Chronique de la quinzaine - 31 mai 1854

Chronique n° 531
3& mai 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mai 1854.

S’il est un fait de nature à saisir vivement l’attention, c’est la marche lente, mais irrésistible, suivie par cette crise orientale au bout de laquelle l’Europe s’est trouvée placée en présence de toutes les perspectives de la guerre ; c’est en outre cette espèce de force des choses qui a fait entrer la politique occidentale dans une voie nouvelle, en scellant des alliances inattendues, en réunissant, sous l’impulsion d’un intérêt commun, les gouvernemens en apparence les moins préparés à agir ensemble sur le même terrain. Il a pu y avoir des hésitations, les gouvernemens ont pu ne pas juger la question d’Orient du même point de vue à tous les instans : dans le fond, l’Angleterre, la France, l’Autriche et la Prusse n’ont cessé d’être moralement d’accord sur le principe même de cette complication ; les liens de leur politique n’ont fait que se resserrer, et aujourd’hui la Russie se trouve diplomatiquement isolée, en attendant qu’elle se trouve seule pour soutenir contre tous, les armes à la main, une cause désespérée. Nous voudrions préciser cette situation qui peut donner à la politique occidentale une infaillible efficacité par l’union de toutes les volontés et de toutes les forces, ou qui pont devenir le point de départ d’une série de faits nouveaux, peut-être de négociations nouvelles, ou du moins de tentatives de négociations, si l’empereur Nicolas s’arrête un moment à considérer l’extrémité où il s’est placé.

On n’a cessé de l’observer, la question d’Orient depuis son origine se développe, au point de vue diplomatique, sous un double aspect. Entre la France, l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse, il y a une entière conformité de vues et de principes sur les conditions essentielles de l’équilibre général, sur la moralité des entreprises russes contre l’empire ottoman, et en même temps il y a un accord particulier entre l’Angleterre et la France pour tirer des conséquences plus directes, plus effectives de ces principes adoptés en commun. C’est la même politique, seulement avec un caractère plus tranché. La France et l’Angleterre marchent en avant. L’Autriche et la Prusse, anciennes et intimes alliées de la Russie, ayant d’ailleurs à combiner les intérêts les plus complexes, sont plus lentes à se décider et à agir, plus persévérantes dans leurs tentatives conciliatrices et dans leurs vœux pacifiques ; puis, à mesure que les circonstances se déroulent et viennent leur révéler l’inutilité de leurs vœux et de leurs tentatives, elles rejoignent les deux puissances occidentales, et l’accord des quatre gouvernemens trouve son expression dans les actes réitérés de la conférence de Vienne.

À quoi viennent aboutir ces deux ordres de faits ? D’un côté, l’accord particulier de la France et de l’Angleterre s’est changé en une alliance de guerre fondée sur le maintien de l’intégrité de l’empire ottoman ; de l’autre, la Prusse et l’Autriche ont signé le 20 avril, à Berlin, un traité spécial basé sur le même principe, et qui rapproche de plus en plus les puissances allemandes d’une action décisive. Aujourd’hui un dernier protocole, arrêté par la conférence de Vienne le 23 mai, vient de relier ces divers actes en constatant de nouveau l’unité de vues et d’efforts entre les quatre gouvernemens, et en assignant aux deux traités un même but, l’intégrité et l’évacuation par les Russes du territoire de l’empire ottoman. Ainsi que le dit le Moniteur, « la convention anglo-française pour une guerre actuelle se trouve rattachée au traité austro-prussien pour une guerre éventuelle. » Voilà comment, en cette phase suprême de la question, l’Autriche et la Prusse rejoignent, encore l’Angleterre et la France dans la mesure d’une politique indépendante.

L’alliance spéciale de la France et de l’Angleterre n’en est plus à manifester son vrai caractère ; elle s’est attestée dans la Mer-Noire par le bombardement d’Odessa, dans la mer Baltique par l’attaque récente qu’a exécutée l’amiral Napler contre les forts d’Hangoe. L’armée de terre anglo-française est arrivée tout entière aujourd’hui en Orient et est en marche peut-être vers le théâtre de la guerre, tandis que l’année russe, passée sur la rive droite du Danube, assiège Silistrie, où elle vient, dit-on, d’échouer. De toutes parts, les hostilités entre les puissances occidentales et la Russie sont donc en pleine voie d’exécution, et quant aux succès des opérations de nos flottes, le cabinet de Saint-Pétersbourg a la ressource de les transformer en défaites.

C’est dans ces conditions et en présence de ces faits que s’est produite la convention austro-prussienne du 20 avril. Or quelle est la portée réelle de ce traité dans les circonstances présentes ? La stipulation principale consacre une alliance offensive et défensive, par laquelle l’Autriche et la Prusse se garantissent mutuellement leurs territoires respectifs allemands et non allemands. En même temps les deux puissances se considèrent comme obligées de protéger les droits et les intérêts de l’Allemagne contre toute espèce d’atteinte, et s’engagent à une défense commune dans le cas où l’une d’elles se verrait forcée de passer à l’action pour protéger les intérêts allemands. L’application de ce principe est réservée à un article additionnel qui spécifie le but de l’alliance et le cas d’une action commune. En vertu de cet article additionnel, la Prusse, ayant déjà adressé une communication au cabinet de Saint-Pétersbourg afin d’obtenir de lui l’assurance d’une prompte sortie des troupes russes du territoire turc, l’Autriche de son côté doit adresser des ouvertures semblables à la cour de Russie pour lui demander de suspendre, tout nouveau mouvement de son armée et de fixer l’époque de la prochaine évacuation des principautés danubiennes. Faute d’une réponse satisfaisante, le cas de l’action prévue par l’alliance du 20 avril existerait par ce fait même. Toutefois encore l’offensive pour l’Allemagne ne serait déterminée que par l’incorporation des principautés à la Russie ou par une attaque de la ligne des Balkans. Enfin une disposition principale stipule que les autres états de la confédération germanique seront invités à adhérer à l’alliance.

De là est née la conférence tenue à Bamberg par les états secondaires de l’Allemagne pour délibérer sur une résolution commune. Cette réunion avait lieu, à ce qu’il semble, sous l’inspiration de la Bavière, et elle paraissait au premier abord peu favorable à une adhésion sans conditions au traité du 20 avril. Le cabinet de Munich était principalement dirigé par la pensée de sauvegarder la couronne du roi Othon, prince bavarois, comme on sait, et dont la succession, faute d’héritier direct, est jusqu’ici dévolue à son frère, le prince Luitpold de Bavière. Ce qui a triomphé, assure-t-on aujourd’hui, dans ces délibérations des états secondaires germaniques, c’est une adhésion pure et simple à la convention austro-prussienne, qui reste le symbole de la politique de l’Allemagne.

L’Autriche, de son côté, d’après l’article additionnel du traité, s’est préoccupée d’adresser à la cour de Saint-Pétersbourg une note où sa politique paraît devoir se dessiner nettement. Dans cette note, dont l’envoi ne peut tarder après le dernier protocole du 23 mai, le cabinet de Vienne réclamerait la suspension de toute opération de l’armée russe et l’évacuation prochaine des principautés. Tout ce qui serait en dehors de ces deux points devrait être considéré par lui comme une attaque qui le mettrait dans le cas de légitime défense prévu par la convention du 20 avril. Le roi de Prusse, dit-on, s’est ému au premier instant du sens que l’Autriche donne au traité. Dans tous les cas, il est une chose faite pour le ramènera une appréciation plus exacte de la situation actuelle : c’est que l’empereur Nicolas paraît s’être montré également irrité de sa modération et de la netteté de l’Autriche. Les ouvertures de la cour de Berlin auraient même reçu à Saint-Pétersbourg un accueil peu obligeant pour le roi Frédéric-Guillaume personnellement. Il faut aller au fond des choses et se rendre compte du point où la convention austro-prussienne conduit la question qui tient actuellement l’Europe dans l’anxiété.

C’est de cette convention que dépend aujourd’hui en grande partie le tour que vont prendre les événemens. Ce qui en fait un acte important et décisif, c’est qu’à travers toutes les interprétations diverses dont peuvent être susceptibles certaines dispositions en effet assez vagues, il en ressort invinciblement deux cas de guerre qui mettent l’Allemagne en face de la Russie : l’incorporation des principautés et l’attaque ou le passage de la ligne des Balkans. L’Autriche n’en doutait pas quand elle a signé la convention du 20 avril. Ces cas de guerre se réaliseront-ils ? Par le fait, on peut dire qu’ils existent dès ce moment. Quant aux principautés, la Russie ne pourrait évidemment donner à l’Autriche la satisfaction qu’elle réclame qu’en assignant un terme précis à son occupation. Si elle ne fixe point une limite de temps, si elle rattache l’évacuation des provinces moldo-valaques à une paix éventuelle, quelle différence y a-t-il, au point de vue pratique, entre une occupation indéfinie et une incorporation pure et simple ? Relativement à l’attaque de la ligne des Balkans, il n’est pas moins clair que tout progrès, toute marche en avant des troupes du tsar au-delà du Danube ne peut qu’avoir ce caractère aujourd’hui. Qu’on remarque bien que le traité ne parle pas seulement du passage des Balkans, il parle de l’attaque, c’est-à-dire de toute entreprise dirigée vers ce but. Il en résulte que si l’armée russe reste dans ses positions actuelles, sur la rive droite du Danube, ou poursuit ses opérations, le cas de guerre avec l’Autriche se trouve posé par ce fait. Mais dans cette hypothèse, on ne saurait en disconvenir, l’armée russe se trouverait étrangement compromise ; elle aurait devant elle les Turcs, l’armée anglo-française, et derrière elle les Autrichiens, qui en quelques marches pourraient couper ses communications et atteindre la ligne du Pruth. Pour éviter cette extrémité, elle serait forcée de se replier et d’accomplir ce mouvement d’évacuation que la politique du tsar aurait refusé à l’Autriche, de telle sorte que le prétexte de la guerre disparaîtrait en réalité. La guerre ne continuerait que si la Russie, sous l’empire du ressentiment et de la vengeance, se détournait des Turcs pour se jeter sur l’armée autrichienne. Ce serait là certainement un état de choses singulier, une phase pleine de péripéties. Il en peut sortir les complications les plus inattendues, d’autres disent aujourd’hui qu’il en peut sortir une solution brusque et pacifique.

Quelle que soit en effet l’irritation ressentie par l’empereur Nicolas contre l’Autriche et contre la Prusse, quelque influence qu’ait prise dans ces derniers temps à Saint-Pétersbourg le vieux parti moscovite, les événemens, à mesure qu’ils se précipitent, ne laissent point d’inspirer quelque réflexion, et il est bien des Russes qui ne demanderaient pas mieux que de trouver un expédient propre à terminer cette formidable complication. Déjà, avant d’aller prendre le commandement de l’armée du Danube, le maréchal Paskevitch exprimait l’opinion qu’il se trouverait entouré d’insurmontables difficultés. Le comte Orlof et M. de Benkendorf passent pour incliner vers la paix. Il y a à Bruxelles toute une diplomatie russe, restée comme en observation et en attente, qui partage les mêmes dispositions. Il y a peu de jours encore, un agent de la Russie à Vienne s’exprimait assez hautement dans ce sens. Le difficile est de trouver une solution. Or cette solution, ceux qui la souhaitent le plus ont songé peut-être à la faire sortir des complications nouvelles créées par la convention austro-prussienne. — Pourquoi, disent-ils à peu près, l’armée russe ne ferait-elle pas, avant d’y être contrainte, ce qu’elle sera forcée de faire en présence d’une intervention décidée de l’Autriche ? Si cette intervention devient imminente, nous n’attendrons pas qu’elle se manifeste par des actes, nous lui enlèverons au contraire tout prétexte de se déclarer ; l’armée russe repassera le Pruth, et alors le cas de guerre prévu par le traité austro-prussien se trouvera annulé par le fait ; l’Allemagne sera renfermée dans sa neutralité.

Nous donnons le moyen pour ce qu’il vaut, sans même faire remarquer que la Russie se trouverait tardivement conduite au désaveu le plus singulier des hautaines prétentions de sa politique. On peut demander seulement, si l’empereur Nicolas accepte cette perspective d’une retraite volontaire, quoique exécutée par un cas de force majeure, pourquoi il ne l’a point accomplie au moment où elle pouvait devenir le gage de la paix générale, où elle n’eût été qu’un acte spontané de conciliation. Si c’est une tactique politique, s’il s’agit pour la Russie de gagner du temps en se renfermant dans ses frontières, de séparer de nouveau l’Allemagne de l’Angleterre et de la France en créant à la première la tentation d’une neutralité périlleuse et en restant en état de guerre avec les deux puissances occidentales, est-il bien sûr que l’Autriche elle-même se laisse endormir par ces lenteurs nouvelles, qui auraient l’inconvénient de ne la délivrer d’aucune des charges d’une expectative armée et onéreuse ? Après tout, dans la paix qui terminera cette crise fatalement engagée, l’Autriche a autant d’intérêt, plus d’intérêt peut-être que l’Angleterre et la France. Qu’on remarque au surplus que jusqu’à ce moment les faits ne semblent guère justifier ces plans, inspirés par le désir de la paix, puisque les opérations de l’armée russe se poursuivent sur le Danube, et que si elle n’a pas encore emporté Silistrie, c’est qu’évidemment elle ne l’a pas pu.

Ce qui est certain aujourd’hui, en dehors de ces combinaisons problématiques et de ces conjectures, c’est que la situation générale apparaît sous des couleurs de plus en plus tranchées. D’un côté, la Russie est seule, réduite à cet isolement qui est la condition fatale de toute politique incompatible avec la sécurité du continent ; de l’autre, les quatre puissances européennes tendent chaque jour davantage à se rapprocher dans leurs vues et dans leur action. Ce n’est pas seulement en elles-mêmes que ces puissances trouvent leur force, c’est dans l’appui moral qu’elles rencontrent chez tous les peuples, chez la plupart des gouvernemens, si bien que là où les gouvernemens inclinent vers la Russie, c’est qu’ils sont en contradiction avec le sentiment public.

N’est-ce point là ce qui arrive en Danemark ? Il y a à Copenhague un ministère obstiné à vouloir faire disparaître une constitution que l’immense majorité du pays s’obstine à vouloir maintenir, et que le roi lui-même ne veut pas réformer sans le concours de la représentation nationale. Le cabinet Œrsted a vu ses propositions repoussées dans les chambres par une véritable unanimité. Quelle est la force qui le soutient ? C’est l’appui de la diplomatie russe. Le ministère danois avait été un moment obligé de quitter le pouvoir ; il y a quelques jours, il a réussi à revivre, et s’il ne représente pas absolument l’influence russe, c’est du moins par elle qu’il se maintient au milieu d’un pays ouvertement favorable à la France et à la politique des puissances occidentales. La Suède nourrit des sympathies plus vives encore peut-être pour l’Occident. Il se manifeste parmi les Suédois un mouvement d’opinion remarquable ; les vieux griefs contre la Russie se réveillent, et le sentiment national frémit au souvenir de la perte de la Finlande. Ainsi, dans la neutralité dont leur situation leur fait un devoir, la plupart des peuples de l’Europe sont par leurs sentimens favorables à la politique occidentale. Ce qu’il y a de singulier, c’est que si la Russie ne rencontre point ces sympathies qui naissent d’un instinct profond de solidarité, elle essaie du moins, à ce qu’il semble, de créer des diversions. On apercevait récemment les traces de son influence dans les agitations du miguélisme en Portugal ; on pouvait, dit-on, les observer en Espagne, dans quelques désordres sans durée et sans caractère sérieux.

La triste chance de la Russie, c’est de compter au nombre de ses élémens de succès les assauts que peuvent être conduits à tenter tous les partis extrêmes. Il y a quelque temps, un journal radical de la Suisse ne se faisait-il pas l’auxiliaire de la politique russe ? Existait-il quelque rapport entre cette influence et la tentative récente de quelques malheureux sur les côtes de l’Italie ? On ne saurait le dire ; dans tous les cas, ce serait à coup sûr le moyen le moins efficace de servir la cause italienne. Ce n’est point sans doute directement que s’établissent ces connivences ; mais l’incertitude de l’Europe semble créer une issue, une occasion favorable d’agir. Certes, s’il est un peuple qui ait des droits à se montrer ardent, prêt à la lutte, c’est le peuple polonais, qui a péri victime des mêmes moyens que la Russie a cherché à pratiquer à l’égard de l’empire ottoman, et contre lesquels l’Europe se lève aujourd’hui. L’émigration polonaise, obéissant à une bonne inspiration, a senti cependant qu’elle ne servirait point sa cause en se jetant au travers de la politique occidentale et des nécessités que lui imposait l’accord de toutes les puissances, qu’elle ne ferait au contraire que favoriser la politique du tsar. À plus forte raison, des pays comme l’Italie doivent-ils voir le piège de tentatives qui ne contribueraient nullement à combler leurs espérances, et qui n’auraient d’autre résultat que de compromettre leur cause dans de périlleuses solidarités.

Tous ceux qui se croient en droit, au moment où se pèsent les destinées de l’Europe, de jeter dans la balance le poids de leurs vœux irréfléchis ou de leurs turbulentes ambitions, tous ceux-là ont un exemple sous les yeux : c’est la Grèce. Il est évident que, si les puissances occidentales ne se sont point arrêtées devant la Russie, elles ne s’arrêteront pas devant ses auxiliaires, et ne laisseront pas leur politique flotter au souffle de toutes les passions. La Grèce a été vainement avertie de la situation extrême où elle se plaçait par ses connivences avec les insurgés de l’Épire. Elle n’a cessé de s’engager dans cette voie sans issue. Récemment encore, dans les bagages du général Tzavellas, l’un des chefs des insurgés, le commissaire turc en Épire, Fuad-Effendi, trouvait une correspondance qui mettait à nu la complicité des ministres du roi Othon. Qu’en résulte-t-il ? Les Grecs avaient rêvé la pâque célébrée à Sainte-Sophie en 1854 : ils ont aujourd’hui une division anglo-française au Pirée et à Athènes. L’Angleterre et la France ne vont point déclarer la guerre à la Grèce, qui vit sous leur protectorat ; elles ne vont pas enlever sa couronne au roi Othon : elles vont replacer le royaume hellénique dans la situation d’où il n’aurait dû jamais sortir. Si le roi Othon n’a fait que céder à un mouvement populaire dont il n’était pas le maître, on lui donnera le moyen de dominer ce mouvement ; s’il partage les entraînemens des hommes qui ont précipité la Grèce dans cette extrémité, et qu’il se refuse aux mesures réclamées par les puissances occidentales, il est infiniment probable qu’on les prendra pour lui, dans l’intérêt même du royaume hellénique, comme déjà nos vaisseaux ont pris l’initiative de la répression de la piraterie dans l’Archipel. Ainsi donc se présente au moment actuel, dans ses élémens complexes, avec ses perspectives diverses, cette question immense, la plus puissante qui se soit élevée dans l’Occident depuis un demi-siècle, et dont le péril n’est tempéré que par l’union de toutes les forces de l’Europe agissant ou prêtes à agir dans leur indépendance.

Quant à la France dans son état intérieur, si l’on pouvait douter des changemens opérés depuis un demi-siècle dans les directions de l’esprit public, il suffirait d’observer les dispositions universelles. Ce n’est point aujourd’hui uniquement par un instinct belliqueux, ni même sous l’empire d’une ambition nationale que les peuples se jettent dans la guerre ; il faut une considération plus puissante, celle de la sécurité et de l’ascendant moral de l’Occident, pour qu’on se résolve à cette nécessité suprême qui met sur pied toutes les armées, toutes les forces. Trop d’intérêts sont liés à la paix pour que les gouvernemens aient pu être tentés de les risquer légèrement, et c’est là ce qui s’élève le plus contre la politique russe, qui est venue interrompre cet immense mouvement pacifique. La France particulièrement n’a-t-elle point tous ses travaux intérieurs à poursuivre, ses finances à restaurer ? N’a-t-elle point à côté d’elle, sur l’autre rive de la Méditerranée, un empire à fonder, dont les progrès étaient récemment constatés par un rapport du ministre de la guerre ? En ce moment même, n’y a-t-il pas à relever ce vieux Paris qui tombe chaque jour sous le marteau ? Combien d’autres entreprises, combien d’autres intérêts dont la masse forme la vie matérielle du pays, qui ont besoin de sûreté et de ressources, et qui ne manqueront pas de subir l’inévitable influence d’une crise prolongée ! Tout ce que peuvent les gouvernemens, c’est de tempérer cette crise, comme ils l’ont fait, par des mesures protectrices pour le commerce, et de l’abréger par un vaste déploiement de forces. Le gouvernement, on le sait, a demandé, il n’y a pas longtemps, soixante mille hommes de plus au recrutement annuel, et il annonçait, il y a peu de jours, que la France comptait maintenant quatre escadres, formant un ensemble de 105 bâtimens de guerre, dont 38 vaisseaux, IO frégates à voiles, 10 frégates à vapeur, 30 corvettes ou bricks. En définitive, la force publique est toujours la première question.

Il y en a une autre qui n’est pas moins grave, C’est la question financière ; là est le ressort de la guerre. Or quelle est aujourd’hui la situation des finances françaises ? Elle vient d’être exposée dans le budget soumis au corps législatif. Telle qu’elle est présentée, cette situation n’a rien que de rassurant, elle est même basée, sur la prévision d’un excédent de revenu pour 1855. Les dépenses sont fixées à la somme de 1,562 millions, les recettes au chiffre de 1,566 millions ; mais ce sont là les prévisions d’un temps ordinaire. Il faut souhaiter que même dans sa combinaison normale de dépenses et de recettes le budget de 1855 conserve cet équilibre. Il restera encore assez des dépenses extraordinaires, dont la limite ne peut être fixée d’avance. Déjà l’emprunt de 250 millions introduit dans le budget une charge normale de 11 millions affectés aux intérêts. Quelles ressources nouvelles deviendront nécessaires et quelles charges en découleront pour l’état ? C’est là ce que nul ne pourrait dire à coup sûr ; c’est la part de l’imprévu, que les événemens peuvent diminuer ou accroître, mais qui constitue toujours dès ce moment un budget extraordinaire sous le titre de frais de la guerre. Certes, s’il y eut jamais une heure faite pour inspirer la pensée de prudentes économies, c’est bien l’heure actuelle. Cela n’est point cependant aussi aisé qu’on le croit. D’abord sur l’armée et la marine, il n’y a évidemment rien à retrancher, il n’y a qu’à ajouter. Diminuer les dépenses des travaux publics, c’est risquer de suspendre un ensemble d’entreprises qui contribueront puissamment à la prospérité publique et doubleront les ressources du pays. Voilà comment le corps législatif s’est trouvé conduit à n’alléger que de 7 millions un budget de plus de 1,500 millions ! Ce n’est point d’aujourd’hui d’ailleurs que date cette difficulté de réaliser des économies ; elle remonte loin, elle tient à cette tendance universelle, qui existe depuis longtemps, à augmenter les dépenses, et quand ces dépenses ont pris un caractère en quelque sorte normal, il devient presque impossible de les diminuer, à moins de porter une atteinte subite à tous les intérêts qui s’y rattachent. Sous l’empire de cette tendance, les économies deviennent même quelquefois illusoires ; c’est ainsi, selon le rapporteur du budget, que la réduction de 17 centimes accomplie, il y a quelques années, sur l’impôt foncier se trouve presque compensée par les contributions additionnelles dont les départemens et les communes grèvent leur budget. La crise actuelle ne doit point suspendre toutes les entreprises, tous les travaux d’utilité publique qui sont en cours d’exécution : elle ne peut que rendre plus manifeste la nécessité de les renfermer dans les limites d’une stricte prudence, afin de mieux laisser aux ressources de la France leur libre jeu et leur développement.

L’Algérie, on le sait, occupe une grande place dans le budget français, comme elle est au premier rang dans les préoccupations du pays. Elle est inscrite encore au budget de 1855 pour une armée de soixante-huit mille hommes et quatorze mille chevaux ; mais cette armée est là pour achever une grande œuvre et en sauvegarder la sécurité. La conquête semble terminée aujourd’hui. Sans doute les événemens de l’Europe peuvent tenter quelques fanatiques et les pousser contre notre domination, dans l’espoir de la trouver affaiblie ; mais ce ne seront plus que des tentatives isolées, et l’année qui vient de s’écouler a montré cet exemple singulier et nouveau d’Arabes soumis à la France marchant d’eux-mêmes à la répression de mouvemens de ce genre. C’est donc, on peut le dire, la période de la colonisation qui commence aujourd’hui pour l’Afrique française, et le rapport récent du ministre de la guerre ne fait que constater les premiers résultats de ce travail colonisateur. Un des plus remarquables épisodes, c’est l’établissement de cette compagnie genevoise dont nous parlions l’an dernier, et qui a obtenu du gouvernement une concession de vingt mille hectares aux environs de Sélif. Un plein succès semble répondre à cette entreprise. Deux ans avaient été accordés à la compagnie pour commencer les travaux des dix villages qu’elle doit construire en dix ans, et après huit mois un premier village se trouvait non-seulement construit, mais peuplé. Il s’était offert de la Suisse à la compagnie plus de familles de colons qu’elle n’en pouvait accueillir. Le ministre de la guerre exprime avec raison le désir que, cette expérience faite, les conseils généraux de France reprennent un projet, qui leur avait été soumis, tendant à créer en Afrique des villages départementaux peuplés d’habitans d’un même département et portant son nom. Ce serait comme une seconde France transplantée au-delà de la Méditerranée, y portant ses usages, ses mœurs, et y enracinant son esprit au milieu des populations d’origine diverse.

Ce n’est pas du reste sur ce point seulement que les progrès de la colonisation algérienne ont un caractère remarquable ; la production s’y est accrue d’une manière sensible. C’est ainsi que l’Algérie, qui tirait il y a peu d’années presque tout son blé de l’étranger, a donné à la France, en 1853, un million d’hectolitres de céréales. Les plantations de tabac ont doublé dans la même période ; les ensemencemens de coton ont décuplé dans le département d’Alger, et l’Afrique peut arriver par la suite à devenir un marché rival des États-Unis. Le mouvement commercial suit la même progression. En définitive, l’Algérie, bien que n’étant point soumise encore à l’Impôt foncier ni à l’impôt personnel, va procurer au trésor des recettes qui couvriront ses dépenses, sauf celles de l’armée. Tout tend ainsi à faire de l’Afrique une possession sérieuse et féconde. L’esprit d’industrie, les travaux agricoles s’y développent à la fois, et plus ils se développeront, plus ils affermiront la sécurité en entraînant la population arabe elle-même dans ce mouvement nouveau, en lui faisant quitter la vie de la tente et du désert pour la vie sédentaire. Dans le fond, cette grande œuvre de la conquête et de la colonisation de l’Algérie se rattache plus qu’on ne le dirait au premier aspect à l’ensemble du développement général de l’Europe et de la France ; elle s’est présentée à un moment où notre pays, nourrissant encore le souvenir de ses gloires militaires, semblait avoir besoin de se frayer un chemin. La France a trouvé là un aliment à son activité ; elle y a concentré ses forces, elle a eu un champ de mâle exercice pour ses soldats ; elle a détourné, en un mot, vers l’Afrique cet esprit guerrier qui l’eût peut-être poussée à quelque entreprise en Europe, et aujourd’hui elle a sur l’autre bord de la Méditerranée les élémens d’un nouveau royaume qui, sans troubler les autres peuples et au grand profit de la civilisation commune, ne pourra, en grandissant, que fortifier sa puissance. Ce sera à coup sûr le témoignage viril de l’énergie créatrice de cette société française, qu’on accuse souvent de se perdre en théories et en paroles.

Lorsqu’on observe cette société depuis un siècle, au milieu de son activité fiévreuse, de ses péripéties et de ses perpétuelles transformations, lorsqu’on la voit passer par toutes les épreuves, sombrer dans l’anarchie, puis se relever victorieuse, et traverser inquiète tous les régimes pour recommencer sans cesse son histoire, il n’est pas surprenant qu’il se trouve des esprits tentés de chercher le secret de ce travail, toujours puissant dans sa mobilité. La société française a eu déjà bien des historiens, elle on aura encore après M. Malpertuy, l’auteur d’une récente Histoire de la Société française au dix-huitième et au dix-neuvième siècle. Chacun la peindra à un point de vue différent, et le mystère n’en sera peut-être pas mieux éclairci. Il semble souvent à ceux qui ont à raconter les grandes aventures de la vie publique de la France que tous les événemens se coordonnent pour aboutir à ce moment où ils se trouvent et où ils écrivent. Au triomphe de chaque cause, c’en est fait, la France a trouvé son abri, la solution définitive du problème qui la tourmente. Elle n’a qu’à s’asseoir et à goûter en paix les bienfaits d’un état qui réalise toutes les conditions de la durée. Puis il vient un jour où l’indéfini cesse tout à coup, où on se retrouve en présence du sphinx redoutable. N’est-ce point ce qui est arrivé bien des fois déjà ? Étrange destinée que celle d’une nation pour qui la gloire et la liberté ne sont que des haltes ! L’intérêt de ce drame permanent naît de ce que le héros, c’est toujours la France c’est-à-dire cette race vive et forte aussi prompte à se relever de ses revers qu’à oublier la sagesse qui les détourne. Le livre de M. Malpertuy est une nouvelle et rapide esquisse de ces annales d’un peuple. Il ne pénètre pas à une grande profondeur, il marque des jalons. Il y domine surtout une sage pensée, celle de montrer que la société française, dans son développement légitime, ne va pas au but que lui assignent les révolutionnaires, que la démocratie n’est point l’égalité chimérique des sophistes, que la civilisation moderne est chrétienne et doit rester chrétienne. Après cela, il resterait sans doute à analyser les élémens constitutifs de la société française, à les représenter dans leur travail ardent et souvent confus. Qu’on le remarque en effet, la société a son histoire, qui n’est point tout entière dans les événemens politiques, dans les chutes des gouvernemens et les révolutions matérielles : elle est dans la lutte des idées, dans le mouvement des mœurs, dans toutes ces nuances de la vie sociale à travers lesquelles on aperçoit tous les problèmes qui agitent la France depuis le XVIIIe siècle. C’est un vaste et puissant tableau tracé jusqu’ici par fragmens plutôt que dans son ensemble.

S’il est un élément inséparable de cette histoire, c’est certainement la littérature. L’esprit littéraire est de moitié dans tous les efforts, dans toutes les luttes de notre temps. Il est l’expression d’un mouvement social auquel il contribue à donner son caractère. Il a partagé toutes les fortunes d’un siècle qui en a compté déjà de si contraires. Comment s’étonner qu’il finisse par se lasser, qu’il ait, lui aussi, ses périodes de faiblesse et d’incertitude ? Telle est en effet l’heure actuelle, qu’il serait difficile de caractériser ce qui domine dans la littérature. Ce n’est point l’enthousiasme novateur et quelque peu révolutionnaire d’il y a trente ans. : ce serait plutôt une réaction ; mais cette pensée de réaction, vague dans certains esprits, a une peine singulière à se formuler, à se traduire en œuvres fécondes, fruits d’une inspiration épurée et rajeunie. Entre ce qui n’est plus et ce qui naîtra sans doute dans ce domaine de l’imagination, fleurissent les petites écoles. Il faut rendre justice à M. Champfleury, il reste inébranlable dans la passion du réalisme, il s’y obstine comme on s’obstine dans les plus heureuses conquêtes de l’esprit. Qu’on ne parle point à M. Champfleury d’un art qui combine ses moyens, qui épure et transforme les élémens dont il se sert, qui cherche à faire sortir du spectacle de la vie humaine quelque lueur de vérité idéale : M. Champfleury, tout entier à la réalité crue et vulgaire, ne veut y rien changer ; il en reproduit les minuties, souvent les grossièretés, puis il croit avoir fait une peinture fidèle. L’école réaliste se moque volontiers des livres qui prouvent quelque chose, qui enseignent directement, comme dit M. Champfleury, l’auteur des nouveaux Contes d’Automne. M. Champfleury ne remarque pas que, pour prouver quelque chose, une œuvre d’imagination n’a nullement besoin de tirer la moralité de chaque page et de procéder par démonstration. La démonstration vivante et palpable, elle ressort de la peinture des passions et des sentimens, de leur juste combinaison. C’est ainsi que toutes les œuvres d’une inspiration véritablement littéraire ont toujours prouvé quelque chose, en quoi elles diffèrent souvent des œuvres de l’école réaliste, malheureusement pour celle-ci. Soit donc, les Contes d’Automne ne prouvent rien ; c’est un ensemble de contes, de fragmens liés par un récit humoristique dont l’auteur tient le fil. Les souvenirs d’une campagne faite autrefois par M. Champfleury aux Funambules y dominent. L’auteur n’a-t-il pas été en effet un jour le restaurateur, le poète de la pantomime ? C’est ce bulletin de ses anciennes victoires qu’il reproduit en lui donnant une forme toute personnelle, et en l’entremêlant d’histoires de tout genre, qui se ressemblent, il nous parait, en ce qu’elles n’ont pas plus que tout le reste la prétention de rien prouver. Ce n’est pas que dans les Contes d’Automne, comme dans les autres ouvrages de M. Champfleury, il n’y ait par moment la marque d’un talent réel ; mais ce talent est aujourd’hui plié à un système, il s’est créé un petit monde d’observations et de peintures d’où il ne peut sortir, il s’est fixé sur un sol ingrat qui ne produit pas toujours des fleurs, il s’en faut ; mais qu’importe ? C’est là encore le triomphe du réalisme de ne pas peindre toujours des fleurs. L’inconvénient de ce genre est de finir par n’être plus de la littérature, de n’être qu’une sorte de daguerréotype où manque toute expression vive et idéale.

C’est là cependant que tombe le génie passionné et inventif des fictions romanesques, et par malheur ce n’est pas seulement dans le roman que se fait sentir cette faiblesse d’imagination. On a beau chercher dans la poésie quelque germe près d’éclore, quelque symptôme d’inspiration nouvelle, quelque talent inconnu jusqu’ici : rien ne se révèle. La poésie n’est pas morte sans doute, mais elle se repose, et en attendant M. de Belloy publie les vers du Chevalier d’Aï, accompagnés du récit de sa vie et de ses aventures. Le chevalier d’Aï parait être une réminiscence de Joseph Delorme, seulement le personnage est ici bien différent. C’est un mousquetaire de bonne humeur, datant de l’autre siècle, jeté sur toutes les routes du monde par la révolution ; et ayant des aventures à Tunis, où il trouve un pacha de sa connaissance au milieu de son harem. Le malheur du chevalier d’Aï, dont les aventures n’ont pas laissé d’autre trace dans l’histoire, c’est que, sans y être aucunement forcé, il faisait de petits vers qui avaient tout juste l’originalité de sa vie, malheur d’autant plus grand que M. de Belloy a eu l’idée de reproduire ces vers en les illustrant de commentaires. Le chevalier d’Aï faisait des madrigaux, des parodies de nos grands poètes, et même des comédies qui heureusement n’ont point été représentées. Il est mort paisible, après une vie facile, sans avoir fait parler de lui, et destiné sans doute à n’en pas faire parler davantage après sa mort, même par la divulgation de ses œuvres poétiques. Après tout, ce chevalier d’Aï est encore un galant homme dont l’épicuréisme, comme il arrivait souvent autrefois, conserve un certain air de légèreté distinguée. L’épicuréisme grossier, il faut l’aller chercher dans un petit volume qui s’intitule Au fond du Verre. L’auteur parait se consoler de déceptions démocratiques en chantant ce qu’il appelle les voluptés brutales et en demandant sa part de soleil et d’or. Il parait croire qu’il n’y a point de milieu entre les effervescences d’un temps révolutionnaire et l’oubli au sein des plus matérielles ivresses. Se servir de la langue des vers pour chanter ces choses, parler ainsi durant tout un volume, quelque court qu’il soit, quand on parait être jeune, il n’y a de quoi rehausser ni le cœur ni l’esprit, et il vaudrait mieux croire que ce n’est là que la fantaisie d’une imagination surexcitée. L’auteur des Contes parisiens, M. Léon Bernis, n’en est pas là, pas plus que que M. de Morgny, qui chante ses Échos du Cœur sur un mode plus doux. M. Bernis a eu une idée singulière, celle de grouper un certain nombre de poèmes sous le titre des différentes rues de Paris. C’est de la poésie de grande voirie. On y trouve des vers faciles, peu d’invention, peu d’originalité et des personnages que l’auteur nous montre truffés de caprices. Quant à l’auteur des Échos du Cœur, ses vers ne différent point essentiellement sans doute de tous ceux qui ont paru sous le même titre depuis quelque trente ans. Les Poésies françaises d’une Italienne ont du moins une originalité, elles sont l’œuvre d’une étrangère écrivant dans notre langue et maniant les rhythmes français sans effort. La mélancolie, l’illusion, le désenchantement, ce sont là des thèmes souvent reproduits ; l’auteur, Mlle Sasserno, les développe, sinon avec nouveauté, du moins avec une certaine mollesse italienne qui n’est point sans grâce. Piémontaise d’origine, Mlle Sasserno montre l’influence qu’exerce encore la langue de la France dans ces pays où elle a régné, et auxquels elle ne se rattache plus que par sa sympathie pour leur indépendance. C’est le signe des transformations de la politique, qui en est aujourd’hui à d’autres préoccupations.

Quelque gravité qu’il y ait dans les questions nouvelles qui sont venues prendre une si grande place en Europe, de quelque hauteur qu’elles dominent les faits secondaires, il n’en reste pas moins dans chaque pays des incidens qui offrent parfois comme un reflet de leur caractère et de leur esprit politique. L’Angleterre elle-même, tout absorbée qu’elle soit par les affaires de la guerre, vient d’avoir un épisode de ce genre. C’est une discussion des plus vives qui a eu lieu dans la chambre des communes au sujet du bill pour l’admission des Juifs dans le parlement. Ce qu’il y a de plus particulier, c’est que ce bill est périodiquement présenté depuis longtemps. Tous les ans, il est voté par la chambre des communes, et tous les ans aussi la chambre des lords l’écarte avec la même régularité. Cette fois, la chambre des communes s’est chargée elle-même de repousser le bill, dont le vote du reste ne changeait rien en fait à la position des Juifs, puisqu’il n’arrivait jamais à passer en loi. Le cabinet, s’est trouvé en minorité de quatre voix sur un point presque personnel à lord John Russell, promoteur et défenseur habituel du bill. On sait que, pour arriver à l’admission des Juifs dans le parlement, il s’agissait de modifier pour eux une partie de la formule du serment qui constitue un engagement « sur la vraie foi d’un chrétien. » Si les Juifs eussent été seuls en question, peut-être le bill eût-il été adopté comme d’habitude ; mais lord John Russell y avait joint la suppression d’une autre formule du serment encore imposée aux catholiques, et par laquelle ceux-ci s’engagent à ne rien faire qui puisse porter un dommage à l’église établie, en d’autres termes à l’église protestante. Enfin lord John Russell avait profité de la circonstance pour faire disparaître du serment une autre formule par laquelle les membres du parlement jurent de ne pas reconnaître les Stuarts comme rois d’Angleterre. Lord John Russell avait jugé sans doute que les Stuarts n’étaient pas essentiellement dangereux aujourd’hui. Il parait cependant que toutes ces suppressions n’ont pu trouver grâce auprès des consciences timorées. La discussion a été une occasion nouvelle de sorties contre le pape et contre Rome. M. Disraeli s’est levé pour combattre le ministère, tout en défendant les Juifs, et finalement le bill s’est trouvé rejeté aux grands applaudissemens de l’opposition ; lord John Russell en est pour un échec personnel. Si cet incident indique à quel point en est toujours l’esprit religieux en Angleterre, il peut montrer aussi que dans des circonstances différentes, où la guerre ne dominerait pas tout, le ministère pourrait trouver plus d’une difficulté dans le parlement. Aujourd’hui de tels faits disparaissent nécessairement dans l’ensemble d’une situation qui tient à des considérations plus puissantes.

Ce mouvement singulier et toujours actif de la vie des peuples peut revêtir sans doute bien des formes, les unes saisissantes, les autres plus simples et plus naturellement propres à chaque pays. Ce n’est pas sur un seul point qu’il se poursuit, c’est dans toutes les régions du globe, dans le Nouveau-Monde comme dans l’ancien. Après tout, sous quelque forme et sur quelque théâtre que ce soit, — sur le Danube et dans la Mer-Noire ou aux États-Unis et dans l’Amérique du Sud, — n’est-ce point toujours la question de la civilisation qui s’agite ? Seulement l’importance des intérêts, la nature des événemens, le caractère moral des crises qui éclatent, varient d’un continent à l’autre. Aussi bien, aux États-Unis même il y a une question qui pourrait avoir son importance dans l’état actuel de l’Europe, c’est celle de ce navire américain, le Black-Warrior, qui a été l’objet des sévérités de la douane de Cuba. Bien loin de s’apaiser, cette affaire semble plutôt s’aggraver par l’insistance du cabinet de Washington à réclamer des réparations que l’Espagne se croit fondée à ne point accorder. On a parlé aux États-Unis de bloquer Cuba ; en Espagne, on songe naturellement à défendre cette possession, de telle façon qu’il pourrait bien en sortir quelque conflit, à moins qu’une intervention médiatrice ne vienne à propos dénouer cette difficulté.

Quant à l’Amérique espagnole, il y a toujours malheureusement un certain nombre de ces pays qui ne cessent de flotter entre l’insurrection de la veille et l’insurrection du lendemain, lorsque la révolution n’est point permanente. Au Mexique, le général Santa-Anna en est à se débattre contre un soulèvement à la tête duquel s’est placé le général Alvarez, tandis que la république se trouve démembrée par le traité Gadsden, signé avec les États-Unis. Au Pérou, voici déjà quelques mois qu’une insurrection tient le pays en attente. Cette insurrection, commencée par un des hommes influens de Lima, M. Elias, a fini par avoir pour chef le général Castilla, ancien président, qui est à Aréquipa, à la tête des forces soulevées. Le général Castilla, par tous les souvenirs d’une administration éclairée et honnête, exerce une grande influence au Pérou. Il n’est donc point impossible que le président actuel, le général Echenique, ne se trouve menacé, d’autant plus que jusqu’ici il n’a opposé qu’une assez visible impuissance à l’insurrection. Mais de tous les pays de l’Amérique du Sud, les états de la Plata sont peut-être ceux dont la situation est la plus singulière. Il y a plus de deux ans déjà que Rosas vaincu a été obligé de quitter Buenos-Ayres. Qu’est-il résulté de cet événement, qui semblait devoir ouvrir l’ère d’une régénération de ces contrées ? On en est à compter les révolutions, les guerres civiles qui se sont succédé, et aujourd’hui encore la Confédération Argentine se trouve dans l’étal le plus bizarre. Douze provinces forment un corps organisé sous la présidence du général Urquiza, qui a été installé le 6 mars 1854 à Santa-Fé. C’est dans la ville de Parana, déclarée territoire fédéral, qu’est le siège du gouvernement. De son côté, Buenos-Ayres forme un état à part. Elle s’est donné une constitution, elle a repris l’entier usage de sa souveraineté intérieure et extérieure, en attendant qu’elle la délègue à un gouvernement général, — et chose étrange, depuis cette séparation entre Buenos-Ayres et les provinces, une sorte de paix s’est rétablie, ce qui ne veut point dire qu’elle soit durable. Après deux ans et plus, le gouvernement de Buenos-Ayres a mis en cause l’ancien dictateur Roses ; on a instruit son procès, et il sera certainement condamné. Seulement Buenos-Ayres se trouvera-t-elle mieux en mesure de fonder un ordre régulier. La Bande Orientale n’est guère plus heureuse que la République Argentine. Il y a déjà quelques mois que, le président Giro était renversé à Montevideo. Le pouvoir restait aux mains de quelques officiers, dont l’un était le général Rivera, l’ancien antagoniste de Rosas ; un autre était le colonel Venancio Florès. Rivera est mort, et le colonel Florès a été nommé président ; mais tel était le désordre du pays, que tous les partis se sont unis pour demander au Brésil d’intervenir, et c’est ce qu’a fait le cabinet de Rio-Janeiro en envoyant un corps d’occupation de quatre mille hommes, qui devait entrer à Montevideo le 30 mars. Voilà où en sont en ce moment quelques-unes de ces républiques sud-américaines, déchirées par les insurrections, vivant dans une espèce de dissolution, ou contraintes d’invoquer l’intervention de la force étrangère pour se donner un peu d’ordre et de paix ! ch. de mazade.