Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1857

Chronique n° 607
31 juillet 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1857.

Au milieu de tous les problèmes qui se débattent aujourd’hui, il en est un qui domine tous les autres : c’est la propagation incessante de la civilisation occidentale. Cette civilisations sans doute ses faiblesses et ses crises terribles, mais en même temps elle marche ; elle ne cesse de s’étendre par le prosélytisme moral, ou par la force des armes là où l’ascendant moral ne suffit pas. La politique ne se résume donc plus seulement dans ces mille petites questions dont la solution est une œuvre de patience ou de stratégie diplomatique ; elle embrasse tout ce qui s’agite dans le monde, les conquêtes qui s’accomplissent au loin et les luttes qui en découlent, luttes qui mettent aux prises des mœurs, des religions, des génies opposés. Il y aurait au moment présent, pour tous les peuples qui ont entrepris d’étendre leur domination au-delà de leurs frontières naturelles, il y aurait une histoire dont les élémens sont tout trouvés, et qu’on pourrait écrire tous les jours, en quelque sorte sous la dictée des événemens. Elle aurait pour titre : « Comment se conquièrent les empires et comment les conserve-t-on ? Comment aussi la conservation d’une conquête peut-elle être ébranlée ou menacée, ne fût-ce que d’une façon éphémère ? » L’insurrection de l’Inde serait aujourd’hui l’épisode inquiétant de cette histoire, la dernière conquête de la Kabylie en serait l’épisode le plus heureux : non qu’il y ait une analogie complète et que les conditions soient les mêmes ; mais des deux côtés il y a une conquête, un travail permanent d’assimilation, que mille causes peuvent affaiblir ou compromettre temporairement. L’insurrection de l’Inde est devenue en peu de jours la grande, l’unique préoccupation de l’Angleterre ; elle a rejeté dans l’ombre toutes les autres affaires. Il y a quelque temps, on en parlait comme d’un événement qui était plutôt favorable que malheureux, parce qu’il devait éclairer le gouvernement britannique et le contraindre adonner un caractère plus inébranlable à sa domination. Ces jours derniers, lord John Russell en parlait comme d’une calamité qui « devait remplir l’âme de tout Anglais d’appréhensions et de craintes. » À voir cette anxiété universelle avec laquelle les nouvelles de l’Inde sont attendues, anxiété que le gouvernement lui-même partage et dont la presse britannique offre tous les jours la saisissante expression, il est aisé de reconnaître qu’un immense intérêt s’agite pour l’Angleterre aux extrémités de l’Orient. Il y a d’abord les deuils privés et la mort de nombre d’Anglais qui ont déjà péri victimes des massacres commis par les insurgés ; il y a de plus, au point de vue politique, une sorte d’ébranlement de la puissance anglaise dans l’Inde, ébranlement passager sans doute, mais qui réagit en attendant sur une multitude de situations commerciales, et qui est d’autant plus grave dans un moment où l’Angleterre avait à vider une autre querelle avec la Chine. Toute la question est de savoir si le mouvement dont les cipayes ont donné le signal restera uniquement une défection militaire, ou s’il a des ramifications plus étendues et de plus profondes racines dans la population tout entière.

Cette insurrection des régimens natifs de l’armée anglaise de l’Inde a-t-elle été un fait absolument imprévu ? Elle s’est du moins annoncée depuis quelques mois par divers symptômes, puisqu’un régiment indigène avait dû être licencié. Elle a éclaté dans toute son intensité à Meerut, comme on sait, à l’occasion de cartouches dans lesquelles il serait entré une substance réputée impure par la religion hindoue. Le refus de se servir de ces cartouches provoquait des condamnations sévères contre les récalcitrans. Les Anglais, par un sentiment trop absolu peut-être de leur supériorité ou par trop de mépris pour les Indiens, prirent peu de précautions, et le lendemain lorsque les condamnés étaient déjà en prison, toutes les troupes indiennes, se soulevant simultanément, se jetaient sur les Européens, qu’elles massacraient en commençant par leurs officiers. Les insurgés furent bientôt contenus et repoussés par deux régimens anglais appelés sous les armes ; mais ce n’était ici qu’un commencement. Les cipayes révoltés et les prisonniers qu’ils avaient délivrés se dirigeaient vers Delhi, et là, l’esprit d’insurrection gagnant d’autres régimens, la ville de Delhi était à son tour livrée au massacre, à l’incendie et au pillage. Un officier, le lieutenant Willoughby, s’ensevelissait sous les ruines d’un magasin à poudre, qu’il faisait sauter plutôt que de le livrer. Les femmes elles-mêmes et les enfans des soldats anglais périssaient sous les coups de cette soldatesque asiatique, qui a fini par proclamer un fantôme de roi dans l’ancienne capitale de l’empire mogol, jusqu’ici restée en son pouvoir. Depuis ce moment, il est visible qu’une certaine obscurité plane sur la nature et la portée de cette insurrection, que les troupes anglaises tiennent en respect devant Delhi, sans avoir pu toutefois reprendre encore la ville, ni éteindre cet incendie dans son principal foyer. En réalité, la prise de Delhi, quelque vraisemblable qu’elle soit, ne terminerait peut-être rien aujourd’hui. Des trois présidences du Bengale, de Madras et de Bombay, la première semble presque tout entière plus ou moins en révolte. L’agitation s’est manifestée dans l’ancien royaume d’Oude, dont le roi, déjà dépossédé, est retenu prisonnier comme complice du mouvement ; elle a gagné Lahore, et en même temps elle paraît s’être montrée jusqu’aux portes de Calcutta. L’armée native du Bengale n’existe plus : la plupart des régimens ont passé à l’insurrection, les autres ont été désarmés. Les présidences de Madras et de Bombay restent en paix, il est vrai, et n’ont point suivi jusqu’ici l’impulsion ; mais la situation du Bengale suffit seule pour inspirer ces appréhensions et ces craintes dont parlait récemment lord John Russell. Aussi le gouvernement anglais s’est-il hâté de prendre d’énergiques mesures. Les troupes qui devaient aller en Chine ont été déjà retenues dans les provinces indiennes sous le coup de ces événemens ; de nouveaux régimens vont partir d’Angleterre, et, sans plus de retard, un des généraux qui ont commandé en Crimée, sir Colin Campbell, a reçu la mission d’aller se mettre à la tête de l’armée anglaise de l’Inde, dont l’importance sera proportionnée aux nécessités nouvelles. Si ce n’est point une autre conquête à faire, comme on l’a dit, c’est du moins une domination et un prestige à raffermir aux yeux d’une population de plus de cent millions d’hommes que la moindre faiblesse encouragerait sans nul doute.

Il reste toujours à se demander quelles ont été les causes du mouvement qui agite aujourd’hui l’empire indien. C’est ce qui vient d’être discuté ces jours derniers dans la chambre des communes par M. Disraeli d’une façon peut-être un peu prématurée. Il est bien clair qu’une victoire décisive, une répression vigoureuse infligée aux insurgés du Bengale feraient pour le moment bien mieux l’affaire des Anglais que la motion de M. Disraeli, qui a proposé d’envoyer une commission royale d’enquête dans l’Inde. Lord John Russell entrait mieux dans l’esprit du parlement et du pays par la proposition d’une adresse qui promettait l’appui de la chambre à tous les efforts que ferait le gouvernement pour réprimer les troubles de l’Inde, à toutes les mesures qui pourraient être jugées nécessaires pour le rétablissement durable de la tranquillité dans les possessions anglaises. Cette motion, qui a été adoptée, conciliait le devoir d’assurer un concours sans réserve au gouvernement dans les circonstances présentes avec la nécessité de prendre les moyens les plus efficaces pour empêcher des explosions nouvelles, c’est-à-dire en définitive de rechercher les causes du soulèvement actuel. Qu’il y ait eu des causes plus profondes et plus générales que le prétexte invoqué par les cipayes insurgés, cela ne peut guère être douteux. La grande raison, c’est l’antipathie qui existe entre les conquérans et les races conquises, entre la civilisation anglaise et les mœurs, la religion, les usages des populations qui fourmillent dans l’Inde. Le froissement est permanent. La domination de l’Angleterre est assurément en principe un bienfait pour l’Inde et pour les populations indiennes. Seulement cette domination prend un caractère trop évident d’oppression, et, chose étrange, il arrive parfois que, même par des actes utiles, humains, tels que la suppression de coutumes barbares, elle amasse contre elle des haines implacables en blessant le sentiment religieux. La propagande active des sociétés bibliques n’a qu’un effet, c’est de persuader aux Hindous qu’on veut les faire chrétiens, et cette propagande devient ainsi une sorte de prosélytisme de la haine contre la puissance anglaise.

Dans sa politique d’ailleurs, la compagnie des Indes se préoccupe peu d’adoucir le joug. Depuis dix ans surtout, elle a pratiqué sur la plus large échelle le système des annexions, des dépossessions, des confiscations ; elle a bouleversé les conditions de la propriété ; elle a mis à néant des engagemens formels, et quelquefois même, comme il est arrivé l’an dernier, elle a été condamnée à des restitutions par le conseil privé d’Angleterre, qui la blâmait de soulever des questions dangereuses. Qu’en résulte-t-il ? Les mécontentemens s’accumulent, les haines fermentent, et un jour, sous un prétexte frivole en apparence, une insurrection éclate. C’est ce qui est arrivé. Tout semble indiquer que les causes religieuses ont une grande part dans les événemens actuels. Si l’on veut se faire une idée de l’antipathie secrète, invincible, qui existe entre les Hindous et leurs maîtres, on n’a qu’à lire une lettre anglaise qui raconte le soulèvement d’un régiment, toujours à l’occasion de ces malheureuses cartouches. Les officiers anglais consentirent à brûler les cartouches pour rassurer leurs soldats ; mais alors les Indiens dirent qu’on ne les aurait pas brûlées si elles n’avaient pas été impures, qu’on ne les détruisait que pour sortir d’embarras, et que le gouvernement saurait bien trouver d’autres moyens pour les faire chrétiens à leur insu, d’où ils tiraient la conclusion qu’il valait autant prendre les armes tout de suite. Les événemens qui s’accomplissent n’ébranleront pas d’une manière sérieuse sans doute la puissance anglaise dans l’empire indien ; mais ils la conduiront à observer de plus près les besoins, les instincts, l’esprit de cette population de cent cinquante millions d’hommes qu’il s’agit de dominer avec une petite armée européenne servie par toutes les ressources de la civilisation.

L’Algérie est moins vaste à coup sûr que l’empire des Indes ; elle est aussi bien moins éloignée de la France, et par suite plus facile à observer, à préserver ; la population indigène ne dépasse pas trois ou quatre millions d’hommes. Il y a donc plus d’un contraste entre les deux conquêtes ; tout diffère, excepté la nature de l’œuvre poursuivie simultanément sur un double théâtre par le génie des deux plus grands peuples de l’Occident. La Kabylie, on le sait, était comme un lieu interdit au milieu de nos possessions africaines ; par l’expédition qui vient de s’achever, elle est définitivement ouverte à la domination de la France. Cette expédition a duré deux mois ; elle a été marquée par de difficiles travaux, par de nombreux combats, dont quelques-uns ont été soutenus avec une opiniâtreté singulière, et elle a nécessité tout un ensemble de combinaisons destinées à envelopper le pays, à enlever rocher par rocher ces massifs où les tribus kabyles se croyaient à l’abri de toute atteinte. Trois divisions de l’armée d’Afrique étaient employées à cette laborieuse opération, et chacune d’elles a concouru énergiquement à ce qu’on pourrait appeler une prise par escalade de la Kabylie. C’est là effectivement le caractère de cette expédition, durant laquelle nos soldats ont eu, à chaque pas, à gravir, à emporter des sommets formidables et défendus non sans habileté. Après deux mois de campagne, les trois divisions françaises se sont trouvées réunies devant les dernières hauteurs du Jurjura, à l’abri desquelles se tenaient les tribus les plus belliqueuses et les plus fières, grossies de tous les fanatiques et de tous les mécontens du pays, accourus avec leurs familles et leurs troupeaux dans ce dernier retranchement de la résistance kabyle. Ces tribus ont pu se croire encore inexpugnables dans le creux de leurs rochers et dans leurs villages crénelés ; elles ne se sont point laissé intimider par la présence de nos soldats, campés à leurs pieds ; elles ont attendu l’assaut, et un combat violent a suffi pour nous livrer ces hauteurs restées jusqu’ici indépendantes et presque inaccessibles. De la série d’opérations qui ont rempli ces deux mois, il est résulté que toutes les tribus sont venues successivement faire leur soumission et donner des otages ; les plus indomptées ont été réduites par la force et ont expié leur résistance. Tous les villages ont été fouillés. La Kabylie entière s’est trouvée prise dans un réseau habilement tendu. Jusqu’ici, elle avait été seulement entamée par les extrémités ; les expéditions qui avaient eu lieu précédemment n’avaient été dirigées que sur certains points, et elles tendaient à resserrer de plus en plus le foyer de la résistance. Aujourd’hui la soumission est complète et générale, et le symbole de la conquête définitive, c’est le drapeau de la France flottant sur les plus hauts sommets du Jurjura. On peut dire que désormais il n’y a plus un fragment du sol algérien qui ne porte l’empreinte de notre domination. L’administration seule aujourd’hui peut compléter l’œuvre de la guerre et achever de désarmer les résistances de populations belliqueuses qui s’agiteront plus d’une fois encore sans doute avant d’accepter toutes les conditions d’une vie moins indépendante et plus régulière.

Si depuis quelques jours les regards se sont tournés particulièrement vers ces deux points, l’Inde et l’Algérie, pour suivre une insurrection grandissante et une campagne habilement conduite, est-ce donc que la politique européenne n’ait point elle-même ses questions persistantes, délicates et complexes ? La politique de l’Europe, en ce qu’elle a de général, se résume encore aujourd’hui dans les étranges anomalies qui compliquent sans cesse les affaires des principautés et dans la fin de ces tristes échauffourées qui ont récemment agité l’Italie. La question des principautés finira-t-elle par arriver à une solution régulière et sérieuse ? Ce ne sera point dans tous les cas sans avoir traversé une multitude de péripéties singulières, peu faites pour assurer l’exécution fidèle du traité de Paris, malgré tous les efforts incessamment renouvelés par quelques-unes des puissances. C’est une histoire dont le fil risque de s’égarer quelquefois. On n’a pas oublié sans doute que récemment, à la suite des excès de toute sorte commis par le caïmacan de la Moldavie, et du refus de M. Vogoridès de se conformer aux décisions adoptées par la conférence européenne à la fin du mois de mai, — on n’a pas oublié, disons-nous, qu’à la suite de ces faits les représentans de la France, de la Russie, de la Prusse et de la Sardaigne déposaient entre les mains du grand-vizir une protestation identique contre une série d’actes aussi violens qu’irréguliers, et mettaient la Porte en demeure de répondre de ce qui surviendrait désormais. Rechid-Pacha a bien senti la gravité de la position qui lui était faite par la protestation des quatre puissances. Aussi, sur les pressantes réclamations du ministre de France, consentait-il le 8 juillet à prendre une résolution en apparence assez décisive. De l’avis unanime du divan, il était arrêta que le caïmacan de la Moldavie recevrait l’ordre de retarder les élections de quinze jours, et que dans l’intervalle les listes électorales seraient rectifiées conformément aux décisions prises par les commissaires européens réunis à Bucharest. C’était une satisfaction peu compromettante, qui était acceptée néanmoins par les représentans des quatre puissances. Malheureusement les résolutions de Rechid-Pacha sont variables. Lord Stratford de Redcliffe et l’internonce d’Autriche sont intervenus pour démontrer une fois de plus au grand-vizir que tout ce qui se passait en Moldavie était de la plus parfaite régularité, et alors Rechid-Pacha s’est retranché de nouveau dans l’inaction malgré l’engagement qu’il avait pris, malgré la décision unanimement arrêtée par le divan.

Ces tergiversations, qui dénotent une si singulière faiblesse, ou qui sont d’une habileté douteuse, ne pouvaient avoir qu’un résultat. M. Vogoridès, persistant dans son système, a fait procéder, aux élections en Moldavie comme il l’avait décidé. Or veut-on prendre une idée des moyens que le gouvernement a mis en usage pour préparer les listes électorales ? Il envoyait aux municipalités une liste en blanc, au bas de laquelle le maire devait mettre sa signature. Une fois en possession de cette liste signée d’avance, le gouvernement lui-même la remplissait comme il l’entendait. De plus, on estime que le clergé aurait dû avoir trois mille électeurs ; le nombre des électeurs inscrits était de quatre cents, et le nombre des votans paraît avoir été de dix-sept, ce qui s’explique sans doute par une abstention volontaire. On peut dès-lors se représenter ce que peut être ce divan moldave élu sous les auspices de M. Vogoridès. Au surplus, le résultat même n’est rien ici ; il n’aurait pas été vraisemblablement, dans les circonstances actuelles, plus favorable à l’union, si les élections avaient été retardées de quinze jours. Le fait grave, c’est que M. Vogoridès a méconnu de propos délibéré l’autorité d’une résolution adoptée en commun par la conférence européenne réunie à Constantinople le 30 mai, c’est qu’il’a composé ses listes électorales sans attendre les décisions des commissaires de l’Europe rassemblés, à Bucharest, ainsi qu’il avait du en recevoir l’ordre du cabinet turc lui-même. C’est là ce qui constitue une série d’irrégularités qui infirment devance l’autorité du divan récemment élu. Maintenant Rechid-Pacha soutiendra-t-il la validité des faits accomplis ? Il se met alors en contradiction avec les décisions de la conférence du 30 mai, décisions auxquelles la Porte a pris part ; il sanctionne les violences commises par une autorité subordonnée en définitive au gouvernement du sultan, et il s’avoue le complice de W. Vogoridès, à qui il aurait transmis ostensiblement les instructions de la conférence, sauf à lui transmettre en secret l’ordre de n’en point tenir compte. Pour peu qu’on presse ces faits, il est facile d’en déduire une conséquence naturelle : c’est qu’il y aura certainement, s’il n’y a déjà eu, une protestation nette et péremptoire de la France, de la Russie, de la Sardaigne et de la Prusse contre les opérations électorales qui viennent d’avoir lieu aussi bien que contre l’existence de ce divan qui a été si étrangement nommé en Moldavie. Ainsi cette question des principautés ne fait que se compliquer, au lieu de s’aplanir par la simple et loyale exécution de stipulations solennelles.

Quant aux insurrections qui ont éclaté à la fois sur divers points de l’Italie, à Gênes, à Livourne, à Sapri ; sur les côtes de Naples, elles ont fini aussi tristement qu’elles avaient commencé ; elles ont été réprimées partout avec une promptitude qui dénote les illusions dont se nourrissent les révolutionnaires de l’Italie et de tous les pays. Ces insurrections se sont trouvées subitement éclairées par une sorte de testament politique du chef du soulèvement tenté à Naples, du colonel Pisacane. Ce document est comme une lumière qui jaillit après ces tristes événemens. On peut le voir, il ne s’agit nullement de travailler à l’amélioration vraie et sérieuse de l’état de l’Italie. Une politique plus libérale, des constitutions ne sont que des remèdes sans portée. Mettre les Autrichiens hors de la Lombardie, cela ne vaut pas le plus petit sacrifice. Le régime constitutionnel du Piémont est plus nuisible à l’Italie que le gouvernement le plus absolu. Les conspirations, les complots, les tentatives d’insurrection, voilà la série des faits et des étapes conduisant l’Italie au grand but, l’unité ! — Telle est l’atmosphère chimérique dans laquelle vivent des hommes qui ont la prétention de transformer leur pays. Ils n’ont qu’un malheur, c’est d’être incompatibles avec toute réalité, et d’un autre côté les gouvernemens peuvent voir par là que le meilleur moyen de combattre les rêves révolutionnaires, c’est de leur opposer une politique de libérales et justes réformes, inspirées par le sentiment de la situation. Les dernières insurrections italiennes n’étaient évidemment que l’épisode d’un mouvement plus étendu qui embrassait plusieurs pays, et la France elle-même. Dans quelle mesure ces tentatives étaient-elles solidaires ? On trouvera peut-être quelque lumière de plus dans le procès qui s’instruit contre plusieurs Italiens accusés de complot contre la vie de l’empereur, nouveau chapitre de la triste histoire des conspirations.

Dans un temps où la main sévère des pouvoirs contient les explosions violentes, où la vie intérieure de la plupart des pays se réduit le plus souvent à un petit nombre de faits, une fortune singulière a voulu qu’un des événemens politiques les plus récens et les plus saillans en France fût un événement presque tout littéraire. C’est la mort de Béranger, dont les jours étaient comptés depuis quelque temps déjà. Béranger s’en est allé, comme tant d’autres s’en vont chaque jour. Il était né en 1780, dans ce Paris plein d’or et de misère, ainsi qu’il le disait dans le Tailleur et la Fée. Il s’est éteint à soixante-dix-sept ans, après avoir offert le spectacle d’une grande existence dans une humble condition et d’une grande influence due à des chansons. Il avait lui-même exprimé le vœu d’être enterré sans bruit, sans discours et sans manifestations ; il a été satisfait plus qu’il ne l’aurait pensé peut-être. Le gouvernement a fait la paix sur son tombeau, il s’est chargé des funérailles, et c’est ainsi qu’entouré de ce déploiement d’honneurs, le poète est entré dans l’histoire avec ses refrains. Les uns exagéreront cette gloire, les autres la rabaisseront ; en réalité, Béranger restera le premier des chansonniers, un esprit ingénieux et fin qui a su donner un éclat nouveau à cette forme légère de la chanson, un homme qui a su conduire son existence avec une simplicité pleine d’art. La popularité souffle où elle veut : elle prit Béranger à son premier pas, elle l’a suivi jusqu’à sa dernière heure, et cette popularité, on ne peut le nier, le poète l’a prudemment administrée pendant quarante ans, sachant s’arrêter au moment voulu et se faire une vie calme, habilement modeste, à l’abri des variations du temps. Quand il eut fait la guerre de quinze ans et que la révolution de 1830 fut venue, il se tut, ou à peu près ; il se tut encore après la révolution de 1848, refusant les conseils de son bon sens à ceux qui prétendaient trouver un évangile dans ses chansons et une constitution dans le Traité de politique à l’usage de Lise. La retraite était dans son goût, et elle était aussi dans son intérêt. Il savait qu’à s’aventurer dans les honneurs et dans les grands rôles, il risquait justement cette popularité à laquelle il tenait ; il n’ignorait pas qu’il en est des poètes comme des soldats qui ont gagné ou perdu leurs batailles suivant le souffle du jour. Béranger voulait avoir toujours gagné ses batailles, et rester le poète de la jeunesse, le poète national, comme on l’a nommé. Il savait être prévoyant ; il n’y a qu’une chose qu’il n’avait pas prévue sans doute, c’est qu’après sa mort il serait reçu au seuil de l’église par l’orgue jouant l’air : On parlera de sa gloire, etc., et que des hussards de la garde, accourus pour lui faire honneur, le conduiraient à sa dernière demeure.

De quelque façon qu’on la juge, cette popularité de Béranger est un des phénomènes les plus curieux de notre temps. Ce n’est pas cependant que l’auteur du Roi d’Yvetot fût un poète populaire comme Burns par exemple ; il n’a ce caractère ni par les idées, ni par la forme savante et raffinée de ses chansons. Il ne s’inspire pas des mœurs du peuple, il n’exprime pas ses sentimens naïfs et profonds. Le peuple a d’autres croyances, il a dans le foyer des figures qu’il aime et qu’il vénère comme celles de la grand’mère et de la nourrice ; il ne se moque pas du jour des morts et ne chante pas en riant Requiescant in pace ! Dans toute une partie de ses chansons, Béranger est plutôt le poète d’une certaine démocratie bourgeoise assez incrédule, volontiers licencieuse d’imagination, tout juste assez philosophe pour chanter le Dieu des bonnes gens le verre à la main. Même dans ses meilleurs morceaux, il y a des vers où l’on ne sent plus la délicatesse du poète. Si Béranger n’eût écrit que quelques-unes des chansons qu’on vante le plus bien souvent et qui ont moins de valeur par le fond que par la forme, il n’aurait point eu cette destinée exceptionnelle parmi ses contemporains. Son grand bonheur et sa vraie gloire, c’est qu’il s’est trouvé un jour, où spontanément, instinctivement, il s’est fait le poète de l’instinct patriotique blessé. Il ne fut pas le seul à exprimer ce sentiment en 1814 et 1815, mais il fut seul à lui donner une de ces expressions vives, ailées, à demi railleuses et à demi attendries, qui, une fois trouvées, voltigent sur toutes les lèvres et ne s’arrêtent plus. Qu’on examine de près le poète dans ses œuvres : moralement il a profané parfois quelques-uns des sentimens les plus inviolables. Son idéal en amour ne va pas au-delà d’un certain épicuréisme vulgaire ; son idéal philosophique s’arrête à un déisme gai et facile. Dans les conjectures qu’il essayait de jeter sur l’avenir des sociétés en ses chansons les plus récentes, il s’est montré assez dépaysé ; mais il lui est arrivé un jour de toucher d’une main sûre une fibre patriotique et nationale, et c’est ce qui explique comment, sans être un poète vraiment populaire, il a eu toujours une popularité si grande.

Maintenant, que Béranger se soit servi, du nom de Napoléon comme d’un moyen de popularité, ou qu’il ait contribué lui-même à populariser les souvenirs de l’empire, c’est une autre question. Que le chansonnier l’ait voulu ou qu’il ne l’ait pas voulu, il n’est pas douteux que le gouvernement après tout était logique quand il rendait l’autre jour des honneurs exceptionnels à celui qu’il appelait le poète des gloires impériales. De tout ce que Béranger a chanté, quelle est en effet la seule chose qui soit debout, si ce n’est l’empire ? Ce sont toutes ces chansons du Cinq Mai, du Vieux Drapeau, des Deux Grenadiers, qui ont ravivé et entretenu le culte de l’époque impériale ; c’est par les Souvenirs du Peuple, avec le petit chapeau et la redingote grise, que la figure de l’empereur est allée se graver dans l’imagination populaire. Chose étrange, quand la révolution de 1830 éclatait, c’était comme un triomphe personnel pour le chansonnier des quinze ans. Survient la révolution de 1848, et l’un des chefs de cette révolution ne voit rien autre chose à faire que de consulter Béranger pour avoir promptement une constitution. L’empire a reparu, et voici le poète des gloires impériales ! C’est ainsi que la popularité de Béranger se mêle à tout. Le peuple de Paris fait la haie sur son passage, ne pouvant l’accompagner jusqu’à son dernier asile ; la jeunesse lui tresse des couronnes, et toutefois, en voyant passer ces honneurs, on ne peut s’empêcher de se souvenir qu’il y a peu de temps encore mourait un autre poète, Alfred de Musset, qui avait bien aussi quelques titres à être appelé le poète de la jeunesse. Il n’avait point chanté Lisette, il est vrai : il avait écrit les Nuits, l’Espoir en Dieu ; il s’en est allé tranquille, accompagné de quelques amis, sans qu’il ait été nécessaire de prendre des mesures pour tenir la foule à distance. M. de Lamartine a voulu récemment ne point se laisser soupçonner de faiblesse à l’égard d’Alfred de Musset, — un auteur de poésies légères ! selon lui ; il s’est armé d’un singulier rigorisme. Il est à croire qu’il pèsera dans la même balance les œuvres de Béranger, qu’il se propose d’étudier.

Que faut-il donc pour fixer cette popularité variable et inconstante qui ne s’attache qu’à certains noms privilégiés ? Faut-il avoir souffert pour son pays, pour une cause généreuse ? Faut-il avoir écrit un de ces livres dont le langage émouvant parle à tous les cœurs ? Si cela suffisait, quel homme pourrait être plus justement populaire que Silvio Pellico, le poète de la résignation douloureuse, dont les Lettres, recueillies et publiées d’abord en Italie, viennent d’être traduites avec un zèle intelligent et sympathique par un écrivain français, M. Antoine de La Tour, qui avait déjà traduit le livre des Prisons ? Silvio Pellico a payé d’une captivité de dix années une palpitation patriotique ; il a écrit une œuvre qui fut un jour une révélation. S’il n’a point eu la popularité bruyante, il a conservé un autre genre de popularité auprès des âmes religieuses et sincères qui ont senti ce qu’il y avait d’éloquence dans cette simplicité et cette douceur dont chaque page du livre des Prisons est empreinte. L’histoire de Silvio Pellico est une des légendes de l’Italie de ce temps, et ses Lettres, traduites par M. de Latour, complètent aujourd’hui la légende. Voici en effet un poète, déjà connu par Françoise de Rimini, ami de Foscolo, qui, vers 1820, unissant ses efforts à ceux de quelques autres compagnons de sa jeunesse, fait un journal, le Conciliateur, dont la pensée, en apparence toute littéraire, est de réveiller le sentiment national en Italie. L’œuvre est naturellement bientôt interrompue. Quelques-uns des écrivains sont obligés de fuir et de s’exiler. L’un d’eux, Silvio Pellico, est pris ; il est transporté de Milan à Venise, où il est enfermé sous les plombs. Il est condamné à mort comme carbonaro, et par grâce on l’envoie dans une forteresse de la Moravie, au Spielberg. C’était chose sérieuse : au Spielberg, on ne chantait pas le chambertin et le romanée dans un amusant et ironique refrain. Le captif, de l’enceinte de sa prison, ne pouvait entendre l’écho de sa voix retentissant au dehors. Dix années de silence, de solitude et de torture morale passent sur cette âme de poète entièrement séparée du monde. Un jour, après dix ans, la porte s’ouvre, et Silvio Pellico peut de nouveau respirer l’air de la liberté. Ce captif qui vient de souffrir pour un vœu patriotique, pour une aspiration libérale, et qui aurait à exercer de si terribles représailles, ce captif de la veille, va-t-il se venger ? Il se venge en effet, mais il se venge à sa manière, par le récit simple et vrai de ces dix années de captivité et de solitude, par un livre ému, douloureux, plein de mansuétude chrétienne.

L’originalité de Silvio Pellico, c’est d’avoir plus fait contre l’Autriche par sa douceur que d’autres ne font par leurs colères. Naïvement et sans calcul, il a mis à nu ce contraste douloureux entre un châtiment terrible et l’innocence inoffensive d’une telle nature, rendant ainsi d’autant plus sensible l’incompatibilité qui existant entre la domination étrangère et les sentimens les plus modérés. Les partisans de l’Autriche ne s’y méprirent pas, et dès la publication des Prisons ils s’efforçaient de montrer encore, le carbonaro, et le révolutionnaire dans ce chrétien, doux, et fervent. D’un autre côté, les libéraux extrêmes, les révolutionnaires ne pardonnaient pas à Silvio Pellico ses sentimens modérés et pieux. Ils l’accusaient d’avoir abandonné la cause pour laquelle il avait souffert, de scandaliser les penseurs par l’expression de ses croyances religieuses, de servir indirectement l’Autriche. Peu s’en est fallu qu’on ne finît par disputer à l’auteur des Prisons le triste honneur d’avoir été sous les plombs. Les révolutionnaires se trompaient sur un point : Silvio Pellico n’avait point à répudier des opinions qu’il n’avait jamais partagées. À sa sortie de prison, il était encore ce qu’il n’avait jamais cessé d’être, un patriote sincère et modéré. Seulement à ce vieux fonds était venu se joindre un sentiment religieux plus prononcé. Ses Lettres récemment publiées, le montrent tel qu’il fut dans la dernière partie de sa vie, après qu’il eut échappé au Spielberg. Il vécut dès-lors à Turin, retiré parmi les siens, entretenant une correspondance suivie avec ses amis, une correspondance semée de pensées fines, de traits ingénieux, et de plaintes sans amertume échappées à une âme éprouvée. Ses lettres les plus touchantes, sont celles, qu’il adressait au comte Confalonieri, son compagnon de captivité. Du reste, il avait gardé sur sa figure pâlie comme un reflet de la solitude, et la captivité lui avait laissé des alternatives permanentes de souffrance. Quand on le provoquait à écrire, à se montrer, à exercer son influence, par la littérature, il répondait qu’il était un homme de peu d’haleine, un homme assis à deux pas de la tombe, et qui sourit aux voix qui lui disent : Lève-toi ! — Oui, mon frère, mon ami, ajoutait-il, je me lèverai, mais, non pas sur la terre. » La difficulté de vivre, c’est là le prix dont Silvio Pellico payait le droit d’être considéré par l’Italie comme un homme ayant souffert pour elle et ayant donné à tous ses vœux secrets le lustre d’une aspiration légitime. Ce serait une erreur au surplus de croire que dans cette douceur il n’y eût ni fierté, ni fermeté. Dans ses lettres, on le voit maintenir nettement son indépendance, et son individualité, même, contre Gioberti, dont il était l’ami, et qui prétendait un peu trop lui faire partager la solidarité, de ses doctrines par sa dédicace du Primato. En politique, Silvio Pellico était du parti du comte Balbo. Comme celui-ci, il croyait peu à l’efficacité des révolutions, il croyait à la possibilité d’une régénération de l’Italie par la réforme des mœurs et des idées, surtout par l’alliance de la religion et de la liberté. Il est mort dans ces sentimens, loin du bruit et des agitations. Les Lettres aujourd’hui publiées ravivent cette figure douce et mélancolique de l’Italie contemporaine.

Un des charmes des correspondances, de toutes, les œuvres qui ont ce caractère, intime, c’est qu’elles laissent voir une nature dans sa vérité. Que ce soit un homme d’action, un poète, un penseur, l’intérêt est le même. Croît-on que le drame intérieur d’une intelligence recueillie, et active soit toujours abstrait et froid ? On n’aurait qu’à lire ce journal que publiait récemment M. Ernest Naville dans un livre sur Maine de Biran, sa Vie et ses Pensées. Maine de Biran n’est plus un homme de notre temps ; il a vécu, on le sait, dans la première partie de ce siècle. Il n’a laissé comme écrivain que quelques mémoires sur l’habitude, sur la décomposition de la pensée, quelques articles sur Leibnitz, sur la philosophie de Laromiguière, œuvres qui ne sont guère lues que des philosophes. Sa vie d’ailleurs a été peu remplie d’événemens : il fut administrateur sous l’empire, député et conseiller d’état au commencement de la restauration, puis il s’est éteint ; mais de ce métaphysicien qui se cachait sous l’habit d’un sous-préfet au milieu des agitations guerrières de l’empire, et qui ne parvint jamais à être un orateur à la tribune parlementaire, on ne connaissait pour ainsi dire que la physionomie extérieure. C’est dans ce journal récemment publié qu’il se peint vraiment, et qu’il montre ce que c’est que cette nature d’un penseur dans ce qu’elle a de plus actif et de plus curieux. Ce journal, qui va principalement de 1814 à 1824, époque de la mort du philosophe, est tout un drame où l’auteur met à nu ses luttes intérieures en tenant note jour par jour de ses pensées et de ses impressions moins en esprit spéculatif et abstrait qu’en moraliste sagace qui analyse les phénomènes les plus intimes de la conscience. Ce qu’il fut dans la vie publique, Maine de Biran l’est encore dans le domaine intellectuel, et sous ce rapport il y a une étrange harmonie entre ces deux parties de son existence : son horizon s’étend peu, il es vrai ; ce n’est pas un esprit dominateur et amoureux d’influence, il savoure la pensée pour elle-même. C’est plutôt une intelligence fine, recueillie, impressionnable et pénétrante, allant jusqu’au fond des problèmes de la vie morale qu’il rencontre à chaque pas. Il aimait l’isolement, où le temps, comme il le dit, tombe goutte à goutte et n’interrompt par aucun bruit la méditation solitaire. L’intérêt des idées suppléait pour lui à l’intérêt des événemens. Maine de Biran était sincère ; aussi ne croyez pas qu’en parcourant en tout sens le domaine des idées pures, il s’arrête tout à coup quand il se trouve en présence de l’image de Dieu qui lui apparaît et des solutions religieuses qui viennent le solliciter. Parti du XVIIIe siècle et de Condillac, il arrive, par une gradation qu’on peut suivre, jusqu’au christianisme, jusqu’à Fénelon, et c’est là que la mort le surprit, laissant à la dernière heure ce trait du chrétien empreint sur la figure du métaphysicien subtil et indépendant. Maine de Biran s’absorbe dans l’étude des phénomènes invisibles, disait-on ; c’est encore un idéologue. Il se peut, et c’est justement parce que son journal est une sorte d’expression saisissante de toutes les luttes, de tous les efforts de la pensée aux prises avec elle-même, qu’il prend comme un relief nouveau au milieu des entraînemens matériels de notre temps, au milieu de ce trouble dont l’influence se fait sentir dans les intelligences d’abord, pour passer ensuite dans la politique.

La session législative vient de finir en Portugal ; elle durait depuis le 2 janvier de cette année. Dans cet espace de six mois, les chambres ont beaucoup discuté, en laissant en suspens bien des questions d’un intérêt supérieur ; le pays n’a cessé de souffrir d’une disette qui jetait, il n’y a pas longtemps encore, des masses affamées sur les chemins ; une crise ministérielle prolongée a, pendant près de trois mois, suspendu l’action des pouvoirs publics, et de cette crise est sorti un ministère, sinon tout à fait nouveau, du moins notablement renouvelé. Il y a peu de jours enfin, les chambres, près de se séparer, avaient à sanctionner, par le vote de crédits financiers, un acte important dont la réalisation est désormais prochaine : c’est le mariage du roi. La princesse appelée à devenir reine de Portugal n’était point désignée dans les communications officielles faites aux chambres de Lisbonne ; son nom pourtant n’est plus un mystère : c’est une princesse de la famille de Hohenzollern-Sigmaringen, dont le chef, qui est en même temps le père de la future reine de Portugal, abdiqua, il y a quelques années, en faveur du roi Frédéric-Guillaume IV, et reçut à cette occasion les prérogatives de prince de la maison royale de Prusse. Le mariage du roi est donc venu couronner cette session législative que dom Pedro lui-même résumait dans le discours qu’il adressait, il y a peu de jours, aux chambres portugaises, au moment où elles allaient se séparer. Ce sont là, si l’on veut, les traits saillans, extérieurs, de la situation politique actuelle du Portugal, de ce petit royaume relégué à une extrémité du continent, et que domine aujourd’hui le désir de se relier à l’Europe plus fortement par des chemins de fer ; mais est-ce là tout ? Quelle est cette situation au point de vue du ministère et des partis, au point de vue des rapports du gouvernement et des chambres ? Considérée de près, la session qui vient de finir a mis en lumière plus d’un fait curieux, plus d’une anomalie, en montrant la fragilité des combinaisons sur lesquelles repose l’existence du ministère, et la difficulté qu’ont les partis à retrouver un fil conducteur dans la crise de transformation où ils sont plongés depuis quelques années. La politique tout entière du Portugal réside aujourd’hui dans des coalitions et des compromis ; c’est de là qu’est né le cabinet actuel.

Il n’est point facile vraiment de se reconnaître dans cette confusion de partis tourbillonnant à la surface d’un pays peu connu par lui-même. Sans sortir du cercle des opinions constitutionnelles, il y avait autrefois deux partis principaux, les chartistes ou conservateurs dévoués à la charte et les progressistes, appelés aussi septembristes en mémoire d’une très libérale constitution qui porte la date de septembre 1838. L’administration du vieux duc de Saldanha, qui a duré cinq années, de 1851 à 1856, n’appartenait en propre et exclusivement ni à l’une ni à l’autre de ces nuances opposées ; elle s’appuyait sur un parti qui s’était formé de démembremens des autres opinions et qui s’est appelé le parti de la régénération, tandis que, d’une part, une fraction des chartistes demeurait fidèle à l’ancienne politique conservatrice dont le comte de Thomar s’était fait le chef, et que, d’un autre côté, les progressistes avancés restaient dans l’opposition, prenant le nom de septembristes historiques, qu’on leur donne aujourd’hui dans les polémiques. Maintenant quelle était la situation de ces partis et du gouvernement six mois après la chute de l’administration du duc de Saldanha, peu après les élections dernières, et lorsqu’une nouvelle crise ministérielle éclatait dans les premiers mois de cette année ? Les régénérateurs ou partisans de l’administration du duc de Saldanha étaient en minorité dans la chambre des députés, et la majorité appartenait aux septembristes historiques, à qui les élections avaient été particulièrement favorables. L’ancien parti conservateur dominait au contraire dans la chambre des pairs, où le comte de Thomar a toujours une assez grande influence. Le ministère, qui était présidé par le marquis de Loulé et qui s’était singulièrement affaibli depuis le jour où il avait succédé au cabinet Saldanha, ce ministère, en était venu à ne pouvoir plus vivre tel qu’il était. Le ministre des finances, M. Loureiro, s’était aventuré dans des opérations financières dont la forme au moins était désavouée par ses collègues ; le ministre de l’intérieur, M. Julio Gomez da Silva Sanchez, s’était compromis par une intervention excessive dans les élections. Cela était si bien reconnu, que, dès le début de la session dernière, il était convenu entre le gouvernement et les chambres que le ministère se renouvellerait. Or là était la difficulté.

Si le ministère en effet se recomposait dans le sens de la majorité septembriste de la chambre des députés, il risquait de se heurter contre la majorité conservatrice de la chambre des pairs ; si le pouvoir allait vers les conservateurs de la chambre haute, il se retrouvait aussitôt en face de la majorité progressiste de la chambre élective. Qu’arrivait-il ? Après une crise laborieuse qui durait deux mois, on finissait par organiser un ministère de coalition formé des élémens les plus opposés. Le marquis de Loulé, président du conseil, et le ministre de la marine, M. Sa da Bandeira, restaient dans le cabinet comme représentans de l’ancien parti progressiste, et à côté de ceux-ci le parti conservateur était représenté par M. Antonio José d’Avila, qui prenait le portefeuille des finances, ainsi que par M. Carlos Bento da Silva, qui entrait aux travaux publics. Les députés septembristes se sont ralliés à cet arrangement, dont le résultat a été en définitive un ministère à double face qui a eu jusqu’à la fin de la session deux majorités, l’une conservatrice dans la chambre des pairs, l’autre progressiste dans la chambre élective. Une des singularités de cette situation, c’est certainement l’appui que le ministre des finances, M. d’Avila, a trouvé auprès de la majorité septembriste de la chambre des députés, dont M. Passos est le chef principal. M. d’Avila est en effet un ancien chartiste ; il a été ministre avec le comte de Thomar. M. Passos au contraire s’est toujours signalé par ses opinions démocratiques et révolutionnaires ; il a figuré dans toutes les insurrections depuis vingt ans. Il était en 1846 et 1847 l’un des chefs du mouvement qui appela l’intervention armée de la France, de l’Angleterre et de l’Espagne. Malgré cette différence d’antécédens, M. Passos, avec la majorité septembriste qui marche sous ses inspirations, n’a pas moins soutenu la politique du gouvernement, et particulièrement les projets financiers de M. d’Avila. L’opposition sérieuse dans la chambre des députés est venue de ce qu’on appelle le parti de la régénération, dont le chef est l’ancien ministre des finances, M. Fontes Pereira de Mello, qui a fait en certaines questions économiques une guerre dangereuse au cabinet.

Telle est donc la situation politique du Portugal, observée dans les dernières discussions des chambres et au moment où la session vient de se terminer. L’opposition principale se compose des régénérateurs, c’est-à-dire des partisans de la dernière administration du maréchal de Saldanha ; le cabinet actuel s’appuie sur des forces diverses assez incohérentes, se présentant tout à la fois sous son aspect conservateur à la chambre des pairs et sous son aspect progressiste à la chambre des députés. Cette combinaison est-elle durable ? Rien n’est à coup sûr plus problématique. Entre les deux influences si différentes qui vivent côte à côte au sein du cabinet, il est difficile qu’il n’y ait point lutte, et que l’une ou l’autre ne finisse pas par l’emporter. Or, comme le ministre, des finances, M. d’Avila, passe pour l’homme capable du cabinet, il n’est point impossible qu’il n’y ait quelque autre évolution favorable à la politique qu’il représente. C’est une éventualité souhaitée par les uns, combattue d’avance par les autres. Au fond, rien ne peut mieux prouver l’état de désorganisation où sont tombés aujourd’hui les partis portugais. Cette décomposition fait la faiblesse des partis en même temps qu’elle fait la force de l’autorité royale, qui a retrouvé tout son empire, et vers laquelle se tournent toutes les opinions. Malgré sa jeunesse et une certaine timidité naturelle, le roi dom Pedro a montré, dit-on, à travers toutes ces complications, une maturité et une circonspection singulières ; il est d’ailleurs aimé des Portugais. Tout indique donc que, même sans sortir des règles constitutionnelles, il peut être conduit à prendre une prépondérance utile dans la direction des affaires du pays.

Les alliances des princes semblent prendre aujourd’hui une place particulière dans la politique. Le roi de Portugal va se marier avec une princesse de Hohenzollern. Ces jours derniers, la princesse Charlotte, fille du roi Léopold de Belgique, petite-fille de la reine Marie-Amélie, vient d’épouser l’archiduc Maximilien, et les fêtes de ce mariage ont été célébrées à Bruxelles avec un entraînement où l’on peut surprendre, de la part du peuple belge, comme une fierté secrète de voir sa jeune maison royale, unie par un double lien à la vieille maison d’Autriche. Enfin la reine de Hollande fait en ce moment un voyage à Londres, et cette excursion elle-même ne serait point étrangère à un projet de mariage entre le prince royal des Pays-Bas et une princesse d’Angleterre. C’est là ce qui se dit à La Haye, sans que ce projet présumé soit du reste l’unique préoccupation des Hollandais. La question la plus grave, la plus actuelle pour la Hollande, c’est toujours la loi sur l’instruction primaire, qui, après une discussion des plus sérieuses, vient enfin d’être adoptée dans la seconde chambre par une majorité considérable. La minorité s’est composée des votes des sept députés de l’opinion dite anti-révolutionnaire et de quelques voix catholiques. Au milieu des opinions diverses qui se sont produites sur les écoles séparées, sur le degré de liberté de l’enseignement, sur les conditions de capacité imposées aux instituteurs particuliers, le gouvernement, comme on sait, a cherché à se placer sur un terrain de conciliation où les divers partis ont fini par se rencontrer, et comme en définitive il y a un délai de cinq ans pour l’application des principales dispositions de la loi, toutes les opinions pourront vérifier dans l’exécution pratique l’efficacité des mesures adoptées dans un esprit de transaction. Ce n’est pas tout cependant : cette question de l’instruction primaire, qui a été depuis plusieurs années une cause d’agitation en Hollande, qui a suscité de si vives et de si longues discussions, cette question a eu pour effet de déterminer au dernier moment un incident inattendu. Le chef du parti anti-révolutionnaire, M. Groen van Prinsterer, a donné sa démission de député en la fondant sur l’adoption de la loi, et, par une conséquence plus inattendue encore, cet incident lui-même a peut-être contribué à mettre en question l’existence du ministère. M. Groen van Prinsterer en effet avait dirigé ses principales attaques, dans la discussion, contre le ministre de la justice, M. van der Brugghen, qui avait professé jusque-là les opinions du parti Le ministre de la justice se sentait-il mal à l’aise ? Était-il blessé d’avoir vu la chambre repousser une clause de la loi qui était relative aux subsides des écoles séparées, et qu’il considérait comme une compensation du système des écoles mixtes ? Toujours est-il que M. van der Brugghen offrait sa démission au roi, et à sa suite le ministre de l’intérieur, M. van Rappard, qui avait montré un grand esprit de conciliation dans les derniers débats de la seconde chambre, demandait également à se retirer. Le ministre de la guerre lui-même enfin, le baron Forstner de Dambenoy, a paru un moment songer à quitter le pouvoir. Il restait à savoir si le roi accepterait ces démissions. Il paraît aujourd’hui qu’il n’en est rien. Des démarches ont été faites, dit-on, auprès de plusieurs anciens ministres pour les engager à rentrer dans le gouvernement. Ces tentatives n’ont point réussi, et alors le roi a refusé d’accepter les démissions des ministres actuels. Ainsi a fini cette crise, peu grave d’ailleurs, et aujourd’hui le cabinet pourra se présenter à la première chambre des états-généraux pour discuter la loi de l’instruction primaire avec la double sanction de l’approbation royale et du vote de la seconde chambre. Quant à l’adoption de la loi par la première chambre, elle ne paraît pas douteuse. La situation se trouvera donc un peu éclaircie. Le gouvernement et les chambres seront délivrés d’une affaire difficile, et les questions d’un intérêt pratique, positif, reprendront la première place. De ce nombre est surtout le plan de réforme de l’impôt, présenté il y a quelques mois par le ministre des finances, et tendant à établir une distribution plus équitable entre les contributions frappant les grandes communes et les campagnes.

Un autre projet vient d’être présenté aux états-généraux par le ministre des colonies, M. Myer : c’est le plan d’émancipation des esclaves à Surinam. Le nombre de ces esclaves est de trente ou quarante mille. Le projet ministériel est à peu près conforme aux conclusions de la commission spéciale qui a été chargée d’examiner la question dans ces dernières années, et qui voulait établir des communes d’esclaves libérés, sous la surveillance du gouvernement, en faisant racheter les esclaves par leur propre travail. Ce projet rencontre déjà des critiques qui le représentent comme un atermoiement nouveau dans l’émancipation, et vont jusqu’à élever des doutes sur les conditions de l’indemnité accordée aux propriétaires. C’est une question aujourd’hui livrée à la discussion.

CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES
Marco Bordogni.

L’histoire des chanteurs célèbres a toujours été un sujet fort délicat à traiter. Tout manque à la critique pour poser les bases d’un jugement équitable, qui puisse être facilement contrôlé par l’opinion des lecteurs. Non-seulement on a beaucoup de peine à recueillir les élémens certains d’une biographie raisonnable, qui ne se transforme pas en une ridicule apothéose ; mais l’appréciation du talent particulier de chacun de ces êtres maladifs qu’on nomme des virtuoses est une tâche encore plus difficile à remplir. Que reste-t-il dans l’esprit après l’émotion profonde que nous a fait éprouver un chanteur comme Garcia, Davide, Rubini, ou leur imitateur, M. Mario de Candia ? Il reste un nom et le vague souvenir d’un ravissement éphémère qu’on ne peut ni évoquer en soi d’une manière satisfaisante, ni communiquer aux autres. Le propos d’Eschine, après avoir lu à ses disciples le discours de la couronne de son rival Démosthène : « Ah ! si vous aviez entendu le monstre lui-même ! » ce mot qui exprime avec tant d’énergie tout ce qui ne peut être conservé de la voix, du geste, de l’action vivante d’un grand orateur, est bien autrement significatif, appliqué à un chanteur, qui ne laisse après lui qu’un écho dont chaque jour efface la vibration.

L’artiste distingué dont je veux aujourd’hui apprécier le talent, en fixant quelques dates de son existence, n’a point été une de ces organisations d’élite qui semblent destinées à parcourir une carrière plutôt qu’une autre. Né à Gazzaniga, petit bourg près de Bergame, le 23 janvier 1789, Marco Bordogni était fils d’un paysan plus chargé de famille que de richesse. Un ménétrier de village qui se nommait Simon, et qui était aveugle, lui enseigna les premiers élémens de la musique. Je ne sais comment le jeune Bordogni était parvenu à se procurer une vieille épinette sur laquelle on l’exerçait à tirer quelques accords qui, en charmant son oreille, donnaient l’essor à son instinct musical. Il paraît que la mère de Bordogni, quoique Italienne et simple paysanne, avait des nerfs délicats et fort irritables qui ne s’accommodaient pas des sons aigrelets de l’épinette. Un jour donc que son fils était absent, la bonne femme, plus agacée que jamais, porta une main sacrilège sur l’instrument de son supplice, et en brisa toutes les cordes. On imagine quelle fut la douleur du jeune Bordogni, lorsqu’en rentrant il trouva l’épinette qui était sa grande joie sourde à ses caresses, et réduite à l’état de corps sans âme l Désolé de cet acte de vandalisme maternel, le virtuose confia à son père le désir qu’il avait d’aller loin de son village chercher une meilleure épinette et des maîtres plus savans que le ménétrier Simon. Le père, loin de s’inquiéter de cette précoce résolution d’indépendance, encouragea son fils à y persévérer. On lui fit un petit trousseau composé de quelques chemises, d’un peu de farine de maïs pour faire de la polenta, de trois écus enfermés précieusement dans une bourse en cuir qu’on attacha à son cou par une bonne ficelle, et, chargé de son léger fardeau et de la bénédiction des auteurs de ses jours, Bordogni prit la grande route qui conduisait à Bergame. C’est ainsi que la belle et pauvre Italie, si maltraitée par le sort, envoie à travers le monde ce nombre prodigieux d’enfans industrieux qui, depuis le conducteur d’ours, le marchand de statuettes et le pifferaro des Abruzzes portant avec noblesse ses guenilles pittoresques, jusqu’au chanteur célèbre et au génie immortel qui crée le Barbier de Séville, charment les loisirs des nations indépendantes. L’art et la papauté, qui est une autre manière de virtuosité, voilà tout ce qui reste au beau pays qui a civilisé l’Europe !

Arrivé dans la ville de Bergame, célèbre par les arlequins et les bons ténors qu’elle a produits, le pauvre voyageur trouva un refuge chez une bonne femme qui, prenant intérêt à sa jeunesse, le logea, pour quelques sous, dans une mansarde de sa maison. Il ne mangeait qu’une fois par jour, économisant son petit pécule et copiant de la musique pour les maîtres qui voulaient bien employer son zèle. Peu à peu Bordogni étendit ses relations et fut admis comme enfant de chœur dans les principales églises de la ville, où il allait chanter les jours de grandes cérémonies. Il parvint ainsi, non-seulement à vivre plus commodément sans avoir recours à ses parens, mais encore à s’amasser, une somme suffisante pour s’acheter un habit de drap bleu avec des boutons reluisans d’or, qui fut la première joie de son cœur.

C’est dans ces circonstances que Bordogni connut Simon Mayery, compositeur de mérite et l’un des prédécesseurs de Rossini, qui était maître de chapelle de la basilique Sainte-Marie-Majeure-de Bergame. Il en reçut des conseils dont le futur ténor du Théâtres-Italien de Paris s’est toujours plu à reconnaître l’efficacité. Bordogni grandissait, et le nombre des années s’accumulait sur sa tête gracieuse sans qu’il y prît garde, content de sa petite fortune et de son habit bleu, et attendant que l’adolescence se fût écoulée pour savoir s’il serait un merle blanc ou un merle ordinaire, c’est-à-dire, s’il aurait une voix de ténor pour chanter les amoureux, ou bien une voix de basse pour s’emparer des rôles de tyran, de père noble ou de buffo caricato. De temps en temps il allait à Gazzaniga voir ses parens, qui s’émerveillaient de le voir si beau sans qu’il leur en eût coûté grand’chose. Enfin, la nature ayant fait son évolution, Bordogni se trouva posséder une voix de ténor dont il chercha immédiatement l’emploi. Il débuta, en 1808, sur le théâtre de Novare, dans un opéra du compositeur Generali. Il avait alors dix-neuf ans, et, bien qu’il fût encore tout novice, sa jolie voix, sa jeunesse et les avantages de sa personne lui valurent un bon accueil. Le succès qu’avait obtenu Bordogni dans une ville de province de troisième ordre fut bientôt connu à Turin, où l’impresario du théâtre royal, ayant besoin d’un ténor, l’engagea pour la saison du carnaval. C’est à Turin que Bordogni a connu pour la première fois Mlle Colbran, célèbre cantatrice qui est devenue depuis Mme Rossini. Bordogni débuta dans un opéra de Zingarelli, Cerusalemme distrutta, où Mlle Colbran chantait le rôle de Mariamna. En 1813, Bordogni, qui était déjà avantageusement connu, fut engagé au théâtre Carcano de Milan, où il chanta le rôle d’Argirio de l’opéra de Tancredi, de Rossini, qui avait été donné récemment à Venise avec un succès prodigieux. Au carnaval de l’année suivante, Bordogni était engagé au théâtre Re de la même ville, où il parut dans un opéra de Pavesi, Fingallo e Comata, et puis il fut appelé au théâtre de la petite ville de Varese pendant la saison d’automne.

En 1815, Bordogni était à Parme, où il a créé un rôle dans un opéra inconnu, la Fedettà conjugale, d’un compositeur non moins obscur, Antonio Brunetti, maître de chapelle de la cathédrale de Pise. Generali était depuis plusieurs années directeur de la musique (maestro al cembalo) du théâtre italien de Barcelone. Il avait connu Bordogni à Novare, et il avait pu apprécier la flexibilité de sa voix charmante et le goût du jeune virtuose. Il le fit engager, et Bordogni se rendit à Barcelone en 1817. Il débuta dans un opéra bouffe de Generali, la Contessa di Colle erboso, plus il parut successivement dans la Donna soldato, d’Orlandi, et dans la Cecchina, de Generali, opéra dont le sujet a été depuis traité de nouveau par Donizetti dans Linda di Chamouni. Après avoir encore paru dans un opéra de Pavesi, Corradino, dont la donnée se retrouve dans Matilda. di Shabran, Bordogni eut l’insigne bonne fortune d’être appelé à Naples en 1818, où il chanta devant Rossini le rôle d’Argirio de son premier et délicieux chef-d’œuvre, Tancredi, qui avait fait depuis le tour de l’Europe. Bordogni rencontra à Naples, indépendamment de Rossini, avec lequel il s’est lié d’une amitié qui n’a fini qu’avec sa vie, la Festa, prima donna d’un vrai mérite, qui chantait à Paris, en 1809, avec Mme Barilli, dont elle était la rivale, et le célèbre contralto, Mme Malanotti, pour qui Rossini a écrit le rôle de Tancredi, et qui, la première, a dit de ses lèvres inspirées :

Di tanti palpiti,
Di tante pene…

Bordogni retrouva aussi à Naples Mlle Colbran, avec laquelle il eut quelques difficultés pour je ne sais plus quel duo que la fougueuse et toute-puissante prima donna ne voulait pas chanter avec le jeune ténor. Rossini fut obligé d’intervenir et obtint, non sans peine, que Mlle Colbran chanterait une seule fois le duo en question, afin que Bordogni pût se faire entendre d’une manière favorable d’un envoyé de l’administration du Théâtre-Italien de Paris, qui se trouvait alors à Naples. C’était le violoniste Grasset, qui, pendant toute la restauration, a conduit avec succès l’orchestre des Italiens. Bordogni plut infiniment au goût exercé de l’artiste français, qui l’engagea immédiatement.

C’est à la fin de 1818 que Bordogni vint à Paris. Il débuta au théâtre de Louvois dans l’Inganno felice, charmant petit ouvrage en un acte que Rossini écrivit à Venise en 1812. Il s’y trouve un trio délicieux pour soprano, ténor et basse, où la voix de Bordogni produisait le meilleur effet. Il parut successivement dans tous les opéras de Rossini, dans il Turco in Italia, l’italiana in Algieri, dans Tancredi, Otello, le Barbier de Séville, et dans il Matrimonio segreto de Cimarosa. Bien accueilli du public et de la société élégante de la restauration, surtout par le duc de Berri, qui se plaisait à le faire venir fréquemment aux Tuileries, Bordogni, sur la proposition de Cherubini, fut nommé professeur de chant au Conservatoire de Paris. Appelé au théâtre italien de Madrid en 1822, Bordogni, qui savait que, pour remplir. convenablement les fonctions de professeur, il faut avec le talent beaucoup d’exactitude, voulut donner sa démission. Cherubini la refusa, et pour conserver à son école un maître d’un goût aussi délicat, il accorda au virtuose un congé illimité, en lui faisant prendre l’engagement de revenir à son cours aussitôt qu’il aurait renoncé au théâtre. Bordogni reprit la direction de sa classe en 1824, pour ne plus la quitter qu’en 1856, deux mois avant sa mort, et lorsque la maladie l’obligeait impérieusement à demander sa retraite. C’est le 31 juillet de cette même année qu’après une longue et douloureuse agonie, Bordogni expirait à Paris, à l’âge de soixante-sept ans. Le célèbre chanteur s’était marié de très bonne heure à Novare, où sa femme, jouit d’une honnête aisance. Il a laissé avec une fortune honorable deux filles et un garçon, qui est médecin à Gênes. L’une des filles de Bordogni avait épousé un homme d’un esprit distingué, M. Morpurgo, qui est mort six semaines avant son beau-père.

Bordogni possédait une voix de ténor d’une étendue ordinaire et d’un timbre plus gracieux que puissant. Il ne dépassait guère le sol, qui était la limite de la partie vigoureuse de son organe délicat, qu’on qualifie dans les écoles de voix de poitrine ; mais il joignait à ce registre métallique une série de notes féminines qui se prolongeaient jusqu’au fa sur-aigu, en sorte que le virtuose pouvait, dans les grandes occasions, disposer d’une étendue au moins de deux octaves. Cette voix charmante était d’une rare flexibilité et d’une trame si serrée, que l’oreille avait souvent de la peine à distinguer les différens anneaux qui composaient la chaîne sonore. C’était le défaut de la vocalisation de Bordogni d’être trop rapide et d’un tissu trop délicat, tandis que Garcia, son contemporain, avec qui il a chanté pendant de longues années, détachait chaque note avec une vigueur étonnante, et ne craignait pas de pousser jusqu’aux colonnes d’Hercule, je veux dire jusqu’à l’ut aigu de poitrine bien avant que Duprez l’eût inventé. Le fausset de la voix de Bordogni, ces notes féminines dont j’ai parlé plus haut, et qu’en langage scientifique on appelle sons de tête ou super-laryngiens, étaient plus forts et plus vibrans que les sons de poitrine. Aussi l’artiste en faisait-il un très grand usage, et parfois il en abusait. Cela lui était si commode de se réfugier dans les sphères supérieures par une gamme rapide ou par un portamento audacieux ! Par cette fuite adroite, Bordogni économisait son bien, ces notes de poitrine dont il était avare, et qu’il n’employait que dans les grandes occasions, aux représentations solennelles, alors qu’un public nombreux excitait son faible courage.

En effet, ce n’était ni par le sentiment, ni par l’élévation du style, ni par les bouillonnemens de la passion dramatique que Bordogni se distinguait au théâtre. Il était froid comédien, et, bien que doué d’un physique agréable et d’une taille élégante, il était toujours embarrassé sur la scène. Son geste le plus habituel consistait à poser la main droite sur son cœur, comme s’il eût voulu en presser les ressorts. Cependant, lorsque Bordogni chantait à côté d’une femme comme la Pasta, d’un virtuose et d’un comédien éminent comme l’était Galli, il en recevait un choc électrique qui le faisait bondir sur place, et lui communiquait une animation passagère ; mais ces bonnes fortunes étaient rares, et Bordogni retombait aussitôt après dans sa placidité ordinaire. C’était avant tout un chanteur gracieux, au style fleuri et tempéré, un tenorino d’amore qui réussissait dans les rôles de demi-caractère, tels que celui de Paolino dans il Matrimonio segreto, de Ramiro dans la Cenerentola, etc. Il chantait à ravir la jolie cavatine du Turco in Mafia, languir per una bella, ainsi que le duo merveilleux de l’italiana in Algieri, se inclinassi a prender moglie, où Galli était parfait dans le personnage de Mustafa, qui avait été écrit pour sa belle voix de basso-profondo, en 1814, à Venise. Bordogni n’était pas moins agréable dans le rôle de Gianetto de la Gazza ladra, dans celui de Rodrigo de la Donna del Lago, et en général dans tous les ouvrages où il ne fallait que du goût et une brillante vocalisation. Une qualité précieuse du talent de Bordogni, c’était la justesse de sa voix. Jamais une intonation douteuse ne venait troubler le plaisir qu’on avait à entendre ce chanteur distingué, qui, sans s’élever très haut, était partout convenable. Lecteur expérimenté, docile aux conseils des maîtres à qui il reconnaissait le droit de lui en donner, Bordogni a été l’un des virtuoses les plus agréables et les plus utiles qu’ait possédés le Théâtre-Italien de Paris.

Comme professeur de chant, la carrière de Bordogni a été brillante et très féconde en bons résultats. Il avait le don de l’enseignement, qualité rare, qui ne se rencontre pas toujours chez les virtuoses les plus admirables. Un préjugé naturel et très répandu chez les gens du monde les porte à croire que des artistes dramatiques comme Talma, Mlle Mars ou Mlle Rachel, que des chanteurs comme Rubini, Mme Malibran ou Lablache, possèdent le secret de leur talent, et qu’ils peuvent analyser, au profit des disciples qui viennent leur demander conseil, les causes des grands effets qu’ils obtiennent sur le public. Les arts de sentiment ne s’enseignent pas comme les sciences, parce qu’ils ne reposent pas sur des principes absolus dont il soit facile de transmettre la connaissance. Laplace pourra expliquer les lois d’après lesquelles il a trouvé les mouvemens de la mécanique céleste ; Beethoven ignore et n’a pu nous apprendre à quelle inspiration soudaine il doit l’andante de la symphonie en la et les magnificences de son œuvre incomparable. Sans doute il y a aussi dans les arts des règles immuables qui résultent de la nature des choses et qu’on ne peut transgresser impunément. Ces règles, qui constituent la partie doctrinale de l’enseignement, sont peu nombreuses et d’une application générale fort difficile. Les artistes éminens les subissent, les observent, sans en avoir toujours une conscience bien nette, comme nous obéissons d’instinct aux lois impératives de l’organisme. Dans l’art de chanter surtout, qui touche à la vie morale et physiologique de l’homme, les règles se compliquent d’une si grande quantité d’exceptions délicates, qu’il faut une éducation particulière au maître qui se propose de les enseigner. Les virtuoses célèbres ressemblent un peu aux grands capitaines qui gagnent des batailles sans connaître d’une manière explicite et savante les principes de la tactique militaire.

En sa qualité d’Italien, Bordogni, qui avait entendu avec profit les chanteurs les plus habiles de son temps, tels que Viganoni, Babbini, Tacchinardi, Grivelli, Davide père et fils, Donzelli, Rubini, Bianchi, sans compter Crescentini, le dernier sopraniste de la belle école du XVIIIe siècle, Bordogni était mieux préparé à remplir les conditions d’un bon professeur de chant que les virtuoses d’un mérite plus éclatant que le sien au théâtre. Il avait été amené, par la nature même de son talent, plus délicat que passionné, à réfléchir sur les principes de l’art, et s’était accoutumé de très bonne heure à diriger avec méthode ses propres études et celles des élèves qui avaient recours à ses conseils. Il entendait à merveille tout ce qui se rattache aux exercices de la vocalisation, la pose du son, l’assouplissement progressif de l’organe, l’égalisation des registres, l’économie de la respiration ; il était très apte à préparer enfin les élémens matériels, si l’on peut dire ainsi, du bel art de chanter. Conformément aux préceptes des vieilles écoles d’Italie, qui ne permettaient aux élèves de s’occuper de l’expression morale des sentimens qu’après avoir surmonté toutes les difficultés du mécanisme, Bordogni retenait longtemps ses disciples dans les minutieux détails de la vocalisation avant de les introduire dans la partie esthétique de l’art. Par cette manière de procéder, il a rendu de grands services au Conservatoire de Paris, où les bonnes traditions en cette matière délicate ont tant de peine à se fixer. N’est-il pas singulier en effet que dans une école où l’on forme peut-être les meilleurs instrumentistes de l’Europe, où l’enseignement de toutes les parties de l’art musical pèche plutôt par un excès de méthode et par une trop grande division du travail, on en soit encore à comprendre que, pour exprimer avec propriété les diverses nuances de la musique dramatique, il faut que le virtuose soit formé et qu’il soit maître de son organe avant de s’occuper de ce qu’on appelle la déclamation lyrique ? Que dirait-on d’un jeune homme qui aborderait la composition avant d’avoir étudié l’harmonie et le contre-point ? Je ne prétende pas soutenir qu’au Conservatoire de Paris, où l’enseignement de l’art, de chanter a été introduit par des Italiens ou des artistes qui s’étaient formés à leur école, tels que Mengozzi, Garat, Gérard, etc., il n’y ait encore aujourd’hui des professeurs distingués, imbus des bonnes traditions et sachant y diriger les élèves qui leur sont confiés ; mais l’instinct national l’emporte souvent sur le goût et le savoir du maître. On décerne le premier prix de chant à de pauvres diables sans voix, sans physique et sans méthode, parce qu’à un jour donné ils ont débité avec plus ou moins de bonheur une ou deux scènes d’un ouvrage contemporain. Point d’études sérieuses sur les différens styles qui se sont succédé dans l’histoire de la musique dramatique en France, depuis Lulli jusqu’à M. Auber, des notions vagues sur les grands maîtres qu’ont produits les pays étrangers, et aucune intelligence des révolutions de l’art, — ce sont là des lacunes qui frappent tous les bons juges dans l’enseignement du Conservatoire, qui aurait grand besoin, qu’une main vigoureuse en extirpât les abus, devenus intolérables.

Bordogni, qui pendant trente ans a dirigé sa classe avec un zèle qui ne s’est jamais démenti, a formé un très grand nombre d’artistes distingués, parmi lesquels, nous citerons seulement Mlle Cruvelli, et surtout Mme Damoreau, le charme et l’ornement de l’école française, dont l’heureuse influence se fait encore sentir sur nos théâtres. Dans le monde, où Bordogni était fort recherché pour son talent délicat et sûr, qui convenait si bien à la musique de concert, il a donné des conseils aux femmes les plus distinguées, qui goûtaient sa personne, autant que ses bonnes leçons. Tous les élèves de Bordogni, les artistes aussi bien que les amateurs, se faisaient remarquer par une vocalisation facile et de bon aloi, par un style fleuri et tempéré, qui était puisé dans la musique contemporaine, surtout dans les ouvrages de Rossini. Il ne fallait pas demander à cet excellent professeur de s’aventurer hors de la génération de brillans virtuoses, parmi lesquels il avait vécu. Bordogni était tout simplement un chanteur agréable de son temps, qui ignorait à peu près tout ce qui s’était fait dans l’art avant que son heureuse étoile, l’appelât à la vie. Bordogni a eu pourtant des velléités de composition, et, indépendamment des charmantes vocalises qui ont eu un si grand succès parmi les artistes, et les gens du monde, il s’était essayé à composer un opéra qui fut représenté sur le théâtre de Barcelone ; mais son astre en naissant ne l’avait pas créé poète, et son opéra a eu le destin de tous les opéras écrits par des ténors. Il est même douteux, que Bordogni ait trouvé, sans le secours d’une main étrangère, les accompagnemens de ses délicieuses vocalises. On y remarque un choix d’accords et de modulations qui ne devaient pas se rencontrer facilement sous les doigts de cet habile professeur de canto garbato.

Bordogni, qui ne pouvait suffire aux nombreuses leçons qu’il avait à donner chaque jour, s’était associé depuis quelques années un artiste fort distingué, M. Henri Panofka, qu’il se plaisait à initier aux traditions de son enseignement. M. Panofka, s’est d’abord fait connaître comme un habile violoniste. Ayant parcouru l’Europe en qualité de virtuose, M. Panofka a eu l’occasion d’entendre et d’apprécier le talent des chanteurs les plus célèbres. Insensiblement et par un penchant naturel qui n’a pas lieu de surprendre chez un violoniste, M. Panofka a été amené à faire de l’art de chanter une étude approfondie, dont il a consigné les résultats dans une excellente méthode que j’ai recommandée depuis longtemps, aux lecteurs de la Revue[1]. La méthode de chant de M. Panofka ayant reçu l’approbation de M. Auber et du comité des études du Conservatoire, ainsi que celle de l’Institut, Bordogni se trouvait en quelque sorte autorisé à présenter M. Panofka comme son successeur à la classe de chant, qu’il ne pouvait plus diriger lui-même. Les vœux de Bordogni n’ont point été exaucés par son ami, M. le directeur du Conservatoire. Après trente ans de professorat, Bordogni pouvait espérer qu’on ferait un meilleur accueil à sa volonté dernière.

La province de Bergame a donné le jour à un grand nombre de ténors remarquables, qui tous ont laissé un nom dans l’histoire de l’art de chanter. C’est d’abord Viganorii, chanteur exquis, venu à Paris en 1789, où il est resté jusqu’à la l’évolution du 10 août. Viganoni a créé le rôle de Paolino du Mariage secret avec une telle perfection, que Cimarosa avait coutume de dire : « Qui n’a pas entendu Viganoni chanter l’air de Pria che spunti in ciel l’aurora ne peut avoir une idée de la perfection du style. » C’est Davide père, une des plus magnifiques voix qui aient existé, qui, pendant quarante ans, a été la merveille de l’Italie : il est aussi venu à Paris en 1785, et se fit entendre au concert spirituel. C’est Bianchi, ténor de force comme Davide, au style large et puissant ; c’est Crivelli, dont la voix admirable, le goût délicieux et la belle figure ont été si appréciés à Paris de 1811 à 1817 : il débuta au théâtre de l’Odéon, où étaient alors les Italiens, dans le rôle de Pirro de l’opéra de Paisiello, qui avait été écrit pour Davide, et se fit admirer à côté d’artistes comme Mme Festa et Barilli, et de Tacchinardi, autre ténor de mérite, qui fut le père de Mme Persiani, et qui était incomparable dans la Molinara de Paisiello, où il chantait le petit duo Nel cor piu non mi sento, me disait Choron, de manière à ne jamais se laisser oublier. Enfin c’est Nozzari, chanteur habile et savant, pour qui Rossini a beaucoup écrit, et qui a formé le goût de Rubini, son compatriote, dont il suffit de citer le nom. Voilà quels ont été les prédécesseurs, les compatriotes et en partie les contemporains de Bordogni, dont le nom restera aussi dans les fastes du bel art de chanter, qu’il avait étudié avec goût et intelligence.

Ce n’était point en effet un artiste médiocre que celui qui a occupé un rang honorable au Théâtre-Italien de Paris de 1818 à 1830, pendant cette belle époque de la restauration où la société française avait renoué la chaîne de ses traditions aimables de politesse et d’élégance. ’Les arts de la paix, la haute culture de l’esprit, la poésie et la liberté avaient remplacé les amertumes d’une gloire trop chèrement achetée. On était heureux de vivre et d’espérer au milieu d’une/génération pleine d’élan et d’enthousiasme pour les idées réparatrices qui s’élaboraient alors dans toutes les directions de la pensée. Chacun avait sa part d’irifluence dans le mouvement général, et la pojice n’était plus le régulateur suprême de la vie morale d’un grand peuple. Dans cette grande et véritable renaissance de la société polie, les arts, et particulièrement la musique, jetèrent un très vif éclat. L’opéra italien attirait dans la petite salle de Louvois la meilleure compagnie et formait une sorte de grand salon neutre, où les dilettanti des opinions les plus opposées se retrouvaient avec plaisir trois fois par semaine. Des cantatrices éminentes comme Mmes Pasta, Cinti (Mme Damoreau), Naldi, Mombelli, Mainvielle-Fodor, Sontag, des chanteurs tels que Garcia, Pellegrini, au goût si parfait, Galli, Zucchelli, Graziani et Levasseur, interprétaient véritablement les chefs-d’œuvre de Rossini dans leur nouveauté, sans rompre avec la tradition admirable de Mozart, de Cimarosa et de Paisiello, dont le Barbier de Séville a résisté toute une semaine à celui du puissant maestro du XIXe siècle. Oh ! les belles soirées que celles où l’on entendait la Gazza ladra par Mme Mainvielle-Fodor, par Galli et Pellegrini ; le Barbier de Séville, par Garcia, Pellegrini et Mlle Cinti ; le Nozze di Figaro, de Mozart, par Mme Mainvielle-Fodor dans le rôle de la comtesse et Mlle Naldi dans celui de Suzanne ! Comme elles disaient ensemble le duo inimitable Su l’aria, et comme Mme Mainvielle-Fodor chantait d’une manière exquise l’air si touchant et si suave Dove sono i bei momenti ! Jamais le Don Juan de Mozart n’a été rendu avec un ensemble plus parfait que par Garcia, Pellegrini, Mmes Sontag et Malibran dans les rôles de donna Anna et de Zerlina. Et la Nina de Paisiello, qui donc a su en exprimer le sentiment pathétique et la profonde mélancolie comme Mme Pasta, dont j’entends encore la voix sourde pousser ce lamentable soupir : il mio ben quando verra ! Je vous le dis en vérité, ce fut surtout la belle époque du Théâtre-Italien que les quinze années de la restauration, qui a produit les peintres, les poètes et les musiciens les plus délicieux de l’école française. C’est pendant cette période d’activité intellectuelle qu’on vit naître l’école de Choron en 1816, la Société des Concerts du Conservatoire, la Dame Blanche, la Muette, le Siège de Corinthe, le Comte Ory, Moïse, enfin Guillaume Tell !

Dans les brillantes soirées du théâtre Louvois, alors que Mme Pasta chantait et jouait d’une manière si remarquable le rôle de Tancredi, ou celui de Romeo dans l’opéra de Zingarelli, la salle, resplendissante de toilettes somptueuses, renfermait l’élite de la société européenne. J’ai vu le général Foy, de glorieuse mémoire, applaudir avec émotion le beau récitatif du premier acte de Tancredi : O patria, dolce e ingrata patria ! J’ai vu Mme de Duras, l’auteur spirituel et délicat d’Ourika, apporter dans sa loge, qui donnait sur le théâtre, une urne lacrymatoire en argent, et l’offrir publiquement à la grande tragédienne, après la scène du tombeau, au second acte de Romeo e Giulietta. Mme Pasta venait de chanter avec un sentiment profond le bel air de Crescentini :

Ombra adorata, aspetta,
Teco sarò indiviso.

Chateaubriand était dans la loge de Mme de Duras, et le public émerveillé, en applaudissant la cantatrice éminente, dirigeait ses regards sur l’auteur de René bien plus que sur celui du Génie du Christianisme. J’oubliais de nommer, parmi les artistes qui ont fait l’ornement du Théâtre-Italien à cette époque, une cantatrice de premier ordre, Mme Pisaroni, dont le style ample et puissant fut un dernier écho de la belle école du XVIIIe siècle. Mme Pisaroni en effet avait reçu des conseils du fameux sopraniste Pacchiarotti, qui lui dit un jour, après une leçon consacrée tout entière à étudier une phrase de récitatif : « Noi altri, roveri cantanti (nous autres, pauvres chanteurs), nous sommes fort à plaindre ; dans la jeunesse, nous avons de la voix et de l’ardeur sans expérience, et, lorsque l’expérience nous arrive, nous sommes ruinés (siamo rovinati). » — Qui ne se rappelle la Pisaroni dans le rôle d’Arsace de la Semiramide de Rossini ? Ce fut une surprise extrême dans toute la salle, quand on entendit sortir d’une bouche difforme, dont les lèvres se tordaient comme celles d’un chantre de paroisse : Eccomi in Babilonia ! Dans le grand duo avec Sémiramis, qui était représentée par Mme Malibran, il y eut entre les deux grandes artistes un de ces combats chevaleresques qui laissent des traces profondes dans la mémoire des amateurs. Mme Malibran, qui avait la fougue et les inégalités d’un génie tout spontané, avait accumulé sur la phrase de l’allegro de ce beau morceau toutes les richesses d’une vocalisation orientale, dont le public fut plus ébloui que charmé. En répondant à sa jeune et glorieuse rivale, Mme Pisaroni y mit tant de simplicité, de largeur de style et d’émotion concentrée, qu’elle fit perdre contenance à la reine de Babylone, surtout lorsqu’on entendit un vieux dilettante s’écrier du fond du parterre : « Brava, questo è il vero canto (voilà la vraie méthode de chant !) »

Marco Bardogni a occupé un rang honorable parmi les virtuoses italiens de cette belle et heureuse époque de notre histoire. « Si tu vas jamais à Paris, lui avait dit le fameux ténor Viganoni, son oncle, étudie le rôle de Paolino du Mariage secret, et surtout le bel air de Pria che spunti. » C’est à la fin de l’année 1818 que Bordogni a débuté sur le théâtre italien de Louvois avec Pellegrini, dont la voix de baryton, le goût et la finesse étaient si bien appropriés au rôle de Figaro du Barbier de Séville, où il n’a jamais été égalé. Ces deux artistes se convenaient sous plus d’un rapport, parce qu’ils avaient l’un et l’autre un style orné, et plus de sensibilité que de passion. Ils chantaient presque toujours ensemble dans l’Inganno Felice, le Turco in Italia, l’Italiana in Algieri, dans la Cenerentola, il Matrimonio segreto, et dans l’Agnese de Paër, où Pellegrini était si touchant dans la scène de folie ! Bordogni ne craignait pas de se mesurer même avec la Pasta dans Tancredi, où il chantait avec beaucoup de charme le rôle d’Argirio. Il fallait surtout l’entendre dans le duo du second acte :

Ah ! se dè mali miei
Tanta hai pietà nel cor.

Bordogni soutenait aussi sans trop de désavantage le rôle de Rodrigo dans Otello à côté de son formidable adversaire Garcia, si digne, par le sang arabe qui coulait dans ses veines d’Espagnol, de représenter au naturel le More de Venise. La tendre Desdémone, sous les traits plastiques et nobles de Mme Pasta, tressaillait d’épouvante à la scène finale de l’admirable chef-d’œuvre, où Garcia bondissait comme un lion. Quel temps et quels artistes ! Comme professeur de chant, Bordogni a rendu de plus grands services encore qu’en sa qualité de virtuose dramatique : il a répandu au Conservatoire et dans le monde élégant les bonnes traditions de l’art, formé un grand nombre d’excellens élèves, publié plusieurs cahiers de vocalises charmantes et donné à la France la cantatrice la plus parfaite qu’elle ait possédée : j’ai nommé Mme Damoreau.


P. SCUDO.

REVUE LITTÉRAIRE

BACON, SA VIE, SON TEMPS, SA PHILOSOPHIE ET SON INFLUENCE JUSQU’A NOS JOURS, par Charles de Rémusat[2]. — Le génie et l’influence de Bacon sont encore un problème. Pour beaucoup de critiques, et ils ne sont pas tous en Angleterre, Bacon est un génie créateur, un philosophe du premier ordre ; le vainqueur d’Aristote, l’égal de Descartes, le maître de Newton ; il est le prophète de l’esprit nouveau, l’inventeur de la vraie méthode, en un mot, le père de la philosophie moderne. D’autres ne veulent voir en lui qu’un écrivain ingénieux et brillant, un bel esprit très ambitieux et assez superficiel, dont la grandeur factice et la gloire usurpée sont l’ouvrage de Voltaire et de ses amis de l’Encyclopédie. Tout au plus resterait-il au chancelier trop préconisé l’honneur équivoque de marcher à la tête de cette armée de zélateurs de l’empirisme qui déploie ses phalanges à travers deux grands siècles, depuis l’auteur du Léviathan jusqu’aux disciples d’Auguste Comte et de Feuerbach. Chacun sait que cette dernière thèse est un des paradoxes posthumes de l’aventureux auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Le nouvel ouvrage de M. de Rémusat est-il une réponse au pamphlet de Joseph de Maistre ? Oui, si l’on veut ; mais, à notre avis, il a une portée plus haute et un prix tout autrement relevé. M. de Rémusat, au lieu de faire de la polémique, a fait de la critique et de l’histoire, et nous croyons que son livre restera, moins comme un plaidoyer que comme un jugement.

Pour juger Bacon, il ne s’agissait pas seulement d’écrire un chapitre de l’histoire de la philosophie moderne ; il fallait aller au fond d’un problème qui occupe et divise encore les premiers penseurs de notre temps, il fallait s’expliquer sur la nature et la portée de l’induction. Vieux problème, dira-t-on, question subtile, abstraite, bonne à amuser d’oisifs métaphysiciens. Que le problème soit vieux, c’est possible ; mais qu’il soit résolu, c’est ce que je conteste, et qu’il ait une grande importance, c’est ce que je soutiens expressément. Je n’en veux pour preuve que les grands travaux de logique expérimentale qui se sont faits en Angleterre depuis ces dernières années. Aucun homme instruit n’ignore ceux de sir William Hamilton, le dernier chef de la grande école écossaise ; il faut citer encore les remarquables écrits de l’archevêque Whately, ceux du savant professeur de Cambridge, M. Whewell, et les publications toutes récentes de ce hardi et vigoureux esprit, économiste et philosophe, M. Stuart Mill. Aussi bien il serait étrange que l’étude philosophique de la méthode inductive parût inutile à un siècle aussi épris que le nôtre des sciences d’observation. Quoi ! vous êtes rassasiés de métaphysique abstraite, vous ne voulez plus de systèmes à priori, vous prétendez tout fonder sur les faits et les expériences, et vous ne vous inquiéteriez pas de ce que vaut l’unique procédé qui puisse constituer des sciences expérimentales ? Vous réduisez la science à ce seul objet : induire, et vous voudriez ignorer ce que c’est que l’induction ? Au surplus, et pour ceux-là même qui ne croient pas que l’induction soit tout et que les idées pures ne soient rien, l’induction reste un des procédés dont l’analyse importe essentiellement à la science de la nature et à celle de l’esprit humain. C’est à ce point de vue que M. de Rémusat a considéré l’induction. Il n’a pas seulement indiqué d’une main sûre et d’un œil pénétrant les difficultés de la question ; il s’y est engagé, il y est descendu à une grande profondeur, et ses chapitres sur l’induction et la méthode inductive seront médités par les philosophes.

Un premier résultat de cette investigation approfondie, c’est de prouver que Bacon n’est jamais remonté aux principes de sa méthode. Il a célébré l’induction beaucoup plus qu’il ne l’a définie ; il a été plus attentif aux applications extérieures du procédé qu’à son mouvement interne et subjectif, et même en cherchant les lois de la nature, ou, comme il dit, les formes des choses naturelles, il n’a peut-être jamais su exactement ce qu’il voulait découvrir. « Oserons-nous dire, c’est M. de Rémusat qui parle, qu’il n’était pas dans son génie de chercher le principe d’aucune chose ? »

Ce que Bacon n’a pas fait, ce que plusieurs ont depuis essayé de faire sans réussir complètement, M. de Rémusat semble avoir eu peur de l’entreprendre. Il s’y résout pourtant et peut-être ne manque-t-il à la doctrine de ce rare esprit qu’un peu plus d’audace et de relief pour se montrer au grand jour dans toute sa justesse et toute sa vérité. Si j’ai bien compris l’auteur, car son pinceau discret procède par une suite de touches délicates plutôt que par un petit nombre de traits fortement dessinés, l’induction renferme deux sortes d’élémens, les uns fournis par l’expérience, les autres suggérés à priori. En d’autres termes, les phénomènes de ce vaste univers sont liés par deux sortes de rapports : les uns, accidentels et fortuits, qui tiennent à la diversité et à l’inextricable complication des causes ; les autres, essentiels, qui dérivent de la nature absolue des êtres. Ceux-là seuls sont stables et universels ; les saisir, voilà l’objet de la science. Or nous n’avons pour cela que deux moyens, nécessairement bornés et imparfaits : l’expérience et l’induction, de sorte que l’objet suprême où la science aspire reste toujours au-dessus d’elle comme une sorte d’idéal. Ce n’est pas que cet idéal nous soit absolument inaccessible, mais l’expérience et l’induction ne peuvent que s’en approcher toujours, sans être jamais assurées de l’atteindre dans son dernier fond. Ainsi l’esprit de l’homme, éclairé d’un rayon de la raison éternelle, cherche dans le développement des êtres les idées du créateur, et à mesure qu’il en saisit quelques caractères, il essaie d’écrire un livre dont chaque découverte accroît et rectifie les pages, mais qui ne sera jamais ni entièrement fini, ni même parfaitement corrigé.

Cet hiatus nécessaire et infranchissable entre ce que la raison pressent et ce que l’induction affirme, mais ce que Dieu seul sait et comprend, loin de condamner les méthodes à l’impuissance, en prouvera nécessité. Il ne faut pas se lasser de perfectionner l’art d’observer, l’art d’expérimenter, l’art d’induire, l’art de calculer, en un mot cet art merveilleux et compliqué d’interpréter la nature, qu’ont pratiqué Galilée et Kepler, Descartes et Newton, et dont Bacon, le premier, a essayé la théorie.

Quelle a été au juste l’influence de cet essai de théorie et de cette prédication éloquente ? Voilà une question que M. de Rémusat était plus que personne en mesure d’approfondir. On a pu contester avec vraisemblance l’influence réelle de Bacon ; on a dit que ses écrits, ayant à peine franchi le détroit avant Voltaire, n’avaient pu agir sur la France, ni sur l’Allemagne, ni sur l’Italie, que même en Angleterre les trois personnages qu’on prétend rattacher au célèbre chancelier, Hobbes, Locke et Newton, l’avaient désavoué ou peu suivi. C’est ici que trouvent à s’exercer l’érudition exacte et ingénieuse, la critique fine et pénétrante de M. de Rémusat. Sans contester tous ces faits, il explique les uns et réduit les autres à leur juste valeur. Il est très vrai que l’auteur du De Cive, quoique ami, disciple et secrétaire de Bacon, a très peu cité son maître ; mais cette ingratitude ne prouve rien. D’ailleurs Hobbes est avant tout un raisonneur, un esprit mathématique, un homme qui veut réduire la science des corps politiques, comme celle des corps naturels, à un calcul, à une computation. C’est se placer à l’antipode de l’esprit des méthodes inductives. Locke est un esprit plus observateur, et il tient beaucoup de Bacon, plus qu’il ne le croit et surtout plus qu’il ne le dit ; mais, tout occupé de l’esprit humain et de l’origine des idées, il paraît très loin de cette philosophie de la nature dont Bacon est le promoteur enthousiaste et comme le prophète inspiré. On peut, au premier abord, trouver assez étrange que Newton ait paru se renfermer, à l’égard de Bacon, dans le silence dédaigneux dont parle sir David Brewster, surtout quand on relit ces fameuses Regulae Philosophandi qui semblent calquées sur le Novum Organum ; mais d’abord Newton est un personnage solitaire et superbe, et puis un de ses contemporains et de ses émules, Huyghens, nous donne le mot de son silence dans ce mémorable passage où, tout en rendant justice à Bacon, il signale en deux traits les côtés faibles de ce brillant génie : « Bacon, dit-il, manquait d’invention et de mathématiques. » Certes voilà deux grands défauts, mais il n’en est pas moins vrai que l’influence de Bacon sur le mouvement des sciences en Angleterre est incontestable. C’est Bacon qui, dans son Institut de Salomon, a tracé le modèle de la Société Royale de Londres, et les trois hommes qui ont commencé la gloire de cette illustre société, Wallis, Hooke et Robert Boyle, ont reconnu en elle une fille du grand chancelier. « Notre grand Verulam, Verulam, le profond naturaliste, — our great Verulam, that profound naturalist, lord Verulam, » tel est le propre langage de Boyle, que sir David Brewster veut vainement rendre complice du silence de Newton. Et maintenant, si vous passez d’Angleterre en France, en Allemagne et en Italie, si vous songez que Descartes, si superbe, lui aussi, et si discret, déclare à Mersenne qu’après ce que Verulamius a écrit sur la méthode expérimentale, il n’a plus rien à dire, que Leibnitz le loue d’avoir, comme autrefois Socrate, rappelé la philosophie sur la terre, que Vico, dans la Scienza nuova, salue le grand philosophe politique Bacon de Verulam pour avoir enseigné aux Anglais la méthode et l’usage de l’induction ; si vous ajoutez à ces trois incomparables témoignages que les Essais de Bacon, imités de Montaigne et traduits dès 1619, l’avaient rendu presque populaire en France, à ce point que Balzac, Costar et Voiture lisent et vantent le De Augmentis, jusque-là même que l’Académie française, dans son jugement sur Corneille, s’appuie de l’autorité de Bacon, qu’elle appelle un des plus grands esprits du siècle ; si vous rassemblez tous ces faits et beaucoup d’autres recueillis par M. de Rémusat, vous reconnaîtrez là tous les signes d’une grande, universelle et heureuse influence.

Il ne peut donc pas être question de nier le génie et l’influence de Bacon, d’immoler Bacon à Descartes, et l’Angleterre à la France ; il s’agit de mettre chaque nom et chaque chose à sa place. Il y a divers degrés dans la gloire, comme il y a diverses places dans la maison du Seigneur. Laissons à lord Campbell le soin de juger son prédécesseur comme jurisconsulte et chancelier. Fions-nous à M. Macaulay, quand il nous assure que Bacon est un des écrivains classiques de son pays, un des pères de la grande prose anglaise, comme son contemporain Shakspeare est le père de la grande poésie ; mais à négliger dans l’œuvre de Bacon les Essais et le De Fontibus juris, pour ne considérer que le De Augmentis et le Novum Organum, nous croyons pouvoir dire avec M. de Rémusat que Bacon est un de ces grands esprits à qui il a manqué quelque chose pour être tout à fait de grands philosophes, ce qui n’empêche pas qu’au-dessous des génies créateurs, au-dessous des Descartes, des Newton, des Leibnitz, il ne lui reste une place haute et belle encore parmi les initiateurs de la pensée moderne et les maîtres immortels de l’esprit humain.


EMILE SAISSET.


LA POESIE ALLEMANDE EN ALSACE.

L’Alsace est une des provinces les plus intéressantes de la France ; allemande par les habitudes de l’esprit, elle est profondément française par le cœur : c’est là son originalité et sa mission. Si l’Alsace ne restait pas fidèle à la culture intellectuelle des peuples germaniques, si elle n’en conservait pas du moins la meilleure part, je crois qu’elle manquerait à sa tache ; elle y manquerait surtout, si elle n’était pas attachée de cœur à sa nouvelle patrie. Sur ces deux points, l’Alsace a rempli son devoir. Il y a longtemps que ses fils ne forment plus chez nous une race à part ; ils ont été si bien mêlés depuis deux siècles à tous les événemens de notre histoire, ils se sont associés si vaillamment à nos victoires ou à nos désastres, que leur sang ne se distingue plus du nôtre ; le pays de Kléber est certainement une des provinces les plus patriotiques de la France. Quant à ces communications intellectuelles que l’Alsace doit établir entre l’Allemagne et nous, il y a là, depuis 89 surtout, une tradition qui se développe de jour en jour. Lorsque Goethe passait à Strasbourg de si fécondes années, lorsqu’à l’ombre de la vieille cathédrale et sous l’influence de Herder son génie s’éveillait tout à coup, Strasbourg, quoique très attachée à la France, était un foyer d’études toutes germaniques. On pensait, on parlait, on écrivait en allemand ; c’est en allemand que Goethe rédigeait sa thèse de docteur sur les rapports de l’état et de l’église, et la soutenait devant la faculté de droit. Consultez au contraire les écrivains de l’Alsace au XIXe siècle ; presque tous, nourris des travaux scientifiques de l’Allemagne, destinent leurs écrits à la France. C’est pour la France que M. Willm a publié son Histoire de la philosophie allemande, M. Bergmann ses recherches sur les poèmes islandais, M. Louis Spach ses études archéologiques et littéraires sur l’ancienne Alsace, M. Charles Schmidt, sur les mystiques allemands du XIVe siècle, ses biographies, son mémoire de Gerson, de Gérard Roussel, de Jean Sturm, et ce beau livre couronné par l’Académie française, où il décrit la transformation de la société antique sous l’influence des idées chrétiennes. Je ne cite pas tous les noms, l’Alsace est riche en hommes d’étude ; rappelons au moins à l’honneur de Strasbourg que deux jurisconsultes y ont traduit pour la France le grand ouvrage de Zachariae sur le code civil, et qu’un chimiste illustre, récemment arraché à ses travaux par une mort prématurée, le traducteur de Liebig, le continuateur de Berzelius, M. Charles Gerhardt, y unissait avec éclat la précision de l’esprit français à l’ardeur créatrice de la science allemande. Dans tous ces graves domaines, philosophie, théologie, histoire, droit, science, l’Alsace a accompli la tâche que sa position lui assigne ; elle s’inspirait « le l’Allemagne et pensait à la France.

Il y a pourtant une exception à ce mouvement général : tandis que la philosophie et les lettres s’exerçaient à parler notre langue, la poésie continuait à se servir de l’ancien idiome du pays. Est-ce à dire que la poésie fût moins française d’inspiration que les sévères travaux de la pensée ? Non certes ; elle exprimait des sentimens tout français, mais elle aimait à les exprimer avec les accens du terroir. De là une situation fâcheuse pour les poètes de l’Alsace ; l’Allemagne ne pouvait guère sympathiser avec eux, et la France, dont ils étaient les enfans dévoués, ignorait jusqu’à leurs noms. Déjà, à la fin du XVIIIe siècle, un poète honnête homme, un sage plein de douceur et de finesse, Conrad Pfeffel, avait écrit des fables, des apologues, où une morale excellente s’exprime sous une forme souvent ingénieuse. La vie de Conrad Pfeffel est singulièrement touchante ; si l’Alsace a produit des illustrations plus glorieuses, elle ne saurait citer un nom qui représente avec plus de grâce toutes ses qualités aimables. Pfeffel, jeune encore, avait perdu la vue ; il trouva un refuge dans la poésie et la pratique du bien. Un profond amour de l’humanité, la bonhomie, la finesse, une sorte de sagesse stoïcienne tempérée par la morale de l’Évangile, voilà ce qui distingue les apologues de Conrad Pfeffel, plutôt que l’imagination et la force ; mais l’originalité ne réside pas nécessairement dans l’éclat de la fantaisie et la vigueur de la pensée, elle résulte surtout de la sincérité du cœur, et rien de plus sincère que la poésie de Pfeffel. Malgré de si précieux titres, la destinée de ses œuvres n’a pas été heureuse. Apprécié d’abord au-delà du Rhin, adopté même parmi les écrivains qui servent à l’éducation de la jeunesse, le fabuliste alsacien a été peu à peu abandonné en Allemagne, à mesure qu’une littérature plus nationale triomphait de l’influence française. Ne doit-on pas expliquer ainsi le jugement si sévère et si dur que M. Cervinus a porté sur Pfeffel dans son Histoire de la Poésie allemande ? La France cependant ignorait ce poétique moraliste inspiré de son esprit, et il a fallu qu’un autre enfant de l’Alsace, un disciple de Pfeffel, M. Paul Lehr, traduisît en vers pour les lecteurs français les meilleurs apologues de son maître. La traduction de M. Paul Lehr, entreprise avec amour, exécutée avec un soin scrupuleux, ouvrira sans doute une nouvelle période à la littérature alsacienne ; ce sera du moins un signal, et les poètes à venir, si Pfeffel a des successeurs, confieront eux-mêmes à l’idiome de la France l’expression de leur pensée.

En attendant, voici un poète, le dernier poète allemand de l’Alsace, M. Auguste Lamey, qui vient de recueillir en deux volumes toutes les inspirations d’une longue carrière honorablement parcourue[3]. Je dis le dernier poète allemand de l’Alsace, car les sentimens qui animent ce pays sont décidément trop français pour que l’emploi d’une langue étrangère ne soit pas désormais une contradiction flagrante. Il n’en faut pas d’autre preuve que le livre même dont je parle. Je comprendrais un poète obstinément fidèle à un passé disparu pour toujours, et qui protesterait contre les nouvelles destinées de son pays dans la langue de ses ancêtres ; mais un poète dévoué à la France, un poète, qui prend part à toutes les émotions de la France, qui chante toutes ses joies, tous ses triomphes, et qui les chante dans un idiome que la France n’entend pas, voilà ce que l’avenir ne verra plus. La situation de M. Auguste Lamey a donc quelque chose de douloureux. Quand il a commencé à écrire, aux dernières années du XVIIIe siècle, l’allemand était encore la langue littéraire de l’Alsace : M. Lamey se mit à chanter comme Pfeffel ; mais voilà plus d’un demi-siècle qu’il composait ses premiers vers, et dans ce long intervalle la langue, dont il se servait a cessé d’être l’organe des classes lettrées. Qu’est-il arrivé ? M. Lamey a perdu son auditoire ; l’Allemagne ne peut donner sa sympathie aux sentimens qu’il exprime ; la France, qui les aimerait, est privée de les entendre.

Le premier volume des poésies de M. Lamey est consacré à des sujets politiques. De 1789 à 1848, la plupart des commotions qui ont agité la France sont pour l’auteur une occasion d’espérance ou d’alarmes que sa verve de poète ne laisse pas échapper. On dirait une sorte de chronique alsacienne. C’est l’histoire contemporaine, mais vue à distance en quelque sorte ; on n’y ressent que le contre-coup affaibli des événemens. Le poète, du fond de sa province, aperçoit le beau côté des choses, et dans son juvénile enthousiasme il a des accens d’espérance pour toutes les grandes péripéties de la révolution. Il était bien jeune sans doute quand 89 éclata. Quel sujet de chant pour une âme ardente ! M. Lamey célébra la régénération de l’humanité dans des vers où le vague et la déclamation ne manquent pas, mais que recommande aussi une sorte de gravité stoïque. Tournez la page, vous trouverez cette même gravité, ce même stoïcisme patriotique et religieux dans des Chants de Décade (Decaden Lieder), espèce de cantiques qui appartiennent à l’histoire de la révolution en Alsace, car ils furent chantés dans les églises et les temples de Strasbourg de 1798 à 1795. Ce sont des chants graves, sévères, qui glorifient la vertu, le patriotisme, le courage civil, le sacrifice de soi, l’immortalité de l’âme. Nous voici en 1800, et le poète chantera le consul Bonaparte, comme il a chanté les journées de 89. Le pape Pie VII vient en France en 1805 ; une voix s’élève à Strasbourg pour saluer le saint pontife, c’est la voix de M Auguste Lamey. Ainsi va le poète, trop jaloux de son indépendance pour se livrer jamais aux partis, et n’obéissant qu’aux émotions de son cœur. L’invective et la satire répugnent à son âme affectueuse ; quand il est triste, il se tait. Dans cette fidèle chronique, tracée par un témoin, il y a souvent de longues lacunes : ce sont les tristes jours où la liberté se voile ; mais dès que les institutions libérales reparaissent, un cri de joie s’échappe de ses lèvres. Au reste, qu’il chante ses impressions sous la république, sous le consulat et sous la monarchie de juillet, M. Lamey ne fait jamais œuvre de partil Les seules passions qu’il éprouve sont des passions, générales, l’amour du progrès, le sentiment du droit et de la dignité de l’homme. Si ces idées, un peu vagues, ne donnent pas à ses vers une physionomie très distincte, la candeur et la loyauté des sentimens rachètent ce qui manque à l’originalité de la poésie. Le principal intérêt de ce volume, je le répète, c’est de nous montrer l’Alsace, pendant cette dramatique période qui suit 89, sagement et généreusement attentive aux transformations de la mère-patrie.

La nature a fourni aussi à M. Auguste Lamey quelques inspirations heureuses. Je signalerai surtout une pièce intitulée le Chant de la Moselle, qui rappelle ça et là les tableaux printaniers de l’école souabe. « Chantons, dit le poète, la fée de la Moselle. On a souvent chanté le Rhin, chantons la belle fiancée du Rhin, belle quand son corsage est orné de roses, belle quand son front est couronné de pampres. Vous savez comme le Rhin roule en mugissant à travers les monts et les rochers ; la Moselle, sa fiancée, s’avance au-devant de lui, timide comme une jeune fille. Elle a peur, elle hésite ; avant d’arriver, elle revient sur ses pas, elle se perd, elle se retrouve, et, courant de çà, de là, elle répand ses richesses au sein d’une merveilleuse vallée. Temples, cités, ruines antiques, venez la saluer au passage, baisez les pieds de votre reine. » Mais la Moselle de M. Auguste Lamey n’est pas toujours la reine que saluent les monumens de Trèves ; elle aime à s’égarer dans la plaine, à écouter longuement la chanson d’un berger, à prendre sa part des jeux et des travaux rustiques. Écoutez ces bruits de chasse ! La Moselle est une amazone qui bondit au son du cor, elle appelle le cerf que harcèlent les chiens, et lui ouvre, comme un asile, les plis de sa robe verte. Une autre fois, le tablier relevé, elle s’assied joyeuse au repas des vendangeurs ; la liqueur pétille dans le pressoir, le vin fermente… Le vin, c’est la Moselle encore, c’est l’esprit et l’âme de la fiancée du Rhin, et la pièce se termine par un de ces Trinklieder que tous les poètes de l’Allemagne ont chantés.

Ajoutez à ces tableaux des fragmens épiques et dramatiques, qui attestent un louable effort vers le beau, ajoutez-y des traductions de La Fontaine, de Béranger, de Victor Hugo, de Lamartine ; vous verrez que l’étude, comme la nature et la politique, a heureusement inspiré M. Auguste Lamey. Il y a dans tout cela un accent de simplicité qui charme l’esprit. M. Lamey a été chargé d’honorables emplois dans l’administration et la magistrature ; sa vie, comme celle de Conrad Pfeffel, a été consacrée à la pratique du bien ; aujourd’hui, à la fin de sa carrière, il rassemble ces chants épars nés sous l’impression même des événemens, et dont quelques-uns, il y a déjà un demi-siècle, ont répandu de sages idées chez ses compatriotes. Goethe a émis le vœu que chaque esprit cultivé donnât ainsi le journal poétique de sa vie ; à Dieu ne plaise qu’un tel vœu soit jamais exaucé ! Nous n’avons que trop de ces gens qui, poétiquement ou non, prétendent raconter leur vie sans avoir vraiment vécu. Si pourtant ce désir de Goethe peut être quelquefois réalisé, c’est sans doute en des circonstances comme celles où s’est trouvé M. Lamey. Encore une fois, M. Lamey est le dernier des poètes allemands de son pays ; il a exprimé le patriotisme français de l’Alsace dans la langue germanique à l’époque même où cette langue s’effaçait de plus en plus devant la nôtre. Cette contradiction, dont M. Lamey a dû souffrir, sera peut-être son originalité dans l’avenir ; nous devions au moins la signaler, nous devions témoigner notre sympathie à cet esprit tout allemand, à cette âme toute française, à cet héritier de Pfeffel qui n’aura pas de successeur.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.


  1. Voyez la livraison du 15 mai 1854.
  2. 1 vol. in-8o, chez Didier, quai des Augustins, 35.
  3. Gedichte, von Augus Lamey. Strasbourg, 1856, 2 vol.