Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1898

Chronique n° 1579
31 janvier 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier.


Bon gré, mal gré, il faut encore, il faut toujours parler de la question Dreyfus, puisqu’elle continue, sans qu’on sache pourquoi, d’absorber presque à elle seule toute l’attention du pays. Dieu sait, pourtant, si cette attention ne se porterait pas avec plus d’utilité sur d’autres objets, qui en seraient certainement plus dignes ! Tandis qu’en effet nous demeurons comme hypnotisés par cette unique affaire, les autres puissances s’occupent activement des leurs, qui sont aussi un peu les nôtres. Elles s’y appliquent avec une liberté d’esprit que nous n’avons pas au même degré. Tout est sinon ébranlé chez nous, au moins troublé et plongé dans une confusion profonde par cette affaire qui a pris, sans qu’on puisse en trouver de valables raisons, des proportions prodigieusement exagérées. Nous nous sommes toujours efforcés de la ramener à de plus justes limitée, mais en vain ; et les efforts du gouvernement n’ont pas été plus heureux.

On a beaucoup reproché au gouvernement de n’avoir pas pris dès le début une attitude plus nette, plus ferme, plus décisive, de n’avoir pas manifesté dès le premier jour une coniction plus forte, de n’avoir pas prononcé tout de suite des paroles péremptoires, et on affirme qu’il n’en aurait pas fallu davantage pour tout arrêter. C’est attribuer au ministère plus d’autorité qu’il n’en a, et qu’il ne peut en avoir. Nous doutons beaucoup, pour notre compte, qu’il eût dépendu de lui d’enfermer et d’étouffer l’affaire dans une déclaration de tribune, comme Éole enfermait et retenait les tempêtes dans une outre. Et ce n’est pas sans quelque surprise que nous voyons les adversaires mêmes du cabinet actuel, ses ennemis les plus irréductibles et les plus résolus, lui attribuer bénévolement une puissance presque surhumaine, pour lui faire aussitôt un grief, il est vrai, de ne pas en avoir usé. En admettant que toutes ces objurgations soient sincères, elles sont un peu puériles. M. le président du conseil ou M. le ministre de la guerre auraient pu prononcer toutes les paroles qu’ils auraient ou qu’on aurait voulu, et protester plus tôt qu’ils ne l’ont fait que Dreyfus avait été condamné « justement et légalement », — ils n’auraient rien empêché. L’affaire a des dessous trop complexes pour qu’on puisse la résoudre par des moyens aussi simples. Une déclaration initiale n’y aurait pas suffi. Il était impossible de s’opposer à ce que, sous une forme ou sous une autre, elle fût de nouveau soumise aux tribunaux. Elle l’a été en effet, sous la forme la plus indirecte et peut-être la moins habile, mais qui était celle que les défenseurs et les parens de Dreyfus avaient préférée. Ils ont échoué. Pourquoi, après avoir eux-mêmes choisi le tribunal devant lequel ils ont porté leur cause, ne se sont-ils pas inclinés devant son jugement ? Mais bien loin de s’incliner, ils se sont redressés avec plus de fougue et d’emportement que jamais, et leur campagne a pris un redoublement de violence au moment même où elle aurait dû rencontrer un point d’arrêt. L’opinion s’est émue, et il y avait de quoi s’émouvoir. Elle s’est montrée impatiente et irritée, et il y avait de quoi éprouver ces sentimens, lorsqu’on a vu la propagande entreprise en faveur de Dreyfus changer subitement de caractère et revêtir la forme d’une attaque directe contre l’armée et le gouvernement, y compris les menaces de révolution sociale qui se sont à la vérité évaporées en paroles, — car il ne faut pas prendre au tragique les troubles de la rue, — mais qui étaient au moins déplacées dans une pareille affaire. Sans vouloir, en effet, diminuer en rien l’intérêt qui s’attachera toujours à la question de savoir si un homme a été condamné équitablement et régulièrement, il est inadmissible que la vie d’un grand pays y reste suspendue, et que ceux qui ne sont pas parvenus à la résoudre à leur gré cherchent aujourd’hui à imposer la solution de leur choix en quelque sorte de haute lutte, par une pression sans exemple, par une agitation sans précédent, et au mépris de toutes les considérations qui, à défaut de plus de mesure, leur conseilleraient au moins plus de prudence.

Il y a chose jugée. On ne saurait trop répéter que le respect de la chose jugée n’est pas une de ces fictions indifférentes et banales avec lesquelles il est permis de jouer. Sans lui, aucune société ne peut se maintenir dans l’ordre et la tranquillité, et qu’est-ce qu’une société qui ne présente pas ces garanties ? Est-ce à dire que la justice humaine soit infaillible, qu’elle prononce toujours à coup sûr, et que ses décisions soient irréformables ? Eh ! non : personne n’a jamais soutenu pareille thèse. De tout temps, nos lois ont prévu les cas et les formes dans lesquels un jugement pourrait être revisé ; mais ces cas sont limités, ces formes sont étroites, et il est nécessaire qu’il en soit ainsi. Il ne saurait suffire d’un doute, même lorsqu’il se multiplie par le nombre des personnes qui le partagent ; ni d’une campagne de presse, même lorsqu’elle émeut très vivement les esprits ; ni d’un état de l’opinion, même lorsqu’il se manifeste par des pétitions, et fussent-elles couvertes de bien plus encore de signatures que celles qu’on a fait circuler. Un jugement est un fait, qui ne peut être contredit que par un autre fait. Notre ancienne législation en avait énuméré trois que tout le monde connaît : ils étaient d’une précision telle que, lorsqu’ils se produisaient, toute personne intéressée pouvait saisir la justice. Une loi récente, elle date de 1895 , s’est montrée plus libérale encore : elle a permis de procéder à la révision d’un procès en présence d’un « fait nouveau » pur et simple, sans définition plus précise ; mais alors c’est le garde des sceaux seul qui peut prendre l’initiative de l’affaire, et s’il ne le fait pas spontanément, c’est sur lui qu’il convient d’agir pour l’y amener. Telle est la loi : elle offrait plusieurs ressources aux défenseurs de Dreyfus.

Certainement, ils ne l’ignoraient pas ; et, s’ils l’avaient ignorée avant les conversations de M. Scheurer-Kestner avec plusieurs de nos ministres, ils ne pouvaient plus le faire après. Il est impossible de comprendre pourquoi M. Scheurer-Kestner, au lieu de s’adresser à M. le président du conseil ou à M. le ministre de la guerre, qui ne devaient connaître que la chose jugée, n’est pas allé tout droit à M. le garde des sceaux. S’il avait vraiment découvert un « fait nouveau », soit une grave irrégularité de procédure, soit une particularité ignorée au moment du procès et qui en ruinait une des bases essentielles, que ne s’est-il adressé au ministère de la justice, et n’a-t-il essayé de le mettre en mouvement ? Mais il a hésité, tâtonné, laissé courir le temps ; après avoir parlé trop vite, il s’est tu avec la même inopportunité ; et à ce moment M. Mathieu Dreyfus est intervenu pour dénoncer le commandant Esterhazy. Il l’a accusé d’être l’auteur du bordereau au sujet duquel son frère avait été condamné. Cette fois du moins, on s’est trouvé en face d’une articulation formelle. Un des anciens cas de révision d’un procès est celui où deux personnes sont condamnées successivement pour le même fait, sans qu’elles aient pu en être coupables toutes les deux. Il est donc clair que si le commandant Esterhazy avait été condamné comme étant l’auteur du bordereau, les parens et les défenseurs de l’ex-capitaine Dreyfus auraient été en droit de demander la révision. C’est évidemment sur cela qu’ils comptaient ; mais on sait comment leur illusion a été dissipée, et il faut bien avouer qu’ils ont fait médiocre figure devant le conseil de guerre. Qu’avaient-ils, en effet, entre les mains ? Ils se plaignaient que Dreyfus eût été condamné parce que son écriture ressemblait à celle du bordereau, et ils demandaient que le commandant Esterhazy le fût. pour le même motif. C’était marcher à un dénouement presque infaillible. Les experts qui n’avaient pas été unanimes à reconnaître dans le bordereau l’écriture de Dreyfus, l’ont été à n’y pas reconnaître celle du commandant Esterhazy. La base même de l’accusation s’écroulait. A l’unanimité, les membres du conseil de guerre ont estimé que la preuve annoncée contre le commandant Esterhazy n’avait pas été faite : ils ne pouvaient donc que l’acquitter.

On se rappelle qu’au moment où, à la suite de la dénonciation de M. Mathieu Dreyfus, une instruction judiciaire a été ouverte, tout le monde a été d’accord pour reconnaître que toute polémique serait désormais déplacée et inconvenante. Un silence au moins relatif s’est fait dans la presse : on attendait. Il y avait dans cette attitude un engagement tacite à accepter le résultat de l’instruction quel qu’il fût, ou le jugement qui interviendrait par la suite. Le résultat de l’instruction a été négatif contre le commandant Esterhazy et, si nous avions eu affaire à la justice civile, l’affaire en serait restée là ; mais la justice militaire agit avec plus de liberté, et le général Saussier a jugé préférable de renvoyer quand même M. Esterhazy devant un conseil de guerre. Les défenseurs de Dreyfus ne peuvent donc pas dire qu’on leur a refusé la juridiction qu’ils avaient eux-mêmes invoquée : ils l’ont, au contraire, épuisée jusqu’au bout, et dès lors ils ont perdu le droit de se plaindre si elle leur donnait tort. Ce droit qu’ils n’avaient plus, ils en ont pourtant usé et abusé ! En dehors de toute autre considération, il eût été sage de leur part de nous donner à tous le temps de respirer, de nous calmer après des émotions aussi fortes, et plus que personne peut-être ils auraient eu besoin de quelques semaines de recueillement. Tel n’a pas été leur avis. Soit ! Puisqu’ils n’avaient pas réussi à substituer la culpabilité du commandant Esterhazy à celle de Dreyfus, il leur restait encore une tentative à faire. Au milieu des révélations, des contradictions sans nombre qui se sont succédé depuis quelques mois, peut-être ne leur aurait-il pas été impossible de rencontrer « le fait nouveau » prévu par la loi de 1895, ou quelque chose qui y ressemblât. Au lieu d’écrire à profusion des articles de journaux, d’ouvrir un vaste pétitionnement, de déchaîner une agitation désordonnée, ils auraient pu choisir un avocat à la Cour de cassation et se décharger sur lui de la procédure à suivre pour aboutir à la revision. Cette voie leur était ouverte ; elle l’est encore aujourd’hui. Pourquoi ne l’ont-ils pas prise ? C’est la question que tout le monde se pose, et à laquelle personne ne peut répondre. Certes, nous comprenons qu’on s’adresse à l’opinion dans une affaire de ce genre ; on en a besoin, on ne peut pas s’en passer, il faut tâcher de l’avoir avec soi ; mais c’est une mauvaise manière de se l’assurer que de la violenter. En toutes choses, la mesure est nécessaire ; il en fallait surtout dans celle-là ; il en fallait plus encore après l’échec qu’on venait d’éprouver. Mais nous parlons de mesure, et c’est M. Emile Zola qui est entré en scène !

M. Zola est traduit en cour d’assises, ce qui semblerait nous obliger envers lui à ces ménagemens qu’il a si peu gardés envers les autres. Toutefois, comme il est un inculpé volontaire, et qu’il a lui-même recherché et provoqué le procès qui lui est fait, nous ne lui devons, en somme, que la vérité. Ayant donc terminé l’interminable histoire des Rougon-Macquart, il cherchait sans doute quelque autre chose à faire, lorsque la question Dreyfus s’est posée de nouveau. Il en a été frappé comme tout le monde ; sa curiosité en a été éveillée comme celle de tant d’autres ; il s’y est appliqué avec la puissance de grossissement, ou même d’épaississement qui est en lui. Ce qu’il y avait de vague dans cette affaire a sollicité fortement son imagination. Mais il a vu les choses à sa manière, qui n’est pas celle d’un juriste, ni d’un critique, ni d’un philosophe, ni d’un historien, et, fidèle aux habitudes de son esprit, il a distingué tout de suite et classé ses personnages en deux catégories distinctes : ici, les bons et les vertueux, ses semblables ; là, ceux qui étaient tout le contraire. Ces hommes m’appartiennent, disait-il, dans un de ses premiers articles de journal. Il en a effectivement pris possession, et il en a disposé comme en vertu du droit de conquête. Les avait-il, au préalable, étudiés objectivement avec toute l’impartialité nécessaire ? Les avait-il bien vus et bien compris ? S’était-il exactement rendu compte des ressorts moraux qui les faisaient agir ? Il le croit, mais nous en doutons. Dans Rome ou dans Lourdes, on peut se contenter d’à peu près à cet égard, et certains procédés de facture, aidés par une rhétorique boursouflée, peuvent réussir à masquer les insuffisances de l’observation première : il faut des procédés plus sûrs et une méthode plus éprouvée lorsqu’on se jette dans l’action, en pleine vie réelle, et qu’on entre avec fracas, au moment même où elle est arrivée à sa crise aiguë, dans une affaire qui passionne douloureusement les esprits et met en conflit les consciences. Ni Dreyfus, ni le commandant Esterhazy, ni M. Scheurer-Kestner, ni tels ou tels de nos chefs militaires que nous préférons ne pas nommer, ne sont des Rougon-Macquart. Ils pourront le devenir plus tard, lorsqu’ils ne seront plus, ou lorsque l’affaire qui s’incarne actuellement en eux ne sera plus elle-même actuelle et vivante, et alors un autre Zola, plus grand encore que le nôtre, aura peut-être le droit de s’emparer d’eux et de les accommoder à sa fantaisie. Aujourd’hui, il s’agit de tout autre chose. Par suite d’un malheureux enchaînement de circonstances, de maladresses commises, d’excitations diverses auxquelles les préoccupations de religion et de race ne sont pas restées suffisamment étrangères, on a créé une situation pleine d’angoisses, qu’il y aurait un grand intérêt à dénouer ou à apaiser. Incontestablement, l’intervention de M. Zola ne peut produire ni l’un ni l’autre de ces résultats. Nous demandions, il y a un moment, un avocat qui connût son métier ; M. Zola n’est pas cet avocat. Il s’est cru autre chose, et autre chose de très supérieur ; mais, supérieur ou non, ce qu’il est s’adapte mal à l’objet délicat dont il s’est brutalement emparé. Son grand tort, son tort impardonnable est d’avoir directement attaqué le dernier conseil de guerre et les chefs de notre armée. J’accuse, a-t-il dit...et si ces accusations étaient fondées, l’impartialité, la bonne foi, l’honneur même de nos officiers et de nos généraux serait compromis. Il ne suffit pas de frapper fort, il faut frapper juste, il faut choisir le bon endroit : et sans doute c’est l’art du monde que M. Zola possède le moins. Il est celui qui ne sait ni distinguer, ni choisir. Peut-être a-t-on parlé avec trop de hâte et quelquefois sans beaucoup de discernement de l’honneur de l’armée, et l’a-t-on invoqué dans des circonstances où il n’avait que faire. Un conseil de guerre aurait pu se tromper sans que l’honneur de l’armée en fût atteint, et il en aurait été de même si on avait découvert un autre coupable à la place de Dreyfus. Tous les juges humains sont sujets à se tromper, qu’ils soient militaires ou civils, et c’est même pour cela que la loi a organisé une procédure de revision. Mais l’erreur que M. Zola a imputée aux membres du dernier conseil de guerre aurait, d’après lui, été volontaire. Le ministre de la guerre, le chef de l’état-major général, les officiers de leur entourage, ceux qui ont instruit autrefois le procès Dreyfus et hier encore le procès Esterhazy, tous, désignés par leur nom, auraient été coupables d’ineptie ou de forfaiture. Ils auraient connu la vérité et ils l’auraient étouffée. Jamais plus terrible accusation n’avait été portée, et, il faut le dire, avec moins de preuves. Du moins, M. Zola n’en a pas fourni : il les donnera sans doute au jury. Il s’est contenté, pour le moment, d’affirmations tranchantes et hautaines, comme il convient à un homme qui est détenteur de la vérité absolue. On se demande avec stupeur comment il a pu se faire une conviction aussi sûre d’elle-même. L’énormité d’un tel orgueil a quelque chose de malsain, qui effraie beaucoup plus qu’elle ne rassure. Eh quoi ! trois conseils de guerre, composés chacun de sept officiers, par conséquent vingt et un officiers de notre armée, ont été appelés, à des époques diverses, à juger soit l’affaire Dreyfus, soit l’affaire Esterhazy, et ils sont arrivés unanimement à des conclusions concordantes ; ils ont su des choses que nous ignorons ; ils ont entendu des témoins que nous n’avons pas entendus ; ils ont eu des moyens d’investigation qui nous ont toujours manqué ; et, parce qu’il reste dans l’affaire des obscurités inévitables, M. Zola, de son autorité privée, s’appuyant sur des présomptions qui n’ont pas été contrôlées et qui ne peuvent pas l’être, décide, non seulement qu’ils se sont trompés, mais qu’ils l’ont fait exprès, sciemment, effrontément, criminellement et que, si cela n’est pas tout à fait certain des premiers, cela est incontestable des seconds ! M. Zola, seul, avec les présomptions très incomplètes dont il dispose, est sûr de ne pas s’être trompé, et il affirme que vingt et un officiers, avec des preuves plus nombreuses et qu’il ne connaît pas, se sont trompés ou ont menti ! Il le dit, il ne permet à personne d’en douter ! C’est le délire de l’orgueil ! Un homme isolé peut avoir raison contre vingt et un, et même davantage ; cela s’est vu, cela se verra encore ; si M. Zola s’était borné à exposer les motifs de sa croyance, on aurait pu, on aurait dû l’écouter. Mais il a dépassé toute mesure en osant accuser de mauvaise foi tous ceux qui n’ont pas jugé comme lui, et il n’a pas suffisamment songé au caractère de ceux auxquels il adressait ce grossier outrage.

Il n’a pas tardé à trouver de l’écho. Si nul n’a repris à son compte, dans leur application personnelle et directe, les accusations dont il garde l’initiative et la responsabilité, la presse radicale et socialiste s’est empressée d’entamer à sa suite d’ardentes polémiques contre ce qu’elle appelle le militarisme et le cléricalisme ; et nous ne savons ce que c’est que le militarisme ou le cléricalisme ; mais il faut toujours se défier et s’abstenir de ces mots vagues et sonores, sous lesquels se cachent les acceptions les plus diverses, et qui, grâce à une équivoque facile, permettent à ceux qui les emploient de s’en prendre à la religion ou à l’armée. Il est impossible de trop regretter, et même de regretter assez qu’on ait mêlé à mie affaire aussi délicate des questions de religion, de race, de gouvernement, d’armée, tout ce qui enfin trouble le plus fréquemment la clairvoyance de nos esprits. La faute en est d’ailleurs à tout le monde, et les excès de la polémique antisémite devaient en amener d’autres qui n’ont pas manqué de se produire. Nous avons, par exemple, sous les yeux, l’avant-dernier fascicule hebdomadaire de l’Univers Israélite, Journal des principes conservateurs du judaïsme. L’affaire Dreyfus y est présentée comme le résultat, préparé de longue main, d’une très vieille conspiration de « l’Église » contre « l’Esprit », conspiration qui est stigmatisée en style d’Apocalypse. L’Église, c’est l’église catholique. L’Esprit, qui est sans doute le judaïsme, appelle à son aide les forces réunies des églises dissidentes et de la libre pensée, et il paraît surtout compter sur la franc-maçonnerie. La République, « avec sa liberté égale pour tous et sa neutralité en matière confessionnelle » ayant porté un coup à l’Église, les cléricaux ne le lui ont pas pardonné. Suit une longue énumération des membres participans de l’armée cléricale, parmi lesquels feu Verlaine et même Villiers de l’Isle-Adam tiennent leur place à côté de Mlle Couesdon. « Ils se sont alliés à la lie de la populace ; toutes les décompositions morales ont communié ; les odeurs de sacristie mêlaient leurs parfums rances aux senteurs des égouts... Alors, qu’imagina-t-on ? On imagina de faire entrer en jeu l’armée ; on souleva l’affaire Dreyfus ; on donna à choisir entre « les sales juifs » et « l’honneur de l’armée ». L’opinion se laissa duper, le tour était joué et la réaction triompha... « A nous donc, juifs, protestans, francs-maçons, et quiconque veut la lumière et la liberté, de nous serrer les coudes et de lutter pour que la France, comme dit une de nos prières, conserve son rang glorieux parmi les nations, car déjà un sombre corbeau a planté ses griffes sur le crâne du coq gaulois et se met en devoir de lui becqueter les yeux. » Et ce sont là les phrases les plus littéraires de cet article, beaucoup plus propre à compromettre qu’à servir la cause qu’il défend. De telles attaques, en se reproduisant, finiraient par faire naître le danger qu’elles dénoncent.

Revenons à l’armée. Elle n’était pas attaquée au début de toute cette affaire ; elle l’a été à la fin. Elle ne Tapas été seulement dans ses chefs, mais encore dans son organisation spéciale, dans sa juridiction particulière, dans l’esprit qui l’anime, dans le but même qu’elle poursuit et où l’on s’est efforcé de voir autre chose que la défense de la patrie. Cela est inadmissible et intolérable. Le jour où ceux qui croient à l’innocence de Dreyfus et qui, dès lors, ont raison de chercher à la démontrer, se sont aperçus de la déviation qu’avait subie leur campagne, lorsqu’ils se sont vus entourés de certains alliés de rencontre, lorsqu’ils ont entendu autour d’eux certains cris de guerre, ils devaient aussitôt s’arrêter, au moins provisoirement. Ce n’était plus, en effet, Dreyfus qui était en cause ; il ne tenait plus qu’une place très secondaire dans le mouvement déchaîné. On a pu se demander pendant quelques jours où ce mouvement s’arrêterait. Des manifestations sillonnaient nos rues, des réunions tumultueuses avaient lieu, des menaces de désordres plus sérieux apparaissaient. De l’autre côté de la Méditerranée, le sang coulait et des boutiques étaient pillées à Alger, sous prétexte d’anti-sémitisme, par des bandes de vulgaires malfaiteurs. La Chambre des députés, à son tour, présentait un spectacle qui n’a peut-être été dépassé dans ces derniers temps qu’au Reichsrath de Vienne. On en venait aux coups, aux rixes grossières, et il fallait suspendre la séance. On attaquait à la tribune comme dans les journaux l’armée, le gouvernement, le capital, l’organisation sociale. Comment, de l’affaire Dreyfus, en était-on venu en si peu de jours à ces conséquences imprévues ? Encore une fois, nous ne demandons à personne de sacrifier son opinion, ou même de renoncer à éclairer ses doutes ; mais le moment est à coup sûr peu propice à la recherche impartiale et sereine de la vérité. Si ceux qui demandent la revision du procès Dreyfus — nous parlons de ceux qui la demandent sans arrière-pensée et avec le seul désir d’y trouver un apaisement pour leur conscience — avaient espéré qu’elle pourrait et qu’elle devrait se faire dans le calme et la tranquillité des esprits, ils doivent reconnaître que ce n’en est pas aujourd’hui le temps. A l’heure où nous sommes, les chances d’erreur, loin d’être diminuées, seraient plus nombreuses et plus inquiétantes que jamais. De tous les côtés, on ne voit que des partis pris irréductibles. Cette affaire a été mal engagée, mal conduite, et finalement elle s’est détournée de son véritable objet pour s’égarer dans des voies diverses et périlleuses. La sagesse la plus élémentaire conseille donc de s’arrêter, de faire halte, de se recueillir, jusqu’à ce que chacun soit revenu à son véritable caractère et se soit retrouvé dans son milieu naturel.

Le gouvernement, mis en cause et pris à partie à son tour, s’est refusé à rendre la justice aux lieu et place des conseils de guerre. Respectueux de la séparation des pouvoirs, il a estimé que sa tâche consistait à faire respecter les décisions des tribunaux et non pas à les rectifier, ou à les interpréter, ou même à les éclairer de lumières artificielles. La culpabilité de Dreyfus, a-t-il dit, est la vérité légale. Sans doute, toute vérité de ce genre est sujette à re vision, mais ce qu’on a tenté pour réviser celle-ci ayant été jusqu’à ce jour inutile et impuissant, elle subsiste intégralement. Personne n’a le droit de la nier, ni même de la contester. C’est alors que M. Godefroy Cavaignac est venu lui dire que ce n’était pas assez, et qu’il pouvait d’un mot dissiper toutes les inquiétudes dont certains esprits restent, malgré tout, assiégés. Il lui a reproché, non sans quelque vivacité, de n’avoir pas prononcé ce mot magique dès le début de l’agitation qui vient d’avoir lieu, et qui, alors, ne se serait pas produite. Quel est donc ce quos ego ! dont M. Méline n’a pas voulu user, et que M. Cavaignac appelle « la parole libératrice » ? On a dit que Dreyfus, à la suite de sa dégradation, aurait fait un demi-aveu au capitaine qui l’escortait ? C’est cet aveu que M. Cavaignac a demandé au gouvernement de livrer à la publicité. Le gouvernement s’y est refusé, et il a eu raison. Une procédure secrète doit rester secrète, et, s’il dépendait du ministère d’en publier telle ou telle partie, suivant les exigences successives d’une opinion plus ou moins égarée, on pressent tout de suite où cela pourrait conduire. Le premier inconvénient d’une révélation de ce genre serait d’affaiblir l’autorité de la chose jugée, puisqu’elle paraîtrait ne plus se suffire à elle-même, et avoir besoin d’être confirmée. Il est d’ailleurs fort douteux, comme l’a laissé entendre M. le président du Conseil, que la conversation du capitaine Lebrun-Renaud avec l’ex-capitaine Dreyfus portât dans tous les esprits, si elle venait à être connue, la lumière pleine et entière que M. Cavaignac recherche pour les autres, car lui-même est pleinement convaincu. M. Goblet est allé encore plus loin. Il aurait voulu que M. Méline se fit apporter le dossier Dreyfus, l’étudiât avec soin et vînt exposer à la Chambre le résultat de cette enquête toute personnelle, qui ne manquerait pas de satisfaire les esprits les plus rebelles. M. Méline a reculé épouvanté devant une marque de confiance aussi écrasante, de la part d’un des hommes qui lui en témoignent généralement le moins. Il s’est refusé à jouer à lui tout seul le rôle qui pourrait appartenir éventuellement à la Cour de cassation. On voit combien il est plus modeste que M. Zola. Alors est venu M. Jaurès qui, lui, aurait tout simplement voulu savoir du gouvernement si toutes les règles de la procédure ont été observées dans le procès Dreyfus. On a prétendu le contraire, et, pour parler franchement, il y a là un point qui reste enveloppé d’une ombre fâcheuse et pénible ; mais ce n’est pas au gouvernement qu’il appartient de répondre aux questions que chacun peut se poser sur la forme, aussi bien que sur le fond du procès. Il a dit à maintes reprises que tout s’était passé légalement, et s’en est tenu là ; c’est sans doute ce qu’il avait de mieux à faire ; et il ne pouvait pas se départir de cette réserve générale sans s’exposer à toute une série d’interrogations dont la première aurait entraîné la seconde, la seconde la troisième, et ainsi de suite. Pour lui, il n’y a pas lieu à la révision du procès Dreyfus : il n’a donc pas à fournir des indications complaisantes à ceux qui la poursuivent, ou qui cherchent à la rendre nécessaire. Cette attitude lui a valu la majorité la plus grande qu’il ait jamais eue, car elle s’est élevée à près de deux cents voix.

La Chambre a voulu par là condamner une agitation, destinée d’ailleurs à rester stérile dans les conditions où elle a été poursuivie. Comme l’a dit M. le président du conseil, l’affaire Dreyfus, purement judiciaire à l’origine, aurait dû rester telle jusqu’au bout. On en a fait une question politique, gouvernementale, militaire, religieuse, sociale, et de détestables passions ont été soulevées autour d’elle. Elle en a inévitablement souffert. L’importance qu’on lui a donnée a été fatale. Les procédés dont on s’est servi pour en imposer la solution per fas et nefas ont tourné contre ceux qui en avaient imprudemment usé. L’opinion, qui aurait pu se laisser convaincre ou persuader, n’a pas consenti à se laisser violenter. Enfin une réaction s’est produite lorsqu’on a vu les défenseurs de Dreyfus chercher sa justification dans la condamnation de ses juges, et de tous ceux qui, de près ou de loin, avaient eu à s’occuper de lui. On n’a pas admis que des doutes, — et on ne peut pas avoir autre chose que des doutes, — fussent suffisans pour légitimer une propagande effrénée, qui ne s’arrête devant rien et ne respecte rien. Certes, il n’y a pas de droit plus sacré que celui de défendre l’innocence, même lorsqu’elle est seulement présumée : il n’est pourtant pas permis d’employer tous les moyens pour la faire triompher. Les moyens légitimes sont déterminés par la loi : on aurait dû s’y tenir, et ce qu’on a de mieux à faire, aujourd’hui encore, est d’y revenir sans éclat ni tapage, lorsque les tempêtes de ces derniers jours seront apaisées.

Nous n’ignorons pas que l’Europe s’intéresse presque aussi passionnément que la France à l’affaire Dreyfus : cet intérêt s’est même manifesté plus d’une fois d’une manière indiscrète. Il y a lieu, assurément, de tenir compte d’une opinion trop générale pour n’être pas le plus souvent sincère ; mais il est bien difficile de démêler et d’apprécier les motifs qui la déterminent. Ceux qui, chez nous, cherchent et raisonnent avec sang-froid ont tant de peine à se faire une opinion qui les satisfasse qu’ils comprennent mal la facilité, la rapidité et l’espèce d’unanimité avec lesquelles, après avoir lu seulement son journal, on s’en fait et on la proclame une sur les points les plus éloignés du monde. On reproche souvent aux Français de donner à tout ce qui leur arrive, des proportions démesurées, dramatiques ou tragiques à l’excès, et d’oublier le reste du monde dans l’intérêt exclusif qu’ils prennent à leurs propres et quelquefois assez petites affaires. Mais, en admettant qu’ils soient enclins à ce travers, ils y sont merveilleusement encouragés du dehors. On s’occupe d’eux, en effet, presque autant qu’ils s’en occupent eux-mêmes, et il ne semble pas qu’on y apporte un esprit critique sensiblement plus développé. Les affaires françaises ont conservé le privilège d’attirer et de passionner l’attention universelle. Cela est flatteur sans doute : cependant, soit habitude, soit lassitude, nous commençons à nous en soucier moins.


Tout en s’occupant de nos affaires, les autres puissances ne négligent pas les leurs. Elles ne se laissent pas complètement absorber par le nouveau roman que M. Zola a commencé de mettre en action, et il suffit de jeter les yeux sur la carte du globe pour voir que presque toutes font des progrès, les unes ici, les autres là. Presque aucune ne reste stationnaire ; ni l’Allemagne qui, après avoir pris Kiao-Tcheou, s’apprête à aménager le pays pour en tirer le meilleur parti possible ; ni la Russie qui hiverne à Port-Arthur ; ni l’Angleterre qui négocie un emprunt chinois, réclame avec énergie les privilèges accordés à d’autres nations, cherche à s’attribuer des compensations à leurs développemens territoriaux, étend ses vues d’avenir sur la vallée du Yang-Tsé-Kiang, et demande l’ouverture au commerce européen du port de Ta-Lien-Wan, — sans parler de ses préparatifs militaires sur ce Haut-Nil, et de ses mouvemens multipliés sur le Niger ; ni l’Autriche qui profite de son accord avec la Russie pour substituer son influence à la sienne à Belgrade, et qui, malgré ses divisions intérieures, poursuit patiemment sa politique dans les Balkans. Il faudrait plus de place qu’il ne nous en reste aujourd’hui pour montrer dans tous ses détails l’incessante activité des puissances : aussi nous contenterons-nous de jeter un coup d’œil sur le point où elle se manifeste le moins. Tout le monde comprend qu’il s’agit de la Crète.

La situation y est toujours la même. Si le concert européen y est dénué d’activité, il l’est encore bien plus d’amour-propre. Les amiraux font de leur mieux, c’est-à-dire qu’ils empêchent beaucoup de massacres, sans réussir aies empêcher tous. Il y a presque toujours du gang versé, moins cependant qu’on n’avait pu le craindre. Mais si l’anarchie ne produit pas ses dernières conséquences, elle existe, et le jour approche, s’il n’est déjà venu, où on regrettera les Turcs : ils représentaient, vaille que vaille, cette autorité régulière et permanente dont nulle nation ne peut se passer. Ce n’est pas précisément que la Crète manque d’organisation : on lui en a donné une, et nous avons eu l’honneur de l’élaborer. Ce sont les propositions françaises qui ont été adoptées par les puissances, et qui servent, ou qui serviront de lois au pays de Minos. Il ne manque qu’une chose, assez importante à la vérité, un gouverneur pour les appliquer. Nous avons rendu compte, au fur et à mesure qu’elles se produisaient et qu’elles disparaissaient comme des fantômes, des diverses candidatures de M. Numa Droz, du colonel Schœfer et du voïévode Bojo Petrovitich. Nous voici maintenant à la quatrième, celle du prince Georges de Grèce. Puisse-t-elle réussir ! Lorsqu’on en a parlé pour la première fois, il y a quelques semaines, elle n’a pas eu grand succès, et la presse européenne a même paru éprouver quelque difficulté à y croire ; mais on ne s’est pas arrêté à cette première impression ; la candidature a été maintenue, et comme l’initiative en appartient à la Russie, il a bien fallu s’en occuper sérieusement. On devine qu’elle ne rencontre pas de dispositions favorables à Constantinople, et peut-être l’espèce d’indifférence qu’on lui témoigne à Berlin ne cache-t-elle pas à son égard de meilleurs desseins. On a beau expliquer au Sultan qu’il devrait être extrêmement flatté d’avoir pour vassal, bien plus pour simple gouverneur d’une de ses provinces, un propre fils du roi de Grèce, il a peine à comprendre l’importance de cette satisfaction toute morale, et il se demande ce qui aurait pu lui arriver de pire si la Grèce avait remporté quelque victoire. Il faudrait sans doute, pour l’amener à céder, que l’Allemagne le lui conseillât comme elle sait conseiller à l’occasion ; malheureusement rien n’autorise à croire qu’elle y mettra plus d’insistance qu’elle n’en met d’ordinaire aux choses auxquelles elle ne tient pas du tout. L’attitude de l’Angleterre pourrait avoir, peut-être à rebours, quelque influence sur la sienne ; mais elle a beaucoup de peine à se dessiner. Avec la Russie, la France est à coup sûr de toutes les puissances celle qui voit cette candidature le plus favorablement. Et ce n’est pas à cause de notre alliance d’intérêts avec la Russie que nous formons ce vœu : nous aimons la Grèce pour elle-même, et ses revers dans la dernière guerre, bien qu’ils aient été provoqués par sa propre imprudence, nous ont été très sensibles. On sait à quel point l’opinion s’en est émue chez nous. Le développement de l’hellénisme du côté de la Macédoine étant suspendu pour le moment, c’est du côté de la mer qu’il doit se porter. Aussi, loin d’y trouver des inconvéniens, nous ne verrions que des avantages à ce que le lien qui existe déjà entre la Grèce et la Crète se resserrât davantage. La candidature du prince Georges aurait donc tous nos suffrages. Elle serait pour la Grèce une compensation immédiate aux déceptions de la dernière campagne, et lui ouvrirait pour l’avenir des espérances presque certaines du succès si elle avait la patience et la sagesse d’attendre le moment propice pour les réaliser. Mais cette quatrième candidature aura-t-elle une meilleure fortune que ses aînées ? Ce qui nous inquiète à son sujet, c’est précisément qu’on la traite un peu comme les autres : on n’en dit ni bien ni mal, on n’en parle pas assez. Or les précédentes ont cessé d’exister lorsqu’on a cessé d’en parler, sans autre cause apparente. Et cependant, il serait bien temps de prendre un parti en Crète. Nous ne cesserons de dire que l’Europe, après les engagemens qu’elle a contractés, se déshonore par son inaction ; mais il en est du concert européen comme des assemblées où la responsabilité s’atténue en se divisant ; et quand on se déshonore à six, aucun ne ressent plus que légèrement un embarras qu’il lui est si facile de rejeter sur les autres. En tout cela, il faut surtout plaindre la Crète. Aucune des promesses qui lui avaient été faites n’a été encore tenue ; et aucune ne le sera avant qu’on ait enfin choisi ou accepté pour elle un gouverneur.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.