Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1922

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Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 709-720).

Chronique 31 janvier 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Le coup de théâtre qui prive, pour un temps, la Revue des Deux Mondes de son éminent chroniqueur et donne à la France, en la personne de M. Raymond Poincaré, le chef expérimenté et ferme qui saura défendre ses intérêts dans une crise difficile, est un grand événement de notre vie politique. Il ne s’agit point ici d’un de ces accidents parlementaires qui, sous de futiles prétextes, déplacent la majorité et font succéder, à une équipe fatiguée, des ministres plus frais. Il n’y a pas eu de vote : une vague de fond de l’opinion nationale a emporté M. Briand. C’est l’avenir même de la France qui est en jeu ; c’est sa sécurité militaire et son équilibre financier ; c’est l’orientation de sa politique extérieure et le choix de ses alliances. C’est plus encore, car la crise n’intéresse pas seulement notre pays ; elle implique toute la question de l’exécution du Traité de Versailles, la restauration d’un ordre économique et financier en Europe, la consolidation de la paix.

M. Poincaré, dans sa dernière chronique, a relaté les premières journées de la Conférence de Cannes et les inquiétudes qu’elles éveillaient en lui. M. Briand, qui avait déjà pris à Londres des engagements préliminaires très graves, a été, à Cannes, habilement amené au pied du mur. Il s’est trouvé en face de deux alternatives également redoutables : ou paraître rejeter l’occasion d’un pacte avec la Grande-Bretagne, ou accepter toutes les conditions que le cabinet de Londres jugerait opportun de lui présenter. C’est bien ainsi que la question se trouvait posée ; c’est l’impossible option qui était offerte à M. Briand. Le Times, organe de nos meilleurs amis d’Angleterre, écrivait : « La chose essentielle est l’accord entre les deux pays... Que les hommes politiques français réfléchissent à la valeur d’une semblable alliance tant pour la France que pour l’Europe entière. La décision leur appartient, mais il faut qu’ils se rappellent qu’il est peu vraisemblable que l’occasion de conclure un pareil pacte se présente à nouveau et que son rejet ne saurait manquer d’exercer de déplorables effets sur les relations franco-britanniques et sur l’exécution du Traité de Versailles. » Ainsi une pointe de menace apparaissait sous les appels à l’entente. Nous savons de reste que, dans certains milieux britanniques où le business est roi, on dit ouvertement qu’à défaut d’une entente avec la France que rend difficile son nationalisme intransigeant, — c’est ainsi qu’on s’exprime, — un rapprochement avec l’Allemagne pourrait servir les intérêts du commerce et de l’industrie britanniques.

Mais le pacte nous était offert sous une forme qui le rendait presque illusoire et entouré de conditions qui le rendaient onéreux, M. Briand, dans son discours d’adieu à la Chambre, a déclaré que l’on s’était alarmé sur de faux bruits. Voyons donc les faits et les textes. Les journaux ont publié le 12 le texte de l’ « aide-mémoire «  remis le 4 à M. Briand : c’est le résumé des conversations de Londres. Les deux documents sont inséparables et s’éclairent l’un par l’autre. Il est bon de les étudier de près.

M. Briand, revenant d’Amérique avec l’impression d’un échec et l’étonnement de ne s’être pas senti en communion avec l’opinion des États-Unis, prit la résolution d’aborder directement avec le cabinet britannique la question de l’alliance ; le comte de Saint-Aulaire eut à ce sujet un premier entretien avec lord Curzon. Le Président du Conseil, arrivé à Londres, reprit la conversation.il souhaitait de conclure une alliance défensive. Qui dit alliance dit réciprocité d’engagements, parité d’avantages et d’obligations, dans l’égale dignité des deux parties. Il se heurta à un parti pris obstiné du Foreign Office ; « de telles alliances sont contraires aux traditions britanniques. » De fait, il n’y a guère d’exemple dans l’histoire des deux derniers siècles que l’Angleterre ait conclu une alliance d’égale à égale avec une grande Puissance. Tantôt elle subventionne des « soldats continentaux, » comme au temps des guerres contre Napoléon. Tantôt il s’agit d’une coopération temporaire pour une fin déterminée : ainsi l’entente avec la France pour la guerre de Crimée. Tantôt enfin, sous le nom d’alliance, se cache la réalité d’une sorte de protectorat : telles sont les relations de l’Angleterre et du Portugal depuis le traité de lord Methuen. M. Lloyd George offrit à M. Briand non une alliance, mais un « pacte de sécurité. » Les mots ont, certes, leur importance ; cependant si le « pacte de sécurité « nous apportait une garantie efficace, il serait maladroit de nous montrer trop pointilleux. Que nous promet donc le projet de « pacte de sécurité ? »

« Article premier. — Dans le cas d’une agression directe et non provoquée contre le territoire de la France par l’Allemagne, la Grande-Bretagne se rangera immédiatement aux côtés de la France avec ses forces navales, militaires et aériennes. »

Quelle est valeur de cet engagement ? Si, dans quelques années, l’Allemagne se sent assez forte pour nous faire la guerre, elle n’ira pas se jeter sur l’Alsace ou sur les territoires occupés de la Rhénanie ; c’est dans l’Europe orientale ou centrale qu’éclatera le conflit. La guerre naîtra à propos de la Pologne, ou de la Tchécoslovaquie, ou de toute autre façon impossible à prévoir ; elle naîtra indirectement, comme elle est sortie en 1914 de l’attaque de l’ Autriche-Hongrie contre la Serbie. Que fera la France ? Laissera-t-elle détruire sous ses yeux l’ordre de choses et le statut territorial créés par les traités ? Si elle intervient, c’est à ses risques et périls ; l’Angleterre s’en lave les mains : il n’y a pas agression directe. Que si la France se contente, pour intimider l’Allemagne, de mobiliser sur le Rhin sans entrer en campagne, et que l’Allemagne en prenne prétexte pour commencer la guerre, l’Angleterre ne prétendra-t-elle pas que l’attaque a été provoquée ? Sur de tels mots on peut toujours épiloguer. L’attaque indirecte est le seul cas vraisemblable ; l’Allemagne s’arrangera toujours pour ne pas tomber dans le cas prévu par le pacte. Si, au contraire, la France regarde, l’arme au pied, écraser ses amis de l’Europe centrale, elle aura préparé sa propre ruine ; elle connaît, pour l’avoir déjà parcourue, la route qui mène au désastre : du Slesvig à Sadowa, de Sadowa à Sedan. La France ne laissera pas faire. Les projets des militaristes allemands, à qui la défaite n’a rien appris, ne sont pas un secret. Ils veulent reprendre la Haute-Silésie, réannexer Gdansk, rouvrir le couloir entre Berlin et la Prusse orientale. Ils se vantent d’y être encouragés par les Anglais. C’est ici que le désaccord devient tragique. Il règne en Angleterre, à l’égard de la Pologne, les sentiments les moins bienveillants ; elle est une gêneuse, et d’ailleurs, comme elle est incapable de s’organiser et de vivre, à quoi bon s’occuper d’elle ? L’Angleterre a pourtant mis sa signature au bas des traités qui la ressuscitent.

« Participer à des entreprises militaires dans l’Europe centrale et orientale, dit l’aide-mémoire, ne répondrait pas aux intentions du peuple britannique. Une alliance impliquant, ou même paraissant impliquer pareille responsabilité, n’aurait pas l’appui cordial du peuple britannique. Au contraire, elle se heurterait à l’opposition de groupes importants dans les diverses parties de la communauté des peuples britanniques. Elle n’aurait pas, par conséquent, pour la France, la même valeur qu’un engagement pris sous une autre forme, » Ainsi s’exprime l’ « aide-mémoire. » Quoiqu’on nous accuse souvent d’être incapables de faire un effort pour comprendre le point de vue des autres peuples, nous admettons parfaitement qu’il répugne à un insulaire anglais, à plus forte raison à un Australien, à un Canadien, à un Sud-Africain, de se trouver impliqués dans une guerre à propos des frontières de la Pologne ou de la Tchécoslovaquie. Mais ils doivent de leur côté se rendre compte que la France est aussi directement menacée si les Allemands entrent à Poznan que s’ils assiègent Metz. L’Angleterre comprendrait mieux, si elle avait une frontière continentale, qu’il n’y a en Europe qu’une grande question : le maintien et l’exécution des traités. L’Empire britannique est attaqué, si Varsovie ou Prague sont attaqués ; il s’en apercevrait sans doute si le cas venait à se produire, pas assez vite cependant pour prévenir des catastrophes. Le pacte de garantie pourrait avec avantage se limiter à une affirmation nouvelle de l’étroite, solidarité militaire et diplomatique des deux pays pour le maintien et l’exécution intégrale des traités, sauf à déterminer d’un commun accord les voies et moyens. Si une telle affirmation était suivie d’un prompt effet, l’Angleterre et la France auraient travaillé pour le rétablissement de l’ordre économique et la consolidation de la paix plus efficacement que ne fera la conférence de Gênes.

Par l’article 2, « les Hautes Parties contractantes affirment de nouveau l’intérêt commun que présentent pour elles les articles 42, 43 et 44 du Traité de Versailles... » Ces articles, dont le texte est rappelé dans le préambule, sont ceux qui interdisent à l’Allemagne de maintenir ou de construire des fortifications sur la rive gauche du Rhin et dans un rayon de 50 kilomètres sur la rive droite, de rassembler des troupes dans cette même zone, d’y maintenir des facilités matérielles de mobilisation, et qui considèrent toute infraction à ces dispositions comme « un acte hostile vis-à-vis des Puissances signataires du présent Traité. » On s’attend, après en avoir lu les premiers mots, à ce que l’article aboutisse à quelque mesure exceptionnellement énergique, à un texte tel que : « mobiliseront immédiatement toutes leurs forces, » et c’est avec stupeur que l’on trouve : « et se concerteront, s’il y avait une menace d’une violation quelconque des dits articles ou si un doute venait à s’élever quant à leur interprétation. » Est-ce bien la peine de répéter des stipulations écrites en toutes lettres dans le Traité de Versailles pour déclarer qu’on « se concertera » si elles sont violées ?

L’article 3 pourrait avoir une réelle valeur, puisqu’il vise le « cas où des mesures militaires, navales ou aériennes quelconques, incompatibles avec le Traité de Versailles, seraient prises par l’Allemagne, » s’il n’aboutissait, lui aussi, à un insuffisant « se concerteront » et si nous ne savions de reste, par l’aide-mémoire, que l’Angleterre entend bien, en aucun cas, ne s’engager à autre chose qu’à défendre « le sol français, » s’il est attaqué directement. Que reste-t-il alors de la valeur de l’article ?

L’article 4 précise que « le présent traité n’imposera aucune obligation à l’un quelconque des Dominions de l’Empire britannique, à moins et jusqu’à ce qu’il ait été approuvé par le Dominion intéressé. » Ceci est grave. Les Dominions ont été parties contractantes au Traité de Versailles ; leur signature y figure et les stipulations du Traité, dûment délibérées par leurs plénipotentiaires, les engagent aux mêmes obligations que tous les autres signataires. L’article 4 du « pacte de sécurité » nous retirerait donc une garantie que le traité nous assure. A y regarder de près, on se demande si, pour le cabinet britannique, cet article 4 n’est pas le plus important. Ne savons-nous pas que la garantie à accorder à la France a été discutée, l’été dernier, à la Conférence impériale ? Il est à supposer que les Dominions ont demandé à être dégagés des obligations contractées par eux aux termes du Traité de Versailles.

L’article 3 et dernier dit que le Traité sera en vigueur pendant dix ans et sera renouvelable d’un commun accord. Le délai est court. Il n’est guère probable que l’Allemagne se trouve en mesure de faire une guerre sérieuse avant une dizaine d’années. Si, ce terme écoulé, le traité n’est pas renouvelé, quelle sera la situation ? Aurons-nous de nouveau le droit de nous prévaloir des articles du Traité de Versailles ? Il faudrait préciser si le pacte qui nous est offert est destiné à remplacer certains articles du Traité de Versailles, considérés com.me abrogés de fait. Si oui, c’est porter la plus grave atteinte à un instrument diplomatique qui est, à l’égard de l’Allemagne et pour la solidarité des Alliés entre eux, la seule base de droit. C’est encourager les résistances de l’Allemagne, qui aurait, depuis longtemps, apporté plus de bonne volonté à l’exécution du traité, si la politique britannique ne semblait pas s’appliquer à lui en faire entrevoir la révision. Sinon, à quoi bon un texte nouveau ? On oublie trop que l’article 40 du Pacte de la Société des Nations, qui est partie intégrante et inséparable du Traité, est ainsi conçu :

« Les membres de la Société (des Nations) s’engagent à respecter et à maintenir contre toute agression extérieure l’intégrité territoriale et l’indépendance politique présente de tous les membres de la Société. En cas d’agression, de menace ou de danger d’agression, le Conseil avise aux moyens d’assurer l’exécution de cette obligation. »

Voilà qui est autrement clair et précis que le texte du « pacte de sécurité. » Devrons-nous, si nous acceptons ce pacte, tenir le texte de l’article 10 pour nul et non avenu ? C’est alors tout le pacte de la Société des Nations qui s’effondre et, avec lui, c’est tout le Traité, ou plutôt tous les traités ! Si c’est cela, nous avons le droit de le savoir et de prévoir les conséquences. Le vicomte Grey, dans un discours plein de bon sens et de loyauté, disait récemment : « Il y a eu trop de Conseils suprêmes et pas assez de Société des Nations. »

Tel est le traité que M. Briand a rapporté de Cannes. Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’il est dénué de toute valeur : chaque affirmation nouvelle de la solidarité de la France et de l’Angleterre en face de l’Allemagne a une valeur ; mais il ne nous apporte qu’une garantie insuffisante et souvent illusoire ; il n’ajoute rien à des stipulations déjà acquises dont il vaudrait mieux consolider qu’ébranler l’autorité. Le traité, sous cette forme, ne vaut pas que la France l’achète par des concessions nouvelles et accepte des conditions. Or, l’aide-mémoire comporte les unes et les autres. Nous y trouvons d’abord un long développement sur les sous-marins qui alarment l’opinion britannique à un point qui ne se conçoit guère entre pays amis. Le meilleur moyen de dissiper toute inquiétude n’est-il pas de conclure une alliance ? Comment l’aide-mémoire peut-il parler d’une « concurrence navale entre la Grande-Bretagne et la France ? » Et comment peut-on nous dire : « Le Gouvernement de Sa Majesté (britannique) propose donc, comme condition du traité et de l’entente qu’il envisage, que les Amirautés des deux pays se concertent au sujet de leurs programmes navals ? « Il faut que les Anglais connaissent bien mal la France pour croire qu’elle acceptera des « conditions, » et qu’elle accordera à l’Amirauté britannique un droit de regard sur les constructions navales qu’il lui conviendra de faire. Si les deux pays sont alliés, il va de soi que leurs Amirautés auront avantage à se concerter. La France n’entend pas limiter par un engagement écrit son droit de construire des sous-marins, si bon lui semble. Elle est une Puissance indépendante.

Enfin il a été question, à Londres et à Cannes, — l’aide-mémoire y fait allusion, — du règlement général des difficultés pendantes entre la France et la Grande-Bretagne, notamment de la question turque, de celle de Tanger. Il est évident que les deux pays ont intérêt à régler de telles difficultés d’un commun accord, pourvu que les concessions soient réciproques. Les Conseils suprêmes nous ont donné trop d’exemples d’accords dont la France faisait tous les frais. L’opinion publique, inquiète, lasse de toujours céder sans recueillir jamais « la substantifique moelle », s’est demandé si, une fois de plus, nous n’allions pas payer de concessions très importantes un accord nouveau et d’ailleurs illusoire. Le pays, et, avec lui, le Parlement, ont eu l’impression d’un marchandage dont nous serions les mauvais marchands. On eut le sentiment, que donne très nettement la lecture de l’aide-mémoire, que nous allions payer très cher une garantie que l’Angleterre nous doit.

Car on oublie trop dans quelles conditions est née cette idée de garantie ; elle est une compensation due à la France pour sa renonciation aux garanties qu’elle demandait sur le Rhin ; pour adoucir l’âpreté de leur refus, l’Angleterre et les États-Unis offrirent en échange à M. Clemenceau le pacte « d’assistance, » annexé au Traité de Versailles, que la carence des Américains a rendu caduc [1]. L’Angleterre a loyalement compris et reconnu qu’elle avait une dette à notre égard ; au moment où l’on a cru, en France, qu’elle se disposait à la payer, elle nous a donné l’impression douloureuse qu’elle cherchait à en faire un objet d’échange, de compensation. C’est alors que l’opinion et le Parlement ont eu le sentiment très net que M. Briand s’était trop et trop vite engagé et l’ont averti que, mis au pied du mur, il ne devait pas céder.

Le 11 c’est la rentrée des Chambres. L’inquiétude est générale : on redoute des concessions nouvelles de la part de M. Briand ; l’opinion s’alarme des projets, qu’elle juge chimériques, de reconstruction européenne, de l’invitation adressée aux Allemands et au Gouvernement des Soviets. Les discours des deux Présidents, qui recommandent la fermeté, sont énergiquement applaudis. A la Chambre, M. Klotz demande à interpeller « sur les contradictions qui existent entre les récentes déclarations de M. Briand et l’attitude du Gouvernement français à Cannes. » La commission des finances, par 23 voix contre 2, vote une motion de M. de Lasteyrie rappelant à M. Briand l’engagement qu’il a pris de ne consentir aucun nouveau sacrifice. Au Sénat, la Commission des réparations vote un texte où se marque davantage encore une inquiétude défiante. Le 12, l’alarme a encore grandi : on a lu « l’aide-mémoire. » Le Président de la République adresse à M. Briand un avertissement pressant. Télégramme de « l’intergroupe républicain » qui compte 240 membres ; télégramme de la commission des affaires extérieures du Sénat après un bref discours de M. Poincaré. Une très forte opposition se manifeste au sein même du cabinet. M. Briand revient précipitamment dans la nuit du 12 au 13 ; il s’explique au Conseil des ministres et rallie ses collègues, mais il sent, à la Chambre, l’opposition grandissante, l’inquiétude ; il termine son discours par l’annonce de sa démission.

Parmi les éléments qui ont déterminé la retraite de M. Briand, il faut faire une place très importante à la question de la priorité belge. M. Poincaré a expliqué ici que des imprudences avaient été commises qui pouvaient faire croire aux Belges que la France cherchait un avantage à leurs dépens. La Chambre, le jour de sa rentrée, soulignant une phrase heureuse de M. Raoul Péret sur la Belgique, se tourna tout entière vers la tribune diplomatique où se tenait l’ambassadeur du roi Albert et lui fit une longue, unanime et chaleureuse ovation. La fraternité franco-belge est pour nous sacrée ; y toucher c’est provoquer l’indignation générale ; il n’est même pas permis de faire passer nos intérêts avant ceux des Belges. M. Briand, sans mauvaises intentions, vient d’en faire l’expérience à ses dépens. Il nous sera permis de regretter que certains journaux belges n’aient pas compris toute la portée et tout le prix de cette colère française et fassent encore écho à la presse anglaise quand elle accuse la France d’être un obstacle à la reconstruction de l’Europe.

La crise qui s’ouvrait brusquement par la démission de M. Briand devait être, dans les circonstances délicates où elle se produisait, rapidement dénouée. Dans la soirée du 13, M. Raymond Poincaré était appelé à l’Elysée où M. Millerand faisait appel à son dévouement pour assumer la lourde charge du pouvoir. L’ancien Président de la République s’assurait d’abord, pour les Finances, de la haute compétence de M. de Lasteyrie, pour l’Intérieur de l’impartialité résolue de M. Maurice Maunoury ; dès le lendemain, le succès de la combinaison était si certain que M. Poincaré pouvait, à titre officieux mais avec la certitude de ne pas faire œuvre vaine, s’entretenir avec M. Lloyd George qui, revenant de Cannes par Paris, avait exprimé le désir de le voir, et lui donner l’assurance que le changement de ministère ne signifiait pas, dans la politique française, un changement d’orientation, mais seulement un changement de méthode. » Il pourra, termina M. Poincaré, y avoir entre nous des différences, il n’y aura jamais de différend. »

Le 19, le Cabinet, au complet, se présenta devant le Parlement. M. Poincaré lut à la Chambre une déclaration ministérielle concise, ferme, précise, qui a été très bien accueillie. Les attaques des communistes, les calomnies de quelques journaux d’extrême-gauche n’ont fait que souligner la signification d’union sacrée, d’ordre intérieur, de fermeté conciliante, de sécurité nationale et de paix générale qu’apporte avec lui le Cabinet que dirige l’homme qui fut, durant la grande guerre, le Président respecté de la République française.

Ce que contient la déclaration ministérielle de M. Poincaré, il est presque superflu de le commenter pour les lecteurs de la Revue ; ils y ont reconnu les idées que l’éminent chroniqueur a développées ici avec son sens éclairé de tous les intérêts nationaux. Il affirme d’abord les revendications essentielles de la France : « Nous ne pouvons être assurés de sauver les finances françaises que si l’Allemagne, pour le compte de qui nous avons avancé déjà tant de milliards, exécute enfin les engagements qu’elle a pris et répare les dommages qu’elle a causés. » Lorsque nous réclamons notre dû, « une propagande éhontée » s’efforce de dénaturer notre attitude et nos intentions. « On nous représente comme atteints de folie impérialiste et l’on nous accuse de nourrir en secret des desseins suspects. » Cette belle protestation de la conscience française était vraiment nécessaire et a porté loin. Les Allemands ont réussi à persuader à beaucoup d’Anglais, d’Italiens, d’Américains que seules les revendications de la France empêchent la prospérité, universelle de renaître, le commerce de prospérer, l’industrie de trouver des débouchés, le prix de la vie de baisser. Pour ne pas réparer le mal qu’elle a fait, l’Allemagne prétend ameuter l’humanité contre la France. La thèse de M. Lloyd George est : restaurons d’abord la prospérité en Allemagne et en Russie et nous pourrons ensuite exiger de l’Allemagne ce qu’elle doit payer. Pour M. Poincaré, au contraire, l’Allemagne peut payer, car « elle organise sa misère apparente, » en avilissant sa monnaie, mais ses industries et son commerce sont prospères et sa force économique se développe chaque jour. « La condition essentielle d’une réorganisation économique générale est la restauration des provinces dévastées, particulièrement dans les deux pays qui ont été les premiers attaqués par l’Allemagne, qui ont été inséparables dans l’épreuve et que l’épreuve a rendus pour jamais inséparables : la Belgique et la France. » Le problème des réparations domine tous les autres . Il faudra prendre des mesures : « la première sera certainement, sans préjudice des gages et garanties dont la nécessité pourra être reconnue, l’établissement d’un contrôle sérieux et efficace sur le budget du Reich, les émissions de papier et les exportations. » Voilà le premier article d’un programme positif.

Après avoir rappelé le désarmement de l’Allemagne et la punition des coupables, M. Poincaré en arrive à l’accord avec les Alliés. Parmi les garanties de la paix, il n’a garde de passer sous silence la Petite Entente. La France est avant tout une Puissance continentale et elle a besoin d’alliances continentales. L’activité intelligente et pacificatrice de M. Benes, Président du Conseil de la République tchécoslovaque, travaille avec bonheur à la consolidation, en Europe centrale, de l’état territorial et du statut politique issu de notre victoire et des traités. Par la Petite Entente, la Tchécoslovaquie est liée au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes et à la Roumanie. Un rapprochement s’est opéré dernièrement entre la Tchécoslovaquie et la Pologne et un traité d’alliance défensif a été signé le 6 novembre. Et voici qu’une convention toute récente fait entrer l’Autriche dans le système politique et économique dont la Petite Entente est le pivot. Pour la France, cette reconstruction de l’Europe centrale en face de l’Allemagne est d’importance capitale. M. Poincaré n’y pouvait faire qu’une brève allusion ; elle suffit. La politique française n’a pas qu’une corde à son arc.

A la Société des Nations, dont M. Lloyd George semble faire si peu de cas, M. Poincaré rend hommage en passant et promet « son concours le plus actif. » Puis il aborde la question du pacte franco-britannique. Il lui donne ainsi sa véritable place, celle d’une conclusion. « Nous ne doutons pas que, devant profiter aux deux pays, il ne soit conclu entre eux sur un pied de parfaite égalité. Nous ne doutons pas davantage qu’il ne maintienne intégralement les garanties présentes ou futures que nous reconnaissent les traités. » Par ce que nous avons dit plus haut, on appréciera la valeur et la portée de cette phrase, courte, mais capitale.

Nous aurons « en même temps » à examiner avec l’Italie et l’Angleterre les affaires d’Orient. M. Poincaré s’en tient ici aux généralités. Après un passage consacré aux États-Unis et à l’amitié qui nous lie à eux, le Président conclut. La politique française sera toujours modérée, franche, amicale, mais nous savons que nos alliés « ne se froisseront jamais de nous voir soutenir, avec une courtoise fermeté, les intérêts de la France, comme eux-mêmes ils soutiennent les leurs. »

Et M. Poincaré, fort de l’approbation du Parlement et de la confiance du pays, s’est mis à l’œuvre. Avec l’Angleterre il reprend, par la voie diplomatique, la conversation. Les points de vue des deux pays sont à la fois très voisins et très éloignés ; le discours par lequel M. Lloyd George a voulu, le 21, répondre à la déclaration de M. Poincaré en est une nouvelle preuve. Ils sont très rapprochés, en ce sens que les deux Gouvernements veulent, au fond, la même chose et visent au même résultat : faire régner l’ordre, rétablir la vie économique normale, consolider la paix et ramener la prospérité dans le monde. Ils sont très éloignés par la conception des méthodes à employer pour y réussir. La France accepte d’aller à la Conférence de Gènes ; elle prouvera une fois de plus qu’elle souhaite autant que toute autre nation la reconstruction générale de l’Europe ; mais elle entend d’abord obtenir les garanties nécessaires et surtout préparer, par des négociations préalables, un programme précis et limité pour ce grand Parlement universel des peuples. Elle ne se fait d’illusions ni sur l’efficacité d’une telle manifestation, ni sur ses dangers. Le programme de M. Lloyd George rappelle par bien des traits celui que M. Nitti a récemment tracé dans son livre l’Europa senza pace ; ce rapprochement ne suffit pas à le recommander à notre approbation. Comment ne pas rester sceptique sur les résultats d’une combinaison qui consiste à confier l’exploitation des richesses de la Russie à une société par actions dans laquelle toutes les nations de l’Europe auront leur part ? Les espoirs exagérés que fait naître la Conférence de Gènes pourraient bien n’aboutir qu’à des déceptions : et l’on est tenté de conclure avec un excellent historien et journaliste, M. Lucien Homier, dans la Journée industrielle : « La dernière crise apparaît comme une réaction un peu exaspérée du sang-froid français contre un emballement international. » Dans la question russe, le point de vue français aura toujours quelque peine à se rapprocher de celui de l’Angleterre : la France souhaite une Russie forte et puissante ; l’Angleterre préfère une Russie politiquement faible et divisée mais économiquement prospère.

Les problèmes redoutables qui se dressent devant M. Poincaré ne seront pas résolus en un jour, et il serait dangereux qu’ils le fussent : précipitation n’est pas sagesse. Les Français font crédit au patriotisme du Lorrain qu’ils ont mis à la tête de leurs affaires et ils applaudissent ce que disait un journal anglais, le Daily Telegraph, du 14 : « L’ancien Président est pour la France d’abord et toujours. Pour cela les Anglais l’estimeront, car, après tout, c’est le devoir d’un Président ou d’un premier ministre d’être le champion ardent de son propre pays. » Si on escompte, à Berlin, un désaccord persistant et croissant entre Londres et Paris, on fait, une fois de plus, un faux calcul.


Au moment où, après la grande tempête, son pontificat commençait à s’épanouir, une fin prématurée enlève à l’Église catholique Sa Sainteté Benoît XV. Élu le 3 septembre 1914, Giacomo marquis della Chiesa n’a régné que sept ans. Ami de la paix, il a occupé le siège apostolique pendant la plus effroyable des guerres. Religio depopulata : jamais la fameuse prophétie de saint Malachie ne s’est plus tragiquement vérifiée. Jamais le successeur de Pierre n’a vu, autour de sa barque, les grandeurs terrestres s’abîmer dans une catastrophe plus terrible que celle de l’Empire des Tsars, plus complète que celle des Habsbourg. Jamais non plus il n’avait été donné à un pape d’assister à la résurrection de deux nations catholiques, la Pologne et l’Irlande, et de se réjouir parce que deux grandes injustices historiques étaient réparées. Les révolutions rouvraient à l’action du Saint-Siège l’Europe orientale ; Benoît XV tendit, vers les Slaves séparés, sa main paternelle. Pour l’étude des problèmes orientaux il créa une congrégation nouvelle. Vers la consolidation de la paix, vers la justice sociale, vers l’union des Églises, Benoît XV, suivant les traces de Léon XIII, a marqué la voie ; il a semé pour l’avenir ; d’autres récolteront. Lui, du moins, a eu la grande satisfaction, ardemment désirée et patiemment ménagée, de voir restaurée en France la paix religieuse et rétablies les relations diplomatiques entre le Saint-Siège et sa « fille aînée. » Il avait préparé d’autres réconciliations : auprès de son lit de mort, deux ministres du roi d’Italie, deux « populaires, » officiellement introduits, sont venus s’agenouiller. Le rôle de Benoît XV, pendant la guerre, a été très discuté : mais, de son vivant déjà l’histoire lui a rendu justice. Il meurt pleuré de Rome, regretté de toute la catholicité, honoré de toute l’humanité.


Intérim.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.

  1. « Quand le Traité de paix fut signé, écrit le Daily Mail du 13, le peuple français avait reçu la promesse d’une alliance avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis comme garantie de la sécurité future de la France, à condition qu’elle renonçât à quelques-unes de ses demandes. Elle renonça donc à ces demandes et vit s’évanouir l’alliance. Il est de toute justice de rappeler ces faits... »