Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1852

Chronique no 487
31 juillet 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 juillet 1852.

La vie d’un peuple ne change point dans son essence, autant qu’on le pourrait croire, à chaque secousse politique, à chaque transformation subite de gouvernement. À travers tout, il ne cesse de survivre un certain ensemble de conditions, d’intérêts, de besoins qui se trouvent plus ou moins satisfaits, plus ou moins garantis, et qui restent comme le fonds permanent de l’existence nationale. Ce sont les travaux de tout genre qui continuent de s’exécuter obscurément, les projets conçus qui marchent vers leur réalisation, les améliorations long-temps discutées et élaborées qui arrivent à une maturité suffisante à travers toutes les diversions. Il y a ainsi toute une vie mystérieuse et pratique, matérielle si l’on veut, qui suit son cours d’un régime à l’autre. Seulement, tandis que cette vie positive des affaires et des intérêts se déroule, tandis que quelqu’une de ces grandes œuvres de l’industrie moderne trouve à peine le temps d’arriver au terme, tout a été plusieurs fois bouleversé à la surface. Le milieu où l’on vit, où l’activité publique se développe, n’est plus . le même. Les institutions, les tendances de l’opinion, les noms, les symboles qu’on invoque, ont complètement changé. De nouveaux hommes, de nouveaux pouvoirs viennent périodiquement présider aux mêmes entreprises, presque toujours plus durables qu’eux. Il est tel travail auquel trois ou quatre gouvernemens ont mis la main, et qu’un gouvernement plus heureux, sinon le plus attendu, inaugure dans la solennité des fêtes publiques. Les révolutions politiques se sont succédé, l’œuvre matérielle est arrivée à sa fin. Les peuples oublient les révolutions et ce qu’elles font disparaître, ils n’aperçoivent que l’œuvre matérielle accomplie et ceux qui se trouvent là pour en inaugurer les bienfaits, sans trop se demander sous quelle zone constitutionnelle ils ont le bonheur de vivre. Est-ce légèreté, oubli, facilité inconséquente à passer d’un extrême à l’autre et à s’accommoder de tous les régimes ? Les révolutions contribuent sans doute étrangement à développer ce scepticisme à l’égard des événemens et des institutions ; mais il nous arrive souvent aussi de prêter aux masses populaires plus de préoccupations politiques qu’elles n’en ont réellement. Nous ne sommes portés à nous étonner de leurs brusques évolutions que parce que nous les jugeons autrement qu’elles ne sont. Le trouble et les égaremens où elles tombent tiennent bien moins, en vérité, à d’intraitables instincts d’anarchie qu’à l’incertitude où les laisse l’absence de toute direction précise dans les interrègnes révolutionnaires. Elles ne demandent pas mieux au fond que de voir s’évanouir ces flammes et ces agitations, et elles sont les premières à savoir gré à ceux qui les préservent d’elles-mêmes, en les ramenant à la préoccupation unique des grandes et permanentes choses, de la vie positive. Voici des provinces qui étaient, il y a peu de temps encore, infestées d’influences occultes; rien n’était trop exagéré pour elles en fait d’hommes et de merveilles démagogiques; elles accueillaient tout. Six mois passent à peine, ces mêmes provinces entourent celui qui a dispersé leurs hommes et leurs merveilles. Elles trouvent tout simplement qu’une révolution de moins et une ligne de fer de plus qui s’ouvre pour elles, c’est double gain; elles n’ont point eu pour cela à changer autant qu’on le pense, elles sont redevenues un peu plus elles-mêmes, voilà tout.

L’inauguration du chemin de fer de Strasbourg, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est venue rompre quelque peu, dès les premiers jour de cette quinzaine, avec la monotonie universelle que nous avions récemment à remarquer. C’était une fête à la fois politique et industrielle : sous ce double rapport, elle a son sens et sa signification au milieu des symptômes contemporains. Quant à la signification politique, elle est tout entière dans le voyage du président de la république à Strasbourg, dans l’accueil qu’il a reçu, dans les quelques incidens qui se sont produits, et plus encore dans l’esprit général qui préside à l’ensemble de cette excursion. D’abord c’était la première fois que le prince Louis-Napoléon visitait une portion de la France depuis le 2 décembre, et il est évident qu’il a trouvé les populations accourues sur son passage sous de tout autres influences que par le passé. Nous ne nous amuserons point à rechercher s’il y a eu encore des acclamations républicaines, qui seraient bien probablement réputées aujourd’hui quelque peu factieuses, comme elles l’ont toujours été au fond, par une singularité bizarre, même quand la république de février existait. A défaut de celles-ci, il y a eu des acclamations toutes simples et d’autres qui visaient à quelque chose de plus que la constitution actuelle. En réalité, M. le président de la république ne s’est point trouvé mal sans doute en Alsace, puisqu’il y a passé près d’une semaine au milieu des fêtes, des illuminations, des manœuvres militaires. Il en a pris même occasion pour faire à Bade une excursion sur laquelle, comme on pense, ont couru bien des commentaires dont nous ne nous chargeons pas plus de garantir que de contester l’exactitude, en raison de leur caractère intime. Le prince-président n’a point d’ailleurs prononcé de discours cette fois dans son séjour en Alsace; il a écouté les harangues, officielles sans y répondre, et ce n’est pas le seul point par où le voyage actuel diffère de ceux qui ont précédé le 2 décembre. Les voyages, les inaugurations de chemins de fer, on peut s’en souvenir, étaient, il y a quelques années, pour le prince Louis-Napoléon, autant d’occasions de se montrer au pays, de lui adresser la parole, de le sonder sur ses intentions définitives quant à la conclusion à donner à la révolution de février. Les voyages de Lyon et de Strasbourg-il y a deux ans, ceux de Poitiers et de Dijon l’an dernier, ont été des événemens à ce titre. En les envisageant du point où nous sommes, on peut y voir comme des jalons conduisant aussi droit que possible au dénoûment; mais c’était une lutte engagée dont le prix était fort différent selon l’issue qu’elle pouvait avoir. Les conditions sont bien autres aujourd’hui. On ne saurait méconnaître l’apaisement qui s’est fait dans les esprits, et dont le voyage de Strasbourg ne fait qu’offrir une manifestation particulière. Il y a quelque chose de plus : tout ne s’est point passé sans surprise assurément, depuis quelques années, parmi nous; or il semble que les événemens mêmes aient épuisé cette faculté d’étonnement. On peut ressentir quelques craintes secrètes là où on sait les écueils les plus voisins et les plus sérieux ; on ne s’étonne plus de grand’chose, et encore moins est-on disposé à dire non à quoi que ce soit. Que faut-il conclure politiquement de cet état des esprits? C’est que la France, en vérité, n’est point un pays aussi ingouvernable, aussi indiscipliné qu’on le dit souvent. Nous savons bien qu’il y a des momens où la France veut être gouvernée à tout prix, tandis qu’il en est d’autres où elle ne veut point être gouvernée du tout, et c’est ce qui jette de telles complications dans notre vie politique; mais n’est-ce point le travail des pouvoirs intelligens de tirer de ces complications mêmes les élémens d’une direction juste, modérée et ferme en même temps, qui suffise aux instincts les plus divers du pays?

Observez à un autre point de vue cette simple inauguration d’une nouvelle ligne de fer. En réalité, si l’on veut prendre une idée exacte de notre temps, c’est là qu’il faut aller, — dans quelqu’une de ces fêtes où tout semble s’effacer devant les splendeurs du génie de l’industrie. Le railway de Strasbourg vient se relier aux immenses travaux de ce genre qui tendent à envelopper la France et l’Europe. Paris est aujourd’hui en contact avec l’Océan, la Manche et la Belgique par les lignes de Nantes, du Havre et du Nord; dans quelques mois, il touchera à Bordeaux, et dans peu d’années à la Méditerranée. Par l’achèvement du chemin de Strasbourg, il est mis en communication avec l’Allemagne et la Suisse; la route est ouverte sur notre sol du Rhin à l’Océan, et va desservir le mouvement des contrées allemandes vers le Nouveau-Monde. Une note récente du Moniteur exposait l’état actuel des chemins de fer français : sur 6,983 kilomètres concédés jusqu’ici, plus de 3,000 sont achevés aujourd’hui et exploités. Les concessions récentes s’élèvent à 2,921 kilomètres. Par les résultats déjà acquis, la France surpasse l’Allemagne, la Prusse notamment, où il n’y a qu’un mille de railway par 1,159 milles carrés et par 37,151 habitans, tandis qu’en France il y a 1 mille de chemin par 829 milles carrés et par 20,286 habitans. Et qu’on songe qu’entre le commencement et l’achèvement de ces travaux, c’est-à-dire dans une période de dix années, une révolution a bouleversé la France! Joignez encore à ceci tant d’autres œuvres de l’industrie, les monumens qui s’achèvent, Paris percé de toutes parts, les fondemens des constructions nouvelles du Louvre scellés d’hier à peine : n’aperçoit-on pas quelque chose de cet immense mouvement matériel dont nous parlions, lequel se poursuit incessamment à travers les crises politiques les plus diverses? Tout ceci témoigne singulièrement de l’activité qui dévore notre siècle, de la puissance de l’homme à dompter la nature, à disposer du temps et de l’espace ; cela peut être admirable comme tendance à élever l’état matériel de la société. Il ne faudrait point se faire illusion cependant. Toutes ces œuvres sont le fruit de la civilisation, elles n’en sont point la garantie, elles n’en assurent point la durée : nous en avons pour témoin cette grande race romaine qui peuplait les villes de monumens, entassait les travaux gigantesques, ouvrait des routes dont les vestiges survivent encore, au moment où le sceptre du monde allait lui échapper. Elle laissait voir, elle aussi, cette absence d’équilibre entre la civilisation morale et la civilisation matérielle, qui tend à devenir une des conditions des sociétés contemporaines, et une des causes du malaise qui les travaille. Voilà ce qui doit causer quelque souci aux esprits réfléchis et éveiller en eux quelque doute, non sur Futilité du progrès matériel, mais sur la place qu’il occupe dans l’ordre général des choses. Bâtir et ouvrir des chemins de fer, soit; mais cela n’est point assez. Au moment même de l’inauguration du chemin de Strasbourg, M. le ministre de l’intérieur, présidant la distribution des prix de la dernière exposition de peinture, aimait à associer, dans un langage énergique, l’œuvre des arts à l’œuvre de l’industrie; iv jurait très résolument aux artistes qu’ils avaient un gouvernement qui leur donnerait une époque de prospérité. M. le ministre de l’intérieur faisait très sincèrement, nous en sommes convaincus, la seule promesse qu’il pût tenir, — celle de la protection du gouvernement, qui s’étendait, sans nul doute, aux lettres, bien que ce fût sous-entendu. Ce qu’il ne pouvait promettre, c’était l’inspiration, c’est-à-dire ce qui émane de la société elle-même, de sa vie morale. Or c’est là ce qui peut frapper : l’époque actuelle réunit-elle des conditions plus efficaces pour favoriser cette inspiration qui se traduit en œuvres d’art, en œuvres littéraires? L’activité des esprits, rejetée du domaine de la politique, retrouvera-t-elle une fécondité nouvelle dans le domaine de la pensée et de l’imagination? Cela est possible; il dépend un peu de tout le monde, du gouvernement tout le premier, d’aider à ce résultat. Ce qui n’est point douteux, c’est que sans ce développement moral et intellectuel les œuvres matérielles ne sont que la décoration somptueuse d’une société qui a déjà perdu une part d’elle-même.

Revenons à un ordre de faits d’une signification un peu moins générale et un peu moins vaste. L’inauguration du chemin de Strasbourg, tout en restant l’événement du jour, n’a point empêché quelques incidens plus ordinaires. Au point de vue financier, il y aurait à noter la restitution à la Banque de 25 millions à compte sur le prêt de 50 millions fait au trésor au mois de mars 1848. Ce remboursement se fonde sur l’augmentation croissante de l’encaisse du trésor, et cela peut prouver du moins quelque fermeté dans nos finances. Au point de vue administratif, le Moniteur enregistre chaque jour les nominations des maires, qui sont aujourd’hui, comme on sait, dans les attributions du pouvoir exécutif. Voici d’ailleurs le moment où tous les conseils locaux, depuis ceux des départemens jusqu’à ceux des communes, vont se renouveler par l’élection, en vertu de la loi récente sur l’organisation départementale et municipale. Les élections ont commencé déjà sur plusieurs points, et il ne semble pas qu’il se manifeste une grande ardeur à prendre part à ce mouvement électoral. En quelques villes, le nombre des votans n’a point été suffisant. En certaines localités, quelques symptômes d’opposition se révèlent; dans le plus grand nombre, les candidats proposés par les préfets sortent victorieux du scrutin. Nous ne voyons point du reste, dans ce mouvement électoral, ce qui pourrait réagir sur la situation politique générale; il s’accomplit sous l’empire de conditions qui, sans en diminuer l’importance, en laissent du moins assez pressentir les résultats pour qu’il s’y mêle peu d’émotion. Enfin ces derniers jours ont vu se produire un incident d’un caractère plus politique. Une partie du ministère a été changée. M. Drouyn de Lhuys succède à M. de Turgot au ministère des affaires étrangères; M. Magne prend la place de M. Lefebvre-Duruflé aux travaux publics. M. de Casablanca a pour successeur au ministère d’état M. Achille Fould. Les trois ministres démissionnaires sont nommés sénateurs. Autrefois on eût appelé cela une crise ministérielle. Il était un peu de l’essence de ces crises de se passer en public : elles naissaient d’un vote, et chacun se mettait immédiatement à l’œuvre pour procréer sa combinaison. Les candidats n’étaient point les derniers quelquefois à mettre en circulation des listes où ils avaient soin, bien entendu, de se placer eux-mêmes. Il y avait ainsi des ministères qui étaient un peu l’œuvre de tout le monde, et le secret de leurs combinaisons était le secret de la galerie. On ne peut point dire qu’il en soit tout-à-fait de même aujourd’hui. C’est à peine s’il avait été question d’un changement probable pendant le voyage de M. le président de la république en Alsace. On s’y attendait, on désignait même les nouveaux ministres, sans que cela eût, à vrai dire, le caractère d’une crise. Quant aux hommes qui entrent dans le conseil, ils sont de ceux au nom desquels le pays est accoutumé depuis 1848. M. Drouyn de Lhuys est depuis long-temps mêlé à la diplomatie et aux affaires internationales, qu’il a traitées successivement comme directeur des affaires commerciales, comme ministre, comme ambassadeur à Londres. M. Magne était spécialement désigné au ministère des travaux publics par un discours remarquable qu’il avait prononcé récemment au corps législatif, sur les chemins de fer, en qualité de président d’une section du conseil d’état. On a pu en même temps remarquer un décret qui donne entrée au conseil à M. Baroche. Sans méconnaître les changemens qui ont dû se produire dans la nature des prérogatives ministérielles, ces élémens nouveaux ne peuvent que venir fortifier dans le conseil une politique modérée et pacifique.

Tel serait en résumé l’ensemble des faits les plus récens, si, dans ce va-et-vient des choses contemporaines, il ne venait se mêler quelque incident presque tragique comme pour en rompre l’uniformité. La mort du maréchal Exelmans eût été toujours ressentie sans doute; elle est d’autant plus triste dans les conditions où elle a eu lieu. Le vieux maréchal avait conservé des habitudes de jeunesse qui lui ont coûté la vie. Une chute de cheval est venue achever obscurément sa carrière, par une coïncidence bizarre, presque aux mêmes lieux où il avait livré le dernier combat et gagné la dernière victoire de l’armée française sur l’armée prussienne en 1815. Le maréchal Exelmans avait été un de ces braves et impétueux soldats susceptibles de ces témérités qui sont souvent de l’héroïsme à la guerre. La fidélité qu’il avait conservée au nom de l’empereur lui faisait aujourd’hui une place naturelle; c’est depuis le 10 décembre qu’il avait été élevé au maréchalat. Il y a assurément quelque chose d’émouvant à voir une de ces vieillesses épargnées sur les champs de bataille venir se briser sans gloire sur le pavé d’un chemin. Presque au même instant s’éteignait un autre soldat de l’empire, ancien aide-de-camp de l’empereur et l’un de ses compagnons à Sainte-Hélène, le général Gourgaud; mais celui-ci a succombé à la maladie. Ainsi disparaissent successivement tous ces hommes d’une génération déjà épuisée, et ils s’en vont précisément à l’heure où semblent revivre toutes les choses de leur jeunesse. Le maréchal Soult mourait tout juste le 2 décembre; aujourd’hui c’est le maréchal Exelmans, sans compter d’autres plus obscurs qui s’éteignent chaque jour. Tous ces vaillans et rudes soldats qui résument la gloire de la France résument aussi son histoire depuis cinquante ans. On peut retrouver dans leur vie la trace de toutes les époques qui se sont succédé. Ils venaient de la première république que beaucoup ont méprisée; ils ont grandi avec l’empire qu’ils ont aimé; ils ont traversé la restauration en la servant loyalement, en s’y résignant, ou en cherchant l’indépendance dans la retraite. La plupart se sont rattachés au gouvernement de juillet, et voici que les derniers d’entre eux ont assez vécu pour voir deux fois recommencer le même cercle d’événemens, aboutissant deux fois aux mêmes résultats représentés dans une mesure différente par le même nom! Quant à eux cependant, leur nom reste attaché à un autre temps. Ils appartiennent à tout ce passé où ils ont vécu, et c’est à ce titre que toute justice est due à leurs actions et à leur mémoire.

Mais cette justice, c’est l’œuvre de l’histoire de la rendre aujourd’hui; c’est l’œuvre de l’histoire de faire équitablement la part de chacune de ces époques dont ils ont été les témoins et les acteurs dans leur longue carrière, sans sacrifier l’une à l’autre. M. de Lamartine, on le sait, a entrepris l’histoire de l’une de ces époques, de la restauration ; il la poursuit en ce moment encore par la publication d’un nouveau volume. Dès le premier moment, on pouvait se demander avec quelque inquiétude sous l’empire de quelle inspiration M. de Lamartine retracerait le tableau de ce temps. Serait-ce l’historien des girondins, le tribun de 1 848 qui tiendrait la plume? Serait-ce l’ancien serviteur de la restauration? Il est évident jusqu’ici que cette dernière influence domine dans les jugemens de l’auteur. D’ailleurs, sans se piquer d’une scrupuleuse exactitude dans les détails et en négligeant bien des côtés positifs, M. de Lamartine connaît mieux l’époque dont il parle aujourd’hui, et il n’a point de peine à en ressaisir certains aspects avec toute la puissance d’un talent supérieur. Seulement il est des penchans d’esprit que l’auteur des Girondins semble désormais impuissant à vaincre; il est des distinctions morales qui s’effacent dans son intelligence. M. de Lamartine a donné autrefois le triste exemple de ces confusions entre les plus nobles images et les plus odieuses figures de la révolution. Appliquez le même procédé à une époque comme celle de la restauration, — il aboutira à un résultat identique. Un caprice de réhabilitation ira rechercher les personnages d’un rôle équivoque, et la sévérité sera réservée pour les hommes dont le nom est resté le plus intact. La restauration aura sa Jeanne d’Arc dans une favorite, et M. Royer-Collard sera un sophiste! pour peu qu’on observe de près l’histoire de la restauration dans cette période, — entre 1816 et 1820, — dont M. de Lamartine expose le tableau, il est facile d’en dégager une moralité politique profonde. S’il est quelque chose d’évident aujourd’hui, c’est que le plus véritablement homme d’état de cette époque, c’était Louis XVIII ; si quelqu’un pouvait réaliser l’alliance de la monarchie et des idées constitutionnelles, c’était cet esprit sage et pratique. Dès ce moment, au contraire, dans la lutte implacable que se livrent les partis, dans les moyens extrêmes dont ils se servent, on peut distinguer comme les signes avant-coureurs de tout ce qui surviendra par la suite. Les royalistes, en croyant ne travailler qu’à la suppression d’une constitution, aboutissent au renversement de la monarchie; les libéraux, qui croient ne forger des armes que contre la monarchie légitime en fomentant les instincts républicains et en s’aidant des immortels souvenirs de l’empire, en forgent contre le libéralisme lui-même, destiné à mourir de mort violente par ces mêmes armes. Cela tient à ce que malheureusement en France les opinions sont moins des réalités morales que des entraînemens d’esprit. Il leur manque cette conscience vigoureuse qui fait qu’elles restent elles-mêmes et n’agissent que par leurs propres moyens. Elles s’unissent ou se partagent, non selon leurs tendances et leurs affinités naturelles, mais dans l’intérêt du moment. Qu’en résulte-t-il? C’est que tout se mêle, tout se confond et tout se dissout. Les partis, par des déviations successives, perdent leur consistance propre et leur moralité, c’est-à-dire ce qui fait leur puissance. Ils finissent par ne plus se reconnaître. Survient alors ce qu’on nomme les surprises, la force des choses, qui ne prouve que la faiblesse des hommes et des partis, — jusqu’à ce que, au bout de toutes les combinaisons, de toutes les coalitions de la fantaisie et de la passion, il ne reste plus de place dans la société que pour deux camps, — ceux qui veulent conserver et ceux qui veulent détruire. Voilà le résultat de la longue série des déviations et des erreurs des partis. On pourrait, à plus d’un égard, reporter l’origine de cette situation extrême à la période dont nous parlions. Par malheur, M. de Lamartine, en saisissant quelques-uns des traits essentiels d’une telle situation, ne laisse pas toujours à l’histoire toute sa moralité, toute sa gravité; il y mêle ses caprices de pinceau et ses couleurs romanesques. L’auteur des Girondins réussit mieux que tout autre à transporter les merveilles de l’art pour l’art dans les choses historiques.

Si les doctrines de l’art pour l’art ont trop souvent passé de nos jours dans la réalité politique et dans l’histoire, cela ne les empêche pas de continuer à régner dans une certaine sphère de la littérature et de l’imagination. N’eussent-elles point d’autre sectateur, il leur resterait encore, à coup sûr, M. Th. Gautier, l’auteur d’un nouveau petit recueil poétique sous le titre d’Émaux et Camées. M. Gautier est un grenadier chevronné au service de l’art pour l’art. Il faut lui rendre cette justice, il n’a point le fanatisme des solutions humanitaires; il n’essouffle guère son imagination à poursuivre les recettes sociales; tout son souci consiste à faire ruisseler à nos yeux la matière, la beauté extérieure. M. Gautier, dans ces Émaux et Camées, est toujours un habile sculpteur de phrases, un fin ciseleur de mots. Quel dommage que sous tout cela il n’y ait rien que le culte de la forme, une espèce d’ivresse païenne et panthéiste, une sorte d’anéantissement de la pensée dans la nature visible et palpable ! Sans demander à la poésie une préoccupation trop vive et trop exclusive des problèmes sociaux, il ne faudrait point cependant que son indépendance allât jusqu’à l’oubli des choses morales. Il est un côté, au surplus, par lequel M. Gautier se distinguera toujours de ses petits imitateurs et même de plus d’un poète de l’école du bon sens : c’est par une certaine vigueur d’instinct poétique, par son habileté à manier le rhythme et à l’assouplir à ses fantaisies païennes. M. Gautier appartient à une école quelque peu vieillie aujourd’hui. Depuis nombre d’années déjà, dans ce qu’on peut appeler la littérature contemporaine, il était facile de remarquer des symptômes de déclin. C’était une inspiration visiblement épuisée en tout ce qui touche à l’imagination. L’un des genres le plus en honneur de nos jours surtout a été en quelque sorte tué sur la place par la révolution de février, — c’est le roman. Pour nous qui en avons quelquefois ici poursuivi les excès, nous ne nous attendions guère, en vérité, à un tel auxiliaire, que nous eussions très volontiers repoussé, même au prix de ce léger avantage. La révolution de février n’a point déterminé la dissolution des écoles modernes, elle l’a précipitée en changeant les perspectives, les influences, les courans moraux et intellectuels. Que s’élèvera-t-il à la place? Là est la question pour le moment. Seulement, de cette dissolution, il tend insensiblement à se dégager des symptômes d’un autre ordre; il se forme des talens nouveaux qui s’essaient dans divers genres. Est-ce impuissance? est-ce une direction nouvelle du goût? Toujours est-il que les grandes inventions d’autrefois ont fait leur temps. Il y a un effort pour ressaisir un certain naturel, une certaine simplicité de conception et de style. Il est vrai que quelques esprits poussent cet amour du naturel jusqu’à des excès singuliers, comme M. Champfleury, par exemple, qui fait du réalisme en littérature à peu près de la même façon que M. Courbet en fait en peinture. M. Champfleury avait donné, il y a quelque temps, un triste spécimen de sa manière dans les Excentriques. Les Contes domestiques sont évidemment un progrès aujourd’hui. L’un de ces contes, — les Oies de Noël, — offre une assez curieuse peinture de la vie bourguignonne. Nous doutons cependant que la vulgarité, sous quelque nom que ce soit, parvienne jamais à être un genre poétique. Un autre jeune écrivain, M. Armand Barthet, publie quelques nouvelles, dont l’une, — Henriette, — ne serait ni sans grâce ni sans charme, si ce n’était le dénouement, où on respire une senteur singulière de mélodrame. Voilà comment il est toujours difficile de finir dans les romans comme dans la vie ! Au fond, il est utile de suivre cette littérature nouvelle ; mais nous ne voulons point en exagérer la portée. En réalité, toutes ces inventions sont assez frêles; elles semblent le fruit d’une jeunesse maladive, de courte haleine, et qui se ressent d’une époque d’allanguissement universel. Les auteurs eux-mêmes peuvent voir que leur premier besoin est de fortifier leur esprit par la méditation et par l’étude, de l’élargir par l’observation de la vie humaine, et de l’élever en le soumettant à cette grande loi morale qui est la plus pure et la plus féconde source d’inspiration. Tandis que nous nous arrêtons à ces symptômes de notre vie intellectuelle, l’histoire extérieure suit son cours autour de nous. Parlons d’abord de la Belgique; nous n’avons d’ailleurs cette fois que quelques mots à en dire pour constater une situation qui ne s’aggravera point, nous l’espérons, par la faute de la France. Quant à l’état intérieur de la Belgique, une crise ministérielle, comme on sait, s’est produite il y a quelques jours à Bruxelles. M. Leclercq, procureur-général à la cour de cassation, et M. Lebeau ont été successivement appelés par le roi; l’un et l’autre ont décliné la mission de reconstituer un cabinet; ils ont trouvé sans doute, et cela se conçoit, qu’il n’y avait rien d’engageant dans les conditions actuelles. Il en résulte que le maintien de l’ancien cabinet au pouvoir est ce qu’il y a de plus probable, pour le moment du moins, jusqu’à l’époque de la convocation des chambres; mais ces oscillations politiques sont aujourd’hui dominées par un fait supérieur, par une difficulté d’un autre ordre. Cette difficulté plus que jamais pressante, c’est la question des négociations avec la France au sujet du traité de commerce qui expire dans quelques jours. Ces négociations paraissent suspendues en ce moment : seront-elles définitivement rompues? seront-elles renouées comme il convient? Quant à nous, nous croyons que cette dernière pensée prévaudra; nous le croyons parce que c’est l’intérêt de la France et l’intérêt de la Belgique. Que les difficultés nouvelles que rencontre la conclusion de ce traité causent quelque émotion aujourd’hui chez nos voisins, cela est assez simple, bien des causes commerciales et politiques l’expliquent; mais il est une question que pourrait se poser le gouvernement belge : c’est s’il a toujours montré une parfaite habileté dans les négociations qu’il a suivies. Voici dix-huit mois déjà que ces négociations sont ouvertes; il a pu les conclure bien souvent, et sans doute même dans des conditions plus favorables pour lui ; il ne l’a pas fait; il a attendu la dernière heure, — et en ce moment encore à qui revient la responsabilité de la suspension des négociations? Nous savons bien ce qu’il y a de critique dans la situation du gouvernement belge, et nous ne sommes nullement disposés à l’aggraver; mais ce serait à lui aussi à ne point aggraver des difficultés déjà suffisantes. La pire des choses serait de mettre en jeu le sentiment national là où il n’a que faire, de couvrir une retraite diplomatique par un déploiement quelconque des susceptibilités populaires. Nous avons eu déjà plus d’une fois l’occasion de parler de ces tendances, de ces velléités très périlleuses qui semblent renaître aujourd’hui, et qui consistent à avoir l’air de se mettre en garde contre un danger imminent, à s’armer, à se fortifier et à faire peser sur l’esprit public le mystère redoutable des exigences de la France. Or, sans avoir la prétention de pénétrer mieux que d’autres les mystères, qu’on nous permette de dire ce que nous croyons être la vérité : les exigences de la France se réduisent tout simplement à deux choses, — une répression plus efficace de la contrebande et la suppression de la contrefaçon. Toutes les autres stipulations du traité de 1845 sont maintenues, ces deux seules conditions sont ajoutées. C’est sur ces bases qu’une convention provisoire allait être signée, lorsque les négociateurs belges ont refusé d’y adhérer, réclamant de nouveaux avantages sur les houilles. Telle est la réalité toute simple, et c’est parce que le gouvernement belge le sait mieux que nous qu’il nous est permis d’exprimer la pensée que les négociations seront prochainement reprises. Il serait un peu trop curieux de mettre tout un pays sur le qui vive pour défendre ces deux merveilleuses choses : la contrebande et la contrefaçon. La Belgique elle-même doit bien voir que dans tout cela il n’est nullement question de porter atteinte à sa nationalité et à son indépendance. Nous ne doutons point que, mieux éclairée, elle ne revienne à ses sympathies naturelles pour la France; c’est le penchant des deux pays de vivre unis; c’est aujourd’hui l’intérêt de la paix qu’ils ne cessent point de l’être pour des questions que des préjugés peu intelligens peuvent seuls parvenir à obscurcir.

La session législative vient d’être close à Turin ; ce n’est point sans peine, sans tiraillemens, sans avoir eu à surmonter des difficultés sérieuses, que le parlement piémontais est arrivé à la fin de ses travaux. La clôture de la session laisse le cabinet d’Azeglio en possession du pouvoir, et il n’est point probable que les crises ministérielles se renouvellent, au moins d’ici à la rentrée des chambres. On pourrait, à un certain point de vue, résumer l’histoire du parlement sarde, durant cette législature de 1851 à 1852, par un mot : Il a vécu ! Au fond, la situation du Piémont n’en a pas moins ses embarras, qui naissent, si l’on nous permet ce terme, de la lente et laborieuse acclimatation du régime constitutionnel. On peut se souvenir de l’incident politique qui amenait, il y a quelques mois, un changement ministériel, et qui offrait ce spectacle singulier d’une alliance inattendue entre un des membres du cabinet, M. de Cavour, et M. Ratazzi, chef de ce qu’on nomme le centre gauche. Cet incident n’a point eu de suites pour le moment, mais il est évident qu’il laisse des germes de division dans la situation politique du Piémont, et qu’il peut devenir le point de départ de difficultés nouvelles dans le parlement. Rien ne prouve mieux l’utilité de la modération et de la prudence dans la pratique des institutions libres, surtout quand ces institutions en sont encore à leur début, comme dans le Piémont. Le régime parlementaire a besoin de circonspection avec lui-même, et il en a besoin surtout quand il a à traiter quelques-uns de ces intérêts délicats qui relèvent de diverses juridictions. Nous disons ceci au sujet des pénibles discussions qui se sont élevées depuis quelques années dans le Piémont entre l’église et le pouvoir civil. Ces luttes viennent de prendre un degré de vivacité nouvelle. Le gouvernement a présenté aux chambres une loi réglant les formalités civiles du mariage, qui n’était jusqu’ici soumis qu’à la juridiction religieuse. Les évêques du Piémont et de la Savoie, dans des pétitions adressées au sénat et dans des déclarations publiques, ont protesté contre le projet du gouvernement, dans lequel ils voient une atteinte aux droits de l’église. C’est donc une lutte religieuse engagée. Nous n’avons point le dessein de discuter une telle question; à notre sens, le gouvernement était dans son droit, et on ne saurait voir une atteinte portée à la religion dans ce seul fait de la constatation civile du mariage se coordonnant avec tous les autres actes de l’état civil. S’il en était autrement, il nous faudrait convenir que, pour notre part, en France, nous sommes en état permanent de violation des lois religieuses, et cela du consentement du chef de l’église. Mais n’est-il point évident, — et là est toute la difficulté, — que c’est une de ces questions qui ne se peuvent résoudre que par l’accord des deux pouvoirs? La loi sur le mariage civil n’a été votée encore que par la chambre des députés; le sénat n’aura à la discuter que dans quelques mois. D’ici là, il y aurait, à notre avis, le plus grand intérêt pour le gouvernement piémontais à agir de nouveau auprès du saint-siège. On assure que l’ambassadeur de France à Rome s’emploie très activement à apaiser ces querelles épineuses. Son succès serait, à coup sûr, le plus grand service que la France put rendre au Piémont.

Les élections sont terminées en Angleterre. Quel en est le résultat précis? Nous avons laissé, il y a quinze jours, le ministère en minorité; l’élection des comtés, paraît-il, a transformé cette minorité en majorité; nous disons : parait-il, et nous n’osons nous prononcer, car chaque parti entonne le chant de victoire, et nous n’avons pas moins de trois listes contradictoires sous les yeux. Le Morning-Post, organe du ministère, attribue la majorité à lord Derby; le Globe, organe des whigs, l’attribue aux libéraux; le Morning-Chronicle, organe des peelites, aux libres-échangistes de toute nuance. La seule induction que nous puissions tirer de ces chiffres contradictoires, c’est que le nombre des membres conservateurs balance à peu près exactement le chiffre des membres de toutes les oppositions réunies. Voilà, selon nous, la vérité. C’est là sans doute un triomphe, car le ministère a l’avantage d’avoir avec lui une armée compacte, tandis que les forces de l’opposition sont naturellement divisées; toutefois nous croyons que l’on ne doit pas s’en exagérer la portée. A Dieu ne plaise que nous désirions voir, après toutes les expériences qui ont été faites chez nous, le triomphe d’une nouvelle coalition et la chute d’un ministère conservateur! Nous savons trop ce que coûtent ces triomphes, quelles haines ils engendrent et quels abimes ils creusent entre les hommes les mieux faits pour s’entendre et pour travailler de concert au bien des nations. Lorsque nous exprimions dernièrement des craintes sur la durée du ministère, nous n’étions animés d’aucun sentiment hostile envers le cabinet tory. Si ces craintes sont chimériques, tant mieux, puisque la cause de la conservation sociale et du progrès modéré, qui est aussi la nôtre, y gagnera et s’affermira sur un point, lorsqu’elle est tant menacée sur d’autres. Malgré tout, nous ne pouvons nous empêcher encore d’avoir des doutes. Il ne faudrait pas croire, comme nous voyons trop de gens le croire autour de nous, que l’impuissance des whigs fortifie ce ministère. Si lord John Russell est incapable de reprendre le pouvoir, ce n’est pas une raison pour que lord Derby le garde. Nous raisonnons trop encore d’après la tradition politique de l’Angleterre; le temps n’est plus où, lorsque les tories tombaient, on était certain de voir se former un cabinet whig et vice versa; le temps n’est plus où les tories étaient des tories et les whigs des whigs; ces mots ne sont plus que des étiquettes. Il y a aujourd’hui des tories qui parlent comme des chartistes, des whigs qui parlent comme des radicaux; les distinctions de partis ne sont plus tranchées comme autrefois, et la confusion devient plus grande d’heure en heure. Le ministère restera sans doute, mais à la condition de ne proposer aucune grande mesure favorable à son parti; c’est là notre ferme conviction. Nous doutons fort que M. Disraeli puisse aisément faire adopter ses fameux plans de réforme de l’impôt avec une majorité aussi faible que celle dont il disposera à la chambre des communes. D’ailleurs on verra bientôt quelle est la force relative des partis dans les luttes qui s’engageront, dès l’ouverture de la session, sur les faits de corruption électorale, qui ont été, cette année, plus nombreux que jamais, assure-t-où, et auxquels nous ne voulons pas croire tant que les accusateurs ne seront autres que les ennemis naturels du ministère.

Nous voudrions aussi ne pas croire à la renaissance des luttes religieuses et ne pas avoir à douter de la liberté de conscience, de la tolérance et de toutes les belles et nobles idées d’il y a quelques années; mais en vérité cela ne nous est pas possible. Les catholiques irlandais, dirigés de plus en plus par des prélats exclusivement ultramontains, sont les ennemis naturels de ces idées, et les protestans, qui de leur côté démolissent si bien les chapelles catholiques, ont l’air de s’en peu soucier. Quiconque a lu les proclamations et les exhortations de l’archevêque Hale et de l’archevêque Cullen sait à quoi s’en tenir sur le maintien de la paix religieuse. Les ultramontains ont remporté dans les élections irlandaises des triomphes signalés; ils ont fait passer leurs pamphlétaires les plus fougueux, leurs journalistes dévoués (nous en avons compté quatre, nombre inouï jusqu’à présent), et ils envoient aux communes une brigade bien compacte, bien enrégimentée, bien factieuse. Le protestantisme,. de son côté, et par protestantisme nous entendons cette fois l’église établie, l’anglicanisme, triomphe dans les élections anglaises. Un fait digne de remarque, c’est que les ennemis, les antagonistes de cette église, ceux qui en désiraient la réformation ou qu’on supposait lui être hostiles, ont tous été écartés dans les élections. Les peelites, les philanthropes, les sectaires libéraux, ont succombé. M. Cardwell, lord Mahon, M. Smythe, tous amis de la liberté religieuse et de la tolérance, ont échoué. M. Anstey, catholique bizarre et homme de talent, M. Fox, l’unitairien, M. Horsmann et M. Hardcastle, tous deux grands ennemis des abus ecclésiastiques, sir Edouard Buxton, philanthrope et réformiste religieux, ont été abandonnés par leurs électeurs. Ni le talent ni les services rendus n’ont trouvé grâce devant cette intolérance croissante, et les caractères concilians, en Angleterre comme en Irlande, ont été rejetés comme trop timides, trop faibles et trop hésitans. Les matières inflammables sont toutes l’assemblées et en quantité raisonnable, il ne manque plus que l’étincelle.

Les chambres hollandaises ont eu à s’occuper dans ces derniers temps de diverses affaires. Une de leurs dernières discussions tendait au rétablissement du système monétaire aux Indes orientales, où il est remplacé depuis assez long-temps par le papier-monnaie. Le gouvernement avait proposé de consacrer à la réalisation de cette mesure une somme de 33 millions de florins formés de monnaies d’argent et de cuivre dépréciées, d’un emprunt indien de 5 millions et de 12 millions provenant des bonis présumés des services indiens de 1852 à 1855. Ces combinaisons n’ont point reçu la sanction législative. Néanmoins le principe du rétablissement du système monétaire aux Indes a été consacré. Le gouvernement hollandais avait également soumis aux chambres la convention récemment conclue avec la France pour l’abolition de la contrefaçon des œuvres littéraires. La question était d’autant plus urgente, que la ratification devait être faite dans les trois mois; mais l’ardeur de la saison a mis en fuite pour quelques jours les députés. Maintenant les chambres vont se réunir de nouveau, dans les premiers jours d’août, afin de pourvoir aux mesures législatives les plus pressantes, et notamment à la ratification de la convention avec la France. Au milieu de tout cela, la crise ministérielle, après s’être prolongée quelques jours, s’est terminée par la nomination de M. Strens, procureur-général dans le Brabant hollandais, au ministère de la justice, et du général d’Ambenoy au ministère de la guerre. Le gouvernement néerlandais vient du reste de recevoir un singulier hommage des États-Unis. Le gouvernement de l’Union américaine l’a choisi comme médiateur dans ses différends avec le Japon. Le gouvernement hollandais est déjà intervenu, en 1846, auprès de l’empereur du Japon dans l’intérêt du commerce général; la bonne intention ne lui manquera pas, mais il est douteux que sa médiation obtienne un grand succès.

En Allemagne, les esprits sont toujours tenus en suspens par la lutte commerciale de la Prusse et de l’Autriche. La question vient d’entrer néanmoins dans une phase nouvelle et approche d’une crise qui promet d’être décisive. La Prusse l’a compris; elle ajourne le congrès de Berlin au 16 août, afin de donner le temps aux désaccords survenus au sein de la coalition de Darmstadt de produire toutes leurs conséquences. Ainsi que nous , annoncions récemment, quelques-uns des états qui ont consenti à épouser les griefs de la Bavière contre la Prusse se sont aperçus qu’ils risquaient de faire fausse route, et ne professent plus le même zèle pour les combinaisons arrêtées à Darmstadt. Telle est notamment la conduite que tiennent le Wurtemberg et le grand-duché de Bade, et vers laquelle la Saxe semble à son tour incliner. La Bavière néanmoins persiste à ne rien céder à la Prusse, et repousse toute idée de transaction sur le principe de l’union austro-allemande, devenue décidément le cheval de bataille de M. de Pfordten.

Il est impossible de méconnaître le rôle distingué que la diplomatie bavaroise a joué depuis quatre ans dans les affaires fédérales. A la fin de 1848, au moment le plus critique des révolutions qui réduisaient l’Autriche à une impuissance à peu près absolue en Allemagne, la Bavière défendait presque à elle seule l’indépendance des petits états, menacée par la Prusse. C’est la Bavière, en un mot, qui a offert au cabinet de Vienne le point d’appui à l’aide duquel il a pu d’abord reprendre sa position en Allemagne et déjouer plus tard à Olmütz les dernières ambitions du cabinet de Berlin. Ce rôle choisi avec intelligence et rempli avec une fermeté peu commune assigne à ce petit pays une place des plus honorables dans l’histoire de la récente lutte des gouvernemens contre la révolution ; mais cette politique si légitime et si heureuse semblait avoir atteint son but du jour où l’équilibre nécessaire à l’indépendance des états secondaires et des petits états de la confédération était rétabli entre la Prusse et l’Autriche. Que servait d’avoir brisé l’union restreinte de M. de Radowitz pour seconder les projets bien autrement hardis du prince Schwarzenberg? Certes on concevrait que la Bavière, enorgueillie à bon droit des services rendus par elle aux états secondaires et surtout à ceux du midi dans la dernière crise fédérale, vînt aujourd’hui leur demander de consacrer par des liens plus étroits avec elle l’influence qui lui est due. On concevrait qu’en présence des deux grands états qui tour à tour aspirent à absorber l’Allemagne, le cabinet de Munich eût proposé au congrès de Darmstadt une union plus intime des états du midi, dont la Bavière eût été le noyau et le centre; mais continuer de se faire le champion des intérêts autrichiens quand déjà l’Autriche est redevenue toute-puissante, plaider la cause des douanes austro-allemandes quand la confédération vient d’être menacée de l’incorporation de toutes les provinces autrichiennes, c’est méconnaître, ce semble, les vrais intérêts de la Bavière, c’est compromettre sa position au moment même où les circonstances lui permettent de marquer mieux que jamais sa place au sein de l’Allemagne. Si le Wurtemberg et Bade persistent dans la résolution qu’ils ont prise de se séparer de la coalition de Darmstadt, si la Saxe fléchit, comme la Prusse paraît l’espérer, la Bavière affaiblit, par un échec qu’elle pouvait s’épargner, une situation acquise par quatre années d’heureux efforts.

Le jeune empereur d’Autriche continue en ce moment les excursions qu’il a entreprises pour apprécier par lui-même l’état des pays ravagés par la guerre de Hongrie et pour y porter des paroles de consolation et d’encouragement. À la fin de juin, c’étaient les populations magyares qu’il visitait, c’est à Bude, à Debreczin et dans tous les grands foyers de la dernière insurrection qu’il s’arrêtait de préférence. Nous avons dit quelles séductions il a exercées sur l’imagination des Hongrois par son affabilité, ses allures vives, ses manières aisées sous l’uniforme national, et la distinction avec laquelle il s’exprimait dans la langue du pays. Quand les rebelles de 1848 ont fait au roi de Hongrie un accueil si chaleureux, comment pouvaient le traiter les populations qui avaient embrassé la cause de l’Autriche contre l’insurrection hongroise, les Serbes de la Waivodie et du Banat ? En se rendant parmi eux, l’empereur savait qu’il pouvait compter sur les manifestations de leur attachement. Il vient donc de parcourir les lieux qui ont été témoins de ces combats obscurs, mais acharnés, où l’on a vu éclater, bien mieux que dans les grandes batailles livrées à l’ouest de la Hongrie, le vrai caractère de cette guerre de races, toutes ces luttes de familles et de tribus qui font de l’insurrection magyare un des épisodes les plus intéressans de l’histoire contemporaine. Afin d’ajouter à l’originalité des hommages que l’empereur recevait dans ces rudes contrées, de nombreux représentans des Serbes sont venus le saluer à Semlin, sur la frontière ottomane, au confluent de la Save et du Danube. Les Serbes de la Turquie eux-mêmes n’ont point manqué au rendez-vous. On y a vu le fils de George-le-Noir, le prince Alexandre de Serbie, avec son état-major d’officiers, qui doivent moins à l’art qu’à la nature. Parmi eux, on remarquait un de ces héroïques chefs de bandes qui, en 1848, passèrent le Danube pour venir apporter le secours de leurs bras aux Serbes du Banat, un guerrier dont le nom est aujourd’hui dans les légendes du pays, et qui balança un instant sur ce terrain la popularité de Jellachich : Étienne Knitchanine. De Semlin, l’empereur pouvait contempler, sur l’autre rive du Danube, les maisons blanches de Belgrade, l’un des foyers de la propagande slave, et derrière Belgrade, à droite et à gauche, ces formidables montagnes que les Serbes de l’Autriche regardent comme leur berceau, et où ils menaçaient d’émigrer, s’ils eussent été vaincus par les Magyars. François-Joseph a rencontré parmi ces populations les sentimens les plus empressés. Les Slaves pourtant n’ont point la verve expansive des Magyars. La gravité empreinte de mélancolie qui leur est propre ne se prête point à ces épanchemens de la cordialité qui sont si familiers à la race hongroise. Si donc l’on se rendait compte de la différence des tempéramens, qui distingue les deux populations, l’on serait porté à croire que les Serbes sont aujourd’hui moins dévoués que les Magyars à l’empereur. En réalité, les uns et les autres se disputent la faveur du souverain, car leurs contestations ne sont point peut-être irrévocablement terminées. Chaque jour encore les Hongrois demandent que l’on réunisse à leur territoire le pays serbe, qui en a été séparé en 1848 ; chaque jour les Serbes ont à défendre au pied du trône cette conquête si chèrement achetée. Ils n’étaient préoccupés que d’une seule pensée en voyant l’empereur parmi eux : c’était de lui montrer marqués sur le sol, par tant de ruines, les témoignages de leur dévouement à l’empire, et ils ont pensé sans doute que ces ruines amoncelées parlaient assez haut pour eux.


CH. DE MAZADE.


REVUE MUSICALE.

Les théâtres sont dans une position bien difficile; ils ne savent comment lutter contre la chaleur qui a envahi Paris cette année. L’Opéra se débat comme il peut entre le Juif errant, qui marche assez lentement, et la reprise de Guillaume Tell, qui a toujours le privilège d’attirer les amateurs les plus récalcitrans. L’Opéra-Comique, plus légèrement armé, affronte les dangers les plus évidens, et ne craint pas de livrer des batailles sous les ardeurs de la canicule. On vient de représenter à ce théâtre un nouvel ouvrage en trois actes, qui, après beaucoup de vicissitudes, a été définitivement baptisé sous le nom de la Croix de Marie. Le sujet est emprunté à une pieuse légende de la Bretagne qui raconte que, dans un village près de Vannes, et qu’on appelle Kermo, il y avait une image de la sainte Vierge qui opérait les plus grands miracles. Elle apparaissait tous les ans à la jeune fille la plus sage du pays, et, dans un baiser mystérieux qu’elle déposait sur son front virginal pendant la nuit, elle la récompensait de sa bonne conduite en la préservant pendant toute sa vie de mauvaises tentations.

Marie, la fille d’un pauvre pécheur nommé Kérouan, est toute joyeuse du retour de son ami d’enfance, qui s’était embarqué comme mousse et qui revient chef de timonnerie avec un bel habit brodé. La joie de Marie est d’autant plus grande de revoir son ami Jean, que c’est le jour de la fête de la vierge de Kermo, et qu’elle se flatte au fond du cœur de mériter le baiser propice. Cependant un léger nuage s’élève tout à coup et vient ternir la sérénité d’un si beau jour. Marie, en répondant aux questions pressantes que lui adresse son ami Jean sur ce qui s’est passé dans le village depuis qu’il est absent, baisse les yeux et laisse comprendre, par son silence, que son cœur n’est plus aussi libre que le voudrait Jean. En effet, un certain marquis d’Orsigny, qui depuis quelque temps rôde autour des ruines de Kermo, est parvenu à lui plaire, et Marie l’aime sans trop savoir pourquoi. D’où vient ce marquis dont personne ne connaît l’origine et dont il est assez difficile de s’expliquer la présence dans un pauvre village de Bretagne? Ce n’est pas la seule énigme que les auteurs du libretto n’aient pas jugé à propos de nous expliquer. Ce qui est certain, c’est que Marie, entraînée par une passion fatale qu’elle condamne elle-même, profite de la cérémonie qui a lieu dans la chapelle de Kermo pour s’enfuir nuitamment avec le marquis.

Le second acte se passe dans la ville de Vannes et dans la propre maison du marquis d’Orsigny, où l’on voit arriver la pauvre Marie toute tremblante de la faute qu’elle a commise. Elle a suivi son amant, qui lui a promis le mariage, mais elle ignorait qu’il fut d’une naissance illustre et qu’il eût depuis long-temps une femme. Sa confusion est bien grande lorsque Marie se voit tout à coup en face de son ami Jean et de son père, qui sont venus tous deux à Vannes pour d’autres motifs, sans soupçonner le moins du monde qu’ils y trouveraient Marie. Elle échappe cependant aux regards de son père à l’aide d’un voile dont elle se couvre le visage, et lui-même, le pêcheur Kerouan, sans se douter que c’est sa fille, s’efforce de la protéger contre l’indiscrétion et l’insolence des nombreux amis du marquis. De retour à son village, Marie se désole de la trahison dont elle a failli être victime, et craint la fureur de son père lorsqu’il s’apercevra qu’elle ne se trouve pas parmi les jeunes filles qui doivent sortir du couvent où elles sont renfermées depuis neuf jours, attendant la miraculeuse intervention de la vierge de Kermo. Son ami Jean la rassure en lui pardonnant sa faute, et, lorsque les jeunes filles de Kermo descendent processionnellement de la montagne chacune accompagnée d’un parent qui est allé à sa rencontre, on voit une image parfaite de Marie qui donne la main à son père et qui le conduit dans sa maison. L’étonnement de la véritable Marie est bien grand en se voyant représentée par une autre elle-même. Elle reconnaît bientôt, en regardant par la fenêtre dans la chambre de son père, qui s’illumine tout à coup d’une clarté surnaturelle, l’ombre de sa mère, morte depuis long-temps, qui s’est émue du danger et de l’innocence de sa fille, et dont il lui a été permis de venir sauver l’honneur.

Voilà le canevas sur lequel MM. Lockroy et Dennery ont bâti une histoire impossible et sans aucun intérêt, qui rappelle par quelques scènes le Domino noir de M. Scribe, moins la gaieté; histoire obscure, qui se déroule péniblement, et dans laquelle aucun personnage n’est suffisamment dessiné. Le marquis n’a pas de physionomie; Jean, l’ami d’enfance de Marie, qui devrait concentrer sur lui une partie de l’intérêt de la pièce, est effacé par la présence et le caractère équivoque du marquis. Quant au personnage épisodique du chevalier que M. Couderc joue avec brio, c’est une superfétation ajoutée après coup, et comme un repentir des auteurs qui semblent s’être aperçus un peu tard qu’il fallait bien rire un peu dans un opéra-comique.

La musique du libretto que nous venons d’analyser est de M. Aimé Maillart. Ce jeune lauréat de l’Institut s’est déjà fait connaître par un opéra en trois actes, Gastibdza, qui a servi d’ouverture au troisième théâtre lyrique, et par un petit opéra en un acte, le Moulin des tilleuls, qui a été donné à l’Opéra-Comique. Dans Gastibelza, on avait remarqué une sorte de verve tapageuse, une surabondance de couleurs un peu criardes et de gros effets qui annonçaient une ambition impatiente de se produire. Dans le Moulin des tilleuls, le compositeur, plus sûr de lui-même et contenu d’ailleurs par un sujet plus modeste, avait nécessairement tempéré son ardeur et mis plus de nuances dans son style; toutefois le Moulin des tilleuls, aussi bien que Gastibelza, révélaient une tendance aux grands coups de théâtre, à la peinture des passions énergiques. Cette tendance se fait encore sentir dans plusieurs parties du nouvel ouvrage de M. Maillart.

L’ouverture de la Croix de Marie ressemble à peu près à toutes les ouvertures qu’on écrit en France depuis une vingtaine d’années : elle manque de plan et d’unité, et se compose de deux ou trois motifs que l’auteur s’emprunte à lui-même, et qui se succèdent tant bien que mal. Il serait difficile d’y saisir une idée dominante travaillée, développée avec goût, exprimant le caractère du drame qui va se dérouler sous les yeux du spectateur. C’est un mélange d’effets éparpillés, où les violoncelles murmurent un cantabile de courte haleine, accompagné par les harpes. À ce cantabile succèdent d’autres petits effets de détail, où l’on remarque l’imitation du biniou, instrument agreste très aimé des Bretons; le tout se termine par une bruyante péroraison. Il suffirait d’entendre cette ouverture pour se convaincre que le jeune compositeur n’a pas encore suffisamment mûri les élémens de son style, et qu’il prend un peu de toutes les couleurs comme un homme qui cherche la langue qu’il doit parler. Le chœur d’introduction est traité avec vigueur. La romance pour voix de ténor que chante le marquis d’Orsigny, en déclarant son amour à la pauvre fille qu’il veut séduire, est très jolie et d’une mélodie tendre; il faut citer surtout la petite phrase qui en forme la cadence : — Le coin de terre où tu m’aimais. — Le principal motif du trio entre Marie, son ami Jean et le père Kérouan, est fort bien aussi, et l’ensemble du morceau produit de l’effet. On y remarque l’emploi trop fréquent d’une figure rhythmique qu’on appelle syncope, et dont M. Maillart semble affectionner les bondissemens. La fin de la légende que chante Marie, par la bouche de Mlle Lefèvre, avec l’accompagnement de quatre voix, est très agréable; mais le commencement de cette ballade rappelle un effet du second acte de Robert-le-Diable. Le chœur qui se chante derrière la coulisse est d’un bon effet, et vaut mieux que tout le finale du premier acte, trop décousu, trop rempli de petits effets qui se nuisent et qui déroutent l’attention.

La romance que chante Marie au second acte, lorsqu’elle arrive dans la maison du marquis d’Orsigny et qu’elle se sent attendrir à la vue d’un vase de fleurs qui lui rappellent son village, est tout-à-fait charmante. C’est une mélodie simple et naïve, que le musicien a dû puiser dans son propre cœur. Le duo entre le marquis et la pauvre Marie, qui lui exprime le bonheur d’être près de lui et de lui appartenir bientôt, est fort élégant, et l’accompagnement a de jolis détails d’instrumentation, où la syncope se fait encore trop sentir. Le trio entre le marquis, Marie et son ami d’enfance Jean est assez vigoureux, mais les chanteurs qui l’interprètent sont insuffisans à rendre l’énergie un peu fruste de ce morceau, conçu dans la manière italienne, et particulièrement dans celle de Donizetti. La première partie du finale du second acte est encore assez vigoureuse, et la romance qui s’y trouve encadrée et que chante le pêcheur Kérouan, en disant à sa fille, qu’il ne reconnaît pas : Garde ton voile et prends courage, est une mélodie tendre et pleine d’émotion. La stretta qui termine ce finale est d’un style un peu bruyant. Les deux voix de ténor qui s’en détachent à l’unisson, et qui mènent l’ensemble harmonique au pas de course, produisent un effet déjà connu, et que M. Maillart a heureusement imité.

Le troisième acte, qui est fort court, renferme un air de soprano que chante Marie de retour dans son village, et dont le récitatif a presque la pompe de style qui convient au grand opéra, puis une chanson de marinier avec accompagnement de chœur qui nous paraît être le morceau le plus original de la partition : la mélodie en est franche et colorée. Il y a donc, dans le nouvel ouvrage de M. Maillart, des parties assez remarquables, qui annoncent un véritable progrès dans le talent du jeune compositeur : au premier acte, une romance de ténor et un trio; la très jolie romance de soprano, le duo, le trio et le finale du second acte; l’air de soprano et la barcarolle pour voix de baryton du troisième acte. On ne saurait contester à M. Maillart du sentiment, l’entente de la scène, de la vigueur et une émotion île bon aloi. Ses idées, sans doute, ne sont pas toujours très originales, et de nombreuses réminiscences se mêlent souvent à ses propres inspirations. On s’aperçoit que M. Maillart a un faible pour l’école italienne, qu’il admire Rossini, Donizetti, Hérold et M. Auber, et que cette admiration, que nous sommes loin de lui reprocher, lui joue parfois d’assez mauvais tours. L’originalité est une qualité qui se manifeste rarement dans les premières œuvres des jeunes artistes. On commence toujours par imiter quelqu’un, en se réclamant d’abord d’un maître préféré dont on voudrait suivre les traces; plus tard, lorsqu’on a dépensé tous les souvenirs que l’éducation a déposés en nous, on se révèle avec les propriétés originelles fécondées par le travail et la méditation. Aussi ne sommes-nous point alarmé pour l’avenir de M. Maillart : le point sur lequel nous voudrions fixer particulièrement son attention et celle de tous les jeunes compositeurs qui parcourent la même carrière, c’est le style, le caractère de l’instrumentation.

L’instrumentation, qui est à l’art musical ce que la couleur est à la peinture, a fait de nos jours de grands progrès. Des deux élémens qui composent un orchestre, — les instrumens à cordes et les instrumens à vent, — le dernier est devenu très prépondérant et semble chaque jour empiéter sur le terrain du quatuor, qui est la charpente séculaire d’un bon orchestre. Parmi les instrumens à vent, ce sont les instrumens de cuivre qui l’emportent sur les autres et qui étouffent de leurs bruyantes clameurs la voix douce et tempérée du basson, de la clarinette, du hautbois et de la flûte, c’est-à-dire que les grosses couleurs, celles qui frappent le plus les yeux de la foule, sont employées de préférence par les jeunes compositeurs qui ont de la verve et qui veulent produire de l’effet. Il résulte de la disproportion des deux grands élémens qui composent un orchestre, et de l’accroissement de jour en jour plus grand des couleurs fortes et criardes, un ensemble confus de sonorité qui fatigue promptement l’oreille du public, au lieu de la charmer. Ce phénomène s’est produit également dans l’histoire de la peinture, car les derniers maîtres de l’école vénitienne, au commencement du XVIIIe siècle, en étaient arrivés à un entassement de couleurs informes où l’on cherche vainement la pensée sur laquelle ils auraient dû s’appuyer sans cesse. Voyez, par exemple, les nombreux tableaux de Tiepolo. Or, il faut bien le dire, la couleur est un élément secondaire dans les arts; elle emprunte son plus grand effet de l’idée qu’elle met en relief et dont elle ne doit être que le rayonnement. Les grands coloristes, tels que Titien et Rubens, Rossini et Weber, sont des génies dont l’imagination radieuse couvrait de pourpre et de lumière les sentimens préexistans dont ils étaient animés. Ils pensaient d’abord et ils peignaient ensuite, tandis que les artistes médiocres procèdent d’une manière toute différente; ils aiment la couleur pour la couleur; ils entassent les teintes les plus criardes sans mesure, sans dessein; ils aiment le son pour le son, comme le paysan ou le sauvage qui s’enivre du frottement de deux cailloux. Il y a un peu de ce désordre dans l’instrumentation des jeunes compositeurs de ce temps-ci, et M. Maillart n’en est point exempt; on voit qu’il hésite, que sa verve, impatiente de se manifester, prend un peu au hasard de toutes les couleurs, afin sans doute qu’il y en ait pour tous les goûts; aussi manque-t-il de style, et les divers élémens de son orchestre flottent-ils à l’aventure, sans cohésion suffisante et sans unité. Ce défaut capital, très commun de nos jours, est surtout sensible dans la nouvelle partition de M. Maillart, qui fera bien de s’en préoccuper à l’avenir.


P. SCUDO.

HANDBOEK DER LAND-EN VOLKENKUNDE, GESCHIED-TAAL-AARDRYKS-EN STAAT-KUNDE VAN NEDERLANDSCH INDIE (Manuel topographique, ethnographique, historique, linguistique, géographique et politique de l’Inde néerlandaise), par M. P.-P. Roorda van Eysinga[1]. — Lorsque les Hollandais eurent assis d’une manière définitive leur domination dans l’archipel de l’Asie, un des premiers soins dont ils eurent à s’occuper dans l’intérêt de leur colonisation et de leur commerce fut d’étudier ces vastes et riches contrées où tout était pour eux un objet de profitable curiosité. En parcourant le grand ouvrage qu’un de leurs missionnaires, qui y passa une partie de sa vie, François Valentyn, a composé sous le titre de Beschryving van Oost Indien (Description des Indes-Orientales)[2], on voit combien de précieux documens il a recueillis dans les archives du gouvernement colonial. À ces matériaux, Valentyn en a réuni d’autres qui n’ont pas une moindre valeur et qu’il n’a dus qu’à lui-même : ce sont ceux que lui ont fournis ses recherches sur les langues et les monumens littéraires des peuples qu’il fut appelé à évangéliser. Cependant, depuis que ce livre a vu le jour, un siècle et plus s’est écoulé, et de notables changemens ont été introduits dans le régime des possessions néerlandaises; l’administration directe de la mère-patrie, avec son régime libéral et paternel, a été substituée au monopole de l’ancienne compagnie des Indes; un nouveau système de culture a été appliqué et a produit déjà de très remarquables résultats. Les langues, les littératures, l’histoire naturelle des pays que ces possessions embrassent ont donné lieu à des travaux poursuivis avec ensemble et persévérance sous l’impulsion et grâce au généreux patronage de la Société des arts et sciences de Batavia, Bataviaasche Genootschap van kunsten en wetenschappen, fondée à la fin du siècle dernier. Les ruines des monumens splendides qui jadis s’élevèrent sur le sol javanais, à Boro-Bodo, Brambanan et autres localités, ont été explorées, les inscriptions qui les couvrent en partie recueillies; l’archipel d’Asie, tel qu’il fut dans l’antiquité, commence à se révéler à nous : on peut aujourd’hui déterminer quelle est la part de civilisation qui lui appartient en propre, — celle qu’il a reçue des immigrations indiennes qui vinrent de la côte du Dekkan s’y fixer à une époque antérieure à notre ère, — celle aussi que lui communiqua l’islamisme, qui s’y implanta dans les premières années du XIIIe siècle.

Ces conquêtes de la science, le développement qu’a pris l’agriculture coloniale et le mouvement commercial qui en a été la conséquence présentent un tableau digne d’intérêt, que M. Roorda van Eysinga a entrepris de nous retracer dans l’ouvrage dont il vient récemment de livrer au public un nouveau volume. Cet ouvrage ne fait point double emploi avec celui de Valentyn, mais, en le résumant, il le complète, car il le continue depuis l’époque où vivait le savant missionnaire et où il s’est arrêté dans sa narration jusqu’à nos jours. M. Roorda van Eysinga était parfaitement préparé par sa position personnelle à la tâche qu’il s’est imposée. Employé supérieur aux Indes-Orientales où il a long-temps séjourné et où il s’est initié à la connaissance des principales langues qu’on y parle, le malais et le javanais, chargé, à son retour en Hollande, de l’enseignement de ces deux idiomes à l’académie militaire de Bréda, il a pu consulter les documens de l’administration coloniale et mettre à profit les indications des chroniques indigènes : c’est en puisant à cette double source qu’il a imprimé à sa composition un cachet qui la distingue de toutes les relations écrites en courant par les touristes de profession qui ont visité l’archipel d’Asie.

Commencé en 1841, cet ouvrage a maintenant trois volumes divisés en cinq tomes ou parties. Les possessions néerlandaises, à la description desquelles il est consacré, et telles qu’elles ont été déterminées par le traité conclu le 17 mars 1842 entre l’Angleterre et la Hollande, s’étendent depuis le 97e degré 59 minutes jusqu’au 137e degré 19 minutes de longitude à l’est du méridien de Paris, et depuis le 11e degré de latitude sud jusqu’au 7e degré 10 minutes au-dessus de l’équateur. Au nord, elles sont limitées par le golfe du Bengale, le détroit de Malacca, les mers de Chine, de Soulou et de Célèbes, par le détroit des Moluques, les mers du Sud et de Java ; à l’est, par la mer du Sud et plusieurs détroits ; au sud et à l’ouest, par la mer des Indes. Elles se composent d’un ensemble d’iles de grandeur très différente, et qui sont réparties en six groupes principaux : 1° Sumatra, 2° Bornéo, 3° Célèbes, 4° Java, 5° Sumbawa, et 6° les Moluques. Ce dernier archipel se partage en trois subdivisions, ayant chacune un centre politique. Banda et Amboine au sud, Ternate au nord. Dans le nombre de ces îles, il en est qui relèvent directement des Hollandais, et d’autres où ils entrent en partage avec les radjas ou chefs indigènes, ou qui sont soumises à un simple protectorat. En tête de son premier volume, M. Roorda van Eysinga nous a donné la liste des établissemens que les Hollandais y ont fondés. Ce document officiel ne se retrouve aussi complet, que je sache, dans aucune de nos publications françaises : je crois devoir le reproduire en l’abrégeant. A Sumatra, le gouvernement néerlandais occupe le royaume de Palembang au nord-est, le pays des Lampongs au sud-est, Bencoulen et Padang sur la côte occidentale, ainsi que les contrées conquises sur le royaume de Monangkabaw au centre. On voit qu’il s’est approprié toute la zone qui forme la moitié méridionale de Sumatra. A l’est, il possède les îles Bintang ou Rio et Bangka, d’où sa juridiction s’étend sur Lingga et Billiton. A Bornéo les états de Mampawa, Pontianak, Matan, Sukadana et Sambas sur la côte occidentale, et Bandjermassing sur la côte sud, reconnaissent son autorité. A Célèbes, il est maître, dans la partie sud, de Macassar, ainsi que de Boelecomba et Bonthain, et du côté nord-est, de la province du Menado, qui comprend Gorontalo, sous-préfecture (Adsistent-Residentie), Kema, Amoerang, Belang et seize autres villages. Les chefs de Boni, Goa, Wadjoe, Loehoe, Mandhar, Sidenring, Tanetti, Sopeng, Torotea, Palos et Mothon y sont ses alliés. Java lui appartient sans réserve pour ainsi dire, puisque les deux chefs indigènes qui se sont maintenus jusqu’à ce jour, l’empereur de Soerakarta et le sultan de Djokjokarta, n’ont plus qu’un pouvoir nominal ; leurs états constituent les Vorsten-Landen ou pays des princes. Le reste de l’île est désigné sous le nom de Gouvernements-Landen ou pays de gouvernement. Ces derniers se partagent en préfectures ou résidences, Residentien, lesquelles se subdivisent en sous-préfectures, Adsistent-Residentien, et districts ou régences, Regentschappen. A Bali, qui n’est séparée de Java, à l’est, que par un détroit très resserré, les huit radjas qui occupent cette île ont été forcés par l’expédition de 1849 de reconnaître la suprématie de la Hollande et de signer des traités. A Sumbawa, la Hollande a pareillement des conventions avec les chefs indigènes et s’y fait représenter par un agent, Gezaghelber, qui réside auprès du sultan de Bima, sur la côte nord-est. Timor, l’île d’Amboine, les Moluques, l’archipel de Banda, le groupe de Ternale, reconnaissent également la suzeraineté ou la souveraineté de la Hollande.

En nous transportant dans ces contrées de l’extrême Orient, M. Roorda van Eysinga nous conduit dans la direction de l’est à l’ouest, et nous introduit par conséquent de prime abord aux Moluques, siège des établissemens primitifs de la compagnie des Indes et des premiers gouverneurs-généraux. Il a consacré à décrire cet archipel tout son premier volume. Après avoir traversé rapidement les îles de la chaîne sumatrienne, Bali, Lombok, Sumbawa, et celles moins considérables qui en sont la prolongation à l’est, et qu’il appelle du nom de petites îles de la Sonde, Kleine Sunda-Eilanden, il arrive à Java, « la plus importante, la plus riche, non-seulement des colonies de l’Inde néerlandaise, mais du monde entier, » her belangrijste eiland niet alleen van Nederlandsch Indie, maar van geheel de wereld ; aussi emploie-t-il trois volumes à nous la faire connaître. Après avoir parlé de la topographie, de la botanique et de la zoologie du sol javanais, de la forme actuelle et de la hiérarchie des pouvoirs civils et militaires qui le régissent, il passe à l’histoire des événemens dont il a été le théâtre pendant une période qui remonte à l’âge correspondant aux temps les plus reculés de notre ère vulgaire, et qui se continue jusqu’à nos jours. La première partie de cette histoire est fondée sur des légendes mythologiques ou héroïques, parmi lesquelles l’on démêle quelques faits qui appartiennent au domaine de la vie réelle, mais dont on ne peut fixer la date que par des calculs approximatifs et par grandes périodes. Ce n’est que vers la fin du XIIIe siècle, lors de la fondation de Madjapahit, l’une des antiques métropoles de Java, que ces annales commencent à se dégager de cet alliage de récits romanesques ; elles prennent un caractère de certitude qui ne se dément plus à partir de la révolution qui, vers 1400, remplaça le culte des divinités indiennes par l’islamisme et inaugura l’avènement d’une nouvelle dynastie, dont la ville de Demak fut la capitale. L’arrivée des Hollandais à Java eut lieu en 1596, et bientôt après ils s’y établirent d’une manière permanente. En 1619, ayant renversé le prince de Djakatra, ils fondèrent sur l’emplacement de cette cité Batavia, qui devint dès lors et qui est restée le chef-lieu de leur empire colonial. M. Roorda van Eysinga a retracé chronologiquement les progrès de leur domination, jusqu’aux guerres qui, dans les premières années du siècle actuel, l’ont propagée dans l’île entière, et enfin les événemens qui se sont accomplis pendant l’occupation anglaise de 1811 à 1816, et depuis lors jusqu’en 1834, pendant le séjour qu’il a fait aux Indes, sous MM. van der Capellen, Merkus de Koch et Johannes van den Bosch, gouverneurs-généraux. La fin du tome deuxième de la IIIe partie et tout le tome troisième contiennent la description particulière et détaillée de chacune des résidences ou grandes divisions du territoire javanais. L’ouvrage, suspendu en 1842 par un voyage de l’auteur dans les colonies, a été repris à son retour dans la mère-patrie, en 1849. Aujourd’hui fixé dans la ville de Leyde, il pourra nous donner successivement et sans retard, il faut l’espérer, les volumes où il doit s’occuper de Sumatra, Célèbes et Bornéo, et qui termineront sa publication.

ED. DULAURIER.


V. de Mars.

  1. III bock, III deel, Amsterdam, in-8o, 1850.
  2. vol. in-folio, Dordrecht et Amsterdam, 1724-26.