Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1913

Chronique n° 1951
31 juillet 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La loi militaire a été votée dans son ensemble, par la Chambre des députés, le 18 juillet. La discussion a été longue et passionnée. Sans cesse sur la brèche, M. le président du Conseil a repoussé avec vigueur, avec chaleur, avec une présence d’esprit qui n’a jamais été prise au dépourvu, les assauts de l’extrême gauche socialiste et radicale, conduite ouvertement par M. Jaurès et, plus à couvert, par M. Caillaux. Du côté du gouvernement, il a été l’âme du débat et on ne sait trop, en vérité, quel aurait été, sans lui, le résultat final. Sans doute la loi n’est pas parfaite, il s’en faut même de beaucoup ! Elle a été victime, en cours de route, de déformations déplorables ; mais enfin, c’est la loi de trois ans. Notre seul regret, qui est d’ailleurs très vif, est qu’elle n’entrera en plein exercice qu’en 1916, c’est-à-dire à échéance encore lointaine, et Dieu sait tout ce qui peut se passer d’ici là ! Allons au fait avec franchise. Le projet de loi a été déposé en vue de pourvoir moins encore à l’avenir qu’au présent. Ce but a-t-il été atteint ? Notre force militaire sera-t-elle sensiblement supérieure, à la fin de l’année, à ce qu’elle est aujourd’hui ? A cette question précise, il est impossible de faire une réponse affirmative, puisque, au mois de novembre prochain, nous n’aurons sous les drapeaux qu’une seule classe qui aura fait une seule année de service, et deux autres, — dont l’une sera composée de jeunes gens de 20 ans, — qui n’en auront pas fait du tout. Et ce n’est pas ce que nous avions espéré.

Lorsque le gouvernement a annoncé l’intention de maintenir sous les drapeaux, à la fin d’octobre, la classe de 1910, qui était libérable à ce moment, tout le monde a compris qu’il s’agissait de faire faire à cette classe toute une troisième année de service. Presque en même temps d’ailleurs, le gouvernement déposait le projet de loi qui établissait le service triennal. Sans doute il n’avait pas dit, en termes formels, que la classe de 1910 ferait la totalité d’une troisième année, mais cela résultait de la permanence du danger auquel il s’agissait de faire face et auquel on n’avait pas encore imaginé un autre moyen de pourvoir. Dans ce système, nous aurions eu, dès le mois d’octobre prochain, une classe ayant fait deux années et sur le point d’en faire une troisième, une autre classe ayant fait une année et sur le point d’en faire une seconde, et une dernière classe qui n’aurait fait encore aucun service, mais qui aurait trouvé, dans les deux premières, de grandes ressources pour son instruction. Si on ajoute à cela un nombre notable d’engagés volontaires, qui avaient cru, dans les circonstances présentes, avoir avantage à devancer l’appel, et avaient déjà un degré d’instruction propre à les rendre mobilisables, la situation était aussi rassurante qu’elle pouvait l’être, avec le nombre d’hommes dont notre faible natalité nous permet de disposer. Aussi étions-nous reconnaissans au gouvernement de l’initiative qu’il avait prise. Pourquoi n’y a-t-il pas persévéré ? Comment a-t-il admis des conceptions nouvelles ? Une explication s’est présentée. Les mutineries qui se sont produites dans les casernes et qui ont eu pour prétexte le maintien de la classe de 1910 ont été vigoureusement réprimées, mais n’éclateraient-elles pas de nouveau, avec un surcroît de violence, au mois de novembre prochain, c’est-à-dire au moment où la classe, devenue libérable, ne serait pas libérée ? On l’a craint et cette crainte a été exploitée par les adversaires de la loi : ils n’ont pas manqué d’annoncer le péril et de le grossir. Ce serait faire injure au gouvernement de dire que ses déterminations en ont été altérées ; sa volonté, dans tout le cours de ces épreuves, s’est montrée assez ferme pour qu’on n’ait pas le droit de la mettre ici en doute ; mais enfin les embarras du présent, joints à ceux qu’il prévoyait dans l’avenir, ont pu le disposer à envisager avec plus de complaisance certaines solutions qu’il aurait mieux valu éliminer ou ajourner. On a proposé, — ce n’est pas le gouvernement qui l’a fait, mais la proposition a trouvé tout de suite chez lui des dispositions favorables, — on a proposé d’incorporer, désormais, la classe à 20 ans au lieu de !21. Cela n’arrangerait-il pas tout ? Le but étant, en effet, d’avoir trois classes sous les drapeaux, au lieu de deux, ne les aurait-on pas au mois de novembre si, tout en libérant la classe de 1910, on en prenait deux à la fois, une de 21 ans et l’autre de 20 ? Le problème serait résolu avec élégance et sans douleur pour personne. Nous ne disons pas que le gouvernement ait fait ce raisonnement dans toute sa simplicité : il a toujours protesté n’avoir jamais établi de liaison entre l’incorporation d’une classe à 20 ans et la libération de celle de 1910. Mais cette liaison s’est faite dans beaucoup d’esprits ; il était inévitable qu’elle s’y fit, et elle a eu deux conséquences fâcheuses : l’une de donner aux mutineries militaires une sorte de satisfaction, l’autre de remettre le service de trois ans à trois ans et, pendant cette période, de laisser notre armée, bien qu’elle comprit trois classes, dans un état qui ne vaudra guère mieux que celui d’aujourd’hui, bien qu’elle n’y en comprenne que deux.

Avons-nous besoin de dire combien il est regrettable qu’on ait eu l’air, — ce n’est, nous le voulons bien, qu’une apparence, — de faire une concession à l’insubordination militaire ? Dans cette apparence, M. Jaurès n’a pas manqué de voir, et surtout de montrer, une réalité. Le gouvernement a eu beau protester : M. Jaurès a continué d’affirmer, et ses affirmations prenaient dans les faits eux-mêmes un semblant de vérité. En vain le gouvernement expliquait-il que l’incorporation de la classe de 1913, à 20 ans, avait pour unique objet de pouvoir la libérer un an plus tôt. Nos jeunes soldats seraient ainsi rendus à la vie civile, après trois ans de service, au même âge où ils le sont aujourd’hui après deux ; et qui ne voit l’immense avantage qu’il y a là pour eux socialement, économiquement, industriellement, commercialement, enfin moralement et intellectuellement ? Tous ces adverbes joints font sans doute admirablement, mais ils n’ont pas convaincu M. Jaurès, qui a continué de ricaner et de dire : — Vous ne pouvez pas garder quatre classes ; donc, si vous en prenez deux cette année, vous vous placez vous-même dans l’obligation de libérer celle de 1910 ; les deux faits sont liés, et vous ne ferez croire à personne que vous n’avez pas voulu, par la liaison qui s’établit logiquement entre eux, vous donner un prétexte de libérer la classe dont vous aviez présenté le maintien sous les drapeaux comme un grand devoir patriotique qui s’imposait à vous. Les manifestations des casernes et notre opposition à la Chambre ont bien produit ce résultat. — Voilà ce que dit M. Jaurès, ce que ses amis répètent, et ce qui n’est pas de nature à décourager les partisans des moyens révolutionnaires. Nous espérons toutefois que l’énergie avec laquelle le gouvernement a réprimé les séditions militaires fera réfléchir leurs fauteurs.

Ce qui est encore plus grave, parce que l’effet en sera durable, est l’affaiblissement que l’incorporation de la classe de 20 ans apportera à l’armée. Comment croire que nos jeunes soldats soient aussi formés et aussi solides à 20 ans qu’à 21 ? S’ils l’étaient, il serait surprenant qu’on ne s’en fût pas aperçu plus tôt. Quoi qu’il en soit, on a consulté des comités médicaux-militaires et, comme il arrive souvent, Hippocrate a dit oui et Galien a dit non. Mais, si on songe que Galien, dans l’espèce, s’appelle M. le docteur Roux, directeur de l’Institut Pasteur, et M. le professeur Landouzy, doyen de la Faculté de médecine de Paris, on conviendra qu’il y avait lieu de s’arrêter devant de si hautes autorités. Au surplus, quand nous parlons de l’affaiblissement que causera à l’armée l’incorporation de la classe de 20 ans, c’est moins aujourd’hui au point de vue sanitaire que nous nous plaçons à ce moment qu’à celui du très faible degré d’instruction militaire que l’armée présentera demain. Nous en avons dit un mot, nous y insistons, et, pour nous faire mieux comprendre, nous ne saurions mieux faire que de citer M. le président du Conseil. Dans la séance du 4 juillet, après avoir repoussé les intentions que lui prêtait M. Jaurès et que nous venons de rappeler, il a fait allusion à l’incorporation possible, dès novembre prochain, de la totalité ou d’une partie d’une classe âgée de 20 ans. Il ne se prononçait pas encore sur la question ; mais, ajoutait-il expressément, « comme le maintien de la classe (de 1910) nous a été imposé par des nécessités extérieures dont le moins que je puisse dire, à l’heure actuelle, c’est qu’elles n’ont pas disparu, le gouvernement ne pourra libérer la classe, il ne la Libérera, que s’il a, non seulement en nombre, mais encore en qualité, des forces qui lui permettent de faire face à la situation internationale. » Langage excellent, que la Chambre a applaudi, et dont nous retenons surtout les deux mots les plus importans, à savoir que la classe de 1910 ne serait libérée que si elle pouvait être remplacée, non seulement en quantité, mais en qualité. Eh bien ! nous ne savons pas encore si, par le système de la loi nouvelle, la classe de 1910 sera remplacée en quantité suffisante ; mais, en qualité, non, elle ne le sera pas. Chaque homme de cette classe, qui s’en ira au mois de novembre, après avoir fait deux ans de service, sera remplacé par un petit conscrit qui n’en aura pas encore fait un seul jour. Où sera l’équivalence de qualité entre ce qu’on perdra et ce qu’on gagnera ?

Lorsque M. Barthou tenait le langage que nous venons de rappeler, il avait, — probablement, — en vue une solution transitoire, à laquelle quelques bons esprits sont restés courageusement fidèles jusqu’à la fin de la discussion. Nous n’avons nous-même aucune hostilité de principe contre l’incorporation à 20 ans ; elle a incontestablement de grands avantages sociaux, et ses inconvéniens militaires peuvent être atténués, si on procède à une sélection sévère et si on ne prend, parmi les jeunes gens de 20 ans, que ceux qui, complètement formés, présentent toutes les garanties de solidité. Combien sont-ils dans une classe ? Nous n’en savons rien, l’expérience n’en a pas été faite. L’exemple de l’étranger, c’est-à-dire de l’Allemagne, ne nous apporte ici aucune information probante parce que, étant donné le nombre d’hommes dont l’Allemagne regorge, les éliminations et les exemptions, qui sont chez elle très nombreuses, n’y ont pas toujours lieu pour cause de santé. Il y avait donc une épreuve à tenter, et il aurait été prudent de ne pas en préjuger le résultat. Il aurait même été préférable que l’expérience ne fût faite que plus tard, dans quelques années, quand les circonstances internationales dont M. Bartbou a parlé auraient disparu, de manière à donner, dès aujourd’hui, à notre armée toute la force dont elle est susceptible. Mais enfin, soit : on pouvait tenter l’expérience à la condition de la faire partielle, de n’incorporer qu’une assez faible proportion de soldats de 20 ans, de ne libérer qu’un nombre égal de soldats de la classe de 1910, et de garder, comme un lest indispensable, le reste de cette classe. Avec ces précautions, le risque à courir aurait été réduit au minimum. Voilà ce qu’on aurait dû faire, et non seulement pour l’année actuelle, mais pour les suivantes. En un mot, il aurait fallu donner à la loi un effet rétroactif et décider que les classes de 1911 et de 1912 feraient, ou pourraient faire, trois ans comme celle de 1910. Des coupages habilement calculés n’auraient peut-être pas sensiblement diminué la vertu du mélange. Pourquoi n’a-t-on pas opéré ainsi, comme la sagesse la plus élémentaire l’indiquait, et comme il semble bien que M. Bartbou avait l’idée de le faire le 4 juillet ? Pourquoi ? Parce que le saint, le sacro-saint principe de l’égalité, s’y opposait. Nous ne sachions pourtant pas de plus forte entorse donnée à ce principe que l’introduction, le même jour, sous les drapeaux de deux classes, celles de 1912 et de 1913, qui devront faire un nombre d’années différent. Eh quoi ! deux jeunes gens du même Alliage partiront ensemble, l’un pour trois ans, et l’autre seulement pour deux. Inégalité d’autant plus criante que le point de départ est le même ! On ne s’y est pas arrêté. On a décidé que l’égalité n’aurait lieu que dans une même classe, mais qu’elle y serait absolue : tous les hommes de cette classe devront faire effectivement le même nombre de jours de service. Ainsi le veut l’amendement Daniel Vincent.

M. Daniel Vincent, député jusqu’ici peu connu, est un socialiste unifié, dont on a dit avec raison qu’il avait fait plus contre la loi de trois ans, pour la désarticuler et en rendre le fonctionnement impossible, que M. Jaurès avec toute son incontinence oratoire. Le mot d’égalité a un tel prestige chez nous qu’il suffit de le prononcer. Aussi la Chambre tout entière, à l’exception d’un tout petit nombre de voix, a-t-elle voté d’enthousiasme l’amendement de M. Vincent. Du coup, le système transitoire et expérimental dont nous venons de parler est devenu impossible. L’amendement Vincent continuera de peser sur l’avenir comme il pèse déjà sur le présent. La classe sera un bloc indivisible. S’il y a des élémens surabondans, on les gardera. S’ils coûtent cher, on les payera. Plus de soutiens de famille : on paiera les familles indigentes : on les paiera même très cher, le double de ce qu’avait proposé le gouvernement, et il y aura des primes pour les familles nombreuses. La Chambre a jeté les millions à pleines mains, sans vouloir rien entendre. On est surpris de la facilité avec laquelle toutes ces choses folles ont été votées. Pourquoi n’a-t-on pas regardé d’où en venait la proposition ? On se serait arrêté peut-être ; on aurait compris ce que voulaient les socialistes unifiés et les radicaux-socialistes hostiles à la loi. Ils avaient deux buts ; ils ont atteint l’un, et ils continuent de poursuivre l’autre. Le premier était de rendre la loi absurde et intolérable. Le second, de la rendre si coûteuse qu’il faudrait, pour faire face aux dépenses qu’elle entraîne, voter d’urgence des impôts sur les riches, un impôt progressif sur le revenu, un impôt progressif sur le capital, d’autres encore. Conduits à l’assaut par M. Caillaux, ils ont obtenu de M. le président du Conseil des promesses dangereuses. La place nous manque pour en parler aujourd’hui comme il convient : nous en verrons d’ailleurs bientôt les effets.

Mais alors, dira-t-on, si la loi contient tant de défauts, pourquoi l’approuver ? Elle contient d’autres défauts encore : par exemple, l’octroi obligatoire à tous les hommes de quatre mois de congé, ce qui réduit la durée du service à 32 mois, — et cependant nous l’acceptons comme un moindre mal. Il est à désirer que le Sénat en corrige les défauts les plus graves, sans oublier toutefois que, surtout dans certaines circonstances, le mieux, suivant le proverbe, est l’ennemi du bien. Si imparfaite qu’elle soit, la loi que la Chambre vient de voter, à une majorité de loi voix, contient le principe du service de trois ans et, si oh la maintient et si on la pratique fermement, elle nous en donnera plus tard la réalisation totale. Alors nous aurons fait tout ce qui est en notre pouvoir pour résister à une agression étrangère et défendre, à l’occasion, nos intérêts ou notre honneur.

Le gouvernement a encouragé, aidé, soutenu la Chambre dans la voie qu’elle vient de parcourir jusqu’au bout, et le gouvernement a été presque exclusivement M. Barthou. La Chambre a ordonné l’affichage d’un de ses discours : presque tous auraient mérité cet honneur, le dernier surtout qu’il a prononcé, en réponse à M. Caillaux, qui, parlant au nom de 140 radicaux-socialistes, a expliqué pourquoi ses amis et lui ne votaient pas la loi.

Malheureusement il y a des partis qui, à l’intérieur, ne désarment pas. Mais lorsqu’il s’agit de la grandeur de la France et de sa défense, l’intérêt est si grand et si haut qu’un gouvernement serait indigne de sa mission s’il ne faisait pas appel à tous les Français sans distinction. Tant pis pour ceux qui ne répondent pas !


Les événemens des Balkans continuent de déconcerter toutes les prévisions. Ils ont marché, depuis quelques jours, d’abord avec une rapidité foudroyante, puis avec une lenteur où l’on sent des calculs dont il est encore assez difficile de découvrir le sens. Aussi ne pouvons-nous en parler que sous bénéfice d’inventaire, c’est-à-dire en attendant la suite.

Pour le moment, voici où en sont les choses : nous ne pouvons en indiquer que les grandes lignes. La Bulgarie, par son agression sans excuses contre ses alliés de la veille, a déchaîné contre elle, avec une rapidité inusitée, cette justice immanente des choses, qui ne marche pas généralement aussi vite. Certes, la Bulgarie a été bien coupable, mais le châtiment a été si rigoureux et si brutal, qu’on peut le considérer comme suffisant et ouvrir son esprit, en présence d’une situation nouvelle, aux considérations purement politiques qu’elle doit déterminer. Dans l’espace de quelques jours, presque de quelques heures, la Bulgarie est passée sans transition du Capitole à la Roche Tarpéienne. De tous les pays balkaniques, c’est celui qui pourtant a joué le plus grand rôle pendant la guerre contre la Turquie, fourni le plus puissant effort, acquis le plus de droits, obtenu le plus de gloire. Elle pouvait tirer le plus profitable parti de ces avantages, à la condition de ne pas en abuser. Elle l’a fait malheureusement, de toutes les manières. Non contente d’aspirer ouvertement à l’hégémonie des Balkans, elle a montré à l’égard de ses alliés une arrogance et une mauvaise foi qui les ont révoltés ; à l’égard de la Roumanie, dont l’abstention lui avait été si utile, une désinvolture où perçait le sentiment de sa propre supériorité ; à l’égard de l’Europe enfin, à travers une déférence apparente, le parti pris réel de ne suivre aucun conseil et de pousser sa chance jusqu’à ce qu’elle eût produit ses derniers effets. On sait ce qu’ils ont été.

La Bulgarie a dû alors changer de ton, mais elle n’a pas tout d’abord changé ses prétentions et elle s’est adressée un peu à tout le monde pour chercher aide et appui. Elle s’est adressée particulièrement à la Russie : le roi Ferdinand a demandé à l’empereur Nicolas d’intervenir comme médiateur pour ramener la paix. En même temps, M. Daneff étant devenu impossible au ministère, le Roi y a appelé M. Radoslavoff et M. Ghenadieff, stamboulovistes notoires, dont toutes les tendances politiques sont hostiles à la Russie et favorables à l’Autriche. On l’a accusé en cela de contradictions, il est plus probable que l’habile homme a voulu tout ménager en prenant une assurance d’un côté et une contre-assurance de l’autre : situation excellente pour voir venir les choses, à la condition qu’elles ne viennent pas trop brusquement et par un point qui n’a pas été prévu. Nous verrons dans un moment que le roi Ferdinand n’a d’ailleurs pas mal pris ses dispositions. Quant à la Serbie et à la Grèce, tout entières à la joie de leur victoire et pleines de confiance dans leur force, elles ont déclaré tout de suite qu’elles n’avaient pas besoin d’intermédiaire entre la Bulgarie et elles, qu’elles n’en voulaient pas, qu’elles entendaient régler leurs affaires elles-mêmes et que c’est sur le champ de bataille que la paix serait signée. Elles ne consentiraient à un armistice que s’il contenait tous les élémens du traité de paix définitif. Les États balkaniques ont aujourd’hui le sentiment jaloux de leur indépendance, ils s’y complaisent, ils repoussent tout ce qui, même de loin, paraîtrait y porter atteinte. Aussi la bonne volonté de la Russie n’a-t-elle pas trouvé son emploi.

Mais quelle a été, en tout cela, l’altitude de la Roumanie ? Ici, il faut distinguer. L’attitude de la Roumanie, bien qu’elle se soit certainement toujours inspirée des mêmes principes, s’est un peu modifiée dans la forme. Nous verrons bientôt ce qu’elle est devenue plus tard ; mais, au moment où nous sommes, la Roumanie a fait absolument cause commune avec la Serbie et la Grèce ; elle a déclaré, elle aussi, que l’armistice devait contenir les conditions de la paix ; elle a causé enfin une déception de plus au roi Ferdinand et à son gouvernement en se refusant à faire une paix séparée. Effectivement, un grand effort a été tenté à Sofia pour donner satisfaction à la Roumanie et pour la détacher des États balkaniques. — Que voulez-vous ? lui a-t-on dit ; nous vous le donnons d’avance ; mais arrêtez vos opérations militaires et reprenez avec nous les rapports amicaux d’autrefois. — Quelque séduisant que fût ce langage, la Roumanie y a résisté. Elle avait d’ailleurs la partie belle, puisque, ce qu’elle veut, elle le détient et que, étant la plus forte, elle est sûre de le garder. Mais elle paraît bien avoir placé plus haut son idéal politique et avoir obéi à des considérations d’un autre ordre : elle a eu l’impression qu’elle pouvait jouer un rôle considérable dans les Balkans et que le moment était venu pour elle de s’y essayer. Pour cela, elle devait montrer quelque désintéressement, et elle l’a fait. Elle aurait pu, comme d’autres, profiter des circonstances présentes pour faire des conquêtes : personne n’attribuera ce caractère à l’acquisition de la bande de territoire qui va de Turtukaï à Baltchie. Quand la Roumanie affirme qu’elle n’a cherché là qu’à s’assurer une bonne frontière avec la Bulgarie, sa modération est une garantie de sa sincérité. Mais elle veut autre chose et elle ne s’en cache pas : elle veut contribuer, pour une part importante, prépondérante même, à l’établissement d’un véritable équilibre dans les Balkans. Cette idée de l’équilibre domine sa politique. Si elle s’est tournée contre la Bulgarie, c’est parce que cette dernière en rendait, par la poursuite de l’hégémonie, la réalisation impossible. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, une Bulgarie suffisamment forte n’est pas moins nécessaire à l’équilibre que la Serbie et que la Grèce. Le problème consiste à établir entre les trois États une proportion telle qu’aucun d’entre eux ne l’emporte sur ses voisins. Quelque tort qu’ait eu la Bulgarie, lorsqu’elle a voulu écraser les autres, il ne faut pas qu’à son tour elle soit annihilée. C’est ce qu’a toujours pensé le gouvernement roumain et c’est sans doute en faisant appel à ce sentiment qu’on a pu, à Vienne, obtenir de lui une certaine modification dans son attitude. Le comte Hoyos, chef de cabinet du comte Berchtold, est allé remplir à Bucarest une mission qui n’est pas restée sans résultat, puisque le roi de Roumanie a écrit aux rois de Serbie, de Grèce et du Monténégro une lettre où on lit : « La connaissance que j’ai de la situation générale et des rapports entre les grandes Puissances, qui n’admettraient pas une trop grande diminution de la Bulgarie, me fait un devoir d’attirer l’attention de Votre Majesté sur l’état précaire dans lequel se trouve ce pays, et sur l’intérêt que nous avons d’arriver le plus tôt possible à un armistice, après avoir préalablement établi les mesures militaires les plus urgentes. » On remarquera ces mots : « La connaissance que j’ai de la situation générale et des rapports entre les grandes Puissances... » Ce n’est pas une simple impression que donne le roi Charles ; c’est un fait qu’il notifie, un fait qui est à sa connaissance et qu’il porte à celle des souverains balkaniques. Et il ajoute : « Toute nouvelle effusion de sang ne pourrait qu’exagérer la situation. »

On ne saurait douter des intentions du roi Charles : elles sont certainement très bonnes. La Serbie, la Grèce, — et nous allons voir qu’il en est de même de la Turquie, — ont eu jusqu’ici les victoires trop faciles et trop nombreuses pour n’en être pas un peu éblouies ; elles l’ont d’ailleurs été à des degrés différens, la Serbie moins que les autres, semble-t-il ; mais elles l’ont été toutes et, dans l’entraînement qu’elles en ont éprouvé, elles ont peut-être un peu trop oublié qu’elles n’étaient pas seules dans les Balkans, ni même en Europe, et que, en dépit de leur prétention de régler leurs affaires à elles seules, elles risquaient de se heurter, un jour ou l’autre, à d’inévitables interventions. Le roi de Roumanie, particulièrement bien placé pour voir venir le danger, l’a aperçu en effet et l’a signalé. Ce qui est arrivé par la suite dorme à croire qu’il ne s’est pas trompé. Au premier moment, la Serbie et surtout la Grèce ont manifesté l’intention de continuer encore un peu les hostilités, afin d’avoir en main le plus de gages possible au moment de la paix qu’elles sentaient bien être prochaine. Militairement, ce plan a réussi et, au dernier moment, la Grèce vient d’obtenir un nouveau et très brillant succès à Simitli, près de Dubnitza ; mais, politiquement, il serait très périlleux de persister dans cette voie de batailles et de victoires. On s’explique cependant que les vainqueurs n’aient montré aucun empressement à s’arrêter ; on a moins bien compris que la Bulgarie irrémédiablement vaincue pratiquât le même système de temporisation et tergiversât autour du parti à prendre. Qu’attendait donc le roi Ferdinand ? On ne lui reconnaissait plus sa présence d’esprit et son opportunité de décision habituelles. Mais on n’était pas dans le secret des négociations diplomatiques qui se poursuivaient. Subitement, l’Autriche et l’Italie, par une démarche dont elles ont pris l’initiative en dehors des autres Puissances, ont brutalement souligné à Belgrade et à Athènes, en lui donnant une forme plus impérieuse, le conseil que la Serbie et la Grèce avaient déjà reçu du roi de Roumanie. Elles ont prononcé une sorte de Quos ego ! et ont déclaré qu’elles ne laisseraient pas écraser la Bulgarie. Le jeu politique qui se poursuit dans les Balkans est apparu alors avec plus de netteté. Il ne pouvait évidemment pas se prolonger sans danger. Il était temps d’y mettre fin. Tout le monde l’a senti, et les négociateurs serbes, grecs et, monténégrins, ont pris enfin le chemin de Bucarest. C’est là que la paix sera faite, et il y a dans le choix de cette ville un bénéfice moral pour la Roumanie. Dans une note adressée aux Puissances, elle se réserve « le rôle de conciliateur, » mais, pour le remplir utilement, elle indique une condition qui lui semble indispensable. Les Turcs sont à Andrinople : y resteront-ils ? Toutes les Puissances se sont prononcées contre, mais elles l’ont fait dans des conditions différentes, et n’y ont pas toutes mis la même énergie. La Roumanie demande formellement que les Puissances fassent « le nécessaire à Constantinople, pour que les négociateurs de Bucarest puissent tabler sur le maintien du traité de Londres. »

Avons-nous besoin de raconter la folle entreprise où s’est jetée la Turquie ? La Turquie, voyant que la guerre recommençait, n’a pas pu résister à la contagion de l’exemple ; mais nous doutons qu’elle ait montré en cela un sens bien éveillé de l’opportunité. Tout le monde tombait sur la Bulgarie, qui n’en pouvait plus, et avait pris le parti de ne pas se défendre : les Turcs, qui ont montré souvent plus de véritable bravoure, ont jugé l’occasion bonne pour se joindre aux ennemis de la Bulgarie, et ils ont repris, sans coup férir, Lulé-Burgas, Kirk-Kilissé, enfin Andrinople, où a reparu Enver bey dont on n’avait plus entendu parler depuis l’assassinat de Nazim. Le ministre des Affaires étrangères, le grand vizir, le Sultan lui-même ont protesté d’abord que leur seule intention était d’occuper la ligne d’Enos-Midia, que le traité de Londres leur avait assignée ; ils ont dit, depuis, que l’armée leur avait échappé ; ils ont déclaré enfin qu’ils ne reconnaissaient plus le traité de Londres, qui, d’ailleurs, n’avait pas encore été définitivement ratifié, et que les Bulgares avaient violé, les premiers, en dépassant la ligne d’Enos-Midia. Il n’est que trop vrai que les Bulgares, dans leur période triomphante, ont donné à tous leurs ennemis des prétextes dont ceux-ci devaient se servir plus tard. Mais la question des frontières turques n’intéresse pas seulement les Turcs et les Bulgares. Elle intéresse l’Europe, et c’est à l’Europe, comme on vient de le voir, que la Roumanie a fait appel pour obtenir d’elle l’assurance que les Turcs ne resteraient pas à Andrinople. Mais comment les en déloger s’ils refusent de vider la place ? Alors nous entrerons une fois de plus dans l’imprévu, et nous pourrions y faire des rencontres graves. On a parlé, — ce ne sont que les journaux qui l’ont fait, — de la possibilité pour la Russie de faire une démonstration en Arménie et d’y occuper des territoires, à titre provisoire bien entendu. On sait ce que valent ces provisoires. Espérons qu’il n’y a rien de vrai dans ces annonces sensationnelles, car, à voir les difficultés déjà si grandes que présente la liquidation de la Turquie d’Europe, nous nous demandons ce qui arriverait si on commençait celle de la Turquie d’Asie.

Mais que signifient les phrases sibyllines que M. Asquith a prononcées, l’autre jour, dans un banquet, à Birmingham ? Après avoir exprimé l’espérance que les questions balkaniques entraient en voie de règlement ; après avoir parlé de l’accord des Puissances et déclaré « sincèrement » que cet accord ne lui avait jamais paru moins en danger qu’aujourd’hui ; après avoir exprimé ces pensées optimistes, il s’est tourné d’un air menaçant du côté de Constantinople. « En ce qui concerne la Turquie, a-t-il dit, nous-même, la Grande-Bretagne et, je crois, toutes les Puissances, étions disposées, sur la base du traité récemment conclu, à considérer comme un fait accepté qu’elle conserverait ses frontières d’Europe en deçà des frontières indiquées et que, sous la réserve de garanties raisonnables d’une bonne administration, l’intégrité de son empire d’Asie demeurerait assurée... Mais si la Turquie, — et je désire être tout à fait explicite sur ce point, — était assez malavisée pour déchirer ce traité, elle doit être préparée, — je désire ne pas en dire plus pour le moment, — à voir s’ouvrir des questions qu’il n’est pas de son intérêt d’introduire dans le débat. » Nous regrettons qu’après avoir laissé supposer tant de choses, M. Asquith n’ait pas voulu en dire plus pour le moment. Quelques jours auparavant, à la Chambre des Communes, sir Edward Grey avait parlé du concert des Puissances dans des termes qui permettaient de craindre qu’il ne présentât pas, sur tous les points, cette solidité que M. Asquith devait lui reconnaître un peu plus tard, et sir Edward avait ajouté que, si le concert des Puissances ne continuait pas de présenter une harmonie parfaite, « les conséquences pour l’Europe seraient beaucoup plus désastreuses que tout ce qui a pu se passer jusqu’à présent. » Les ministres anglais ne parlent pas à la légère. Il faut donc voir un avertissement sérieux dans leurs paroles, et l’avertissement ne s’adresse pas seulement à la Turquie.

Nous en sommes là. Tous les regards se tournent du côté de Bucarest, non sans quelque inquiétude. Qui oserait émettre un pronostic ? Notre meilleur motif de confiance est que la Serbie et la Grèce se sont fait représenter par leurs deux hommes d’État les plus sages, M. Pachitch et M. Vénizélos, et que les négociations auront lieu sous les auspices du gouvernement roumain dont l’attitude, dans ces dernières circonstances, a si heureusement accru l’autorité.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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