ; de même au cri des nationalités l’écho amoureux de l’antithèse a répondu « frontières naturelles. » Nous avons cessé d’être maîtres des conséquences logiques de nos actes ; il n’a pas été en notre pouvoir, même victorieux et modérés, de calmer les craintes des uns et d’obtenir la docilité des autres. Avec quels sentimens veut-on que nous assistions aux événemens issus de nos propres actes, dans lesquels notre initiative nous crée une responsabilité inévitable, et dont il nous est impossible d’entrevoir le résultat positif et le terme ? C’est en vain qu’on nous dirait, au nom d’un formalisme creux, que nous ne sommes pas attachés par des obligations positives à ces événemens : nous y sommes enchaînés par une multitude d’obligations morales. Rien mieux que ce qui se passe en Italie à l’heure qu’il est, rien mieux que l’expédition de Garibaldi et les récens débats du parlement sarde ne peut donner une idée saisissante des compromissions auxquelles nous demeurons suspendus. Notre avis, à nous, a été de couper court, dès que nous l’avons jugé possible, à ces compromissions, et nous n’aurions pas cru que la France eût fait un mauvais marché, si, pour obtenir ce résultat, elle eût renoncé aux cessions territoriales qu’elle avait le droit de demander au Piémont. Plus la France eût été désintéressée, plus elle serait demeurée maîtresse de mesurer ses sacrifices à venir, et plus elle eût conservé d’autorité sur l’Italie. N’ayant rien demandé pour elle, elle eût pu retarder et modérer le mouvement unitaire italien. Le gouvernement de Victor-Emmanuel, n’ayant rien eu à concéder à une puissance étrangère, eût gardé plus de force pour contenir la révolution italienne. Les discours prononcés au parlement sarde prouvent que nous ne nous étions point trompés. Tous les orateurs, les uns exploitant une tactique, les autres cédant à l’impulsion d’un sentiment instinctif, ont exagéré la douleur que leur cause la cession de la Savoie et du comté de Nice pour exagérer par contre les droits que l’Italie pense avoir aux secours de la France, lorsque s’engagera avec l’Autriche la lutte, annoncée comme inévitable, dont l’affranchissement de Venise doit être le prix.
Cette discussion est le commentaire de l’entreprise de Garibaldi en Sicile, et reçoit de cette entreprise elle-même une frappante lumière. Il est possible, et sa lettre à Victor-Emmanuel permet de le croire, que l’abandon de Nice n’ait pas été sans influence sur la résolution de Garibaldi, et que le parti unitaire ait jugé que pour se mettre immédiatement à l’œuvre, l’occasion était unique ; mais il importe plus encore de saisir les mobiles qui ont guidé le gouvernement piémontais en cette circonstance. Pour avoir toléré l’organisation et le départ de l’expédition de Garibaldi, quelle excuse M. de Cavour a-t-il alléguée ? Sa faiblesse en face de la révolution, son impuissance contre le mouvement unitaire. Nous avons été obligés de trouver l’excuse bonne ; mais, nous le demandons, sans le traité de cession, M. de Cavour, lui qui s’est fait un nom parmi les hommes d’état de l’Europe, lui qui, au sentiment de sa dignité personnelle, doit joindre le sentiment de la dignité d’un gouvernement et d’un peuple civilisés, n’eût-il pas rougi de donner une pareille excuse ? Nous-mêmes, si elle nous eût été présentée, ne l’eussions-nous pas traitée comme une impertinence ? C’est ainsi que tout se tient dans cette affaire d’Italie, et il est impossible de voir encore le bout de la chaîne. L’attention se porte avant tout sur l’Italie, parce que là l’action est commencée et que la fatalité est en train ; mais l’opinion a le sentiment vif, quoique confus, des contre-coups que les événemens italiens doivent naturellement donner au reste de l’Europe. La logique de l’histoire l’avertit qu’il est impossible que ces événemens ne s’emparent pas fortement partout des imaginations populaires, qu’il est impossible qu’au spectacle d’un peuple qui va d’un bond si rapide au but de ses aspirations, les autres nationalités encore souffrantes ne s’exaltent et ne s’ébranlent, qu’il est impossible que les états conservent, dans une telle fermentation, leur cohésion et leur aplomb, qu’il est impossible que les ambitions politiques, d’elles-mêmes ou par force, ne soient entraînées à se mettre de la partie, et que si l’on se laisse aller au fil de l’eau dans une telle situation, on entre dans une de ces périodes de conflits internationaux que les gouvernemens et les peuples ne sont jamais sûrs de clore à volonté.
Bien loin d’être propagées par l’esprit de parti, ces réflexions, ces conjectures, ces craintes de l’avenir trouvent surtout accès dans une classe qui a de grandes qualités assurément et qui joue le rôle prépondérant en définitive dans les sociétés modernes, mais qui, dans notre pays du moins, ne peut, qu’on l’en blâme ou qu’on l’en loue, être soupçonnée de nourrir des préventions et des passions politiques. Cette classe est celle qui, par l’importance des intérêts qu’elle représente et par son action, remplit chez nous une place analogue à la position qu’occupe de l’autre côté du détroit la Cité de Londres. C’est elle qui mène les capitaux, l’esprit d’entreprise et le travail du pays. M. Fould la connaît mieux que nous. Nos révolutions, ont rendu sceptique en politique ce monde de la finance et de l’industrie. Bien que ses intérêts dussent lui commander d’être libéral, puisqu’il n’y a de garanties pour les intérêts du capital et du travail que dans la liberté, on l’a vu sacrifier complaisamment, suivant les occurrences, la liberté à la seule apparence de l’ordre. Cependant, s’il est impartial en politique jusqu’au scepticisme, il porte dans l’appréciation des situations politiques un discernement, une sagacité, une pénétration qu’aiguise sans cesse l’instinct de ses intérêts immédiats. La politique a beau tenir peu de place dans ses affections, elle remplit la première dans les élémens de ses calculs. Ce n’est pas aux partis qu’il demande des pronostics sur l’avenir, car il se tient perpétuellement en garde contre leurs entraînemens et leurs illusions. Quand une situation politique donne de l’inquiétude à ces froids analystes des événemens, c’est un fait grave, car il se traduit presque toujours en souffrance pour l’industrie et le travail ; mais vous pouvez être sûrs que cette inquiétude n’est point l’œuvre fantastique des factions, qu’elle sort de la nature même des choses. Si les livres et les correspondances de nos banquiers, depuis six mois, pouvaient être livrés à la publicité, les pauvres partis, nous en sommes certains, paraîtraient bien innocens de l’influence qu’on leur prête sur les anxiétés de l’opinion.
Puisque l’on veut bien pourtant attribuer encore aux partis une si malfaisante puissance, qui aurait dû au moins faire contre-poids aux partis et rassurer l’opinion ? Cette mission appartenait sans contredit aux journaux qui sont les défenseurs ordinaires et que l’on regarde comme les organes officieux du gouvernement. Si cette presse prétend à quelque vertu, elle devrait agir comme un calmant sur l’opinion, elle en a au contraire redoublé les alarmes dans ces derniers temps par ses étranges alliances et par ses violentes contradictions. Quel guide chercher dans des journaux qui ont commencé par dénoncer sans justice et sans mesure Garibaldi, et qui, sans transition, se sont mis à prophétiser et à souhaiter son succès ? Un jour, dans leurs colonnes, le héros italien était Walker, le lendemain Washington. La veille, on vous disait avec cette fatuité qui sied aux gens qui parlent à bon escient que ceux qui faisaient des vœux pour Garibaldi étaient des Anglais ; aujourd’hui ceux qui n’approuvaient pas son aventure n’étaient plus que des Autrichiens. Quand ces journaux avaient-ils parlé au nom du gouvernement, quand sous leur propre responsabilité ? Quand avaient-ils reçu l’illumination d’en haut, quand avaient-ils été trompés par l’éblouissement de leur indépendance et de leur zèle ? Le même refrain de confiance accompagnait à la vérité leurs imprécations ou leurs hymnes ; mais comment être rassuré à la fois et parce que Garibaldi avait tort et parce qu’il avait raison, parce qu’il méritait d’échouer et parce qu’il était certain d’un triomphe ? Voilà les sûrs conducteurs auxquels l’opinion a été abandonnée dans ses incertitudes et ses appréhensions, voilà les protections qu’elle a eues contre les manœuvres de nos partis fabuleux ! Mais nous l’avons dit, s’il peut exister en ce moment en France un parti d’opposition légale, ce parti ne saurait avoir qu’un nom, le libéralisme, qu’un intérêt, l’extension des libertés publiques ; c’est dans notre politique intérieure que se renferment donc de prédilection sa pensée et ses efforts. Son succès serait de faire rentrer la France en elle-même. Par conséquent tout ce qui l’attire au dehors, curiosité maladive, rêves d’aventures et surtout aveugles inquiétudes, est manifestement contraire à la politique du parti libéral. C’est lui qui rassurerait certainement la France, si le pouvoir en lui était égal à la Volonté ; c’est lui qui voudrait que la France fût rassurée sur les incertitudes de la situation de l’Europe, c’est lui qui demande qu’elle le soit.
La nécessité que mettent en effet en saillie ces inquiétudes qui frappent les yeux ministériels est celle-ci : il faut que la France soit édifiée, fixée et garantie sur la direction qui prévaudra dans les conseils du gouvernement. La direction dominante nous mènera-t-elle vers les affaires extérieures ou vers les affaires intérieures ? Chercherons-nous au dehors l’emploi de notre activité et la manifestation de notre grandeur, ou nous appliquerons-nous de préférence à élever la condition sociale du peuple par le travail et les institutions qui lui sont le plus favorables, à élever aussi la dignité morale des citoyens par le développement progressif des institutions libres ? Voilà la question. Le moment est décisif, il faut choisir. Nous pouvons encore faire l’option dans la plénitude de notre libre arbitre et de notre puissance. Du choix qui sera fait dépend le l’établissement de la sécurité ou la continuation de ces perplexités qui sont aujourd’hui encore la maladie chronique, mais qui peuvent à tout moment devenir la maladie aiguë de l’Europe, car ces outres d’Éole que Canning se vantait de tenir sont aujourd’hui en la possession de la France, et tout le monde nous reconnaît le terrible pouvoir de déchaîner les tempêtes.
Le choix est déjà fait, nous répondra M. le ministre d’état, et c’est an effet le sens de ses paroles au concours régional de Tarbes. Le gouvernement est non-seulement pacifique d’intention, mais il a donné un gage de sa préférence par un grand acte, par le traité de commerce avec l’Angleterre et par la nouvelle politique commerciale qui est en voie d’exécution. Les bonnes intentions sont assurément dignes de louanges, mais les plus sincères n’équivalent pas à des garanties positives, et ce sont des garanties positives que demandent les grands intérêts qui sont obligés de faire entrer dans leurs calculs les chances de la politique. La réforme de nos tarifs vaut déjà mieux que de bonnes intentions. C’est un acte, et un acte d’une immense portée ; mais comment se fait-il qu’il n’ait point réussi à convaincre les esprits de la solidité de cette paix et de cette application dominante aux affaires intérieures dont il était l’annonce significative ? C’est que, par le malheur des circonstances ou l’intempestivité des combinaisons qui se sont produites simultanément dans les affaires extérieures, la réforme des tarifs a perdu sa véritable signification, et par conséquent la vertu persuasive qu’elle devait avoir : il semblait qu’elle dût être le principe inspirateur et dominant d’une évolution politique de la France ; les disparates et les contre-temps de la politique extérieure lui ont enlevé ce caractère en venant contredire au début même le système dont on devait croire qu’elle était l’expression.
La réforme commerciale est une des plus grandes œuvres de politique intérieure qui se puissent entreprendre. Non-seulement cette réforme demande du temps, mais le gouvernement et le peuple qui la tentent ont besoin de n’en être point distraits pendant qu’elle s’accomplit. C’est une de ces œuvres qui, pour être bien exécutées, doivent être l’élément dominant d’un système, celui auquel il faut momentanément subordonner autant que possible toutes les autres affaires du pays. Pour mieux dire, il faut faire concourir à l’intérêt que représente cette réforme tous les autres intérêts et tous les autres moyens d’action du gouvernement. La pensée de coordonner les facteurs de la production nationale, de les assembler et de les faire jouer naturellement et librement comme les pièces d’une machine gigantesque, la pensée de mettre en œuvre toutes les forces d’une nation pour lui faire produire son maximum de richesse est assez vaste et assez féconde pour que ceux qui s’en pénètrent avec une véritable intelligence et un sincère dévouement veuillent bien consentir à s’y consacrer de préférence, sinon exclusivement, pendant un certain nombre d’années. Le philanthrope, le citoyen, l’homme politique, le gouvernement dont s’emparera cette idée, tremblant d’en compromettre le succès, écarteront par toutes les précautions possibles les élémens qui pourraient troubler et faire avorter l’expérience. Ils rapporteront tout à cette œuvre jusqu’à ce qu’elle ait réussi. La première condition à remplir, c’est évidemment d’assurer à l’expérience une période de paix, c’est d’assurer, pendant qu’elle se poursuit, une pleine confiance et une entière sécurité au sein des classes industrielles, commerçantes et financières. Ni M. Huskisson, ni sir Robert Peel, n’auraient osé mettre la main à l’œuvre dans un temps de trouble européen, où la crainte des événemens extérieurs eût paralysé l’esprit et les ressources des capitalistes et des commerçans anglais. Le succès de leurs grandes réformes économiques eût été impossible, s’il ne leur avait été donné de les accomplir dans un temps de profonde paix et de confiance générale. Notre gouvernement a déjà montré une excessive hardiesse en essayant d’opérer la réforme économique autrement que par les progrès de l’éducation des esprits, l’influence des discussions et la conviction éclairée des intérêts. Il a procédé par un coup d’autorité, et il a singulièrement accru par là sa responsabilité et les difficultés de sa tâche. Au moins devait-on souhaiter que la politique étrangère ne fît pas diversion à l’expérience tentée. Pour que la réforme réussisse, il faut que la consommation puisse avoir toute son élasticité, que la production applique toutes ses forces, que la spéculation donne toute son ardeur, et le souffle vivifiant de ces grands agens économiques, c’est la confiance. Que si ce travail est troublé par un défaut de sécurité, non-seulement des résultats malheureux ou incomplets ajouteront de nouveaux sujets d’inquiétude à ceux qui les auront causés, non-seulement un grand progrès aura été manqué, une grande idée sera frappée d’une injuste défaveur ; mais des difficultés d’un autre ordre viendront compliquer la situation politique et aggraver la défiance du public. Les finances, le budget de l’état, sont liés au sort de la réforme commerciale. L’échec de la réforme entraînerait un déficit dans le revenu. De là une mauvaise situation de trésorerie, des perspectives d’emprunt, la nécessité de rétablir les anciennes taxes, la difficulté de créer des impôts nouveaux, et au total un redoublement d’inquiétudes. Voilà quelles peuvent être les graves conséquences de ces inquiétudes qu’a signalées M. le ministre d’état.
Ces inquiétudes, nous avons vu qu’il n’avait pas été au pouvoir des partis de les faire naître ; le gouvernement seul peut les calmer. L’acte même du traité de commerce n’a point suffi à les dissiper. Qu’on en juge par l’état de l’opinion publique en Angleterre : si l’opinion anglaise, qui pourtant avait d’abord reçu le traité avec tant de faveur, se montre si peu rassurée, est-il surprenant que ce traité n’ait pas exercé une plus heureuse influence sur l’opinion française ? Nous croyons avoir rempli un devoir de bons citoyens en nous emparant de la parole d’un ministre pour signaler avec force une maladie d’opinion qui deviendrait funeste en se prolongeant ; nous en avons indiqué avec plus de timidité la cause : nous en dirons sommairement le remède. Puisque les intentions déclarées ont été insuffisantes à rétablir la confiance, puisqu’un acte aussi significatif qu’une réforme économique n’a point inculqué dans les esprits cette foi dans la paix qui pouvait seule l’avoir inspiré, il faut, contre un mal qui résulte des choses, chercher la garantie dans les choses mêmes ; il faut frapper les esprits et les imaginations, non par des déclarations qui ne seraient que des redites, non par des actes isolés qui ne seraient que des expédiens, mais par l’inauguration d’un système qui porte en soi les garanties de la sécurité que l’on recherche. Que le gouvernement en soit convaincu : les inquiétudes dont le spectacle le contrarie tomberaient devant le moindre progrès libéral accompli dans nos institutions. L’Europe pousserait un joyeux soupir de délivrance, la France croirait commencer une vie nouvelle et se sentirait rajeunie ; les intérêts reprendraient partout confiance, si les concessions libérales que demande le groupe grossissant des intelligences généreuses et des fermes caractères étaient enfin accordées. Et quel moment serait mieux choisi pour faire vers la liberté un pas décidé que celui où son nom redevient le synonyme de la paix et de la sécurité ?
Au surplus, si la liberté est destinée à faire seule son chemin en France, les forces ne lui manqueront point. Le temps du découragement est passé pour ses amis. La noble sève remonte, et les branches fécondes où s’est nourrie notre jeunesse nous montrent encore de beaux fruits. Il semble que la littérature qui soit le mieux appelée à survivre au cycle que nous traversons soit la littérature politique, et cette littérature rend la vie à la tradition libérale de la révolution française, la seule des aspirations de 89 qu’il reste encore à satisfaire. Il faut noter l’apparition de ces livres comme les événemens politiques les plus importuns de notre vie intérieure aujourd’hui. Nous avons déjà annoncé le quatrième volume de la belle Histoire du Gouvernement parlementaire de M. Duvergier de Hauranne. Nous nous reprochons de n’avoir pas recommandé plus tôt l’excellente Histoire de la Restauration commencée par M. L. de Viel-Castel. Ces récens ouvrages, auxquels nous devons joindre l’étude entreprise par M. Jules de Lasteyrie sur l’histoire de la liberté en France, sont un enseignement pratique de libéralisme. M. de Rémusat apporte à ce mouvement, auquel participent avec une émulation pleine de promesses bien d’autres esprits distingués, l’achèvement de la pensée philosophique. Dans notre affranchissement et dans l’œuvre de la révolution française, grande a été la part d’action de la philosophie. C’est l’influence de la spéculation intellectuelle et du génie rationaliste propre à l’esprit français que M. de Rémusat aime à retrouver dans notre histoire, ou qu’il applique lui-même, avec une supériorité et un charme que nos lecteurs, connaissent, à l’appréciation de notre organisation politique. Sous le titre de Politique libérale ou Fragmens pour servir à la défense de la Révolution française, notre éminent collaborateur a réuni, en les fondant et en les reliant, plusieurs études publiées d’abord par la Revue, mais qui, rapprochées les unes des autres, se communiquent une nouvelle force et un nouvel éclat. Esprit délicat et viril, en qui une nuance de mélancolie ne donne que plus de relief à la constance des convictions et à la fermeté des espérances, âme élevée, qui ne semble demander à sa probité que le droit de demeurer indulgente, M. de Rémusat nous montre dans la philosophie de notre histoire la forte justification des idées libérales, et nous donne dans leur victoire finale cette confiance certaine qui permet d’en supporter l’éclipse momentanée avec moins d’indignation contre le destin et moins de mépris pour les hommes. Ce livre est plus qu’une consolation, c’est une promesse, et quand on voit, par la spirituelle brochure de M. Prévost-Paradol sur les anciens partis, avec quelle verdeur et quelle chaleur le libéralisme s’exprime sous une jeune plume, on a la certitude que ce n’est pas en vain que des hommes tels que M. de Rémusat ont entretenu le feu sacré pour le transmettre aux générations qui les suivent.
Que dire de l’Italie dans la phase qu’elle traverse ? Rien, attendons les événemens. La chance est manifestement favorable à la révolution, et la Sicile est probablement perdue pour le roi de Naples. Le Pulcinella malcontento, dont les facéties royalistes se moquaient tant après 1820, va reprendre sa revanche, et ne s’écriera plus d’un air comique :
Fra spavento e tradimento
Siam fuggiti com’ il vento.
Mais après ?… Les conséquences de la révolution italienne dépasseront sans doute la péninsule. Il faut déjà peut-être regarder comme une de ces conséquences indirectes la manifestation diplomatique que le prince Gortchakof a cru devoir faire, il y a quinze jours, en faveur des populations chrétiennes de l’empire ottoman. Nous sommes pleins de sympathie pour les chrétiens d’Orient, et la presse française s’est fait un honneur particulier en défendant en toute circonstance leurs intérêts. Nous estimons les qualités de la nation russe et nous croyons à son avenir en dépit des vices de son gouvernement ; mais, malgré l’insolence du temps où nous vivons, nous avouerons que nous avons été stupéfaits de la démarche du prince Gortchakof, Nous n’avons pas compris la solennité de cette convocation des ministres des grandes puissances pour leur déférer la conduite du gouvernement turc envers ses sujets chrétiens. Dépouillé du protectorat exclusif des orthodoxes de Turquie, le ministre russe a-t-il cru le ressaisir indirectement par l’initiative qu’il a prise avec un tel fracas que tous les badauds de l’Europe ont cru voir à l’horizon une nouvelle guerre d’Orient, et cette fois le partage de l’empire ottoman ? Le zèle qu’inspirent les chrétiens de Turquie est louable, lorsqu’il est affiché ailleurs qu’en Russie. Le gouvernement russe, beaucoup moins tolérant que le gouvernement turc, a-t-il bien le droit de dénoncer les persécutions ottomanes ? Si l’on demandait raison au gouvernement russe des avanies que sa bureaucratie fait subir aux catholiques et aux dissidens de son empire, il dirait peut-être d’abord, comme fera la Turquie, que ce qui se passe dans un état indépendant ne regarde pas les étrangers. Poussé davantage, par exemple sur le terrain de la Pologne, où l’Europe a par traité le droit, dont elle n’use pas, de réclamer la restitution des garanties stipulées à Vienne, le gouvernement russe répondrait que malgré l’autocratie il est impuissant à réformer la bureaucratie, qui le trompe, l’épuise et lui donne un si mauvais renom. C’est probablement la réponse que fera avec autant de raison la Turquie : la Porte alléguera son bon vouloir et son impuissance, et la récente gasconnade russe n’aura pas pour le moment d’autres suites. Au surplus, on se trompe à Pétersbourg si l’on y croit que les esprits éclairés peuvent encore être trompés sur la civilisation et la puissance moscovites. Avec des serfs qu’elle ne peut parvenir à émanciper, avec une administration de la justice qui n’est pas supérieure à celle du royaume de Naples, avec la vénalité de ses fonctionnaires, la Russie ne saurait faire croire à sa civilisation. Du temps de l’empereur Nicolas, il lui suffisait de faire à l’Europe une peur étrange dont tout le monde est revenu. Des finances embarrassées, une armée ravagée par les dilapidations, une organisation politique énervée par le despotisme oriental, ne sont point des conditions de puissance, et il n’est pas au pouvoir du gouvernement de la Russie de marquer la dernière heure de l’empire ottoman. Nous renvoyons ceux qui auraient besoin d’être édifiés sur les ressorts de la puissance russe sous l’autocratie au récent ouvrage du prince Pierre Dolgoroukov, la Vérité sur la Russie. La constitution de la Russie, son organisation politique sont analysées avec une vive justesse dans ce livre sincère et hardi. Malgré les protestations irritées de la vanité officielle en Russie, les révélations du prince Dolgoroukov ne sont que trop vraies ; c’est le témoignage que leur rendent les diplomates d’Occident qui ont pu étudier de près le gouvernement et la société russes. Nous ajouterons qu’à notre gré elles sont patriotiques. En s’exposant à de violentes récriminations de la part de quelques-uns de ses compatriotes, le prince Dolgoroukov a rempli un devoir, car on doit toujours (quand on le peut) dire la vérité à son pays. Le prince Dolgoroukov montre à la Russie comme unique voie de régénération les institutions libérales et représentatives. C’est à ce prix en effet que la Russie peut réaliser les grandes destinées qu’elle rêve, et devenir un empire vraiment européen.
La session du parlement prussien est terminée. Le prince-régent, dans son discours de clôture, empreint de sentimens constitutionnels et patriotiques, a dû mentionner avec regret les obstacles que les hobereaux de la chambre des seigneurs ont opposés à plusieurs mesures libérales présentées par son gouvernement ; mais on se préoccupe beaucoup plus depuis quelque temps de la politique extérieure de la Prusse que de sa vie intérieure. Le dernier mot du discours du prince-régent, en faisant allusion aux événemens futurs, a donné un aliment nouveau à ces inquiétudes dont nous avons tant parlé. Aux commentaires que ces parole ? ont provoqué, il serait oiseux d’ajouter les nôtres. Nous nous contenterons de constater qu’une détente marquée paraît s’être produite dans les relations naguère si aigres de la Prusse et des états secondaires de l’Allemagne. On annonce que la réconciliation s’opérerait dans la question de l’organisation de l’armée fédérale, que la Prusse renoncerait à une portion de ses idées sur la réforme des institutions militaires de la confédération, et que les petits états auraient égard, de leur côté, à quelques-unes des exigences légitimes de la Prusse. Il paraît que dans ce rapprochement le premier rôle aurait été joué par le roi de Wurtemberg, qui n’est pas seulement le plus vieux, mais le plus intelligent des souverains allemands, et qui, de l’autre côté du Rhin, a une compétence et une autorité particulières dans les questions militaires. Nous ne quitterons pas la Prusse sans exprimer le regret que nous a fait éprouver un des derniers incidens de la session. Il s’agit d’une de ces complications de police dans le genre de celles qui ont causé de si tristes mésaventures au précédent ministère. Il paraît que la direction de la police du duché de Posen, avec un maladroit machiavélisme dont il est difficile de comprendre le but, aurait, sous un prête-nom, établi avec le comité révolutionnaire de Londres une correspondance qui aurait décidé ce comité à envoyer un agent dans le duché, et à essayer de compromettre d’honorables et paisibles citoyens. Une interpellation a été adressée à ce sujet à M. de Schwerin par un député polonais, M. Niegolewski, qui s’était procuré les preuves de cette conspiration de police et en a déposé les pièces sur le bureau de la chambre. À cette interpellation précise et appuyée des autographes qui prouvent la culpabilité des agens provocateurs prussiens, M. de Schwerin a fait une réponse évasive. Nous le répétons, on ne comprend pas que le gouvernement prussien, qui aspire à diriger l’Allemagne libérale, tolère de pareils moyens de police, et s’expose ainsi à donner des griefs sérieux à cette intéressante portion de la Pologne qui, en échange de la nationalité perdue, devrait au moins s’attendre à trouver sous le sceptre de la Prusse les honnêtes garanties de la liberté.
Les efforts que fait lentement l’Autriche pour se rallier les populations désaffectionnées de la Hongrie n’ont produit encore aucun résultat décisif. Les Hongrois n’y voient que des demi-mesures et par conséquent d’insuffisantes concessions. La Hongrie semble avoir mis à profit l’exemple de l’Italie. La constance de son patriotisme national a résisté à tous ses malheurs, et elle ne se laisse pas pousser par les circonstances, qui lui permettent aujourd’hui d’espérer, à de téméraires emportemens. Elle s’affirme et ne sera pas satisfaite à moins de redevenir tout ce qu’elle a été. On s’étonne, en présence de cette imposante attitude d’une nation qui, quoique lasse du joug, n’a point renoncé encore à être fidèle, que la cour de Vienne ne fasse pas de bonne grâce les sacrifices nécessaires, et hésite à retremper sa puissance au sein du peuple qui en a toujours été et qui pourrait plus que jamais en être dans l’avenir le principal foyer.
L’Espagne présente en ce moment un consolant spectacle aux amis des institutions parlementaires. Jamais session des cortès ne s’était ouverte sous de plus favorables auspices que celle que la reine Isabelle vient d’inaugurer. Ceux même qui ont jugé le plus sévèrement autrefois le général O’Donnell ne peuvent plus refuser leur estime à l’homme dont la fermeté a fait sortir enfin le gouvernement espagnol de cette atmosphère d’intrigues ou il s’était si longtemps corrompu, qui a consolé l’honneur espagnol par l’heureuse guerre du Maroc, et dont l’administration est en train de relever les finances et de féconder par les travaux publics les ressources du pays. La reine d’Espagne, elle aussi, n’a pas été gâtée par les éloges de la presse : la justice commande de lui attribuer en grande partie cette nouvelle et satisfaisante tenue des affaires espagnoles. Elle semble, dans ces derniers temps, avoir pris à cœur de remplir les devoirs de la royauté et de répondre par sa conduite à la dignité de sa position : elle recueille déjà les fruits de cette honnête résolution.
Comme il était aisé de le pressentir, le bill qui abolissait les droits sur le papier, ce couronnement du budget de M. Gladstone, a été rejeté par la chambre des lords. La forte opposition que ce bill avait, au dernier moment, rencontrée dans la chambre des communes, faisait présager cette issue. Il ne faut pas s’y tromper : c’est le budget, d’abord si populaire, de M. Gladstone que les lords ont entendu condamner, et que condamne in petto une majorité réelle de la chambre des communes. Au premier moment, M. Gladstone avait subjugué tous les esprits par son tour de force oratoire ; mais son budget était trop parfait, il réunissait les trois vertus théologales : c’était un acte de foi, d’espérance et de charité. M. Gladstone, en le construisant, avait cru à l’apaisement de l’Europe ; il avait espéré que la nécessité des armemens ne tarderait pas à disparaître, et il n’avait pas craint de s’exposer au déficit en faisant de trop larges remises de taxes. Ces fâcheuses inquiétudes, que nous retrouvons partout, ont empêché les tories et une portion notable de l’aristocratie de le suivre jusqu’au bout ; mais lui du moins, dans son échec, a une consolation ; il peut dire en toute sûreté de conscience : c’est la faute des partis.
Il y a en Hollande une grosse question qui, heureusement pour ce tranquille pays, n’a aucun rapport avec les préoccupations actuelles de l’Europe : c’est la question des chemins de fer. Comment seront construits ces chemins de fer ? Quelle direction suivront-ils ? Voilà ce qui divise et passionné singulièrement le peuple hollandais. Un cabinet a déjà péri il y a quelque temps pour n’avoir pu faire adopter ses solutions. Le ministère présidé par M. van Hall a profité des récentes vacances parlementaires pour élaborer un nouveau plan, qui part toujours du principe de la construction par l’état, au moins en ce qui touche les grandes lignes. Ce plan admis, il y aurait sept ou huit grandes lignes aboutissant aux grands ports de mer, offrant plus de concentration que les précédens projets et reliant la Hollande à Hanovre par Aschendorf, à la Prusse par Rheine et Vierssen, à la Belgique par Maëstricht, Bois-le-Duc et autres points, sans recourir toutefois à cette grande construction du port de Mœrdyck, qui a été la pierre d’achoppement des propositions du dernier cabinet. Le nouveau plan, soumis aux états-généraux, n’est pas sans rencontrer encore quelque opposition. De guerre lasse, et pour en finir avec cette terrible question, on se prononce un peu moins vivement sans doute contre le principe de la construction par l’état ; mais des divergences nombreuses s’élèvent quant aux directions des lignes. Déjà la Frise, l’Overyssel ont réclamé. Cette lutte générale a été précédée d’une escarmouche, où le ministère a failli être compromis : c’était à propos du raccordement de Scheveningue et de La Haye au chemin de fer hollando-rhénan. Deux compagnies se présentaient, l’une désirant la ligne par Leyde, l’autre par Gouda. On a eu d’abord l’idée de concéder les deux lignes ; puis la première a eu en définitive la préférence du gouvernement, qui a vu une imprudence dans la création de deux lignes parallèles. Cette question, petite en apparence, a soulevé les plus vifs débats dans les chambres, où la décision ministérielle a été taxée d’injustice flagrante, de partialité. Bref, le cabinet n’a pu échapper au vote d’une motion qui était un blâme assez formel de ce qu’il avait fait. On s’est appliqué dans les chambres, il est vrai, à enlever toute portée politique à ce vote, et le ministère a pu éviter de se considérer comme atteint dans son existence, en attendant que la question renaisse dans la discussion du plan général soumis aux chambres.
Si passionnée qu’elle soit pour les chemins de fer, la Hollande ne s’est pas moins émue récemment de la mort d’un homme qui ne s’occupait guère de ces matières, de M. da Costa, le premier des poètes hollandais depuis plus d’un quart de siècle. C’était le descendant d’une de ces familles israélites haut placées en Portugal, qui se réfugièrent en Hollande à la fin du XVIe siècle. Dès sa jeunesse, il avait embrassé le culte réformé, et dans son âge mûr il s’était fait le poète biblique de la légitimité, des traditions, de tout ce qui est le plus opposé aux principes révolutionnaires et même au libéralisme, qu’il combattait, dans une poésie éloquente et énergique, avec une loyauté d’esprit et de cœur d’ailleurs incontestée. Il avait, selon ses propres expressions, l’âme enthousiaste des fils de l’Orient, et les reflets bibliques passaient dans sa poésie, où l’on sentait une imagination exubérante conduite par un goût pur et délicat. Da Costa a été enseveli avec grande pompe dans l’Église-Neuve d’Amsterdam, ce Westminster hollandais où reposent les cendres de Vondel, le poète du XVIIe siècle, et de Ruyter, l’illustre marin. Heureux les pays qui, sans distinction d’opinion, savent honorer dans la mort comme dans la vie ceux qui s’honorent par le talent et par le caractère !
e. forcade.
Les concerts sont finis ; le nombre en a été plus considérable que jamais cette année. Il y en a eu d’excellens, de bons, d’insignifians, d’insupportables ; mais, l’un compensant l’autre, nous n’avons pas lieu de nous plaindre de notre sort. Les concerts du Conservatoire, ceux de la Société des Jeunes Artistes, les séances de quatuor de MM. Allard et Franchomme, Maurin et Chevillard, Armingaud et Léon Jacquard, de M. Lebouc, etc., escortés de tous les artistes isolés et des virtuoses de premier ordre, comme Mme Pleyel, qui viennent retremper leur renommée dans ce grand foyer de civilisation compliquée qu’on nomme Paris, ce sont là des moyens énergiques de répandre dans le public le goût de la musique pure, de celle qui vit de sa propre vie, et qui n’a besoin ni de décors ni de claqueurs pour produire ses plus grands effets. On peut affirmer hardiment que celui qui ne connaît et n’apprécie que la musique dramatique n’a jamais compris la poésie du plus puissant de tous les arts. Il y a plus de véritable musique dans une symphonie de Beethoven, de Mozart ou d’Haydn que dans vingt opéras comme ceux que nous sommes condamnés à entendre chaque jour. Un public d’élite, d’un goût sévère et difficile, s’est formé aux belles sources des concerts du Conservatoire, qui, depuis trente-trois ans, font entendre ces magnifiques poèmes de Beethoven, de Mozart, d’Haydn, de Mendelssohn, qui sont à l’art musical ce que les fresques du Vatican sont à la peinture. À part les chefs-d’œuvre de la musique dramatique, tout le reste ne vaut pas un quatuor de Mozart ou un quintette de Boccherini, comme ceux que nous avons entendus cet hiver.
On peut diviser les concerts qui se donnent chaque année à Paris en trois catégories : les concerts à grand orchestre comme ceux du Conservatoire et de la Société des Jeunes Artistes, suivis des nombreuses sociétés de quatuors qui existent d’une manière régulière depuis plusieurs années ; les concerts où se produisent les héros de la virtuosité qui se croient assez forts pour intéresser le public pendant toute une soirée avec un ou deux morceaux d’apparat qu’ils ont longtemps médités d’avance, et les soirées diverses et mêlées que donnent des artistes modestes, des professeurs émérites, qui réunissent une fois par an autour d’un piano ou d’un quatuor la clientèle plus ou moins nombreuse qui les fait vivre pendant l’année. Les concerts de cette dernière catégorie ne sont ni les moins intéressans, ni les moins productifs. Ces hommes de talent, généralement estimés, pénètrent dans les familles comme professeurs, distribuent à leurs ouailles l’esprit de vie, répandent le goût et le sentiment des belles choses. Ce sont comme de bons curés, dont chacun a sa paroisse plus ou moins étendue à gouverner et à nourrir de la parole du Seigneur. Nous les avons suivis, ces concerts de toutes les catégories, d’un œil vigilant, pesant avec une rigoureuse équité la part d’éloge et de blâme qui nous semble leur être due.
C’est le 8 janvier qu’a eu lieu la première séance de la trente-troisième année de la Société des Concerts. Elle a été inaugurée par la symphonie en la mineur de Mendelssohn, dont la seconde partie est surtout remarquable par les détails piquans de l’instrumentation plus que par la franchise du motif sur lequel ils reposent. Un chœur religieux de M. Gounod, sur les paroles bibliques : Super flumina, d’un beau caractère, a précédé la symphonie en ut majeur de Beethoven, qui a terminé la séance. Au deuxième concert, on a exécuté la neuvième et dernière symphonie avec chœurs de Beethoven, vaste composition qui certainement dépasse la mesure d’attention qu’on peut accorder à une œuvre musicale. La séance a fini par l’ouverture d’Euryanthe de Weber, car il est inutile de mentionner le chœur du rossignol, tiré de l’oratorio de Salomon de Haendel, badinage puéril d’un grand musicien que la Société des Concerts aurait dû laisser dormir du sommeil du juste. Haendel a sa grandeur, mais ce n’est pas dans les effets d’imitation ; son rossignol ne vaut pas le chant de la caille que Beethoven fait intervenir dans la Symphonie pastorale. Une agréable symphonie en mi bémol de M. Félicien David a ouvert le troisième concert. Cette symphonie, d’un tempérament débile, se relève à la dernière partie par un joli motif qui ferait un charmant air de danse. La scène et la bénédiction des drapeaux du Siège de Corinthe, de Rossini, ont succédé à la symphonie de M. Félicien David. Voilà de la musique dramatique puissante, colorée, énergique, sans rien perdre de la beauté qui doit toujours accompagner l’expression des sentimens et des passions dans un art comme la musique. Des fragmens du ballet de Prométhée, de Beethoven, qui sont tout simplement admirables, et la symphonie en ré du même maître, ont achevé et complété la séance. Au concert suivant, on a exécuté une symphonie d’Haydn dont le public charmé a fait recommencer la seconde partie. On a ensuite entendu les divers fragmens des Ruines d’Athènes de Beethoven, étrange et merveilleuse composition, dont la marche turque et le chœur final des derviches sont des chefs-d’œuvre d’originalité. Le cinquième concert a été défrayé par les Saisons d’Haydn, ce beau poème en l’honneur de la vie champêtre et des mœurs villageoises, cette composition étonnante par la fraîcheur des idées et le charme du coloris, dont la chanson du laboureur dans la première partie, l’air de Lucas dans la seconde, le chœur des chasseurs surtout et celui des vendangeurs dans la troisième sont les morceaux saillans. L’oratorio des Saisons est pourtant l’œuvre d’un vieillard de soixante-neuf ans ! Au concert suivant, qui a été l’un des plus intéressans de l’année, on a commencé par la symphonie en ré de Mozart, joyau charmant d’un génie exquis. Après un chœur de Paulus, oratorio de Mendelssohn dont nous avons admiré le sentiment profondément religieux, un violoniste allemand de beaucoup de mérite, M. Koempel, qui est attaché à la cour du roi de Hanovre, a joué le huitième concerto à grand orchestre de Spohr. M. Koempel a du style, de la tenue, une grande justesse, et d’excellentes traditions ; on peut lui souhaiter une meilleure qualité de son, un son plus moelleux et plus charnu. Le public a fait à M. Koempel un accueil chaleureux et flatteur. Après un fragment du neuvième quatuor de Beethoven, exécuté d’une manière merveilleuse par tous les instrumens à cordes, la séance s’est terminée par le finale du second acte de la Vestale de Spontini, grande page de musique dramatique qui est l’honneur de l’école française. Un triste événement, la mort de M. Girard, chef d’orchestre de l’Opéra et de la Société des Concerts, a fait suspendre et retarder la septième séance. Au huitième concert, qui a eu lieu le 15 avril, on a exécuté pour la seconde fois la symphonie en la de Mendelssohn, dont le scherzo est la partie saillante. On a répété aussi l’andante de la symphonie d’Haydn qui avait été exécutée au sixième concert, fragment précieux où se trouve un solo de violon que M. Allard a joué dans la perfection. La séance a fini par la symphonie en fa de Beethoven. Le neuvième concert a été remarquable par l’exécution chaleureuse de la symphonie en la de Beethoven, par un air de Samson de Haendel, que M. Battaille a chanté avec goût. Quant à la scène du troisième acte d’Armide de Gluck, dont les soli ont été chantés par Mme Barbot et Rey, nous la passerons sous silence. Mme Barbot surtout est bien loin de posséder le style grandiose et l’accent pathétique qu’exige la musique de Gluck. Enfin le dernier concert, qui s’est donné le 29 avril, a été fort remarquable. On a commencé par la symphonie en ut mineur de Beethoven, qui a été exécutée avec un entrain inaccoutumé ; puis est venu un psaume en double chœur de Mendelssohn, d’un fort beau style religieux, et la séance a été close par l’alleluia, chœur final du Messie de Haendel.
La Société des Concerts a eu à traverser cette année une crise qui aurait pu compromettre la durée de cette belle institution. La mort de M. Girard avait laissé vacante la place de chef d’orchestre, et ce triste événement avait éveillé beaucoup d’ambitions dangereuses. M. Girard n’était pas assurément un de ces artistes de premier mérite qu’il fût absolument impossible de remplacer convenablement ; mais c’était un homme d’esprit, qui avait de la tenue dans le caractère, qui savait se faire obéir, et dont le goût, un peu timoré, était nourri d’excellentes traditions. M. Tilmant, artiste modeste qui depuis assez longtemps remplissait les fonctions de sous-chef d’orchestre, fut chargé provisoirement, et jusqu’à la fin de la saison, de conduire l’exécution. Dès le second concert, donné le 4 février 1860, où M. Tilmant a pris l’archet du commandement, le public lui a fait une ovation dont tout le monde a compris la signification. Dans l’intervalle cependant, diverses candidatures se sont produites parmi lesquelles se trouvait M. Berlioz, qui, en faisant cette démarche, a été bien mal conseillé par ses amis. Au dernier concert, donné le 29 avril, le public a renouvelé avec plus d’unanimité sa protestation en faveur de M. Tilmant, qui a été maintenu et nommé définitivement chef d’orchestre à une immense majorité. Ce choix était peut-être le plus raisonnable qu’on pût faire. M. Tilmant fait partie de la société depuis sa fondation, en 1828. Il a l’habitude de conduire, et possède la tradition des mouvemens indiqués par Habeneck pour l’exécution des symphonies de Beethoven, qui forment le grand élément des programmes de ces concerts. M. Tilmant a une autre qualité précieuse qui le distingue de son prédécesseur, M. Girard : il aime la musique, il a de la chaleur, et il prend une part visible au plaisir d’une bonne exécution. L’unanimité à peu près complète des suffrages qu’a obtenue M. Tilmant et la faveur dont le public l’a entouré lui donneront la force de se faire obéir et l’initiative nécessaire au chef d’une grande société d’artistes, trop disposés à s’endormir sur les lauriers du passé. Que la Société des Concerts n’oublie pas que le temps marche et qu’il faut du nouveau, n’en fût-il plus au monde. Les programmes de ses concerts ont besoin d’être renouvelés en partie, et, tout en conservant inaltérable le fonds formé par les chefs-d’œuvre d’Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Weber, de Schubert et de Mendelssohn, il faut absolument pénétrer plus avant dans l’œuvre colossale de Sébastien Bach et dans les oratorios de Haendel, dont on ne chante jamais qu’un ou deux morceaux suffisamment connus. Je parcourais, il y a quelques jours, les programmes des concerts donnés par la Société de musique religieuse et classique du Domchor de Berlin, et j’y voyais des noms et des œuvres qu’il est honteux que Paris ne connaisse pas.
Avant de quitter la Société des Concerts, citons un volume qui ne manque pas d’utilité : c’est l’histoire de cette société, récemment publiée par M. Elwart, professeur d’harmonie au Conservatoire de musique. Cet ouvrage contient les programmes de toutes les séances qui ont été données depuis la fondation de la société en 1828, le plan de l’orchestre et de la salle du Conservatoire, ainsi que tous les documens administratifs qui se rattachent à cette célèbre institution. Il est fâcheux que M. Ehvart se soit cru obligé de faire une excursion dans l’histoire générale de la musique, et qu’il ne soit pas mieux renseigné sur des faits qu’il n’est plus permis d’ignorer de nos jours. M. Elwart par exemple se serait épargné quelques erreurs regrettables sur les prétendues inventions qu’il attribue à Gui d’Arezzo, s’il eût seulement consulté l’article de la Biographie universelle des musiciens de M. Fétis sur le célèbre moine de l’abbaye de Pomposa. Quoi qu’il en soit, l’Histoire de la Société des Concerts contient des renseignemens qui ne sont pas dépourvus d’intérêt.
La Société des Jeunes Artistes, qui marche sous le commandement de M. Pasdeloup, a inauguré la huitième année de son existence le 15 janvier dans la salle de M. Herz, où elle tient ses séances. Le premier concert, peu intéressant, a commencé par une symphonie de M. Demersseman, où l’on remarque une facture claire, bien que sobre d’idées, qui toutes n’appartiennent pas même à l’auteur. M. Demersseman, qui est un flûtiste de talent, a prouvé, par cette symphonie, qu’il a l’habitude d’écrire pour l’orchestre. La séance a fini par la symphonie en ut mineur de Beethoven. Au deuxième concert, une demoiselle Balby a chanté d’une petite voix agréable un air du Concert à la Cour de M. Auber, et l’on a fini par la symphonie en la majeur de Mendelssohn. Le quatrième concert a été plus curieux. Le programme s’est ouvert par une symphonie en si bémol de Robert Schumann, dont j’ai bien de la peine à comprendre le style vague, entortillé, et l’instrumentation terne, qui vise à une fausse profondeur. Je crois que l’Allemagne perdra les efforts qu’elle tente pour faire accepter de l’Europe occidentale la réputation de ce symphoniste atrabilaire, que la gloire de Mendelssohn a rendu fou. C’est dans ce même concert de la Société des Jeunes Artistes que s’est produit, pour la première fois, le violoniste allemand, M. Koempel, dont nous avons apprécié le talent. Au sixième et dernier concert, qui a eu lieu le 25 mars, la Société des Jeunes Artistes a exécuté pour la seconde fois dans l’année l’ouverture et divers fragmens de Struensée de Meyerbeer, dont nous aimons surtout la polonaise qui sert d’introduction au second acte. L’idée en est franche, l’instrumentation puissante et sobrement colorée. À cette même séance, on a fait entendre une symphonie inédite de M. Saint-Saëns, où il y a du talent et quelques bonnes parties, notamment le troisième épisode, qui aurait exigé toutefois un plus grand développement. Le chœur des bacchantes de Philémon et Baucis, de M. Gounod, a obtenu beaucoup de succès à ce dernier concert de la Société des Jeunes Artistes, que M. Pasdeloup conduit bravement, mais avec plus de zèle et de pétulance qu’il ne faudrait. Si M. Pasdeloup pouvait en effet modérer un peu sa pantomime et transmettre les mouvemens d’un geste plus large et moins fiévreux, je crois que l’exécution de sa vaillante petite cohorte y gagnerait.
Parmi les sociétés qui donnent à Paris des séances de quatuors et de musique de chambre, c’est toujours celle de MM. Allard et Franchomme qui marche à la tête de toutes les autres, et où l’on entend les choses les plus exquises et les mieux rendues. À la troisième matinée, qui a eu lieu le 12 février, MM. Planté et Franchomme ont exécuté avec une rare perfection la sonate pour piano et violoncelle de Beethoven. Puis est venu le dixième quatuor pour instrumens à cordes du même maître, qui a émerveillé ce public d’élite qui, depuis treize ans, est habitué à goûter de pareilles délicatesses. À la cinquième séance, j’ai entendu le trio de Beethoven en ut mineur pour piano, violon et violoncelle, qui a été rendu avec la même perfection, surtout par M. Planté, qui jouait la partie de piano, et à ce morceau admirable a succédé le duo pour piano et violoncelle de Mendelssohn, où se trouve un choral profondément marqué de ce sentiment religieux que Mendelssohn exprime toujours avec bonheur. La séance a fini par le quintette en la pour instrumens à cordes de Mozart, qui primitivement avait été écrit pour des instrumens à vent. La foule, et une foule élégante, ne cesse de suivre les séances de MM. Allard et Franchomme, qui, après les concerts du Conservatoire, sont les plus intéressantes de Paris.
La société de MM. Maurin et Chevillard, fondée, il y a dix ans, pour l’interprétation des derniers quatuors de Beethoven, poursuit également le cours de ses succès. À la troisième séance, ils ont exécuté le quatuor en ut dièse mineur, qui renferme tant de choses contestables à côté des chants les plus sublimes. On a fini par le quatuor en ut, qui est le neuvième dans la série des dix-sept merveilles qu’on doit à Beethoven dans ce genre de composition, M. Hans de Bulow a joué à cette matinée la sonate pour piano seul [opera 111) de Beethoven avec un talent incontestable, mais avec plus de force et de netteté que de moelleux. Peut-être M. de Bulow veut-il avoir plus d’esprit que Beethoven, car il s’appesantit trop sur certaines nuances de rhythme qu’il dissèque avec une prétention à la profondeur qui manque son effet. Les matinées de MM. Maurin et Chevillard sont d’un grand intérêt, et ces artistes honorables et de mérite, dont l’exécution devient chaque année plus fondue et plus délicate, ont atteint le but qu’ils se sont proposé, de répandre la lumière sur les dernières inspirations du plus grand compositeur de musique instrumentale qui ait existé.
C’est pour la propagation de l’œuvre de Mendelssohn que s’est formée la Société des Quatuors, de MM., Armingaud et Léon Jacquard. Depuis, ils ont étendu leur domaine sur toute la musique de chambre, qu’ils exécutent avec soin et passion. À la troisième séance, j’ai entendu le trio pour piano, violon et violoncelle de Weber, morceau agréable, parfois brillant, mais d’une complexion un peu légère. Ce n’est point par l’art des développemens ni par la richesse des épisodes que se recommande le génie de Weber. Le quatuor pour instrumens à cordes de Robert Schumann, qu’on a exécuté ensuite, ne m’a pas réconcilié avec la musique de ce cerveau troublé, dont l’harmonie est souvent atroce. J’aime beaucoup mieux les variations pour piano et violoncelle de Mendelssohn, morceau charmant, qui a été assez bien rendu par Mme Massart et M. Léon Jacquard. À la sixième et dernière séance, on a fait entendre un quintette pour piano, deux violons, alto et violoncelle, encore de Robert Schumann, qui m’a paru une œuvre de meilleur aloi. La marche et le scherzo, qui en sont les parties saillantes, ne manquent pas d’originalité. Ce qu’il faut louer en MM. Armingaud et Léon Jacquard, c’est qu’ils ont plus d’initiative que les autres sociétés de quatuors. Les programmes de leurs séances, suivies par un public particulier qui tient à la société du faubourg Saint-Germain, sont généralement très variés et très piquans.
M. Lebouc, qui est un violoncelliste agréable et un artiste de goût, a donné trois soirées de musique classique, dans les salons de la maison Érard, qui n’ont pas manqué d’intérêt. À la deuxième soirée, j’ai entendu le quatuor en fa dièse mineur pour instrumens à cordes, de Fesca, qui a été fort bien exécuté, par M. Herman surtout, qui tenait le premier violon. Le scherzo est particulièrement remarquable. La troisième et dernière soirée de M. Lebouc a été fort intéressante : les Échos, double trio d’Haydn pour quatre violons et deux violoncelles, morceau d’une naïveté charmante, a été vivement applaudi. Le quatuor en ré, pour instrumens à cordes, de Mozart, la sonate de Beethoven (opera 27), que Mme Mattmann a exécutée avec un grand sentiment ; un air de Samson de Haendel, chanté avec infiniment de goût par M. Paulin, qui depuis a été heureusement nommé professeur de chant au Conservatoire ; une jolie mélodie de Lachner, l’Oiseau, que Mme Gaveaux-Sabatier a dite avec grâce ; une gavotte de Bach, jouée par M. Herman, ont complété cette belle soirée, qui s’est terminée par une polonaise de Chopin, exécutée avec charme par Mme Mattmann et M. Lebouc.
Un de ces artistes modestes qui, dans les rangs de l’enseignement particulier, répandent sans bruit de très bons conseils, M. Charles Lamoureux, violoniste de talent, a donné dans les salons de Pleyel quatre séances de musique de chambre qui ont été suivies et remarquées. M. Lamoureux est élève du Conservatoire, et particulièrement de M. Girard, qui avait pour lui beaucoup d’affection. À la seconde séance, il a exécuté, en qualité de premier violon, avec le concours d’autres artistes bien connus, le quatuor en ré de Mozart et le quatre-vingtième quatuor d’Haydn, où se trouve ce bel andante qui est devenu l’hymne national de l’Autriche, avec infiniment de goût, de précision et de justesse. Nous engageons M. Lamoureux à renouveler l’année prochaine une tentative qui lui a si bien réussi.
Le brillant violoniste italien Sivori, qui parcourt maintenant triomphalement les nouvelles provinces annexées au royaume de Victor-Emmanuel, a inauguré la saison des concerts à Paris par quatre soirées de musique de chambre, qu’il a données, avec le concours de M. Ritter, dans la salle Beethoven. À la quatrième soirée, qui a eu lieu le 21 décembre 1859, j’ai entendu un duo concertant, pour violon et alto, de Spohr, fort bien exécuté par MM. Sivori et Accursi, mais dont la composition ne brille pas par l’abondance des idées. Un rondo capricioso, de Mendelssohn, a été exécuté par M. Ritter, qui est un pianiste d’un très grand talent, avec une vigueur, une netteté qui n’excluent pas la grâce. Quand M. Sivori se contente de jouer la musique des maîtres, il est l’un des plus brillans virtuoses de ce temps-ci ; il perd une grande partie de ses avantages quand il s’abandonne à ses propres inspirations, qui ne se recommandent ni par le style, ni par l’originalité des idées.
Dans cette même salle Beethoven, où M. Sivori a donné ses quatre soirées, un pianiste d’un vrai mérite, d’un goût difficile et rare, M. Mortier de Fontaine, a donné, avec le concours de MM. Maurin et Chevillard, quelques séances de musique de chambre qui ont été remarquées. Élève du Conservatoire de Paris, établi à Saint-Pétersbourg depuis un certain nombre d’années, M. Mortier de Fontaine est un pianiste de la vieille roche, dont le jeu placide et le toucher élégant doivent rappeler la manière de Hummel.
Dans la série des concerts isolés donnés par de grandes individualités, par des virtuoses dignes de cette qualification si prodiguée de nos jours, il nous faut parler tout d’abord de Mme Pleyel, artiste d’un ordre supérieur. Cette femme célèbre, qui a parcouru au moins une partie de l’Europe, a voulu essayer sur le public, qu’elle n’avait point approché depuis une dizaine d’années, quelle pouvait être encore sa puissance de séduction. Mme Pleyel a dû être contente de l’épreuve. L’assemblée nombreuse et distinguée qui était accourue à son appel a su apprécier les rares qualités d’une exécution qui réunit la force à la délicatesse, le fini dans les détails à l’unité de conception, sans laquelle on n’est pas digne d’interpréter les vrais chefs-d’œuvre des maîtres. Au premier concert que Mme Pleyel, a donné dans les salons de l’hôtel du Louvre le 8 mars, elle a exécuté le concerto de Mendelssohn pour piano et grand orchestre avec une maestria, tempérée par la grâce, qui a excité la plus vive et la plus juste admiration. Nous avons été moins édifié de certains morceaux de musique à la mode que Mme Pleyel a cru devoir placer sur ses programmes. Les femmes les plus éminentes ne peuvent s’empêcher d’avoir quelques faiblesses pour les grandeurs du jour et les œuvres fugitives. M. Acher, par exemple, méritait-il l’honneur que lui a fait Mme Pleyel en exécutant une de ses improvisations méditées ? J’aimerais autant croire à la musique de M. Prudent. Quoi qu’il en soit, Mme Pleyel est une artiste comme il y en a peu, et sa place dans l’art est bien facile à indiquer : elle est la première pianiste de son temps.
M. Hans de Bulow, qui, l’année dernière, était venu à Paris pour préparer les voies à M. Richard Wagner, dont il s’est fait le saint Jean-Baptiste, a donné cette année encore quatre soirées qui n’ont pas excité un bien vif intérêt. M. Hans de Bulow est un esprit peu étendu, un de ces fanatiques importuns comme il y en a dans toutes les petites églises que repousse le monde éclairé. Nous avons laissé M. Hans de Bulow jouer tout à son aise les divagations de M. Liszt, son beau-père, et faire de la propagande en faveur de la musique de l’avenir. Notre siège est fait, et M. Hans de Bulow n’a pas assez d’initiative dans l’esprit ni assez de puissance affective pour faire un grand nombre de prosélytes à une détestable cause. Nous en dirons à peu près autant de M. Alfred Jaell, pianiste d’un vrai talent, mais élève de M. Liszt, qui lui a imposé le lourd fardeau d’exécuter ses œuvres. Dans un concert qu’il a donné à la salle Herz le 2 mars, M. Jaell a interprété, avec M. Sivori, la sonate pour piano et violon (opera 30) de Beethoven, d’une manière délicieuse, avec une élégance et une délicatesse de touche qui ont ravi l’auditoire ; mais lorsque M. Jaell a voulu exécuter avec M. Hans de Bulow une de ces divagations à quatre mains que M. Liszt intitule Préludes symphoniques, tout le monde s’est levé, après trente ou quarante mesures, et a déserté la salle. C’est que vous ne savez pas ce que c’est que les Préludes symphoniques ! Écoutez alors l’explication qu’en donne M. Liszt lui-même : « Notre vie est-elle autre chose qu’une série de préludes à ce chant inconnu dont la mort entonne la première et solennelle note ? — L’amour forme l’aurore enchantée de toute existence ; mais quelle est la destinée où les premières voluptés du bonheur ne sont point interrompues par quelque orage dont le souffle mortel dissipe ses belles illusions, dont la foudre fatale consume son autel, et quelle est l’âme cruellement blessée qui, au sortir d’une de ces tempêtes, ne cherche à reposer ses souvenirs dans le calme si doux de la vie des champs ? Cependant l’homme ne se résigne guère à goûter longtemps la bienfaisante tiédeur qui l’a d’abord charmé au sein de la nature, et lorsque la tempête a jeté le signal des alarmes, il court au poste périlleux, quelle que soit la guerre qui appelle à ses rangs, afin de retrouver dans le combat la pleine conscience de lui-même et l’entière possession de ses forces[1] ?… » Voilà ce que c’est que les Préludes symphoniques, et je puis assurer que la musique est digne du commentaire qu’on vient de lire.
Un pianiste polonais qui a fait son éducation au Conservatoire de Paris, M. Wieniawskl, frère du violoniste, a donné aussi un concert dans la salle de M. Herz le 26 avril. Il y a fait entendre un concerto de sa composition pour piano et grand orchestre, qui ne nous a pas paru contenir beaucoup d’idées nouvelles. M. Wieniawski est un peu l’imitateur de la manière brusque de M. Rubinstein, c’est-à-dire que tous deux visent à reproduire cette partie dramatique du style symphonique de Beethoven qui a troublé tant de pauvres esprits. Il y a cependant du talent dans le concerto de M. Wieniawski. L’andante et l’allegro final nous ont particulièrement frappé. Comme pianiste, M. Wieniawski a une exécution vigoureuse, mais dépourvue de grâce ; ce n’est pas non plus par la qualité du son que se recommande le jeu de M. Joseph Wieniawski.
Parmi les enfans bien doués que la Pologne a fournis à l’art musical, et ils sont assez nombreux, nous ne devons pas oublier le jeune Lotto, violoniste de talent qui a fait aussi son éducation au Conservatoire de Paris, sous la direction particulière de M. Massart, qui lui porte une affection de père. À douze ans, en 1853, M. Lotto a remporté le premier prix de violon, et depuis lors il n’a fait que grandir et nourrir son esprit de bonnes et solides études qui l’ont dignement préparé à la carrière de virtuose et de compositeur qu’il veut parcourir. M. Lotto a donné un concert dans la salle Herz, où il a exécuté le concerto pour violon et à grand orchestre de Mendelssohn. M. Lotto a d’excellentes qualités, de la chaleur, une grande justesse, de la précision et cette heureuse souplesse de l’esprit qui s’approprie aisément le style d’un maître. M. Lotto a fait entendre également un morceau de sa composition fort difficile, et qui n’est pas dépourvu de mérite. Nous engageons M. Lotto à se préoccuper surtout de la qualité du son, qui manque parfois de netteté dans les traits rapides. M. Lotto, qui retourne en Pologne et qui se propose de faire un voyage en Russie, ne peut manquer d’y être accueilli avec faveur. Un autre violoniste de beaucoup de talent, M. Jean Becker, de Manheim, a donné dans les salons de M. Érard un concert qui a été remarqué. Le jeu de M. Becker est hardi, plein d’éclat dans les effets de pizzicato qui se trouvent dans les variations de Paganini sur l’air : Nel cor più non mi sento. Bonne qualité de son, justesse parfaite, contenance facile et dégagée, telles sont les qualités qui distinguent le talent de M. Becker, qui a plutôt l’air d’un artiste français que d’un Allemand.
S’il nous fallait citer le nom de tous les pianistes français, allemands, polonais, russes, suédois, etc., qui se sont produits cet hiver à Paris, nous remplirions des pages inutiles et fatiguerions vainement la mémoire de nos lecteurs. Cependant pouvons-nous cacher au monde que M. Prudent a donné un concert dans la salle Herz devant son public ordinaire, qu’il a régalé d’une nouvelle composition intitulée l’Aurore dans les Bois ? que M. Louis Lacombe, qui le suit de près, en a donné deux, où il n’a fait entendre aussi que de la musique de sa composition ? M. Ernest Lubeck, un pianiste intrépide et vigoureux que nous a fourni la Hollande, M. Jacques Bauer, un élève chéri de M. Liszt, qui est bien digne d’exécuter la musique de son maître, M. Louis Brassin, qui nous vient de la Belgique avec un vrai talent et une bonne qualité de son, M. Hans Seeling le Bohême, M. Krüger de Stuttgart, qui a du goût et de l’élégance, M. Tellefsen le Suédois, M. Albert Sowinski le Polonais, artiste connu depuis longtemps par des travaux divers, M. George Pfeiffer, qui est bien Français, méritent qu’on ne les oublie pas, et que la critique tienne compte de leurs efforts.
Mais je tiens en une estime toute particulière le talent plein de force et de grâce de Mme Szarvady (Wilhelmine Clauss), et je lui passe le goût qu’elle a pour la musique de M. Robert Schumann. Les quatre soirées qu’elle a données dans les salons de Pleyel ont été suivies par un public choisi. J’aime aussi beaucoup le talent svelte, allègre, de Mlle Joséphine Martin, une pianiste française qui en vaut bien une autre, et qui a de l’esprit dans ses doigts agiles comme une franche et bonne fille de Paris qui ne s’en fait pas accroire. Nous accordons aussi une mention exceptionnelle à un enfant bien doué, au jeune Henri Ketten, qui joue du piano comme un maître, et dont l’heureuse physionomie annonce, comme disent les Allemands, la génialité. Au second concert qu’il a donné dans les salons de Pleyel, le jeune Ketten a exécuté, entre autres morceaux difficiles, un saltarello de M. Alkan aîné, qui a ravi tout le monde, excepté le compositeur, qui a toujours soin de se dérober à ses nombreux admirateurs. Qu’on ne fatigue pas ce charmant enfant, qu’on ne lui donne pas surtout à exécuter, avant l’heure indiquée par la nature, la musique de Beethoven, qui exige plus que des doigts et du mécanisme. Robert Schumann a dit excellemment : « Ne mettez pas trop tôt la musique de Beethoven dans les mains des enfans ; abreuvez-les, fortifiez-les d’abord avec les sucs frais et nourrissans de Mozart[2]. »
J’ai réservé une place à part à une matinée musicale donnée par M. Francis Planté dans les salons d’Érard. M. Planté est un pianiste français du plus rare talent, dont le jeu facile, élégant, ferme et brillant tout à l’a fois, n’est étranger à aucun genre de musique. Élève du Conservatoire et particulièrement de M. Marmontel, M. Planté a été pendant plusieurs années de la Société des Quatuors de MM. Allard et Franchomme, où il s’est familiarisé avec la musique des maîtres, qu’il est parvenu à interpréter d’une manière supérieure. La belle séance dont nous parlons a commencé par le quintette de Beethoven pour piano et instrumens à vent. À ce morceau ont succédé un fragment d’une sonate de Mozart, un autre fragment d’Haydn et la Chasse de Mendelssohn. Après la sonate en ré pour piano de Beethoven, M. Planté a terminé par une petite merveille, une composition pour le piano de Rossini, qui s’amuse à graver ainsi sur des pierres fines les plus adorables caprices de son génie, qui n’a rien perdu de son brio et de sa fraîcheur printanière. Le public nombreux et choisi qui était venu entendre M. Planté a été ravi de son jeu délicat, de sa bonne tenue et de la modestie qu’il apporte à ces séances d’apparat, où tant d’artistes virtuoses prêtent au ridicule.
Puisque le nom de Rossini se trouve placé tout naturellement dans ces annales de la musique de chambre, nous voulons faire part aux lecteurs d’une bonne fortune qui nous est arrivée cet hiver. Dans une de ces maisons d’artiste où la musique ne cesse d’être cultivée pendant toute l’année avec autant d’ardeur que de goût, chez M. Gouffé, l’habile contre-bassiste de l’Opéra et de la Société des Concerts, nous avons eu le plaisir d’entendre en présence de Rossini un quatuor de M. Adolphe Blanc pour piano, premier, second violon et alto que l’auteur a dédié au grand maître qui l’honore de sa bienveillance. Il y a beaucoup de talent dans le quatuor de M. Adolphe Blanc ; les idées en sont claires, faciles, bien déduites, modulées avec art, et le style excellent et sans faux alliage. La partie de piano a été exécutée avec une vigueur et une netteté singulière par M. Bernhard Rie, un Bohême, un élève de M. Dreyschok, qui fait grand honneur à son pays ainsi qu’à son maître. Une autre composition remarquable de M. Adolphe Blanc, qui a été exécutée pour la première fois à la matinée dont nous parlons, c’est un septuor pour instrumens à cordes et instrumens à vent, où l’auteur ne s’est peut-être pas assez défendu contre de redoutables souvenirs : je veux parler du septuor de Beethoven. M. Blanc semble avoir hésité, dans la composition de ce morceau, entre le penchant de sa nature, qui le porte vers les formes mélodiques, un peu à la manière de Boccherini, et le désir de se montrer sous un nouvel aspect, en pratiquant un style plus compliqué d’harmonie et de modulations. La tentative, pour n’avoir pas complètement réussi, ce nous semble, fait honneur cependant au talent réel de M. Adolphe Blanc, l’un des rares compositeurs français qui cultivent avec succès le genre si difficile de la musique de chambre. M. Camille Saint-Saëns est aussi un jeune compositeur français qui fait de louables efforts dans la musique instrumentale. À une matinée qu’il a donnée dans les salons d’Érard, il a fait exécuter un quintette pour deux violons, alto, violoncelle et piano ; et plusieurs autres morceaux de sa composition, qui révèlent plus de facilité d’écrire que d’inspiration. Nous y avons remarqué cependant un scherzo pour piano et harmonium qui a été fort bien exécuté par l’auteur lui-même.
Parmi les nombreux concerts qui se donnent tous les ans à Paris, on distingue toujours les soirées données par M. Delsarte. Soit qu’on approuve entièrement sa méthode, soit qu’on lui reproche d’être plutôt un professeur de déclamation lyrique dans le sens de l’ancienne école française qu’un maître de chant dans le style plus compliqué de la musique moderne. M. Delsarte n’est point un artiste ordinaire. Au concert qu’il a donné dans la salle Herz, M. Delsarte a chanté avec un grand goût la romance de Joseph de Méhul, la scène et l’air de Telasco de Fernand Cortez, de Spontini. Il a été fort bien secondé par Mme Barbot, qui a déclamé et presque joué la scène d’Iphigénie en Aulide de Gluck, l’air de Proserpine de Lulli, avec un accent et une expression de physionomie peut-être un peu exagérés. M. Barbot aussi a chanté avec goût un air du Rolland de Lulli, qui m’a rappelé celui du Rolland de Piccini, que dans sa jeunesse Duprez chantait à ravir. La séance s’est terminée par un fragment du onzième quintette de Boccherini, une adorable fantaisie italienne que M. Sauzay, jouant le premier violon, a rendue avec charme.
Il manquerait quelque chose d’important à ce compte-rendu des fêtes musicales de l’année, si j’oubliais de parler du concert donné au bénéfice d’une œuvre de charité, l’orphelinat de Saint-Firmin (dans l’Oise), par une femme du monde des plus distinguées, Mme de Nerville. Elle y a exécuté elle-même avec une grâce parfaite le onzième concerto de Mozart, pour piano et grand orchestre. À cette soirée très brillante, nous avons pour la première fois entendu une virtuose amateur connue depuis longtemps, Mlle Brousse, qui a chanté avec un grand sentiment un air de Stradella. Douée d’une physionomie expressive et d’une voix de mezzo-soprano fortement trempée, Mlle Brousse chante la musique dramatique avec plus d’ampleur dans le style que de flexibilité vocale. Peut-être même pourrait-on lui reprocher de trop forcer le son et de lui faire perdre par une tension excessive la qualité musicale qu’il doit toujours conserver. Mlle Brousse n’en est pas moins une cantatrice amateur de la plus haute distinction.
L’Italie a été représentée dans les concerts qui se sont donnés cet hiver à Paris par M. Braga, violoncelliste et compositeur napolitain bien connu, par M. Lucas Fummagalli, pianiste fougueux qui marche sur les traces de son frère, qui est mort, par M. Stanzieri, qui joue du piano comme un ange, et qui peut interpréter de mémoire les plus beaux chefs-d’œuvre de l’école allemande, et par un certain Casella, nom illustre s’il en fut jamais, qui m’a rappelé immédiatement ces vers de Dante :
- Casella mio, per tornar altra volta
- La dove io son fo io questo viaggio
- Diss’ io ; ma a te come tanta ora è tolta ?
- . . . So nuova legge non ti toglie
- Memoria o uso all’ amoroso canto
- Che mi solea quetar tutte mie voglie,
- Di ciò ti piaccia consolare alquanto
- L’ anima mia che con la sua persona
- Venendo qui è affannata tanto.
- Amor che nella mente mi raggiona,
- Cominciò egli allor si dolco mente
- Che la dolcezza ancor dentro mi risuona[3].
On pense bien que je ne me suis pas fait prier pour aller entendre le Casella moderne, qui d’ailleurs m’avait écrit une lettre en très bon et pur toscan. M. Casella est un artiste de talent qui chante sur son violoncelle peut-être un peu mieux que le musicien du XIIIe siècle, le maître de musique du grand poète florentin, ne chantait de sa voix un de ces laudi spirituali qui se sont conservés jusqu’à nos jours. Il est à désirer que M. Casella, qui vit dans la seconde moitié du XIXe siècle, ait une ambition digne de son temps et du nom qu’il porte.
Après bon nombre de soirées intéressantes données par des artistes honorables et modestes tels que MM. Sauzay, de Cuvillon, Bessems, Franco Mendès, etc., artistes d’un goût sûr qui rendent à l’art des services bien autrement utiles que les faiseurs de contredanses et les compositeurs de cabalettes, la saison des concerts a été close par une grande séance de musique historique qui doit se renouveler tous les ans, conformément aux vœux de M. de Beaulieu. Ancien élève de Méhul, correspondant de l’Institut, M. de Beaulieu, qui a déjà fondé l’association musicale de l’ouest, qu’il dirige depuis trente ans, a eu la pensée généreuse de distraire de sa succession la somme de 100,000 francs, dont le revenu servira à faire les frais d’un grand concert annuel où l’on n’exécutera que de la musique ancienne et peu connue. Dans la séance d’inauguration, qui a eu lieu cette année-ci dans la salle Herz sous la direction de M. Seeghers pour l’orchestre et de M. Marié pour les chœurs, on a fait entendre des fragmens du Messie de Haendel, un madrigal à quatre voix, le Croisé captif, de Gibbon, compositeur anglais de la fin du XVIe siècle, un Jésus dulcis, motet de Vittoria, et des fragmens d’Elie, oratorio de Mendelssohn. L’exécution a laissé nécessairement à désirer, car le temps a manqué pour l’étude d’une musique difficile qui exige un orchestre et des masses chorales bien disciplinés. Il y a tout lieu d’espérer que l’année prochaine M. de Beaulieu sera en mesure d’apporter plus de soins à la réalisation d’une idée qui peut devenir féconde en bons résultats. De tous les genres, le plus difficile, le plus noble et le plus délaissé en France aussi bien que dans les autres parties de l’Europe, excepté en Angleterre et dans certaines grandes villes de l’Allemagne, c’est incontestablement la musique religieuse. On n’entend dans la plupart des églises de Paris, sauf de bien rares exceptions, que du plain-chant tristement défiguré par des interprètes ignorans, étrangers à l’esprit comme à la tonalité de ces belles mélopées grégoriennes qui nous ont conservé la seule notion que nous possédions du chant de la primitive église. Lorsque des paroisses un peu plus riches que les autres, telles que Saint-Roch, Saint-Eustache ou Saint-Thomas-d’Aquin, veulent, dans quelques grandes solennités, avoir recours à l’art moderne pour embellir l’office divin, le clergé a rarement la main heureuse dans le choix qu’il fait des œuvres contemporaines. En France surtout, le clergé est le plus grand corrupteur de l’art véritablement religieux. C’est lui qui introduit les contredanses dans les églises et qui patrone les œuvres les plus misérables. Il n’y a qu’à lire les paroles et qu’à entendre le chant des cantiques qu’il confie à l’enfance ! Nous autres profanes, qui ne faisons pas vœu de lui appartenir, nous sommes un peu plus difficiles dans le choix des élémens dont nous voulons nourrir l’esprit et le cœur de nos enfans, et nous sommes d’avis que les belles choses valent mieux pour l’édification de l’âme naissante que les grotesques images qu’on vend à la porte des églises. Quoi qu’il en soit de cette question importante de la musique religieuse, qui préoccupe un grand nombre de bons esprits, et que nous aborderons un jour avec moins de réserve, il faut tenir compte de quelques tentatives honorables qui sont faites pour relever cette partie intéressante de l’art. C’est à ce titre que nous mentionnons la grande messe en musique de M. Charles Manry, que l’association des artistes musiciens a exécutée à Saint-Roch dans le courant du mois de mai. M. Manry est un amateur d’un certain talent, un homme de bonne volonté, qui n’a pas craint de s’attaquer à un sujet redoutable. Il y a de bonnes parties dans la messe de M. Manry, particulièrement le Kyrie et quelques passages du Salularis, qui nous ont paru empreints du sentiment religieux, la plus haute manifestation de l’art quand on y réussit complètement. M. Manry a trop de goût et de talent pour croire qu’il a atteint le but, et que sa messe est de nature à satisfaire les simples aussi bien que les initiés ; mais il se trouve assez de qualités estimables dans une composition aussi longue et aussi variée de tons pour recommander le nom de M. Manry aux juges difficiles.
De ce nombre considérable de concerts et de fêtes musicales de toute nature dont nous venons de faire le récit, il résulte ce fait consolant : que le public et particulièrement la haute société parisienne s’initient chaque jour davantage à la grande musique instrumentale, et que les œuvres de Beethoven, Haydn, Mozart, Weber, Mendelssohn, Schubert, Fesca, Boccherini, y compris le grimoire de Robert Schumann, trouvent en France des auditeurs éclairés qui n’existaient pas il y a trente ans. Quand la société du Conservatoire et les nombreuses sociétés de quatuors qui ont suivi son exemple n’auraient produit que cette révolution dans le goût d’une nation qui a créé le vaudeville et qui tenait à un si haut prix les airs de pont-neuf et orgue de Barbarie, ce serait une preuve de plus à ajouter à toutes celles que nous possédons déjà, que le genre humain est susceptible d’éducation, et que les peuples aussi bien que les individus peuvent se compléter, s’enrichir intellectuellement et ajouter des cordes nouvelles à la lyre nationale. Une autre considération importante à tirer des faits qu’on vient de rapporter, c’est la disparition, dans les programmes des concerts qui se donnent à Paris, de toute musique futile, de ces airs plus ou moins variés dont on était poursuivi il y a encore une quinzaine d’années. Les fantaisistes, les compositeurs d’impromptus, les improvisateurs d’aurores boréales, les faiseurs de madrigaux à la lune, au soleil, aux étoiles, les prestidigitateurs, les inspirés de toute espèce, tout ce monde de faux poètes et de détestables musiciens est en complète déroute. On ne les écoute plus, on ne les joue plus, on ne les achète plus nulle part. Les éditeurs de Paris sont devenus durs, impitoyables, complètement insensibles à toute cette musique pittoresque qu’ils payaient autrefois au poids de l’or. C’est tout au plus s’ils consentent à délier les cordons de leur bourse pour un opéra-comique en trois actes qu’ils éditent, mais qu’ils ne paient guère. La tendre romance elle-même est délaissée. Il n’y a que les chefs-d’œuvre du grand Offenbach qui résistent au discrédit où est tombée la production nationale ! C’est que le directeur des Bouffes-Parisiens, le chantre d’Orphée aux Enfers, est le musicien, le peintre véridique et choyé du temps où nous vivons !
Terminons ce long discours par un épilogue.
Un journal obscur, qui est la propriété d’un éditeur de musique dont il défend les intérêts avec plus de zèle que de talent, a bien voulu nous prendre à partie dans l’un de ses numéros. L’écrivain aimable et frivole qui le dirige sous un pseudonyme transparent qui ne trompe personne s’est cru désigné par nous à la vindicte publique dans quelques paroles un peu vives que nous avons récemment dirigées contre le Théâtre-Italien. Nous pouvons assurer à M. Paul Smith qu’il s’est trompé, et que nous ignorions qu’au nombre des fonctions inutiles dont il est investi, il comptât encore celle de surveiller l’administration du Théâtre-Italien. Nous ne sommes pas assez injuste pour demander à M. Paul Smith d’avoir une volonté quelconque dans la position délicate qu’il occupe. Chargé de couronner de roses et de fleurs de rhétorique toutes les médiocrités qui sortent chaque année du Conservatoire, M. Paul Smith s’acquitte de cette mission difficile avec une bonne grâce et une dextérité que nous nous plaisons à reconnaître sans les lui envier. Il y a deux hommes dans M. Auber : le compositeur charmant et fécond que nous admirons plus que personne, et le directeur du Conservatoire, qui, de l’avis de tout le monde, manque de quelques-unes des qualités nécessaires au chef d’une grande école nationale. C’est là une opinion que nous avons émise plusieurs fois dans la Revue, sans nous inquiéter si cela plaît ou ne plaît pas à M. Paul Smith et à ses protecteurs. Quant aux injures qui peuvent nous être adressées par une feuille sans consistance, nous n’avons point à nous en inquiéter. Ne parlant pas la même langue, nous n’avons pas non plus la même morale, ni la même mesure d’appréciation. Laissons donc les marchands faire leur métier et jouir en paix de la considération qui les entoure. Nous nous consolerons du blâme qu’on peut nous infliger en chantant avec Collette, l’héroïne d’une jolie chanson de M. Bruguière :
- Ma gloire n’en souffrira pas.
P. SCUDO.
V. DE MARS.
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- ↑ Méditations poétiques, en tête du programme.
- ↑ Musik und Musiker, tome Ier, page 9.
- ↑ Voici comment M. Ratisbonne a traduit ces tercets :
- Mon Casella, je fais aujourd’hui ce voyage
- Pour retourner plus tard sur ce même rivage.
- Mais toi, pourquoi viens-tu si tard après ta mort ?
- … Si quelque loi sur ce nouveau rivage
- Ne t’a pas enlevé la mémoire ou l’usage
- De ce chant amoureux qui calmait tous mes maux,
- Donne à mon cœur, de grâce, un peu de ton doux baume.
- Ce voyage accompli par le sombre royaume
- Avec mon corps vivant m’a brisé de douleur.
- Amour qui parle au fond de ma pauvre âme esclave,
- Se prit l’ombre à chanter d’une voix si suave,
- Que sa douceur encor résonne dans mon cœur…
- Mon Casella, je fais aujourd’hui ce voyage