Chronique de la quinzaine - 31 mai 1858

Chronique n° 627
31 mai 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1858.

Si l’on jette en ce moment un coup d’œil général sur l’Europe, on est frappé du caractère d’indécision et d’incertitude qui se trahit à peu près partout. La conférence chargée de régler les dernières questions d’application auxquelles donne lieu l’exécution du traité du 30 mars 1856 vient de se réunir à Paris ; mais les incidens qui ont précédé cette réunion et surtout le conflit du Monténégro ne semblent point annoncer que le règlement définitif de la situation du gouvernement turc vis-à-vis des populations chrétiennes de l’empire soit un travail facile, et qui doive être promptement terminé. En Italie, les dernières discussions du parlement piémontais font naître d’étranges inquiétudes. Nous voulons bien faire la part des exagérations oratoires ; mais que signifient les instances avec lesquelles M. de Cavour réclame les fonds nécessaires aux fortifications maritimes de Gênes ? Le Piémont craint donc une guerre maritime ? Apparemment ce n’est point la marine autrichienne que redoute M. de Cavour. La guerre donc avec qui ? De l’autre côté de la Méditerranée, dans un pays plus excentrique, mais dont la France ne peut négliger de suivre les mouvemens, en Espagne, la session des cortès vient d’être prorogée avec une brusquerie et au milieu d’une confusion qui semblent devoir entraîner avant peu de nouvelles péripéties. En France, à défaut d’émotions politiques, l’opinion trouve un aliment malsain dans de regrettables incidens qui devraient demeurer dans la sphère des faits privés, et auxquels il est triste de voir prendre les proportions d’une préoccupation publique : elle s’inquiète d’un malaise financier et industriel dont la persistance est inexplicable ; elle reçoit avec une défiance peu dissimulée la mesure de la conversion en rentes des biens fonciers des établissemens de bienfaisance, conseillée par une récente circulaire ministérielle. En Angleterre enfin, où depuis quelques années les partis politiques traversent des transformations ou forment des combinaisons si imprévues, une lutte parlementaire, entamée avec une animation extraordinaire, vient de se terminer par une déroute de l’opposition, qui a répandu dans les rangs du parti libéral un désordre inouï. Il y a partout en Europe, nous ne dirons point un dissolvant secret, mais des dissonances qui troublent le regard et la vue. C’est peu de chose encore au milieu du calme général que ces symptômes d’incohérence et de décousu ; mais les chefs d’orchestre feront bien d’y prendre garde. Nous vivons dans un temps où les questions morales et les questions politiques marchent, elles aussi, avec la promptitude de la vapeur et de l’électricité. Il serait dangereux, au milieu des mouvemens d’opinions qui se dessinent, de ne point consulter les signes du temps ou d’en méconnaître la portée.

Parmi les événemens de cette quinzaine, la première place appartient aux débats du parlement anglais.

Il nous est permis, à nous étrangers qui aimons et admirons les libres institutions de l’Angleterre, de juger avec une entière liberté d’esprit la lutte parlementaire qui s’est engagée sur la motion de censure présentée par M. Cardwell contre le ministère de lord Derby et de M. Disraeli. Les partis en Angleterre veulent tous, avec plus ou moins d’élan, le progrès politique, économique et social : ils sont tous libéraux ; il n’en est donc aucun qui puisse nous inspirer des préventions défavorables, et nous croyons être en mesure de dégager avec impartialité les enseignemens qui ressortent des derniers débats parlementaires. Il s’agissait, dans ces débats, d’une de ces luttes d’ambitions dont le pouvoir est le prix, luttes que les institutions parlementaires moralisent, car elles laissent à chacun des compétiteurs les chances égales, et soumettent leur talent et la bonté de la cause qu’ils représentent au jugement contradictoire de l’opinion publique. Le prétexte de cette lutte avait une importance incontestable, car il s’agissait d’un des incidens politiques les plus graves qui se soient présentés dans la direction des affaires indiennes depuis la révolte des cipayes et du royaume d’Oude. Le résultat immédiat de cette longue discussion a trompé les espérances des adversaires du ministère ; mais la discussion elle-même a donné lieu à des manifestations et à des mouvemens d’opinion qui, si l’on sait en tirer profit, doivent servir à la reconstitution régulière des partis au sein du parlement anglais. Or, cette reconstitution opérée, l’Angleterre ne peut que s’avancer avec plus de sûreté et de promptitude dans la voie des progrès sociaux et politiques.

Que l’on veuille bien se placer au point de vue de lord Palmerston et de ses amis. À leurs yeux évidemment, l’existence du cabinet de lord Derby et de M. Disraeli n’était qu’un accident temporaire, comme le fait même qui avait rendu nécessaire la formation de ce cabinet. Lord Palmerston et ses amis avaient été renversés dans la plénitude de leur ascendant, non point à cause de la direction générale de leur politique, mais à cause d’une mesure accidentelle qu’ils avaient présentée à la suite d’un événement étranger à l’Angleterre, et qui avait, contrairement à leurs prévisions, encouru la désapprobation de l’opinion publique. L’épisode qui a donné naissance au ministère de lord Derby une fois terminé, la mission spéciale que des circonstances extraordinaires avaient confiée à ce ministère une fois remplie, lord Palmerston et ses amis devaient naturellement aspirer à reprendre leurs places sur les bancs de la trésorerie. La chose paraissait facile. En effet, le parti de lord Derby dans la chambre des communes, quoique compact, ne comprend pas plus du tiers des membres de cette chambre. La tentative de reprendre le pouvoir était même commandée à lord Palmerston et à ses amis par l’importance et la gravité des affaires que l’Angleterre a en ce moment sur les bras. Il y a l’Inde à reconquérir et à réorganiser ; il y a dans l’état de l’Europe de graves questions à surveiller, à ménager ou à résoudre. Laisser aux prises avec de si grands intérêts et de si terribles difficultés un ministère faible, sans majorité dans la chambre des communes, un ministère dont les membres sont presque tous novices aux fonctions administratives et au maniement des grandes affaires, ce devait être, au point de vue de lord Palmerston et de ses amis, abandonner à tous les hasards les plus vastes et les plus pressans intérêts de l’empire britannique. Il fallait donc ressaisir le pouvoir dès cette session ; il fallait y rentrer en s’entourant de toutes les lumières et de toutes les forces du parti whig ; il fallait constituer avec les élémens les plus importans du parti libéral un gouvernement fort et durable. Il n’y avait plus qu’à saisir la première occasion et à souffler sur le ministère insuffisant de lord Derby.

L’occasion ne s’est pas fait attendre, et il faut convenir qu’au premier moment il était difficile de résister à la tentation qu’elle offrait à lord Palmerston et à ses amis, et que les choses se présentaient d’abord de la façon la plus défavorable au ministère de lord Derby. Le gouverneur-général de l’Inde, lord Canning, après avoir traversé avec une constance et une modération d’esprit remarquables les plus mauvais jours de la révolte, est en ce moment appliqué à l’écraser dans son dernier et plus redoutable foyer, le royaume d’Oude. C’est lui qui a dirigé l’armée de sir Colin Campbell sur la capitale de ce royaume, sur Lucknow. Lucknow est pris : ce grand coup militaire frappé, lord Canning croit devoir frapper un grand coup politique, en déclarant par une proclamation, aux propriétaires féodaux du royaume d’Oude, qu’à six exceptions près leurs droits de propriété sont confisqués, et qu’il n’y a pour eux d’espoir de recouvrer leurs possessions que dans une soumission immédiate et absolue. Certes cette proclamation de lord Canning est un acte étrange et d’une sévérité terrible. La confiscation est une violation du droit qui répugne aux sentimens du peuple anglais. Dans la répression d’une révolte, l’équité ordinaire indique que l’on ne peut pas punir un peuple en masse par une peine commune, que là clémence doit être générale, et le châtiment l’exception ; renversant ce principe, lord Canning fait du châtiment la mesure générale, et de la clémence le cas exceptionnel. Les habitans de l’Oude ne sont point dans la situation des cipayes : ceux-ci, soldats de la compagnie, sont des révoltés militaires, et, par les abominables cruautés dont ils ont souillé leur sédition, ont appelé sur eux les plus terribles représailles ; le peuple d’Oude n’est annexé aux possessions britanniques que depuis deux ans, il n’a pris part à la révolte que lorsque les cipayes sont venus porter la guerre chez lui et se sont emparés de Lucknow ; en prenant les armes, il n’a fait que revendiquer son indépendance si récemment perdue. Enfin, comme mesure politique, n’y a-t-il pas à craindre que la proclamation de lord Canning, au lieu de dompter l’ennemi, ne l’exaspère, et n’éternise la guerre, au lieu de pacifier l’Inde. Ces réflexions se présentaient à tous les esprits à la lecture de la proclamation de lord Canning, et il était impossible que la publication de ce document inexpliqué n’excitât une grande émotion dans le public et dans le parlement. Plusieurs raisons devaient cependant contenir le jugement que la conscience publique et les hommes politiques porteraient sur cette proclamation. Elle était un démenti si surprenant des antécédens de lord Canning, qu’il fallait, avant de l’apprécier, attendre les explications par lesquelles le gouverneur-général ne pouvait manquer de la justifier. Lord Canning avait montré jusque-là une telle modération envers les révoltés indiens, que ses compatriotes de Calcutta lui avaient donné par dérision le surnom de Clémence, et l’appelaient lord Clémence Canning. Personnellement, par la douceur de son caractère, par la solidité de son esprit, par les circonstances si exceptionnelles et si cruelles qu’il avait traversées et dominées dans son gouvernement, lord Canning avait droit aux égards de l’opinion et des hommes politiques, et ne pouvait sans injustice être condamné avant d’avoir été entendu. Enfin il y avait à craindre, dans un moment si critique, d’ébranler et de désorganiser devant l’insurrection indienne l’autorité anglaise par un blâme public porté hâtivement contre lord Canning, en qui cette autorité est aujourd’hui personnifiée.

Telle fut la situation dramatique que créa la publication de la proclamation de lord Canning. Il est évident que le ministère devait être interrogé sur un pareil document ; il est également évident que le ministère pouvait, par sa réponse, contenir, réserver, suspendre, comme le conseillaient la justice et la politique, le jugement de l’opinion. Malheureusement le collègue de lord Derby chargé de la direction des affaires de l’Inde était lord Ellenborough. C’est un curieux et remarquable personnage que lord Ellenborough. Ce vieux patricien anglais est doué d’une éminente vigueur d’esprit et de caractère ; mais son tempérament est incompatible avec la discipline politique, et ses boutades, trahissant son incontestable mérite, lui ont, pendant toute sa carrière, joué de mauvais tours. Placé à la tête du contrôle de l’Inde du temps de Sir Robert Peel, il se vantait de ne jamais soumettre au premier ministre les affaires de son département et de les conduire en maître absolu. Nommé gouverneur-général de l’Inde en 1842, il fit la conquête du Scinde et de Gwalior ; une proclamation extravagante qu’il adressa aux Hindous, et où il flattait leurs superstitions dans un style de despote asiatique, souleva contre lui l’opinion religieuse en Angleterre, et ses mauvais rapports avec le comité des directeurs de la compagnie le firent brusquement destituer. L’âge, on vient de le voir, n’a point calmé sa fougue. Il avait, par une dépêche, condamné la proclamation dont lord Canning lui avait envoyé le projet ; ne se bornant point aux raisons générales d’équité et de politique qui s’élèvent contre la confiscation édictée par lord Canning, il était allé jusqu’à contester la légalité de l’annexion du royaume d’Oude aux possessions anglaises. Tant que cette dépêche restait sécrète, cette appréciation était sans inconvénient ; mais avec une hâte singulière, sans consulter ses collègues, lord Ellenborough, prévoyant une interpellation à la chambre des communes, autorisa le secrétaire du bureau du contrôle à promettre la publication immédiate de sa dépêche. La publication de cette dépêche, qui montrait le gouverneur-général de l’Inde frappé de blâme par son ministre, qui allait apprendre aux populations du royaume d’Oude que le ministre des affaires de l’Inde regardait comme une usurpation l’annexion de ce pays aux possessions anglaises, était un scandale gouvernemental trop violent pour être toléré. En attaquant le ministère de lord Derby sur un pareil terrain, lord Palmerston et ses amis ne semblaient travailler qu’à restaurer la force, l’unité et la dignité du gouvernement. Dans cette conjoncture d’ailleurs, l’union du parti libéral paraissait facile à obtenir. Lord John Russell ne pouvait plus continuer au ministère Derby la protection qu’il lui avait accordée jusque-là ; il devait se réconcilier avec lord Palmerston. La réconciliation a été bientôt faite, et lord John a dîné à Cambridge-House. En outre, lord Canning appartient à cette école d’esprits si distingués qu’on appelle les peelites. Les amis de lord Canning ne pouvaient manquer d’épouser sa querelle et de défendre son honneur contre l’inqualifiable procédé de lord Ellenborough. Les peelites se détacheraient donc du ministère auquel ils avaient accordé leur indulgence, et se rapprocheraient de lord Palmerston. Ce fut en effet un peelite, M. Cardwell, qui se chargea de présenter la motion de censure contre le gouvernement de lord Derby.

Le terrain d’attaque paraissait donc excellent, et tout annonçait la défaite de lord Derby, lorsque la situation fut subitement changée par la retraite volontaire de lord Ellenborough et par les explications qui prouvèrent que lord Derby et ses autres collègues étaient innocens de la publication de la trop fameuse dépêche. À partir de ce moment, lord Palmerston, lord John et les whigs auraient dû comprendre qu’il était impossible de renverser le cabinet tory par un coup de main. La retraite de lord Ellenborough mettait en effet hors de cause l’honneur de lord Canning. Après cette satisfaction, demander à la chambre des communes de punir le ministère de l’indiscrétion déjà expiée de l’un de ses membres, c’était changer le terrain du débat. Le ministère ne demeurait solidaire de lord Ellenborough qu’en un seul point : la condamnation de la politique de confiscation proclamée par lord Canning. L’indiscrétion personnelle de lord Ellenborough, la publication de sa dépêche, était un acte que tous les partis dans la chambre des communes devaient unanimement censurer ; mais, ce prétexte enlevé, quel sens pouvait avoir la motion de censure ? La question se posait alors sur la proclamation même de lord Canning, et la censure du ministère impliquait l’approbation au moins tacite des principes de cette proclamation. Ni l’opinion publique hors de la chambre, ni les libéraux indépendans au sein du parlement ne pouvaient s’associer à un tel vote : l’esprit de parti seul aurait pu entraîner jusqu’à cette injuste extrémité une majorité résolue ; de ce côté, la position de lord Palmerston et de ses amis était encore moins avantageuse. Lord Palmerston, lord John et les whigs n’ont pas su s’assimiler les libéraux indépendans et les radicaux, ni même les peelites, et après avoir commis la faute d’engager et de soutenir la discussion pendant plusieurs jours, ils ont été obligés de conseiller eux-mêmes à M. Cardwell de retirer sa motion.

Le sujet de la motion avait pour ainsi dire disparu du débat ; la vraie question qui s’agitait aux dernières séances, c’était la situation des partis, ou plutôt la situation de ces diverses fractions qui se désignent sous la dénomination commune de parti libéral, et par lesquelles lord Palmerston et lord John Russell espéraient se faire porter au pouvoir. Dans la conduite de cette discussion, le leader du ministère dans la chambre des communes, M. Disraeli, a fait preuve d’une singulière habileté de tactique. Un seul membre du gouvernement, le soliciter géneral, sir Hugh Cairns, prit la parole, et réfuta avec une grande verve et une rare vigueur de dialectique le discours de M. Cardwell. Après sir Hugh Cairns aucun membre du gouvernement ne prit part à la discussion. M. Disraeli, contenant ses amis sur leurs bancs, abandonna la défense du ministère contre les attaques des whigs et des palmerstoniens aux peelites, aux radicaux et aux indépendans. M. Bright, un des plus grands orateurs de l’Angleterre contemporaine, M. Roebuck, sir Robert Peel, sir James Graham, vinrent l’un après l’autre battre l’opposition. Ce fut sir James Graham qui porta le coup décisif en venant annoncer que lord Aberdeen, après la retraite de lord Ellenborough, avait jugé que l’honneur de lord Canning était satisfait, et que la lutte, poussée plus loin, dégénérait en combat de faction. À mesure que le débat se prolongeait, l’opinion publique se prononçait de jour en jour plus vivement contre l’opposition, et la foule qui stationnait devant la chambre a salué de ses applaudissemens M. Disraeli lorsqu’après la dernière séance il montait en voiture pour rentrer chez lui.

Ce dénoûment consolide du moins jusqu’à l’année prochaine le cabinet de lord Derby et de M. Disraeli ; mais ce n’est point le résultat le plus intéressant de cette grande lutte parlementaire. L’influence qu’elle doit avoir sur la reconstitution des partis réguliers en Angleterre est à nos yeux un fait plus considérable. Il est manifeste que le grand parti libéral anglais, qui vient d’étaler ses divisions, profitera des leçons que se sont mutuellement données les principaux de ses membres. L’aristocratie whig, qui a la prétention de diriger ce parti, comprendra sans doute qu’elle doit se retremper dans les élémens avancée de la chambre des communes, au sein de ces libéraux indépendans qui comptent parmi eux des hommes aussi puissans par le talent et aussi vigoureux par le caractère que M. Bright et ses amis. Si les peelites allaient rejoindre le parti conservateur progressiste, si les whigs, brisant leurs liens d’étroite coterie, s’assimilaient les libéraux avancés, l’Angleterre pourrait encore et prochainement donner au monde le spectacle et l’exemple de deux grands partis, émules plutôt que rivaux, se relayant au pouvoir et dans l’opposition, et travaillant à l’envi aux progrès de leur pays et de la civilisation par la conservation des institutions libres, chaque jour améliorées par des réformes efficaces.

Tandis que ces dramatiques agitations remuaient la société politique, un nouveau deuil venait frapper, dans l’asile que lui donne l’hospitalière Angleterre, la famille d’Orléans. La mort, si cruelle dans ses surprises, éteignait une des âmes les plus pures, un des plus hauts caractères de notre époque. L’estime universelle avait accompagné Mme la duchesse d’Orléans durant son existence ; les regrets unanimes la suivent dans sa fin prématurée. Bien des causes étouffent en ce moment la voix de ceux qui ont pu apprécier l’intelligence et le cœur de la duchesse Hélène ; comment mesurer l’étendue de la perte qu’ils ont faite au bord de cette tombe si soudainement ouverte ? Qu’on nous permette du moins de donner à Mme la duchesse d’Orléans la seule louange que sa modestie eût acceptée, car c’est la simple reconnaissance du devoir auquel elle avait dévoué sa vie. Les malheurs terribles qui l’avaient frappée, la mort funeste du duc d’Orléans, la révolution de février, l’exil, la perte de l’héritage et de la patrie de ses enfans ne lui avaient fourni que trop d’occasions de signaler son courage, sa grandeur d’âme et sa résignation : c’étaient ses titres à l’intérêt qu’elle excitait chez tous les cœurs généreux. Mais la mémoire de Mme la duchesse d’Orléans se recommande à l’avenir par quelque chose de plus élevé que l’intérêt qui s’attache à l’infortune héroïquement traversée ou noblement subie. Ses enfans, même dans l’exil, avaient encore à sauver leur héritage moral, la tradition libérale et patriotique que leur léguait le testament de leur père. Cet héritage, Mme la duchesse d’Orléans le leur a conservé. Guidée par ces clartés sûres et fortifiantes que répand dans une conscience honnête le sentiment d’un devoir simple à remplir, elle n’a laissé entamer le patrimoine moral de ses enfans par aucune de ces molles concessions que l’incertitude des événemens et d’inquiets calculs conseillent aux hommes d’état. On a voulu quelquefois attribuer à Mme la duchesse d’Orléans un caractère politique : Mme la duchesse d’Orléans n’a point été une femme politique. Elle a été une bonne mère, et c’est dans sa piété maternelle qu’elle a puisé la droiture et la dignité du rôle public que lui imposaient les circonstances. Hélas ! la mère s’est sacrifiée jusqu’à la fin. Le climat de l’Angleterre était contraire à la santé de Mme la duchesse d’Orléans ; mais ses fils étaient arrivés à cet âge où une libérale et forte éducation ne peut s’achever que par le spectacle d’une grande société, et par l’étude des intérêts et des institutions qui animent et gouvernent l’activité des peuples libres. La princesse, oubliant le soin de sa santé délabrée, voulut accompagner ses fils en Angleterre, et c’est là, c’est à son poste de mère, qu’elle a trouvé la mort.

Si nous revenons en France, nous n’avons à signaler d’autre fait important que la circulaire ministérielle relative à la conversion en rentes des propriétés immobilières des établissemens de bienfaisance. L’opinion a fait à cette circulaire un accueil peu favorable, et nous aimons à espérer, ou que les intentions du gouvernement ont été mal interprétées, ou que le gouvernement, éclairé par les objections qui s’élèvent, atténuera les instructions si pressantes qui ont été adressées aux préfets. Dans certains cas particuliers, l’état, tuteur des établissemens charitables propriétaires de mainmorte, peut faire acte de prévoyance et de sagesse en conseillant à ceux de ces établissemens qui administreraient maladroitement leurs ressources de rechercher des placemens avantageux. Il peut arriver par exemple que tel ou tel hospice ait dans ses propriétés des parcelles de terrain chères à exploiter, ne rendant pas un revenu proportionné au prix en capital auquel on pourrait s’en défaire. Dans ce cas, l’établissement de bienfaisance agira sagement, s’il convertit en rentes une valeur immobilière qui ne lui donne point un revenu suffisant. Nous ne pouvons pas croire que l’intention du gouvernement aille au-delà de ce principe de bonne administration. Peut-être, en examinant attentivement l’état des propriétés des hospices et des établissemens charitables, trouverait-on que ces parcelles qu’il serait utile d’échanger contre des placemens mobiliers n’atteignent pas une valeur totale de 100 millions. Quant à la conversion des 500 millions de biens-fonds que possèdent les établissemens charitables en fonds publics, elle nous paraîtrait peu prudente, en admettant qu’elle fût possible. « Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier, » dit le proverbe populaire. Pourquoi ne ferait-on pas au patrimoine des pauvres l’application de cette sage maxime ? Pourquoi irait-on tarir, par cette interdiction de la propriété foncière aux hospices, une de leurs plus riches ressources, en décourageant les legs et les donations de biens-fonds qu’ils reçoivent de la charité privée ? Mais nous ne croyons pas à la conversion immédiate et totale des biens-fonds en rentes dont on a parlé, par la simple raison que les effets de cette double opération accomplie à la fois seraient contradictoires, et annuleraient le bénéfice qu’on s’en promet.

La presse autrichienne se montre en ce moment fort émue de la tournure qu’a prise l’affaire du Monténégro. Cette émotion est-elle partagée par le cabinet de Vienne ? Nous ne le croyons pas. Sans doute la question n’a pas suivi la marche qu’il désirait, et la réserve qu’il a observée à Constantinople pendant que les représentans de la France, de l’Angleterre et de la Russie agissaient avec tant d’insistance auprès de la Porte pour la détourner d’une entreprise inopportune, témoigne assez qu’il ne désapprouvait pas d’abord cette entreprise. Néanmoins il n’y a pas d’apparence qu’il garde rancune aux trois autres grandes puissances pour la fermeté qu’elles ont mise à réclamer la suspension d’hostilités qui ne s’annonçaient pas d’une manière favorable pour les Turcs. La France, l’Angleterre et la Russie ont rendu, dans cette conjoncture, un véritable service à la Turquie et à l’Autriche. L’expédition dirigée contre les districts contestés de la plaine qui avoisine le Monténégro pouvait avoir en effet ; des conséquences fâcheuses pour les deux empires limitrophes. Peut-être n’y avait-on pas assez réfléchi à Constantinople et à Vienne : la Tsernagore est peuplée de Slaves, et c’est l’un des points sur lesquels les populations slaves de l’Autriche et de la Turquie ont constamment les yeux ouverts. Il ne faut s’exagérer ni l’importance du Monténégro ni le degré de civilisation de ses habitans. C’est un petit peuple de deux cent mille âmes dont les lois et les usages ne sont rien moins que policés. Les rapports du commandant en chef des troupes monténégrines au prince Daniel sur les engagemens qui ont eu lieu autour de Grahovo prouvent, en même temps que la fougue de leur courage, toute la rudesse de leurs mœurs ; mais la position qu’ils ont su se faire en maintenant leur indépendance contre les tentatives répétées de la Turquie pour leur imposer son autorité, cette position,.illustrée par une résistance séculaire, attire sur eux l’attention de tous les Slaves. On peut encore se rappeler l’agitation que causa parmi eux, à la finale 1852, dans des circonstances analogues à celles dont nous ; venons d’être témoins, la campagne d’Omer-Pacha contre le Monténégro. L’Autriche en fut frappée alors ; elle sut à propos pourvoir au danger, et la mission du comte de Linange, mission véritablement bienfaisante, produisit la plus heureuse impression non-seulement sur les chrétiens de la Bosnie et de l’Herzégovine, mais sur tous les Slaves des provinces méridionales de la Hongrie. Elle sauva en même temps le gouvernement ottoman des conséquences d’une faute qui aurait pu provoquer la plus sérieuse agitation jusqu’en Serbie et en Bulgarie. La dernière expédition présentait les mêmes inconvéniens et faisait naître les mêmes périls. Si l’on veut bien examiner de sang-froid et sans opinion préconçue l’état des choses, on reconnaîtra qu’en saisissant dans cette dernière occasion le rôle que l’Autriche avait su prendre en 1852, les puissances ont rendu à la Turquie le même service, et que le cabinet de Vienne ne doit avoir d’autre regret que de leur avoir cette fois laissé le soin de l’imiter, au lieu de rester lui-même fidèle au précédent qu’il avait créé.

On sait en quoi consiste la concession demandée à la Porte. Le Monténégro est indépendant de fait depuis nombre d’années. Cette indépendance toutefois n’a encore été officiellement reconnue par aucune puissance, et la Turquie la conteste formellement. Il serait certainement désirable que la question fût tranchée, et pour notre part nous croyons que, si l’on devait l’aborder, la seule solution possible serait de mettre le droit d’accord avec le fait. L’intégrité de l’empire ottoman a été placée par le traité de Paris sous la sauvegarde de l’Europe, et c’est une des bases essentielles de l’équilibre général ; mais si les intérêts des cabinets, comme leurs engagemens solennels, leur font un devoir de veiller à ce qu’il n’y soit porté aucune atteinte, leur équité répugnerait certainement à replacer de leurs mains, sous la suzeraineté du sultan, une petite peuplade chrétienne qui depuis si longtemps a su s’y soustraire à force de persévérance et de courage. Supposer qu’on le pourrait sans difficulté, ce serait ne pas se rendre compte de la puissance de l’opinion en Europe. Cette opinion, en définitive si éclairée et si sage, a pu s’élever depuis quelques années contre l’incurie des Grecs, contre leur mauvaise politique ; elle a pu, en voyant le médiocre parti qu’ils ont su tirer d’une situation si favorable, se demander si les cabinets ne s’étaient point trompés en démembrant l’empire ottoman, pour créer un royaume qui n’a été jusqu’à présent pour eux qu’un fardeau et un embarras. En se posant ces questions, personne cependant n’osait publiquement regretter l’indépendance de la Grèce, personne n’osait faire des vœux qui y fussent contraires, et même au plus fort de la guerre, lorsque, joignant l’ingratitude à l’imprévoyance, la Grèce s’employait tout entière en faveur de nos adversaires à des diversions qui obligeaient à occuper son territoire, c’est en protectrice encore plus bienveillante que sévère que la France s’est présentée au Pirée. Elle obéissait à un penchant habituel pour la modération, à l’instinct de générosité qui domine en toute occasion sa conduite ; mais elle n’aurait pu y manquer en cette circonstance sans blesser les sentimens de l’Europe, qui, bien que la vieille lutte ait cessé entre l’islamisme et le christianisme, bien que l’intérêt des deux croyances soit le même en Turquie, ne peut pas abdiquer toute sollicitude pour ses coreligionnaires. On se trouverait aux prises avec les mêmes difficultés, si l’on voulait aujourd’hui prêter main-forte à la Turquie pour établir son autorité sur le Monténégro, et peut-être serait-on accusé d’aller plus encore contre le vœu de la nature ; car si les Grecs sont présentement indépendans, il leur a fallu pour le devenir le concours de la France, de l’Angleterre et de la Russie, et les Monténégrins ne doivent qu’à leur propre énergie la situation dont ils jouissent. On ne pourrait donc, nous le répétons, toucher à cette situation que pour la régulariser. Cependant, comme toutes les puissances ne sont pas d’accord sur la question de principe, les cabinets de Paris, de Londres et de Saint-Pétersbourg ne demandent point actuellement qu’elle soit posée ; ce n’est point de l’indépendance du Monténégro qu’il s’agira dans la commission mixte dont ils ont instamment réclamé l’institution.

Par suite de l’état de lutte qui existe depuis si longtemps entre les Monténégrins et les Turcs, les frontières des deux pays sont demeurées fort indécises. Au pied de la Montagne s’étendent des territoires contestés qui ont tour à tour appartenu soit au Monténégro, soit aux pachaliks voisins. De là une incertitude dont l’expédition récente sur Grahovo, ainsi que celle de 1852 dans le même district, atteste tout le danger. Chaque jour d’ailleurs cette incertitude est une source de conflits souvent sanglans entre les populations. Les autorités respectives sont fréquemment appelées à intervenir, et il en résulte de petites guerres en quelque sorte privées, que des trêves ménagées par les consuls étrangers suspendent quelquefois, mais qui recommencent toujours. C’est à ces conflits que les puissances désirent mettre un terme, en délimitant exactement les frontières sur la base du statu quo de 1856. Il sera facile sans doute de constater l’état de possession à cette date si rapprochée de nous, et, en le précisant, les puissances rendront impossible le retour de ces contestations, qui entretiennent en permanence l’agitation sur un point d’où elle pourrait si facilement se propager, et qui, lors même qu’elles n’auraient pas une portée si étendue, mériteraient encore toute la sollicitude des cabinets en raison du sang qu’elles font continuellement verser. L’œuvre dévolue à la commission sera donc une œuvre d’humanité en même temps que de bonne politique. La presse autrichienne, qui l’a contesté jusqu’à présent, devra tôt ou tard le reconnaître elle-même.

Ce qui se passe depuis quelque temps en Espagne est vraiment singulier, et pourrait, si l’on n’y prenait garde, devenir périlleux. Voici deux années que le parti modéré, merveilleusement servi par ses adversaires, s’est retrouvé en possession du pouvoir, et il n’est point parvenu à ressaisir d’une main ferme la direction des affaires ; il se consume en tiraillemens intérieurs et en antagonismes incessans. De quelque côté qu’on regarde au-delà des Pyrénées, rien ne se dessine avec netteté ; toutes les combinaisons semblent provisoires, les crises sont permanentes ; on dirait que dans toutes les luttes il y a un secret que nul ne révèle, et qui donne à la politique un caractère incertain et précaire, qui crée une situation fausse pour tout le monde, pour le cabinet et pour les chambres comme pour la royauté elle-même. N’est-ce point là encore l’histoire de ces dernières péripéties qui viennent de se terminer à Madrid par le changement du ministre de l’intérieur et par la clôture précipitée des cortès ? Le cabinet actuel, présidé par M. Isturitz, compte déjà quelques mois d’existence ; il est évidemment composé d’hommes bien intentionnés. Par malheur, il est bien clair que, depuis son avènement, il est frappé d’une secrète impuissance ; il n’a d’autre occupation que celle de vivre. Il ne peut faire un effort pour imprimer à sa politique un élan plus décidé sans risquer de provoquer des dissidences qui se traduisent en quelque crise nouvelle. Le fractionnement du parti conservateur est la faiblesse du ministère, et c’est aussi sa force en un certain sens : ceux qui inclineraient volontiers vers la réaction le soutiennent pour ne point voir prédominer des influences plus libérales ; les partisans des précédens ministères l’appuient pour ne point laisser arriver au pouvoir M. Bravo Murillo. C’est ce qui explique comment le cabinet de M. Isturitz a eu constamment jusqu’ici la majorité dans les chambres sans trouver réellement dans cet appui un gage de force et de durée. Le parlement n’a nullement fait défaut au ministère, mais il l’a soutenu dans les conditions que nous venons de décrire, en le considérant à peu près comme un pouvoir provisoire, comme un témoin des luttes des partis, ou en essayant de le dominer, de lui imposer une volonté. Aussi a-t-on vu presque toutes les questions s’agiter en quelque sorte au-dessus de la tête du cabinet, qu’on se plaisait à représenter comme neutre, même quand il ne le voulait pas, même quand il s’efforçait de prendre couleur dans les discussions. Ce n’est point avec le ministère que les fractions militantes des chambres semblaient avoir affaire ; c’est entre elles qu’elles se disputaient pour ainsi dire un pouvoir en déshérence. Le parlement espagnol a malheureusement dépensé beaucoup de temps depuis quelques mois dans des luttes de ce genre, luttes d’autant plus vives que les dissidences du parti conservateur ont un caractère plus personnel. C’est ainsi que les chambres de Madrid sont arrivées prématurément à la fin de leur session, laissant en suspens les affaires les plus urgentes, la loi sur la presse, les derniers arrangemens avec le saint-siège concernant les biens ecclésiastiques, divers projets de réformes sur l’administration provinciale, sur le notariat, sur le régime hypothécaire. Il est vrai qu’en compensation le sénat a passé plus d’une semaine à débattre la question de la statue de M. Mendizabal ; le congrès de son côté a discuté pendant plusieurs jours sur la publication d’un discours de M. Bravo Murillo ou sur des questions réglementaires. C’est à ce moment qu’ont éclaté les dernières péripéties.

Quel a été le prétexte de la crise qui vient d’avoir lieu, crise toujours latente d’ailleurs, on le sait déjà ? Une difficulté s’est élevée dans le congrès au sujet d’une interprétation du règlement intérieur de la chambre. Le ministère aurait pu rester neutre ; il a mieux aimé se jeter dans la mêlée, il s’est prononcé nettement pour l’interprétation la plus favorable aux droits du président du congrès, et il a obtenu gain de cause ; mais pour la première fois il a trouvé contre lui une minorité assez considérable, et dans cette minorité comptaient quelques hauts fonctionnaires du gouvernement. De là grande émotion dans la majorité, qui se réunissait aussitôt et décidait que le cabinet devait être mis en demeure de faire acte de vigueur et d’autorité en frappant de révocation les fonctionnaires dissidens. Le président du congrès, M. Bravo Murillo, avait, dit-on, reçu la mission de faire savoir au gouvernement qu’une politique plus énergique était dans les vœux de la majorité ; et le ministre de l’intérieur lui-même, M. Ventura Diaz, se faisait l’homme de ces résolutions. Ce n’était point là cependant l’affaire du président du conseil, qui trouvait plus d’inconvéniens que d’avantages à subir cette pression de la majorité du congrès, et M. Ventura Diaz, trop imprudemment engagé en cette aventure, était obligé de donner sa démission. La difficulté était d’empêcher une dislocation plus complète du cabinet, et de trouver un successeur à M. Ventura Diaz. M. Posada Herrera est le nouveau ministre de l’intérieur. Par lui-même, M. Posada Herrera est un homme de talent, qui a professé le droit administratif, qui n’a point toujours été à l’abri des variations politiques, mais qui est depuis longtemps conservateur, et occupait récemment les fonctions de fiscal ou procureur de la reine au conseil d’état. Ce qui donnait une certaine gravité à sa nomination, c’est qu’il comptait justement la veille dans cette minorité contre laquelle des mesures de rigueur avaient été conseillées. Il est bien clair qu’en choisissant un tel collègue, M. Isturitz a voulu faire montre d’indépendance et se soustraire à l’absorbante protection de la majorité. Seulement, après cela, il ne fallait plus songer à se présenter devant le congrès, sous peine de s’exposer à périr dans quelque embuscade, et c’est ce qui a motivé la clôture précipitée de la session. Le cabinet devait être d’autant moins disposé à se retrouver en face des chambres, qu’il était menacé de très sérieuses difficultés dans une affaire d’une apparence toute spéciale, et qui en réalité a excité des passions de plus d’un genre à Madrid : il s’agit d’un projet présenté pour la construction du chemin de fer des Aldudes. Les chemins de fer espagnols peuvent rejoindre la France par divers points ; il y a la ligne naturelle d’Irun, et il y a aussi la ligne qui passe par Saragosse et la Navarre, allant aboutir à la frontière par les Aldudes. Cette dernière voie est, dit-on, difficile, coûteuse, et de plus elle nuirait singulièrement aux Castilles, aux Asturies aux provinces basques, desservies par le chemin du Nord proprement dit. Il y a un inconvénient bien plus grave : les Espagnols, on le sait, prennent vivement tout ce qui touche à leur nationalité ; ils ont toujours peur de voir s’affaiblir cette solide cuirasse des Pyrénées, ou de livrer les clés de leurs portes. Le chemin des Aldudes leur semblait une porte ouverte. En toute cette affaire, à tort ou à raison, ils ont cru voir la marque d’influences étrangères. Il n’en a pas fallu davantage pour que les susceptibilités nationales aient eu leur rôle dans cette mêlée d’intérêts, si bien que la commission législative nommée avant la suspension des chambres était en majorité hostile au chemin des Aldudes. Le cabinet s’est donc mis à l’abri de difficultés immédiates en prononçant la clôture de la session, et M. Salamanca n’a point été fâché sans doute de voir un projet auquel il s’intéresse fort échapper pour le moment à une déroute assez probable. Maintenant le danger n’est qu’ajourné, cela paraît assez clair. Si le ministère actuel n’a pu laisser les cortès continuer leurs travaux, il ne pourra sans doute les convoquer de nouveau, et une dissolution du congrès semble le complément inévitable de la suspension qui vient d’avoir lieu. Seulement, d’ici là, le cabinet de M. Isturitz sera-t-il encore debout ? Une chose est certaine, c’est que ce provisoire est singulièrement périlleux ; rien ne le prouve mieux que la réapparition d’une feuille clandestine, le Murcielago, qui court Madrid, et se remet à colporter toutes les diffamations ou toutes les médisances. Ce n’est point là le symptôme des situations fortes.

Voilà ce que nous avons entrevu, nous n’oserions dire observé, dans une excursion de quelques jours que nous venons de faire en Espagne à l’occasion de l’inauguration du chemin de fer de Madrid à Alicante. Pour donner ici l’impression complète que nous avons rapportée, nous ne pouvons nous empêcher de signaler le contraste singulier que présentent les conversations désenchantées des hommes politiques de Madrid comparées à l’enthousiasme populaire qui a, sous nos yeux, accueilli et accompagné la reine Isabelle dans son voyage d’Aranjuez à Alicante. Les politiques blasés de Madrid auront beau faire : la royauté est encore une institution bien vivace en Espagne. Il faut avoir vu ces paysans accourir sur le passage du train royal, cette foule populaire si pittoresque dans ses costumes, si expansive dans ses manifestations, s’amonceler autour des stations et attendre pendant de longues heures, sous un brûlant soleil, — puis, lorsque le train royal s’arrêtait, jeter des colombes dans la voiture de la reine, se précipiter autour d’elle, s’agenouiller à ses pieds, pousser les vivats les plus chaleureux, se livrer à tous les élans d’une émotion qui se communiquait aux spectateurs les plus froids et les plus désintéressés ! La reine était visiblement émue elle-même, et pleurait de joie. Ce spectacle touchant était aussi nouveau pour elle que pour ce peuple qui adorait en elle le prestige royal. Un pareil voyage, nous en avons le ferme espoir, laissera de durables et salutaires impressions au cœur de la reine Isabelle. Elle a pu comprendre la réciprocité de dévouement que commandent à leur souveraine les naïves et attendrissantes effusions de ce brave peuple.

Au surplus, pour revenir à Madrid, ce n’est point nous qui nous plaindrons de l’importance que les questions d’affaires prennent, comme on vient de le voir pour le chemin de fer des Aldudes, dans les préoccupations et les menées des partis politiques. La politique en Espagne est trop exposée à dégénérer en intrigues, et il serait temps qu’elle trouvât au moins un thème substantiel et fécond dans les questions industrielles auxquelles est attachée la régénération du pays. Il est impossible de traverser l’Espagne, ne fût-ce, comme nous l’avons fait, qu’à vol d’oiseau, sans être frappé des immenses ressources que présentent ce vaste pays et les fortes races qui l’habitent. L’ouverture de la ligne de Madrid à Alicante inaugure heureusement cette phase nouvelle où l’Espagne va entrer. Ce chemin, qui ne compte pas moins de 455 kilomètres, met Madrid à quatorze heures de la Méditerranée, et donne un port de mer à la capitale de l’Espagne, comme l’a très bien dit M. Salamanca dans le discours qu’il a adressé à la reine à son arrivée à Alicante. Ce chemin est l’œuvre et l’on pourrait dire le tour de force de M. Salamanca, à qui ses adversaires ne sauraient enlever le mérite d’avoir doté l’Espagne de son premier grand chemin de fer. L’Espagne est également redevable aux banquiers et aux capitalistes français qui ont eu en elle assez de confiance pour entreprendre l’acquisition et l’exploitation de cette ligne ; mais c’est une dette qu’il lui sera facile d’acquitter, car le chemin de Madrid à Alicante, malgré l’insuffisance de son matériel et les difficultés qui accompagnent toujours les débuts d’une exploitation aussi considérable dans un pays aussi nouveau, donne déjà de tels résultats, que l’on peut lui promettre dans un très prochain avenir le trafic le plus actif et des produits largement rémunérateurs.

Les élections générales qui viennent d’avoir lieu en Portugal ont rendu au ministère Loulé-Avila une majorité beaucoup plus forte que celle dont il s’était si brusquement défait par une ordonnance de dissolution. Voici en gros l’historique de cette singulière crise dont personne ne peut ou ne veut jusqu’ici donner le véritable mot. Aux termes de la loi fondamentale, les membres de l’une ou l’autre chambre ne peuvent pas exercer de fonctions publiques salariées à moins d’un vote qui les y autorise. Par une sorte d’accord tacite, ce principe n’avait jamais été cependant appliqué au conseil d’état, que son mode d’organisation et ses attributions quasi-souveraines rendent à peu près indépendant des ministres ; mais la loi n’admettait pas d’exception, et dans la session dernière le comte de Thomar, tout conseiller d’état qu’il est lui-même, souleva un débat à ce sujet dans la chambre des pairs, dont les dispositions a l’égard du cabinet étaient au moins douteuses. La première pensée du cabinet fut de parer le coup en s’abritant derrière un conflit parlementaire, et la chambre des députés, dont il pouvait se croire sûr, fut saisie de la question ; mais cette dernière n’avait pas encore eu le temps de se prononcer qu’elle était dissoute.

Deux versions circulent sur les causes de cette détermination subite. D’après les uns, le ministère avait acquis d’avance la certitude que la majorité des députés allait pour la première fois lui faire défaut, et il aurait préféré les risques d’un appel aux électeurs à ceux d’une défaite parlementaire. Selon d’autres, il n’aurait dissous la chambre des députés que pour gagner du temps, en condamnant momentanément au silence l’opposition de la chambre des pairs. Dans l’interrègne parlementaire qu’entraînaient de nouvelles élections, le mariage du roi allait s’accomplir, et dom Pedro V, dont le constitutionalisme ne répugnait pas moins en 1858 qu’en 1856 à violenter les décisions de la chambre haute, allait avoir là une occasion naturelle et prévue d’y renforcer l’élément ministériel. Une fournée de pairs, faite à l’occasion du mariage royal, cessait effectivement d’être un expédient politique pour devenir une pure affaire de cérémonial et de tradition. Reste à savoir si dom Pedro donnera raison à ces calculs. À l’heure qu’il est, aucune nomination de pairs n’a encore paru.

Quoi qu’il en soit, un grand fait ressort des dernières élections : c’est que le pays veut bien décidément en finir avec les anciennes coteries politiques. En 1856, on avait attribué le succès électoral de l’administration incolore que préside le marquis de Loulé à la guerre acharnée que s’étaient faite au scrutin les cabralistes et les septembristes tant anciens que nouveaux (confondus, depuis le ministère Saldañha-Fontes, sous le nom de parti de la régénération). En 1858, pareille explication n’est plus soutenable : cabralistes et régénérateurs se sont subitement coalisés, et cependant l’insuccès des uns et des autres a été plus complet qu’il y a deux ans. C’est aux hommes d’une réelle valeur que comptent en assez grand nombre ces deux partis à faire leur profit de la leçon, en répudiant tout les premiers des classifications qui ne servent plus qu’à les compromettre, car au fond elles ne répondent plus à rien. Les deux partis ont fait à tour de rôle, depuis quinze ans, tant de reculades involontaires ou calculées, ils ont si souvent échangé leurs programmes, selon que les circonstances les poussaient au pouvoir ou les rejetaient dans l’opposition, que pour transformer leur coalition d’une heure en alliance réelle et durable, ils n’auraient de part et d’autre aucun principe à sacrifier. À défaut de questions de principe restent, il est vrai, entre eux d’irritantes questions personnelles ; mais, dans les loisirs forcés que leur créent les dernières élections, ils auront le temps de réfléchir qu’il vaut encore mieux être ensemble que de n’être pas.

L’intolérance religieuse se manifeste en Suède par de nouvelles rigueurs ; on dirait que l’église luthérienne de ce pays prend à tâche de braver l’opinion de l’Europe. Il y a quelques mois, la Revue a publié une étude sur la discussion et le rejet de la loi proposée par le roi Oscar, loi libérale, si on la compare à l’état de choses actuel, et qui adoucissait, n’osant l’abolir tout fait, la pénalité barbare du temps de Charles XI. Cette étude a été lue avec sympathie par les esprits libéraux de la Suède, et le roi lui-même avait bien voulu exprimer sa satisfaction à ce sujet. Les défenseurs du despotisme clérical ont été naturellement fort irrités de voir démasquer ainsi leurs passions intéressées et mettre à nu la pauvreté de leurs argumens. Ces colères, auxquelles nous nous attendions, ne pouvaient guère nous émouvoir. Nous avons été plus surpris, il faut l’avouer, quand l’Aftonblad s’est mis à défendre contre nous ce qu’il attaquait la veille. Nous exagérions le mal, disait-il ; nous donnions à ces lois ecclésiastiques de la Suède une importance qu’elles n’ont pas. Comparer le luthéranisme suédois au catholicisme napolitain, quelle injustice ! Puis, s’exaltant peu à peu, et oubliant la politesse en même temps qu’il reniait ses principes, il ne craignait pas de déclarer que notre travail avait été écrit sous l’inspiration des jésuites. L’organe du libéralisme suédois, libéralisme fort incertain, comme on voit, imprimait ces belles choses au moment même où tous les journaux protestans de France s’associaient hautement à nos réclamations. L’Aftonblad est obligé aujourd’hui d’employer des expressions plus sévères que les nôtres. Des rigueurs que nous regardions comme impossibles viennent d’être déployées par le gouvernement du prince-régent en faveur de la tyrannie ecclésiastique. Voici ce qu’on lit dans un des derniers numéros de ce journal, à la date de Stockholm, 19 mai 1858 : « La cour royale a prononcé aujourd’hui un arrêt qui fera le tour du monde civilisé, et qui excitera une réprobation universelle contre l’intolérance de la législation religieuse que nous conservons pour la honte de notre pays et de notre siècle. De quoi s’agit-il donc ? En deux mots, voici les faits. Ce n’était pas assez d’avoir repoussé l’abrogation de lois qui semblaient devenues inapplicables ; le gouvernement du régent, oubliant les généreuses tendances du roi Oscar, vient de réveiller un procès odieux, dont le fils de Bernadotte voulait épargner l’opprobre à son pays. Six pauvres femmes ont été mises en jugement pour s’être converties au catholicisme, et on n’a pas craint d’invoquer contre elles cette législation haineuse établie dans une époque de luttes, et que réprouvent à la fois l’esprit du protestantisme et l’esprit de notre siècle. L’arrêt, prononcé solennellement le 19 mai dernier, condamne ces pauvres femmes à l’exil, à la privation de tout héritage et à la perte des droits civils. Elles semblaient atterrées à la pensée de quitter tout ce qui leur est cher. Nées en Suède, elles ne connaissent ni d’autres pays, ni d’autres langues. Cinq sont mères de famille. Toutes vivaient pauvrement, mais honorablement, du travail de leurs mains ou de leur petit commerce. Que vont-elles devenir ? A l’expiration du délai qui leur est accordé pour se pourvoir en cassation, la Suède leur fournira une charrette pour les conduire à la frontière. Hors du luthéranisme (et quel luthéranisme !) point de patrie pour le Suédois. »

Nous n’ajouterons rien à ces faits. Répétons seulement, comme l’Aftonblad, avec qui nous sommes heureux de nous trouver enfin d’accord : Cet arrêt fera le tour du monde civilisé et excitera une réprobation universelle ; cette condamnation inique condamnera l’odieuse législation que la diète suédoise de 1857 a conservée pour la honte du protestantisme et du XIXe siècle. e. forcade.



REVUE DRAMATIQUE.


À suivre le mouvement qui se produit depuis quelques années sur nos théâtres, il est un fait général qu’on est bien forcé de constater : c’est que l’étude de la réalité s’y développe de plus en plus aux dépens de l’exécution, la recherche de l’exactitude matérielle aux dépens de l’art. En soumettant la vie de chaque jour à une minutieuse enquête, aurions-nous par hasard amassé tant de richesses qu’il nous soit impossible de les embrasser à la fois et de les fondre en un seul bloc ? Ce qui est certain, c’est que les écrivains dramatiques ne semblent guère préoccupés de ce fâcheux désaccord entre l’idée et la forme. Leur orgueil n’a point diminué ; mais c’est uniquement dans la facilité de l’invention qu’ils semblent le placer. On croit faire œuvre de génie en s’empressant de généraliser les faits particuliers offerts par l’observation. On veut à toute force créer des types, on oublie que les figures de la comédie, aussi bien que celles du drame, doivent être conçues comme des individualités. Corneille, Shakspeare, Molière, n’ont jamais prétendu étudier autre chose que des caractères ; c’est par la grandeur de l’exécution que, pour nous, Pauline, Hamlet et Célimène sont passés à l’état de types.

Le public, toujours un peu dupe de l’étiquette, a suivi ce mouvement, et s’est habitué à considérer comme des généralités les figurés qu’il est appelé à juger. La réalité qui les entoure, le milieu vulgaire où elles agissent, leurs habitudes, qui sont les nôtres, permettent à chaque spectateur de leur trouver autour de lui de faciles applications, et cela suffit. Le public aime à tirer une conclusion des premiers mots qu’il entend ; il se hâte, sur une vague ressemblance avec ce qu’il connaît, de s’extasier aussitôt sur la surprenante exactitude, sur la scrupuleuse observation qui lui est offerte. Aussi se contente-t-il, dans la reproduction des mœurs contemporaines, d’une vague esquisse, d’un simple profil. Ces dispositions sont encore favorisées par l’introduction dans ces œuvres, hélas ! trop descriptives, d’un élément inconnu à Plaute comme à Molière, la mode. C’est en effet un long et périlleux voyage que d’aller jusqu’au fond de la nature humaine ; il est beaucoup plus simple et beaucoup plus commode de saisir au daguerréotype ses apparences les moins durables, ses manières d’être les plus accidentelles. Les sentimens et les ridicules de l’homme ont beau être éternels et inépuisables ; ce qui forme l’objet préféré des études contemporaines, c’est la forme toute passagère que les lieux, les circonstances, les intervalles les plus rapprochés, impriment pour un temps limité à nos faiblesses et à nos prétentions. L’actualité ! voilà avant tout le grand écueil que bien peu évitent, et c’est, je crois, l’une des principales solutions qu’on pourrait donner a la question qu’une académie de province vient de poser en ces termes : « D’où vient que de nos jours la haute comédie a disparu de la scène pour céder la place à des compositions dramatiques où la morale n’est pas moins offensée que l’art ? »

Il faut tenir compte assurément de cette inquiétude où les œuvres nouvelles plongent le public malgré le plaisir apparent qu’elles lui procurent. Ce n’est pas d’ailleurs que le public n’ait rien à se reprocher, et que sa responsabilité soit pure de toute tache. Nous voudrions voir dans la littérature dramatique un mouvement semblable à celui qui s’opère dans la musique. Il est certain qu’après avoir applaudi trop longtemps les faiseurs d’opérettes, le public se tourne maintenant vers les grands maîtres, et préfère à la trop facile audition de jolis airs la difficile intelligence de Weber et de Mozart. Ce rôle de vulgarisateur qu’a pris le Théâtre-Lyrique, je voudrais, puisque le Théâtre-Français semble parfois y renoncer, que l’Odéon continuât de le soutenir. Après la Jeunesse de M. Augier, ce théâtre vient de donner une pièce en vers qui se distingue aussi par des qualités recommandables. Ce que j’ai remarqué surtout dans l’École des Ménages, c’est la sobriété des épisodes et la simplicité des moyens mis en œuvre pour obtenir des effets véritablement dramatiques. Le sujet choisi par M. de Beauplan a, dit-on, été déjà traité ; c’était pour l’auteur une difficulté de plus. — Un honnête homme est depuis dix ans trompé par sa femme et son ami ; ceux-ci nous apparaissent au moment où ils plient sous le fardeau de leur chaîne adultère, au moment où la coupe épuisée de leurs plaisirs criminels n’a plus qu’amertume et que lie. Le caprice, leur jeunesse, le fruit défendu, telles furent sans doute les seules causes de cette liaison, qui, ainsi motivée, ne devait amener avec elle que ruine et que repentir. Ils sont enfin accablés de fatigue et de honte ; mais leur faute et, ce qui est plus terrible à dire, l’habitude les tient encore plus que le dégoût ne les sépare. Toute faute en effet entraîne des devoirs après elle, et l’amour-propre survit à l’amour. L’amant se voit engagé dans une impasse où il ne peut ni avancer ni reculer. Il lui est interdit de songer à ce qui complète l’existence humaine, au mariage, aux enfans, à la vie de famille. La femme de son côté s’attache à lui en raison même des devoirs que pour lui elle a foulés aux pieds. Pour lui, elle a été mauvaise épouse, pour lui mauvaise mère, et si elle peut encore envisager de sang-froid le premier de ces crimes, le second lui pèse au cœur comme le plus terrible des remords. M. de Beauplan a très heureusement tracé, en regard de ces deux figures, le caractère du mari. Il n’est ni jaloux, ni ridicule, cet honnête homme trompé ; il croit à sa femme et à son ami, et rien n’est plus touchant ni plus sympathique, parce que rien n’est plus rare, que la confiance raisonnée de cet admirable cœur. Dubuisson a entendu, sans les comprendre, les plaintes d’Adrien. Il leur a trouvé un remède bien simple : son ami deviendra son fils. À ces fiançailles inattendues, l’épouse coupable sent à la fois tressaillir en elle les hontes de la mère et les jalousies de la femme. Sa fille, âme pure et naïve, qu’elle a trop longtemps privée de ses caresses, vient lui avouer, toute confuse de bonheur, son amour pour Adrien, et cet aveu la remplit de terreur. Jamais châtiment moral ne fut plus terrible. Les moindres paroles de sa fille lui sont un poison. « Je saurai rendre mon mari heureux, lui dit Emma, et pour cela je n’aurai qu’à vous imiter. » Il lui faut, à cette femme devenue enfin mère, sous peine d’une honte sans nom, briser le cœur de sa fille, et c’est là sa véritable punition. Elle dit à son mari qu’Adrien refuse la main d’Emma, et devant cet inexplicable refus, Dubuisson sent enfin le soupçon entrer dans son esprit et s’y glisser comme un serpent. Une lumière soudaine éclate en lui : d’un regard il embrasse les dix années qui viennent de s’écouler ; un seul instant de réflexion lui rend l’intelligence de petits faits restés inaperçus, de petites choses considérées jadis avec insouciance, et il se réveille épouvanté au fond d’un abîme. Il n’a en main aucune preuve matérielle de l’adultère, il n’en cherche pas. Il fait venir devant lui ceux qui l’ont trahi, et sous la seule pression de son regard, l’amant courbe la tête, la femme tombe à genoux.

Toute cette pièce est empreinte d’une émotion bien sentie ; seulement cinq actes étaient trop, quatre suffisaient. L’exposition, plus condensée dans les deux premiers actes, eût encore augmenté la vigueur des deux derniers. Les Pièges dorés, il y a deux ans, n’étaient qu’une spirituelle esquisse ; l’École des Ménages donne de meilleures espérances. C’est une pièce qu’on ne peut ranger dans la catégorie de celles qu’attaque justement l’académie toulousaine des Jeux floraux. Sans doute son objet n’a rien de bien nouveau, et il y a longtemps que tout le monde connaît cet article du Décalogue : « Tu ne seras point adultère ! » mais l’art, qui peut prendre la morale pour appui et non pour but, n’a pas à forger de nouveaux préceptes, à créer de nouveaux commandemens. Plus l’idée dont il s’empare est commune, plus les développemens dont il l’accompagne comportent de véritables créations. Il n’y a rien de plus vulgaire que la réalité, mais il n’y a rien de plus fécond quand on sait l’interpréter.

Puisque nous en sommes sur ce chapitre, ce qu’il faut remarquer encore dans l’École des Ménages, c’est la manière dont cette morale est exposée. Elle ressort de l’action même ; elle ne s’étale pas, comme chez M. Ponsard, en longues formules didactiques, et ne se débite pas en maximes brutales, en mots à effet, dans la bouche de ce personnage sceptique que depuis un certain temps nous rencontrons dans toutes les pièces où l’on prétend flageller les mœurs contemporaines. Ce singulier personnage, — encore un type ! le gracioso du théâtre actuel ! — joue le plus souvent un rôle épisodique et fait l’office du coryphée antique, à cela près qu’il croit très peu à la morale qu’il est chargé de représenter, et qu’il est le premier à se moquer de lui-même, comme il se moque des autres. Il rend du reste à nos écrivains de signalés services ; il est pour eux une secrète incarnation qu’on ne saurait méconnaître. N’est-ce pas l’homme supérieur de la pièce ? n’est-ce pas le plus spirituel, le plus mordant, le plus défiant, le plus généreux, le plus vaniteux, le plus insupportable ? On veut s’expliquer sa présence, on ne le peut. Tout ce qu’il est permis de voir, c’est qu’il est là pour tirer à l’épigramme et faire parade de son scepticisme. En général rien ne l’indigne, comme rien ne l’enthousiasme ; s’il a un encouragement pour la vertu, il a un sourire pour le vice. Entre ces deux choses, cet homme d’esprit doit évidemment se prononcer pour la moins ennuyeuse, et soit dans les Filles de Marbre, soit dans le Demi-Monde ou les Lionnes pauvres, nous le trouvons dans les meilleurs termes avec les individus tarés contre lesquels il va tout à l’heure diriger sa verve mordante. Il dit souvent de très jolies choses, ce personnage ; mais je ne puis admettre à la fois sa morale et sa conduite : hypocrite de vice ou hypocrite de vertu, je ne puis en aucune façon l’accepter.

Ce prétendu type, soigneusement cultivé, parce qu’il amuse le public d’abord, ensuite parce qu’il convient à la spécialité de tel ou tel acteur, est la figure la plus saillante de la pièce que M. Augier vient de donner au Vaudeville en collaboration de M. Poussier. Le talent de M. Augier a été, à l’occasion de son principal succès dramatique, la Jeunesse, apprécié ici même d’une façon si complète qu’il m’est interdit d’y revenir. Il me faut cependant, à propos des Lionnes pauvres, émettre quelques réflexions que je crois nécessaires. Il est certain que M. Augier ne sait encore où il veut aller ; il hésite entre les délicatesses de la comédie de fantaisie et les brutalités de la satire. N’a-t-il pas fait d’ailleurs en ce dernier genre une des tentatives les mieux réussies, le Mariage d’Olympe ! Qu’il polisse les vers élégans de la Ciguë ou qu’il aiguise le trait flétrissant de Juvénal, qu’importe d’ailleurs, pourvu qu’il fasse bien ?

L’idée de sa nouvelle pièce prêtait éminemment au drame et à la satire ; la lionne pauvre est la femme mariée faisant métier de son corps et entretenant son ménage et son mari avec le prix de l’adultère. Simplement ignoble quand il est complice, profondément digne de pitié quand il est dupe, la figure du mari est évidemment tantôt la plus curieuse, tantôt la plus intéressante. M. Augier l’a compris ainsi, et à cet homme trompé il a donné dans sa pièce la première place. Dira-t-on que c’était son devoir de moraliste, j’affirme que c’est une faute de composition. Il ne faut pas forcer l’intérêt même pour les figures qui semblent le mériter le plus ; il y a double péril, inutilité réelle, fatigue pour le spectateur. On a vu le mérite de l’idée comme ressort dramatique ; je dois dire à regret que l’exécution me semble tout à fait manquée. Au point de vue scénique, la pièce est composée avec une extrême langueur ; les cinq actes tombent à vide les uns sur les autres, laissant le spectateur toujours à la même place et ne lui apportant aucun élément nouveau, aucun épisode, aucune action. Il n’y a véritablement pas de dénoûment, car le caractère principal est montré d’abord sous un jour si odieux, qu’il est impossible de le pousser plus avant dans le vice. Nous en savons dès le premier acte autant que nous en saurons après le dernier, et, sauf le gracioso dont nous parlions tout à l’heure, aucun des personnages n’est vivant ou réel. Leur nullité est encore augmentée par le peu de vérité de leur situation et par l’erreur où M. Augier est tombé dans sa mise en scène. Je vais m’expliquer sur ces deux points.

Quelque hardie qu’elle soit, j’admets l’idée, mais il me la faut vraie. Qu’est-ce que ce ménage Pommeau où l’auteur nous introduit ? Est-ce dans un pareil milieu que peut se produire la honte qu’il veut flétrir ? Entre un clerc de notaire et sa femme, le livre de dépenses n’a pas de secrets, les recettes n’ont pas de mystères. En pareille situation, un homme dont le métier est de s’entendre aux affaires peut être complice, il ne peut jamais être dupe. De quel besoin de luxe maintenant est donc possédée cette bourgeoise de quatrième ordre, et comment, sans que son mari le sache, peut-elle élever son budget à trente mille francs ? Qui l’oblige d’ailleurs à ce métier ? Fait-elle partie d’un monde où il faille épuiser ses revenus en ruineuses toilettes ? Qui reçoit-elle dans ce somptueux appartement ? Qu’elle ait un amant, je le conçois ; mais qu’elle se laisse entretenir par lui, sa position est loin de lui en faire une nécessité. Ah ! si cette femme était mariée à un homme dont la haute position la contraignît à ne se laisser éclipser par aucune rivale, je comprendrais que le besoin et la vanité l’entraînassent dans cette fange, et qu’elle mît un triste honneur à effacer en elle-même l’honnête femme pour la remplacer par la femme adulée et enviée ; mais rien de tout cela. La lionne pauvre, telle que l’a conçue M. Augier, n’a ni prétexte, ni occasion, ni raison d’être.

Admettons cependant cette impossibilité de situation matérielle et morale, la fausseté des caractères qui nous sont présentés n’en apparaît que mieux. Séraphine (c’est le nom de cette lionne du notariat) est un rôle tellement sacrifié par l’auteur, qu’elle n’apparaît même pas au cinquième acte. Et comment nous la présente-t-il ? Comme une figure de femme perdue que nous connaissons depuis longtemps. Elle n’a rien de ce qui devrait la distinguer. Cette femme évidemment a commencé par être honnête ; ce n’est que peu à peu qu’elle est entrée dans le vice, et avant d’y lever la tête, elle a eu des rougeurs et des hontes qu’il nous importait de connaître. Il fallait nous la montrer agissant, et dans le rôle qu’elle remplit déployant une verve et un sang-froid qui lui sont nécessaires. Ce n’est au contraire, — ce qui ne pouvait seulement arriver, — qu’une femme sans cœur, gauche, ne sachant pas même mentir. Je m’attendais à voir une femme supérieure, et je ne trouve qu’une simple et maladroite coquine. Quant au mari sur lequel M. Augier a concentré tout le pathétique dont il pouvait disposer, il faut avouer que sa position, ses rapports avec sa femme, son impossible aveuglement, tout contribue à le rendre ridicule. L’écueil que M. de Beauplan a su éviter, M. Augier s’y est heurté en faisant de Pommeau un double Dandin, celui de Molière et celui des Plaideurs :

Chacun de tes rubans me coûte une sentence,


pourrait-il dire à Séraphine, qui, jeune, jolie et mariée on ne sait pourquoi à ce vieillard, ne ferait en le trompant qu’obéir à la tradition.

Caractères, situations, rien dans les Lionnes pauvres n’est conforme à la vérité ; la femme qu’on veut flétrir n’inspire même pas la curiosité ; le mari qu’on veut rendre sympathique est un pauvre hère à qui son âge même défend d’être aveuglé par l’amour. Ce défaut de vérité a fait manquer leur but aux auteurs, parce qu’il rend la moralité impossible ; personne ne voudrait se reconnaître dans ces portraits, personne aussi ne le peut.

Bien que le but moral lui-même n’ait pas été atteint, malgré l’erreur du fond et, disons-le, malgré l’imperfection de la forme, les Lionnes pauvres auront sans doute du succès. On a tant répété au public, et non sans raison, que le Mariage d’Olympe était le meilleur ouvrage de M. Augier, que, pour réparer ses torts et satisfaire sa curiosité, il viendra voir cette esquisse de satire contemporaine. Il applaudira de confiance une œuvre inférieure à celle dont il a causé la chute, sans remarquer cette fois que cette infériorité tient peut-être à une collaboration dont le moindre défaut est d’ôter nécessairement toute unité, toute logique, à la conception et à l’exécution.

L’idée générale, dans les Lionnes pauvres, n’a pas sauvé la forme, et c’est une vérité littéraire dont on ne saurait trop se pénétrer. Il n’est pas d’essai si infime sur lequel ne se détache une pensée quelconque. Il y a certainement un fonds de vérité et d’observation dans l’Héritage de M. Plumet, le nouvel ouvrage des auteurs des Faux Bonshommes, et jamais comédie ne fut plus triste, plus terne ; jamais mots ne furent plus pauvres. Le bonhomme Plumet eût été assez amusant s’il n’eût commencé par montrer du premier coup toute l’étendue de sa bêtise. Après sa première scène, nous le savons par cœur, et nous pouvons nous en aller. On pouvait espérer mieux de M. Barrière, qui ne manque pas d’une certaine verve satirique ; mais qu’attendre d’une pièce que les auteurs croient achevée quand ils y ont introduit crûment et sans nuances l’idée comique qui lui sert de base ? C’est trop oublier que tout est dans l’exécution. Lorsqu’on possède la certitude d’être représenté, on ne se préoccupe que d’arriver à la scène le plus vite possible, et pour produire en peu de temps les effets nécessaires, la méthode la plus courte est l’exagération : brutalité devient synonyme de force, bizarrerie d’originalité. Aussi une récente circulaire officielle, qui défend l’emploi de l’argot dans les œuvres dramatiques, n’est-elle pas sans signification.

Il ne faudrait pas, pour les mêmes raisons peut-être, voir dans les représentations que donne Mme Ristori un simple objet de curiosité. Si ses efforts n’ont pas tout le succès désirable, si elle parvient à ne donner qu’une demi-ressemblance aux types immortels qu’elle essaie de représenter, il y a pour le public, dans le spectacle de semblables tentatives, plus qu’un plaisir noble et délicat, il y a encore tout un enseignement. Ce qui donne aux tragédies de Corneille et de Racine une permanence de beauté absolue, c’est le style. Les règles dramatiques selon lesquelles ces œuvres ont été conçues ont sans doute perdu de leur autorité ; la forme qu’elles revêtent est restée un modèle impérissable. La tragédie a cessé d’être pour nous une forme théâtrale, elle est demeurée une forme purement littéraire. Le point de vue du spectateur a dû nécessairement s’en trouver modifié. Grâce à leur admirable style, si ce qui se passe sur la scène ne correspond plus à nos besoins et à nos habitudes, nous jouissons au théâtre des grands maîtres du XVIIe siècle comme s’il s’agissait d’une lecture et non d’une représentation. Dans les chefs-d’œuvre que nous a légués la tradition classique, nous acceptons, sans en faire l’objet immédiat de notre jugement, la charpente, la distribution des actes, la conduite de l’action, en un mot tout ce qui constitue particulièrement le côté périssable de l’art scénique, et nous ne nous occupons précisément que de la partie immortelle, c’est-à-dire de la composition des personnages, de leur pensée et de leur diction. C’est pourquoi l’artiste qui remplit le rôle principal ne porte pas seulement le poids du personnage qu’il représente : l’œuvre entière repose sur lui. Cette immense responsabilité, acceptée et soutenue, fut la gloire de Talma et de Mlle Rachel, comme elle est celle de Mme Ristori dans certains rôles, par exemple dans Medea, dans Mirra, dans Pia dei Tolomei.

Phèdre a été pour Mme Ristori une défaite en même temps qu’un triomphe. Jamais, il faut l’avouer, elle n’a montré autant d’éclat, autant de fougue, autant d’inspiration (je me sers à dessein de ce dernier mot), jamais aussi ces mêmes qualités ne lui ont tant nui. En abordant ce rôle, Mme Ristori se soumettait d’ailleurs à une inévitable comparaison. Qu’on ne dise pas que cette comparaison est puérile, qu’il ne faut considérer que le mérite absolu de l’artiste ; nous ne pouvons, je le répète, procéder ici avec les règles ordinaires de la critique dramatique. Quoi ! nous avons dans l’esprit l’image toujours vivante qu’y a tracée une admirable interprète, et nous pourrions impunément voir passer devant nos yeux la ressemblance exagérée, défigurée, illogique, du type immortel que nous gardons en nous ! Nous sommes possédés d’avance par une pensée dont la complète expression nous domine et nous poursuit, et les termes dont cette pensée se compose pourraient, sans provoquer une légitime surprise, frapper de nouveau nos oreilles avec une harmonie et une autorité moindres ! Encore une fois cela n’est pas possible, surtout quand le rôle principal ne peut être, ce qui arrive dans la tragédie, sauvé par l’intérêt des figures environnantes. Cet intérêt manquait du reste à Mlle Rachel aussi bien qu’il a manqué à Mme Ristori. C’est donc véritablement et uniquement une affaire d’interprétation individuelle que nous devons apprécier ici. Ceux qui n’ont vu que Mme Ristori ont certainement vu une Phèdre magnifique, et jusqu’à un certain point complète ; les autres, tout en tenant compte de son mérite absolu, ne peuvent s’empêcher de la trouver en dehors de la vérité et au-dessous de l’idéal que comporte le rôle conçu par Racine et réalisé par Mlle Rachel.

La reprise de ces grandes œuvres et l’intérêt général qui s’y attache montrent qu’en face des œuvres toutes modernes le goût public a si peu de solidité qu’on ne saurait trop s’efforcer de lui imprimer une direction salutaire. Voici, par exemple, une pièce mal accueillie les deux premières soirées, justement attaquée par la critique, qui cependant s’est relevée, et à laquelle le public court porter son argent et ses bravos. Selon l’expression usitée, les Doigts de Fée tiennent l’affiche au Théâtre-Français. Qui a raison du public ou de la critique, du public qui ne cherche que le plaisir des yeux ou de la critique qui veut avant tout pour l’esprit un aliment solide, une conception logique, une forme heureuse ? Faut-il croire avec Pangloss que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible ? Non ; le succès a déjà par lui-même le triste avantage d’influer d’une certaine façon sur les esprits même les plus indépendans. Le fatalisme est plus qu’on ne le croit dans nos habitudes, sinon dans nos opinions. On se dit involontairement que le succès a une raison d’être qui doit être bonne par cela seul qu’elle est. On évite ainsi de l’examiner, oubliant qu’il n’y a de supériorité et d’indépendance pour notre esprit que dans l’examen. Ce qui a lieu en face d’intérêts plus importans se passe à plus forte raison dans les occasions où notre plaisir seul est en cause. Il devient de jour en jour plus facile d’en imposer à un public qui fait bon marché de la symétrie et de l’unité d’une œuvre, admet de la meilleure grâce du monde la séparation de ses élémens, et compense bénévolement l’ennui que l’un d’eux lui inspire par le plaisir que l’autre lui fait éprouver. Une seule partie qu’il goûte fait passer toutes les autres. Cela se voit surtout au théâtre, où la forme est si complexe, où tant de choses diverses concourent à la représentation d’une pièce : la mise en scène, le jeu des acteurs, leur personnalité même, tout, jusqu’à l’aspect de la salle, distrait le public de l’attention exclusive que dans la lecture d’un roman il est obligé d’apporter à l’élément purement littéraire.

Le public même le moins lettré, le plus accessible par l’état de son esprit aux simples épisodes, fait fi des situations et des sentimens conformes à l’ordre et à la nature. Il lui faut des poses connues, des gestes arrangés, des effets convenus. Grâce à la pression exercée sur eux, les acteurs ne se composent plus un jeu spécial pour chacun de leurs rôles ; ils sont obligés à une sorte de cérémonial qu’il leur faut adapter tant bien que mal aux situations les plus opposées. À leur tour, les auteurs travaillent dans ce sens : ils se gardent bien de chercher des combinaisons inconnues dont le résultat pourrait être douteux ; mais ils arrangent dans un cadre conforme à la commune mesure des effets certains et notés depuis longtemps pour telle espèce d’applaudissemens. Actualités, lieux-communs, intelligence facile, telles sont les choses auxquelles s’est habituée la masse du public, qui ne veut pas sortir de son ornière, et préfère se duper elle-même plutôt que de dépenser un peu de cette attention que réclame une appréciation sérieuse. On s’explique bien des succès avec ces tristes causes.

Eugène Lataye.


Abrégé de la Législation hindoue[1]


Dans une société aussi ancienne que la société hindoue, et dont les monumens littéraires remontent à la plus haute antiquité, il existe un grand nombre d’ouvrages sur la législation. Manou, le législateur inspiré, a parlé le premier ; après lui, des sages respectés ont formulé des codes de lois. Sans altérer la doctrine du maître, ils ont introduit dans leurs ouvrages de nouvelles explications relatives à des questions de fait, et essayé de résoudre des difficultés qui se produisaient avec le temps, et que le divin Manou n’avait pu prévoir. Tous ces livres précieux à plus d’un titre, et que l’Europe a pu connaître par des traductions, ont été écrits en sanskrit. Les peuples de la presqu’île indienne, qui parlent une langue aussi différente de l’idiome ancien et sacré que le bas-breton l’est de la langue française ou du latin, se trouvaient donc dans l’impossibilité de consulter eux-mêmes les textes originaux ; ils ne pouvaient étudier convenablement la législation qui les régit. Il y a une trentaine d’années, l’un des directeurs anglais du collège de Madras résolut d’obvier à cet inconvénient ; il chargea de traduire en tamoul, — c’est-à-dire dans la langue parlée sur la côte de Coromandel depuis Ceylan jusqu’à Madras, — le livre d’un professeur indigène du même établissement, le docte Madoura-Kandasvami-Poulavar. C’est cet ouvrage, traduit de nouveau du tamoul en français, que vient de publier à Pondichéry, sous les auspices du gouvernement, M. Eugène Sicé, sous-commissaire de la marine à Karikal.

Le titre de l’ouvrage est Vyavahara-Sara-Sangraha, ce qui signifie, si je ne me trompe, abrégé de la substance du droit. Rédigé par un homme habile dans la connaissance des lois de son pays, mais qui ne possède pas l’esprit méthodique d’un Européen, ce livre curieux fait passer sous les yeux du lecteur les opinions des légistes hindous les plus accrédités. Combien de questions, qui nous semblent étranges, ridicules, et qu’un juge ou un philosophe de l’Inde a pour devoir d’étudier sérieusement ! Le mariage doit-il avoir lieu, par fiançailles, avant l’époque de puberté ? Les veuves doivent-elles garder le célibat, même quand elles perdent leur époux avant l’accomplissement de la cérémonie nuptiale, et sont-elles tenues de se brûler sur le bûcher de celui à qui elles ont été vraiment unies ? Quelle est en justice la valeur du témoignage d’un homme appartenant aux castes inférieures ? En cas de meurtre prémédité, quelle pénalité particulière et considérablement adoucie pourra être appliquée au brahmane que sa naissance élève au-dessus des autres hommes, et contre qui la peine de mort ne doit jamais être prononcée ? La législation hindoue se montre aussi fort extraordinaire et même contradictoire à l’égard de la femme. Un poète philosophe a dit : « Ne frappez pas, même avec une fleur, une femme… eût-elle commis cent fautes ; la femme est bien la moitié de l’homme, son plus intime ami !… » Voilà qui est charmant et même tout parfumé de galanterie ; mais la loi, qui protège la femme avec une certaine sollicitude, la place vis-à-vis de l’homme dans une dépendance qui va jusqu’à la servilité. Les législateurs, gens sérieux, vieux brahmanes retirés dans la forêt, ont tous plus ou moins insisté sur l’infériorité naturelle de la femme, sur sa légèreté, sur son penchant au mal. Si les poètes ont pris sa défense, elle a contre elle sa faiblesse et la loi, qui la classe parmi les incapables, tels que les mineurs, les esclaves et ceux qui vivent sous la tutelle d’autrui. L’incapacité dont les femmes sont frappées attire sur elles toute une série d’avanies véritables ; il semble que le législateur leur dise : Soyez épouses et mères, rien de moins, rien de plus ! C’est sous le toit conjugal et dans son rôle de mère que l’épouse devient un être vraiment respectable, sur lequel la justice étend son bras protecteur.

Ce livre est donc de ceux qui donnent beaucoup à penser, parce qu’il traite des matières les plus sérieuses qui puissent occuper l’esprit humain. On y retrouve debout et vivante cette vieille organisation indienne qui a traversé tant de siècles malgré ses imperfections, et peut-être même à cause de ses anomalies, qui toutes concouraient à maintenir un édifice basé sur les traditions de la conquête. En faisant imprimer à ses frais cet ouvrage utile, le gouvernement de Pondichéry a donné une nouvelle preuve de l’intérêt qu’il porte à la bonne administration des indigènes. Le traducteur avait à lutter contre de grandes difficultés, et il les a surmontées à force d’esprit et de persévérance. Né à Pondichéry, initié dès l’enfance à la connaissance des langues indiennes, M. E. Sicé a déjà beaucoup écrit sur ces pays lointains où la France a joui fort longtemps d’une grande influence. Pour que son instruction fût plus complète, il a visité l’Europe, et de retour dans sa contrée natale, il a repris avec un nouveau zèle les travaux qui l’avaient occupé pendant sa jeunesse. Si éloigné qu’il soit de la mère-patrie, nous devons éprouver de la sympathie pour un littérateur consciencieux qui consacre ses veilles à des ouvrages d’une utilité incontestable. D’autres sauront mieux que nous apprécier la valeur de cet Abrégé de la substance du droit hindou. En consacrant ces courtes lignes à l’examen de l’ouvrage, nous avons voulu surtout saisir l’occasion de rendre hommage à la sagacité et à la science de M. E. Sicé, que nous avons vu, dans des excursions faites ensemble sur la côte de Coromandel, déchiffrer et traduire avec une aisance remarquable les inscriptions en tamoul et en telinga tracées sur les murs des anciennes pagodes.

Th. Pavie.




Catalogue général et raisonné des Camées et Pierres gravées de la Bibliothèque impériale, par M. Chabouillet[2]

Une des tendances actuelles de l’érudition dans notre pays, — et nous souhaiterions que cette tendance achevât de se convertir en coutume, — est le désir d’intéresser la foule à des questions qu’on ne soulevait jadis que pour alimenter entre experts la controverse, et que l’on discutait en quelque façon à huis-clos. Le temps est loin déjà où les savans de profession se gardaient bien de parler notre langue, comme s’ils eussent craint de profaner la science en la dégageant de l’attirail scolastique, et de trahir leur mandat personnel en recherchant le succès ailleurs que dans le monde des initiés. Ils ne dédaignent aujourd’hui ni une publicité plus vaste, ni des formes de démonstration mieux appropriées à nos habitudes, et nous ne croyons pas qu’il y ait dans ce double fait rien qui puisse fausser le rôle de la science, ou en compromettre la dignité. Les travaux archéologiques, par exemple, ont-ils, au fond, moins de sérieux depuis qu’ils n’affectent plus cette majesté un peu aride que prescrivait la tradition ? En attribuant une part plus large que par le passé à l’élément littéraire, aux aperçus généraux, à l’appréciation critique des faits, l’érudition en matière d’archéologie a produit des ouvrages profitables à tout le monde, parce que les spécimens de l’art y sont décrits et jugés avec les développemens nécessaires, au lieu d’être, comme autrefois, sèchement étiquetés d’une date, d’une formule technique ou d’un nom. Il n’est pas même jusqu’aux travaux de simple nomenclature, il n’est pas jusqu’aux catalogues de nos collections publiques où ne se révèle l’intention d’animer autant que possible le sujet, et de faire pressentir, à propos des objets mentionnés, quelque chose de la marche de l’art aux différentes époques et dans les diverses écoles. Les Notices assez récentes sur les monumens de tout genre qui ornent les galeries du Louvre attestent ce besoin, nouveau chez les érudits, d’aplanir le champ de la science et d’y attirer les profanes ; tel est aussi, entre autres mérites, le caractère du Catalogue que M. Chabouillet vient de publier sous les auspices de M. le ministre de l’instruction publique.

M. Chabouillet a entrepris de classer et de décrire près de quatre mille objets d’art exposés dans le cabinet des médailles et antiques de la Bibliothèque impériale : tâche méritoire, et d’autant plus opportune que jusqu’à ce jour rien ou presque rien de semblable n’avait été tenté. Quelques notices succinctes ou superficielles sur l’origine et les accroissemens successifs du cabinet, quelques dissertations insérées dans les recueils scientifiques, et ne concernant d’ailleurs qu’un nombre restreint de monumens, tels étaient à peu près les seuls secours offerts à l’étude ou à la curiosité. Il y a vingt ans toutefois, un écrivain dont le nom se rattache d’assez près aux progrès de la science numismatique en France et plus directement encore à l’histoire du théâtre moderne, M. Du Mersan, avait essayé de combler cette lacune ; mais le petit volume publié par lui en 1838 sous le titre un peu ambitieux d’Histoire du Cabinet des Médailles, ne contenant, quant aux objets d’art eux-mêmes, que des indications toutes sommaires, un simple relevé, suivant la place que ces objets occupent ou suivant le numéro qu’ils portent, on ne saurait reconnaître une utilité fort générale à un travail aussi sobre d’éclaircissemens et de commentaires. Ajoutons que depuis la publication du livre de M. Du Mersan, nombre de monumens importans sont venus enrichir la collection. Laisser plus longtemps les érudits sans conseils et le public sans leçons en face de tant de trésors, c’eût été renouveler sous une autre forme quelque chose de ce qui se passait au temps où le cabinet des médailles et antiques ne s’ouvrait qu’à de rares privilégiés. Tous ceux qui désormais visiteront ce cabinet, — l’un des premiers, sinon le premier du monde, — n’auront plus à regretter d’y être privés d’un guide.

L’ouvrage de M. Chabouillet, quelles que soient l’expérience archéologique et la sagacité de l’auteur, suscitera peut-être certaines objections sur des points de détail. Peut-être telle attribution sera-t-elle contestée, condamnée même par les antiquaires, assez enclins parfois à se dédommager de leur estime pour un confrère par le plaisir de le trouver en faute. Laissons à qui de droit ces innocentes vengeances, si tant est qu’ici quelque erreur que nous n’avons pas su apercevoir les excuse ou les justifie. Ce que nous oserons dire seulement, c’est que, au point de vue de l’art, le caractère et le mérite de chaque objet sont appréciés avec une grande justesse, que tout est défini et jugé de manière à ne laisser de doutes ni sur la beauté relative ni sur l’importance particulière des œuvres exposées, qu’en un mot, grâce à ce nouveau catalogue, le cabinet de la Bibliothèque impériale cessera de rester en quelque sorte le domaine exclusif des savans pour devenir un lieu fécond en enseignemens pour les artistes et pour le public.


HENRI DELABORDE.


V. DE MARS.


  1. Pondichéry, imprimé par ordre du gouvernement ; 1857.
  2. 1 vol. in-18, chez Claye, rue Saint-Benoît, 7.