Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1920

Chronique no 2107
31 janvier 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le début de l’année 1920 a marqué en France le renouvellement de tous les pouvoirs. Après la Chambre, après les assemblées départementales et municipales, après le Sénat, est arrivé le tour des grandes fonctions de l’État. M. Paul Deschanel vient d’être élu Président de la République ; M. Léon Bourgeois vient d’être appelé à la présidence du Sénat ; la Chambre des députés devra prochainement nommer un président ; M. Millerand enfin est devenu chef du gouvernement après le départ de M. Clemenceau. À une politique nouvelle, il faut des hommes nouveaux. La période de transition qui a suivi l’armistice est close, le travail de reconstitution et de réorganisation commence. Les changements qui viennent de s’accomplir sont la conséquence naturelle des élections et l’application du programme approuvé par la consultation générale du pays. Ce serait en dénaturer le sens que d’y voir de simples incidents de la vie publique ou un souvenir des habitudes d’avant-guerre. Ils marquent la volonté de mettre en pratique une politique adaptée aux événements : les portes de l’avenir viennent d’être largement ouvertes.

Le Congrès de Versailles, réuni le 17 janvier, a nommé Président M. Paul Deschanel par 734 voix sur 888 votants. Jamais élu de l’Assemblée nationale n’avait recueilli de plus nombreux suffrages. Ni Jules Grévy, ni Sadi-Carnot, ni M. Poincaré de qui les élections ont été dues jadis à un consentement général des membres du Congrès ne se sont trouvés investis d’une plus complète confiance. M. Paul Deschanel a eu l’honneur de rassembler toutes les bonnes volontés et toutes les adhésions. Au moment où prenait fin le Septennat de M. Raymond Poincaré, tout entier rempli par le dur labeur de la guerre et terminé dans l’éclat de la victoire, le Congrès a voulu donner le Septennat qui sera celui de la réorganisation et du travail de la paix à un homme connu de tous qui fût le symbole de l’union nationale. Dans la période d’histoire où nous entrons, il ne suffit pas que le chef de l’État ait la puissance légale que confère un vote constitutionnel : il lui faut aussi cette autorité que donne seul l’accord des pensées et des sentiments. La presque unanimité du Congrès a fait avec intention de l’élu du 17 janvier l’élu de toute la France.

M. Paul Deschanel était digne de cette destinée : il représentera notre pays, non seulement avec beaucoup de correction, et de conscience, mais avec de brillantes qualités personnelles. Depuis près de quarante ans qu’il est dans la vie publique, M. Paul Deschanel s’est toujours fait remarquer par la dignité de son existence, son activité, son intérêt pour tous les problèmes d’ordre international ou social. Il appartient à l’une de ces familles de la grande bourgeoisie politique, qui alliaient au culte de l’esprit le souci des affaires publiques. Le nom qu’il porte est celui d’un maître dont la mémoire est honorée dans l’Université et qui, après avoir sous l’Empire partagé l’exil de Hugo, de Quinet, de Charras et d’Arago, est venu enseigner la littérature au Collège de France. Dès les premiers jours qui ont suivi son élection, M. Paul Deschanel a voulu faire un acte de piété filiale en allant assister au cours qui est professé dans la même salle où parla jadis son père. Ce sont les meilleures traditions de notre pays qui ont formé la jeunesse et qui ont dirigé la vie de M. Paul Deschanel. Lorsqu’il est entré dans la carrière politique, il avait des connaissances étendues, le goût des lettres, la curiosité et la sympathie pour les manifestations, même nouvelles, de l’intelligence française. Il était pourvu de cet ensemble de qualités que Renan appelait l’honnêteté et où il se plaisait à voir l’aristocratie de nos jours. En se consacrant aux affaires de son pays, M. Paul Deschanel n’a jamais redouté de laisser périr quelque chose de cet héritage ; il n’a jamais cru que les luttes parlementaires ne s’accommoderaient pas avec le travail de l’esprit et avec le talent. Dans les cabinets de ministre où il a passé lors de ses débuts, à la Chambre où il siège depuis tant d’années, dans les commissions où il a travaillé comme rapporteur, il a complété son éducation politique et reçu les leçons de l’expérience. Mais il a toujours accordé l’action et l’étude ; il a su être à la fois académicien et député. La confiance de ses collègues a voulu qu’il fût très souvent Président de la Chambre et il a exercé ces fonctions à la satisfaction de tous. Aucun poste n’était plus favorable pour observer le tumulte de la vie publique et pour faire l’apprentissage du rôle d’arbitre entre les partis. L’élection de Versailles est, avant tout, un hommage rendu à sa droiture. Il faut y voir aussi le sentiment généreux et confiant d’une démocratie qui reconnaît en l’un des siens les traits essentiels de ce qu’elle honore et de ce qu’elle aime et qui est heureuse de lui remettre le soin de la représenter. M. Paul Deschanel répondra certainement à ces espérances : il aura le tact, la bonne grâce et la tenue que demande la plus haute magistrature de l’État; il aura aussi l’énergie et le sens des responsabilités que les temps peuvent exiger.

Nous ne serions pas exacts si nous n’ajoutions que l’élection de M. Paul Deschanel a été accompagnée, chez ceux qui n’étaient pas au courant de la marche des affaires politiques, d’une certaine surprise. On s’attendait à ce que M. Clemenceau fût candidat au Congrès de Versailles et en ce cas on s’attendait à ce qu’il fût élu. Telle était encore la croyance générale du public au lendemain des élections sénatoriales du 11 janvier. Mais peu de temps suffit à changer toutes choses, et l’histoire est pleine de ces revirements par où la face des événements est soudain transformée. C’est du moins l’apparence. La réalité montre que les changements peuvent éclater brusquement, pour l’enchantement des novateurs, mais qu’ils se préparent lentement par une série de modifications à peine perceptibles. Quand le fait éclate, il est comme la floraison subite à nos yeux d’un travail profond que nous n’avons pas observé. L’élection présidentielle n’a pas échappé à cette loi. Si elle s’est décidée vite, elle ne s’est pas accomplie sans réflexions préalables, et sans une révision sérieuse de la situation politique. Nous avions signalé dans notre précédente chronique l’état général de l’opinion au sujet de la candidature de M. Clemenceau, mais nous avions ajouté deux remarques : l’une était que M. Clemenceau serait élu s’il en manifestait véritablement le désir, l’autre était que l’élection présidentielle dépendait le plus souvent des derniers jours qui s’écoulent immédiatement avant le Congrès. Que voulait au fond du cœur M. Clemenceau ? Que pensait à part soi le Parlement ? L’un et l’autre se réservaient, et tandis qu’ils gardaient cette attitude fermée, l’un et l’autre méditaient. Toute la péripétie historique, qui s’est déroulée du 12 au 17 janvier et qui est si importante pour notre vie publique, a tenu dans cet examen silencieux de la situation.

Lorsque le Parlement est rentré le 13 janvier, il avait à choisir entre deux conceptions de la Présidence de la République : il pouvait la considérer surtout comme la récompense d’illustres services ; il pouvait la considérer comme l’autorité traditionnelle, discrète et prudente, qui dirigerait les conseils des gouvernements de demain. Nommer M. Clemenceau, c’était honorer l’homme qui avait gagné la guerre et songer au passé. Nommer un autre candidat, c’était désigner un homme pour présider à l’organisation de la paix et penser à l’avenir. Entre les deux partis, le Parlement préférait visiblement le second ; il n’aurait consenti au premier que si les circonstances avaient paru l’y obliger. La journée du 12 janvier a marqué l’heure du destin. Si ce jour-là, au lendemain des élections sénatoriales, M. Clemenceau avait déclaré formellement ses intentions, il n’aurait pas eu de concurrent, et il aurait été élu aisément. Il reste quelque chose d’inexpliqué dans l’attitude de M.Clemenceau. A-t-il cru ses amis qui espéraient une sorte d’acclamation unanime ? A-t-il voulu respecter jusqu’au bout l’indépendance du Parlement et sauvegarder la sienne, qu’il ne tenait peut-être pas à sacrifier pour une fonction qui s’accorde si peu avec la liberté ? Toujours est-il qu’il a gardé le silence. Le 13 janvier les deux Assemblées se sont jugées maîtresses de leurs décisions, et elles ont tout de suite manifesté leur volonté. A la Chambre, M. Paul Deschanel réélu président à l’unanimité était l’objet d’une manifestation après laquelle il était invité à être candidat à la Présidence de la République. Peu après au Luxembourg, le Sénat faisait connaître ses sentiments en élisant président M. Léon Bourgeois qui avait fait des réserves sur le traité de paix. Le 16 janvier, à la réunion préparatoire du Congrès, M. Deschanel obtenait 408 voix, tandis que les partisans de M. Clemenceau n’étaient que 389. Le sort avait prononcé : M. Clemenceau faisait immédiatement savoir qu’il ne se présenterait pas au Congrès. Le lendemain, M. Paul Deschanel était seul candidat et réunissait tous les suffrages. Rien ne serait plus inexact que de ramener cette série d’événements à la mesure d’une intrigue, d’une négligence dépassant l’ingratitude ou d’une revanche prise par un parti sur un autre. M. Deschanel avait des appuis dans tous les groupes, et il a été finalement le candidat de tous. L’élection du 17 janvier a été en réalité la suite de toutes les opérations électorales. Le Parlement, renouvelé lui-même, a eu une volonté réfléchie de renouvellement, comme souvent la vie le conseille et comme l’histoire le justifie. Il a pris une résolution dont l’exécution était difficile et qui a coûté à beaucoup : mais il l’a prise parce qu’il la jugeait politique.

Travailler, tel est désormais le mot d’ordre général. Dès le lendemain de l’élection présidentielle, M. Raymond Poincaré devait constituer un nouveau ministère. Ainsi qu’il l’avait toujours annoncé,M. Clemenceau a quitté le pouvoir le 18 janvier. M. Clemenceau demeure l’objet d’une admiration et d’une gratitude que le gouvernement et le Parlement, nous n'en doutons pas, trouveront le moyen de lui exprimer dans sa retraite chargée de gloire. Les manifestations de sympathie et de respect qu’il a reçues quand il remit la démission du ministère à M. Raymond Poincaré, quand il a quitté la Présidence de la Conférence de la Paix, quand il a transmis ses pouvoirs à M. Millerand ne sont que les premières marques de sentiments qui sont profonds. Mais la résolution prise par M.Clemenceau d’abandonner le ministère était irrévocable. Le Président de la République a confié à M. Millerand le soin de former le nouveau Cabinet. C’était déjà son dessein avant l’élection présidentielle et il était d’accord sur ce sujet avec M. Clemenceau. Après s’être entendu avec M. Deschanel, il a donné suite à son projet, assurant ainsi la continuité des vues du pouvoir exécutif. M. Millerand a procédé avec la rapidité que commandent les circonstances. Quelle tâche en effet réclame les hommes d’État ! Le traité de paix à faire appliquer, le sort de la moitié de l’Europe à régler, notre budget à équilibrer, les régions libérées à reconstituer, les administrations à réorganiser, dans tous les ordres des questions urgentes et essentielles,tel est le programme formidable du gouvernement. M. Millerand en une journée a constitué son ministère. Il lui a donné une physionomie sérieuse et laborieuse. Il a réuni des hommes méthodiques et travailleurs comme lui, et a recherché les compétences. Au ministère de la guerre, il a placé M. André Lefèvre, qui s’est fait remarquer par son rôle utile au cours de la guerre et par la part qu’il a prise à la discussion des conditions militaires du traité de paix. Au ministère du Commerce, il a fait appel à M. Isaac, ancien président de la Chambre de commerce de Lyon et récemment élu député, qui a une autorité reconnue et qui a de hautes qualités d’esprit. Au ministère des Finances, il a mis un financier ; à l’Agriculture un ingénieur agronome ; aux régions libérées un fonctionnaire qui en a dirigé les services sous le précédent ministère ; à l’enseignement technique,un professionnel. Ainsi à tout son cabinet il a volontairement donné l’aspect d’un gouvernement de travail. A lui-même il a réservé dans cette œuvre d’ensemble une double tâche : il est à la fois Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. Il a eu l’heureuse idée d’organiser tout de suite ce travail considérable en se donnant deux collaborateurs pour le seconder. A la Présidence du Conseil il a créé un sous-secrétariat d’État, qu’il a confié à un nouveau député actif et d’esprit net, M. Reibel, et qui sera à la fois le centre d’informations dont a besoin le chef du gouvernement, et l’instrument de liaison entre les ministères, dont l’unité de direction se trouvera ainsi facilitée. Au quai d’Orsay, il a institué un secrétariat général, qui prendra la direction de tout le département, et il a appelé à ce poste important M. Maurice Paléologue, qui a été notre ambassadeur à Petrograde pendant une grande partie de la guerre et qui sera pour lui un collaborateur précieux par ses qualités personnelles et par la connaissance qu’il a des choses de l’Orient.

La Chambre a fait tout de suite une importante réserve sur le nouveau cabinet : elle s’est demandé pourquoi M. Millerand avait associé à son ministère quelques hommes qui rappelaient la politique d’avant-guerre, et, dès la première séance, elle a marqué son sentiment. Le président du Conseil a cependant obtenu le vote de confiance que, selon la coutume, il a sollicité dès qu’il a pris contact avec le Parlement : mais un grand nombre de députés se sont abstenus,et le gouvernement n’a réuni à ses débuts que 272 voix. M. Millerand a-t-il cru que, les anciens cadres étant brisés, les hommes politiques ne devaient plus être jugés sur leur étiquette passée et qu’ils étaient rénovés par la guerre ? A-t-il pensé que, en présence de tant de questions pressantes, les considérations de personnes étaient de peu de poids et que sa présence suffisait à garantir la direction de sa politique ? La Chambre s’est montrée particulièrement sensible à des sujets dont M. Millerand ne s’était pas inquiété, et c’est un fait dont le gouvernement devra tenir compte. Elle n’ignore pas les mérites du nouveau président du Conseil. Elle sait tout ce qu’il a accompli comme ministre de la Guerre et comme haut-commissaire en Alsace-Lorraine. Au lendemain de Charleroi,dans l’un des moments les plus graves, M. Millerand a courageusement accepté le ministère et il lui a donné une impulsion qui a contribué à la victoire. A la veille des élections, il a prononcé à Paris un discours retentissant, qui a semblé, par sa netteté, par sa largeur, par son esprit de tolérance, le programme même de l’union nationale. Lorsque le pays a fait connaître ses volontés le 16 novembre, M. Millerand a paru être, par ses qualités d’organisateur, d’administrateur, et de travailleur acharné, le chef désigné de la majorité nouvelle. C’est ce qui a inspiré le choix de M. Raymond Poincaré et le vœu de M. Clemenceau. La Chambre connaît tous ces faits : mais elle n’a pas voulu laisser passer, sans souligner son impression,la composition d’un Cabinet qui ne répond pas exactement à ce qu’elle souhaite. Pour elle, le défaut du nouveau ministère est de contenir quelques radicaux-socialistes qui évoquent une politique condamnée et de ne pas se trouver l’image assez fidèle de la majorité du nouveau Parlement. Une Assemblée jeune et ardente, qui a montré déjà au Congrès qu’elle savait ce qu’elle voulait, et qui entend réformer les mœurs publiques a manifesté avec quelque énergie ses préférences : c’est un événement à retenir et qui, venant après d’autres, prouve l’indépendance et la vitalité de l’esprit public.

Il est possible que la Chambre, après avoir donné son opinion avec une rigoureuse franchise, ne veuille pas insister davantage et comprenne la nécessité d’accorder à M. Millerand une confiance plus large quand il s’agira du programme du travail. Sans doute la composition du Cabinet méritait l’attention de la Chambre. Mais la déclaration ministérielle contient un exposé qui ne manquera pas d’être également considéré par elle. M. Millerand s’est attaché, selon son habitude, à être précis et méthodique. Il a indiqué rapidement quelles étaient ses idées essentielles sur la politique générale. La France, naguère vaincue et privée de deux de ses provinces, est aujourd’hui victorieuse et a refait l’intégrité de la patrie ; elle est une nation libre qui se gouverne elle-même, qui reconnaît une égalité complète entre les citoyens, et qui doit et veut être tolérante ; elle a connu durant la guerre un sentiment de concorde qui a triomphé des anciennes divisions et qui va lui permettre de travailler par l’union de tous à une reconstitution nécessaire. La pratique de ses alliances, l’application du traité de paix, le souci de veiller à sa sécurité et d’obtenir les réparations auxquelles elle a droit, voilà ses premiers devoirs. Mais en même temps elle a besoin de faire un grand effort pour rétablir ses finances et sa prospérité économique. M. Millerand a déclaré qu’il dirait au pays la vérité, et il a eu le courage de proclamer la double nécessité de se restreindre et de travailler. La crise générale qui suit la guerre impose le devoir de consommer moins et de produire plus. Quel que soit l’intérêt qui s’attacherait à certaines réformes d’ordre constitutionnel ou social,elles peuvent attendre. L’essentiel est de remettre de l’ordre dans la maison, d’établir les impôts et de les faire rentrer, de favoriser l’esprit d’initiative, de faire collaborer l’État avec les grandes entreprises pour l’accomplissement des travaux urgents. M. Millerand n’a pas craint de proclamer cette vérité un peu rude, mais nécessaire à connaître, que l’ère des sacrifices n’est pas close : il a fait un énergique appel à la moralité et à la conscience publiques, et sous une forme ou sous une autre, le Parlement y répondra.

Les affaires extérieures présentent un aspect de plus en plus confus et préoccupant. Le traité de paix avec l'Allemagne a été mis en vigueur le 10 janvier, et il reste à en assurer l’application ; mais l’Allemagne secouée par les menaces de réaction pangermaniste et de révolution marche à une crise grave et peut-être à la faillite. La Société des Nations a tenu sa première séance, et il faut s’occuper de son développement, mais les États-Unis qui doivent y tenir une place importante sont toujours hors de la paix et n’ont pas fini de discuter le traité. Encore est-il à peine exagéré de dire que ces deux grandes questions ne sont pas les plus obscures de celles qui sont posées. L’Europe centrale et l’Europe orientale sont pleines d’orages : le problème de l’Adriatique est toujours en suspens, le problème turc n’est pas réglé, l’Autriche est menacée de la famine, la Hongrie garde une attitude équivoque, la Pologne et la Roumanie souffrent de difficultés économiques et ont besoin de se protéger contre le bolchévisme, le monde musulman s’agite, et la Russie demeure un mystère. De quelque côté qu’on se tourne, les sujets graves surgissent. La question de l’Adriatique est entrée dans une phase nouvelle dont l’évolution dernière n’est pas encore connue au moment où nous écrivons. Les États-Unis avaient proposé, au cours des négociations de paix, un règlement du problème qui divise l’Italie et les Yougo-Slaves, mais ce règlement n’ayant pas été admis, M. Lloyd George avait proposé le 14 janvier une solution nouvelle. La commune de Fiume aurait constitué un État indépendant, qui aurait eu le droit de confier à l’Italie le soin de le représenter dans ses relations avec les autres États. Le port de Fiume, la gare, la ligne de chemin de fer auraient appartenu à la Société des nations. Le faubourg de Souchak aurait été en territoire yougo-slave, tandis qu’à l’Ouest de la ville on aurait attribué la route qui longe la mer à l’Italie, et le chemin de fer qui longe la route aux Yougo-Slaves. Le gouvernement de Belgrade, à qui ce projet avait été transmis, a répondu le 20 janvier, en faisant certaines concessions, mais en faisant aussi des réserves. Les Yougo-Slaves, en particulier, ne se sont résignés à perdre ni la population slave de l’Istrie orientale, ni le port de Baros, dépendance du faubourg de Souchak ; ils se sont refusés à admettre que ce port soit rattaché à Fiume et donné à la Société des nations, tandis qu’il leur paraîtrait naturel de le rattacher à Souchak dont la possession leur est reconnue par le projet. Le Conseil suprême, après avoir pris connaissance de la réponse du Cabinet de Belgrade, a remis le 20 janvier à MM. Pachitch et Trumbitch, les deux premiers délégués Yougo-Slaves, un ultimatum par lequel il leur est signifié que leur gouvernement a quatre jours pour accepter la solution du problème de l’Adriatique. Si le gouvernement yougo-slave n’accepte pas, l’Italie pourra réclamer l’application du traité de Londres, signé en avril 1915 entre le Cabinet de Rome d’une part, et d’autre part la Grande-Bretagne, la France et la Russie. L’Angleterre et la France, en étudiant à la Conférence les solutions possibles du problème adriatique, se sont d’ailleurs toujours déclarées prêtes personnellement à tenir les engagements qu’elles ont pris à Londres vis-à-vis de l’Italie. On pourrait donc croire que si les Yougo-slaves rejettent la solution de M. Lloyd George, il suffirait de revenir au traité de Londres. Mais la situation est plus compliquée. L’exécution du traité de Londres soulèverait de grandes difficultés et pour mentionner tout de suite celle qui toucherait le plus vivement l’Italie, elle ne lui accorderait point le droit d’occuper Fiume. Elle se heurterait surtout aux États-Unis qui n’ont jamais reconnu le traité signé en avril 1915, et qui ne paraissent nullement disposés à le reconnaître. Dès le 22 janvier, une note publiée à Washington par une agence a fait remarquer que l’attitude des États-Unis relativement à la question de l’Adriatique n’a subi aucune modification depuis la déclaration faite par M. Wilson à Paris. Les États-Unis se tiennent à l’exécution des clauses prévues par eux au sujet des revendications yougo-slaves et des aspirations de l’Italie : ils n’ont pas l’intention d’approuver une autre thèse que la leur, et dans le cas où une autre solution prévaudrait, il ne faudrait pas compter sur leur coopération. La décision des États-Unis n’aurait pas seulement une importance limitée au problème en discussion ; l’Amérique hésiterait à s’intéresser aux affaires d’une Europe qui suivrait une politique si différente de la sienne. On comprend que devant cette difficulté, et malgré les différences constatées entre le premier mémorandum rédigé sur la question le 13 décembre et le second rédigé le 14 janvier, les meilleurs amis des Yougo-Slaves ne se soient pas senti le droit de les pousser à la résistance et les aient engagés même à céder à l’ultimatum. Nous saurons bientôt si, après tant de négociations et de projets transactionnels, le problème de l’Adriatique est près d’être réglé ou s’il réserve encore aux diplomates des complications et des surprises.

Mais de toutes les questions, la plus grave est celle qui touche la Russie : à mesure que le temps passe, elle devient plus redoutable. Les armées de Youdenitch, de Koltchak et de Denikine sont complètement battues. Les troupes bolchévistes évidemment bien outillées et bien commandées ont progressé dans toutes les directions, aussi bien du côté de la Crimée qu'en Sibérie. La menace d’une attaque bolchéviste pèse sur les États nouveaux qui séparent la Russie de l’Allemagne, sur les États baltes et sur la Pologne. Que font et que veulent les Alliés ? Après avoir parlé d’entourer la Russie soviétiste d’un réseau de fil de fer barbelé, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir des émissaires dans le Caucase, chez les Kurdes, en Perse, dans le Turkestan et jusqu’aux frontières de l’Inde et de la Chine, les Alliés ont tout à coup projeté de lever le blocus de la Russie. C’est un système nouveau qui peut se défendre, puisque l’ancien a échoué, et le blocus n’ayant rien empêché, on imagine que, pour en finir avec les résolutions négatives, le Conseil suprême a voulu essayer d’échanger des matières premières et des denrées avec les coopératives russes. Mais quel est le projet des Alliés ? Maintenant que la conférence est close, quelle sera l’autorité internationale permanente ? Les Alliés ne comptent-ils que sur la réunion des chefs de gouvernement ? On ne sait. Il est temps que sur ce sujet le Conseil Suprême, qui a multiplié les contradictions et les hésitations, ait une politique. M. Millerand, nous le savons, a toujours été particulièrement attentif aux affaires russes, et il a toujours compris qu’elles étaient au fond de toutes nos difficultés : il aura un plan. En tout ordre de questions, le moment est venu de la logique et des idées positives. Nous sommes sortis de la période épique où les peuples ripostent par l’héroïsme aux événements ; nous ne sommes plus hors de l'ordre commun ; nous sommes, pour les affaires intérieures et extérieures, à l’heure des résolutions froides, des calculs de la politique, et de l’activité sans éclat, mais réaliste.

André Chaumeix.

Le Directeur-Gérant :

René Doumic.