Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1894

Chronique n° 1483
31 janvier 1894


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier.


Le principal fait politique de ces derniers jours est un fait financier : la conversion en 3 1/2 pour 100 des 7 milliards de francs de notre dette nationale qui rapportent annuellement 4 1/2. À partir du 16 février prochain, l’État français, au lieu de 305 millions de francs qu’il paie aujourd’hui, ne paiera plus, pour ce capital, que 237 millions d’intérêts annuels ; d’où une économie de 68 millions pour le budget.

Cette opération, colossale parle chiffre sur lequel elle porte, simplement conçue de manière à être facilement comprise, a été acceptée par les porteurs de ce titre, depuis longtemps préparés à cette éventualité, sans enthousiasme, — cela va sans dire, — mais non pas avec cet esprit morose et ce « pâle visage » des rentiers classiques,

À l’aspect d’un arrêt qui retranche un quartier
de leurs arrérages, puisqu’il leur était loisible de se faire rembourser à 100 francs une valeur émise, il y a vingt ans, aux environs de 83 francs. Aucun d’eux d’ailleurs ne pouvait songer à user de cette faculté du remboursement au pair, par les guichets de l’État, lorsqu’il lui était loisible de vendre le même titre à la Bourse, avec une prime de 4 ou 5 francs. Les gazettes du XVIIe siècle plaignaient, en semblable occurrence, les rentiers du Trésor qui, faute de toucher leurs coupons, étaient menacés « d’aller de l’Hôtel de Ville à l’Hôtel-Dieu » ; nos rentiers contemporains, inscrits au grand-livre de la nouvelle dette 3 1/2, sont en quelque manière des privilégiés, puisque le 3 pour 100 lui-même se cote fort près du pair et qu’ils sont garantis, pendant huit années, contre toute conversion nouvelle.

La loi, votée sur la proposition du ministre des finances, s’est sagement gardée des deux écueils redoutables en semblable matière : d’une part, de donner un trop grand avantage aux porteurs des rentes À 1/2 pour 100, et de provoquer ainsi la baisse des rentes 3 pour 100 ; d’autre part, de mécontenter ces porteurs, en présumant trop du crédit actuel de l’État, de les inciter par suite à des demandes de remboursement. C’est là ce qui fût arrivé par exemple si l’on eût, pour obtenir 34 millions de plus d’économies annuelles sur le service de la dette, converti radicalement le 4 1/2 en 3 pour 100.

C’est peut-être aussi ce que l’on eût dû craindre si, imitant le procédé qui a réussi à M. Goschen en Angleterre, on avait stipulé que le 4 1/2 actuel, transformé immédiatement en 3 1/2, se changerait de lui-même en 3 pour 100 dans une période déterminée, sans qu’il fût besoin de conversion nouvelle. Les partisans de ce système du 3 pour 100 différé faisaient valoir que le public aurait attaché peu d’importance à ce que la conversion future fût dès à présent opérée, dans un avenir défini, par le contrat même que les créanciers de l’État eussent passé avec lui, au lieu de demeurer facultative, et partant incertaine, au bout du délai stipulé de huit ans. Il nous semble en effet qu’il eût été préférable, au point de vue de l’État, soit d’allonger ce délai, soit de servir pendant les huit ans intermédiaires un intérêt un peu supérieur à 3 1/2 pour obtenir l’unification totale de la dette.

Pendant la durée de ces huit années, bien des événemens, heureux ou malheureux, peuvent survenir en Europe et dans le monde. Les premiers comme les seconds seraient de nature à arrêter ou à ralentir cette baisse du taux de l’intérêt, qui se poursuit, depuis un quart de siècle, avec une rapidité qui n’a rien de définitif ni de fatal, comme beaucoup de personnes seraient portées à le croire. C’est une coutume de tous les temps, lorsqu’il se produit un phénomène économique, de ne pas se borner à en rechercher, à en expliquer les causes, mais de croire et de démontrer que ce phénomène devait nécessairement se produire, et qu’il s’accentuera de plus en plus d’une façon inéluctable. On entend dire aujourd’hui que le monde va manquer d’or et que l’argent va tomber, à rien : on entendait dire il y a quarante ans que le prix de l’or allait s’avilir et que l’argent ne cesserait de monter. Ces exagérations sont connues de ceux à qui l’histoire des métaux précieux est familière ; elles ne le sont pas moins de ceux qui ont étudié les variations du taux de l’intérêt.

Ce taux ne va pas nécessairement en s’affaiblissant ; il était plus bas sous Louis XV que sous Napoléon Ier, plus bas sous Louis-Philippe que sous Napoléon III. S’il est aujourd’hui beaucoup plus faible qu’il y a vingt ans pour les biens meubles, il est au contraire beaucoup plus élevé pour les immeubles ruraux, par rapport à leur valeur vénale. Une grande guerre européenne, que l’on peut toujours redouter, le ferait remonter demain pour un tiers de siècle. Le rétablissement des finances et de la prospérité, dans les républiques de l’Amérique du Sud, qui aurait pour conséquence de nouveaux appels de capitaux ; la colonisation de l’Afrique et l’introduction de la civilisation occidentale en Asie, avec les vastes entreprises industrielles, les énormes travaux qu’elles comporteraient, sont de nature à faire remonter un jour le taux de l’intérêt en Europe.

Il est par conséquent d’une bonne administration de profiter de la baisse du loyer de l’argent, puisqu’elle se manifeste à l’heure actuelle, sans se croire assuré que cette baisse ira en augmentant, ni même qu’elle se maintiendra toujours. Quoi qu’il en soit, comme l’a très bien dit M. Rouvier en 1883, après avoir soutenu un projet différent de celui de M. Tirard, « du jour où un ministre des finances a décidé une conversion, il faut s’y rallier ». Le crédit de l’État et le succès de l’opération l’exigent. La majorité de la Chambre, en subordonnant quelques préférences particulières à cet intérêt supérieur, n’a pas montré moins de désintéressement. C’est un acte d’énergie dont le pays lui tiendra compte.

Mais si les députés ont été unanimes sur le fait même de la conversion, une bonne partie d’entre eux a fait preuve d’une singulière faiblesse ou d’un coupable aveuglement, lorsqu’ils ont prétendu obliger le ministère à affecter au dégrèvement de l’impôt foncier l’économie de 68 millions dont nous parlons plus haut. Deux cent soixante-six représentai, parmi lesquels, à côté des socialistes, des radicaux et de quelques intransigeans de droite, nous avons eu le regret de compter une cinquantaine de membres de la majorité, qui se croyaient liés par des promesses électorales, n’ont pas hésité à risquer sur cette question, par souci d’une mauvaise popularité, l’existence d’un cabinet sur lequel la France a droit de fonder de sérieuses espérances. Il est vrai qu’ils n’ont pas mis trop de mauvaise grâce à se déjuger quelques instans après, en laissant au président du conseil le soin de concilier, comme il le demandait, les satisfactions à accorder à l’agriculture avec le maintien de notre bonne situation financière.

Depuis longtemps, et notamment pendant tout le cours des sessions de 1893, chacun a semblé s’ingénier pour trouver un utile emploi du boni que l’État devait retirer de la conversion. Qu’en ferait-on ? Et d’avance on en faisait une foule de choses. On créait des institutions philanthropiques, on fondait des caisses de secours, de retraites, d’assurances. On supprimait, qui une taxe, qui une autre, celles naturellement dont la disparition serait la mieux accueillie par son collège électoral. Il n’y avait qu’un emploi dont personne ne se fût avisé, c’était de payer nos dettes.

Un gouvernement digne de ce nom, fait pour voir ce que personne ne voit, ou ne veut voir, tenu d’accomplir ce que personne en particulier ne désire, mais ce que l’intérêt général commande, ne pouvait oublier l’engagement formel qu’il a pris à cet égard dans son programme. On a entendu avec plaisir M. Casimir-Perier dire à la tribune avec une honorable fierté : « Nous avons, pour remédier aux souffrances des agriculteurs, des projets à étudier, — ceux que nous avons annoncés, — et je vous prie de croire que, lorsque le gouvernement que je représente a annoncé des projets, il a l’intention de les déposer. » On conte que dans l’un des derniers conseils tenus à l’Elysée, lorsque chacun des ministres eut fait part à ses collègues des réformes qu’il se proposait de présenter aux Chambres, réduites en projets de loi, l’on demanda à l’un des membres du cabinet, qui se taisait, quelles étaient ses intentions sur cette matière. Ainsi interpellé, le ministre silencieux, — nommerai-je M. Spuller, — répondit avec une spirituelle brusquerie : « Des réformes ! Est-ce que vous vous figurez que le pays veut vraiment des réformes ? Mais il n’en veut pas du tout ! »

Prise dans le sens que son auteur évidemment lui donnait, la boutade du ministre de l’instruction publique signifie que le pays veut avant tout le bon ordre et la gestion prudente de ses affaires. Il a raison ; la première de toutes les réformes, c’est de mettre fin au déficit chronique, c’est d’abord de rembourser la partie de la dette flottante qui n’est gagée par aucune ressource normale, et ensuite de créer un fonds sérieux pour l’amortissement. L’État doit songer à réduire les engagemens qu’il a, dès à présent, contractés et qui l’accablent, par exemple vis-à-vis des chemins de fer, comme on le verra par le budget de 1895, plutôt qu’il ne peut en prendre de nouveaux. Dans ces conditions, il ne saurait admettre aucune nouvelle dépense, ni supprimer ou réduire aucun impôt, à moins de le remplacer par un autre plus équitable, qui par suite semblera moins lourd.

Les impôts qui subsistent en effet peuvent être mieux répartis ; ainsi l’impôt foncier est très inégal ; il frappe beaucoup plus durement certains départemens que certains autres. En aucun cas on ne devrait dégrever proportionnellement partout d’une manière uniforme, puisque ainsi l’on perpétuerait des injustices choquantes ; mais atténuer seulement, par la révision du cadastre, la charge des régions qui paient plus que leur quote-part dans l’ensemble.

Cet ensemble, qui forme un total de 340 millions, n’entre que pour moitié dans les caisses de l’État. Le principal de l’impôt foncier ne dépasse pas 170 millions ; le reste appartient aux départemens et aux communes. Si l’on défalque de ces 170 millions la portion afférente à la propriété bâtie, on s’aperçoit qu’en faisant cadeau aux détenteurs du sol rural des 68 millions de boni de la conversion, on eût dégrevé des deux tiers peut-être de ce qu’ils paient à l’État des propriétaires souvent fort à leur aise. Car, s’il y a des départemens où les impôts, en vertu du bail, sont à la charge du fermier, il y en a encore bien davantage où les taxes de toute nature incombent directement au maître. Dans un cas comme dans l’autre, ce seraient toujours les propriétaires qui, par une augmentation des baux en cours, au fur et à mesure de leur expiration, profiteraient du dégrèvement. Nous n’ignorons pas que les propriétaires fonciers traversent une crise pénible ; il en est plusieurs auxquels j’ai entendu déclarer qu’ils affermeraient volontiers leurs terres pour le simple montant de l’impôt ; je dois ajouter du reste que, lorsqu’on les a pris au mot, aucun d’eux n’a paru disposé adonner suite à cette offre. Cependant, la propriété urbaine étant en progrès, rien ne serait plus juste que de mettre à sa charge un certain nombre des millions qui frappent les propriétés rurales les plus grevées.

En fait de réformes, il en est de gratuites, qui ne sont pas pour cela moins intéressantes : de ce nombre a été, la semaine dernière, l’adoption en première lecture, par le Sénat, d’une proposition, vieille bientôt de onze années, conférant aux femmes commerçantes le droit électoral pour les tribunaux de commerce. Aux termes de la loi de 1867 le droit d’élire les juges consulaires était attribué à une série de commerçans, dits notables, qui se recommandaient « par leur probité, leur esprit d’ordre et d’économie ». Il eût été facile de leur adjoindre les commerçantes en qui l’on n’eût pas eu de peine à retrouver ces trois qualités. Mais il n’en fut pas question, et aucune réclamation ne se produisit.

En 1883 le droit de vote ayant été attribué, par une nouvelle loi, à l’universalité des patentables, les commerçantes le réclamèrent à leur tour. Elles vont bientôt le posséder. Assimilées complètement aux hommes pour tous les actes de la vie commerciale, soumises aux mêmes charges, n’était-il pas juste qu’elles jouissent en retour des mêmes avantages, y compris celui d’élire les juges chargés de statuer sur leurs litiges ? L’avantage, à dire vrai, n’est pas énorme ; la preuve c’est le grand nombre des abstentions que l’on constate en province, sauf dans la localité même où siègent les tribunaux, de la part de ceux qui ont le droit de prendre part à ce genre de scrutin. Mais le préjugé contre les droits des femmes est si grand chez certains hommes politiques qui se disent, qui se croient libéraux, que le rapporteur, M. Jean Macé, en plaidant avec chaleur la cause de ses clientes, a cru nécessaire au succès de bien spécifier qu’à son avis la loi proposée ne saurait constituer un précédent pour le jour où l’on réclamerait, en faveur des femmes, l’électorat politique. Et pourquoi pas ?

Pourquoi donc les femmes demeureraient-elles à jamais inférieures aux hommes, privées de la plupart de leurs droits civils et politiques, lorsqu’elles sont soumises à tous leurs devoirs, à la seule exception du service militaire personnel, et lorsqu’elles possèdent, sauf les aptitudes spéciales des coltineurs et des hercules forains, tout l’ensemble des qualités du sexe fort ? En vertu de quel archaïque principe des sociétés qui nous ont précédés, cet état de choses, que la saine raison n’approuve pas, est-il destiné à se perpétuer toujours ? Le monde ancien ne concevait pas l’humanité sans l’esclavage ; pourtant l’esclavage a disparu, au plus grand honneur du monde moderne ; je suis convaincu, pour ma part, que le XXe siècle verra la transformation du rôle de la femme, dans les mœurs et dans les lois. Interrogé sur la mesure récemment adoptée par les sénateurs, un président de tribunal de commerce estime que « c’est faire un premier pas dans une voie très dangereuse ; pourquoi faire voter les femmes ici et pas là ? » Nombreux sont encore les gens qui tiennent pour la théorie du bonhomme Chrysale, pour la femme fileuse de laine et gardienne de maison ; ce qui, en français de 1894, veut dire que, selon leur position sociale, le rôle des épouses dans le ménage doit être exclusivement d’éplucher les légumes ou de faire de la tapisserie.

Autre, et non moins étroite, est la conception galante et sentimentale de la « dame » chevaleresque des châteaux forts, du « sexe aimable » et tout à l’ambre des époques poudrées. Ce sont là des types de femmes-fleurs, de femmes-joujoux, sucre ou parfum de l’existence masculine. Sauf qu’elles ne sont pas tenues sous triple serrure, la condition des femmes de nos jours se ressent encore, socialement et politiquement, des harems de l’Orient païen, des reproches faits par l’Église aux filles d’Eve, pour leur part de responsabilité héréditaire dans l’initiative pécheresse de leur grand’mère, de l’organisation despotique de la famille par le droit romain, duquel procède notre code civil, et des souvenirs du droit féodal, qui n’était pas moins dur aux femmes que le droit romain. « Femme est en garde », disaient les coutumiers du moyen âge, pour exprimer la perpétuelle minorité à laquelle était vouée la moitié du genre humain sous la tutelle de l’autre moitié.

On trouverait un motif suffisant à cette sujétion éternelle dans ce fait que, jusqu’à ce siècle, la force physique et le courage qui la met en valeur, furent le ciment avec lequel les sociétés ont été, non seulement construites, mais aussi conservées. Dans nos contrées, où les amazones du Dahomey sont inconnues, l’homme seul, étant ou pouvant être soldat, avait des privilèges en rapport avec ses obligations. En ce siècle-ci, quoique le militarisme pacifique nous absorbe et nous dévore, on s’aligne rarement, Dieu merci, et pendant peu de temps. Dans deux ans tout officier subalterne jouira de la retraite, à laquelle lui donneront droit ses vingt-cinq ans de service, sans avoir peut-être une seule fois tiré l’épée contre un ennemi quelconque ; quant au séjour à la caserne de la généralité des mâles adultes, il n’est pas tellement dangereux, ni tellement long, qu’il justifie toutes les prérogatives que nous nous sommes réservées.

Sauf ce service pourtant, les citoyennes, nos mères, nos femmes, nos sœurs et nos filles sont astreintes, comme nous, à toutes les charges de l’État. En Europe, dans plusieurs pays, les femmes jouissent de l’électorat municipal. En Angleterre, la Chambre des communes adopta, en 1886, une loi accordant aux femmes le droit de vote dans les élections politiques. Le triomphe définitif de cette motion était certain, et la dissolution du Parlement empêcha seule la Chambre des lords de statuer sur le bill. Un autre bill, en ce moment soumis aux Chambres anglaises, a pour objet de conférer aux filles majeures orphelines et aux femmes veuves, non plus l’électoral seulement, mais l’éligibilité aux conseils de comté.

On se rappelle qu’il y a cinq ans trois femmes furent élues dans diverses circonscriptions de Londres : miss Cons, lady Sandhurst et miss Cobden, la fille du célèbre homme d’État. Elles siégèrent très honorablement à côté d’hommes tels que lord Roseberry, sir John Lubbock et le comte de Meath ; elles prirent même dans le conseil une situation éminente et firent partie de nombreuses commissions, jusqu’au jour où les tribunaux, sur la plainte de leurs concurrens évincés, les forcèrent à se démettre. La Chambre des communes, au mois de novembre dernier, vient de nouveau d’accorder aux femmes le droit de voter dans les questions d’intérêt local.

Il est certain que, sur ce terrain du mouvement féministe, nous ne marchons plus en France du même pas que les autres nations. Est-ce un vestige de la loi salique, qui nous fit jadis interdire le trône aux femmes, tandis qu’elles étaient admises à régner chez tous les peuples de la chrétienté ? Demeureront-elles encore écartées de la souveraineté, maintenant que le pouvoir suprême réside dans le suffrage universel ? Dira-t-on que les femmes déserteraient leurs foyers, parce qu’elles iraient, tous les deux ou trois ans, déposer un bulletin dans une urne ? Nous ne demanderions pas du reste que l’on adoptât d’emblée, dans notre vieux pays, le système de la Nouvelle-Zélande où le Parlement a voté, il y a quelques mois, avec l’approbation du gouverneur, lord Glascow, l’affranchissement complet des femmes, les rendant à la fois électeurs et éligibles.

Mais il est clair que le mouvement démocratique, d’une part, qui nous fait priser très vivement l’égalité des êtres humains, et, d’autre part, les efforts couronnés de succès que l’État lui-même a déployés en vue des progrès de l’instruction féminine, doivent nous conduire, dans un délai plus ou moins éloigné, au développement des droits d’un sexe qui n’est faible que pour soulever des poids de cent kilos, faiblesse qu’il partage du reste avec beaucoup d’hommes.

Il va par exemple devenir singulier, maintenant que les femmes sont électeurs aux tribunaux de commerce, qu’elles ne le soient pas au conseil des prud’hommes, et même qu’elles n’y soient pas éligibles, si l’on songe ; comme l’a fait très bien remarquer Mme Vincent, déléguée au récent congrès de l’industrie textile qui s’est tenu à Roubaix, que sur une moyenne de 4 000 affaires environ, jugées annuellement par le conseil des tissus, près de la moitié (47 pour 100) intéressent exclusivement les femmes couturières, brodeuses, modistes, etc.

Il paraît vraiment oiseux de se demander, comme M. le professeur Lombroso, pour savoir si les femmes jouiront ou non de certains droits, si « le cerveau féminin est capable ou non de synthèse ». Comme a fort bien répondu au criminaliste italien l’une des leaders raisonnables de la campagne féministe : « Vous arguez contre nous de ce que la femme de génie est l’exception ! Et le député de génie, est-ce la règle ? » Je parle de leaders raisonnables ; c’est qu’en effet il en est qui ne le sont pas du tout. Le groupe des avocates fougueuses, passionnées, qui réclame d’une manière burlesque, a beaucoup nui au droit des femmes. Il suffirait à jeter le discrédit sur une cause très digne d’avenir. Il n’en est pas de même en Angleterre où la Women’s liberal fédération a pour présidente Mme Gladstone, ni aux États-Unis, où le congrès international des femmes, qui a délibéré à Chicago, l’été dernier, comptait 5 000 déléguées des associations féminines de tous les pays, recrutées dans tous les rangs de la société. La présidente du comité américain d’organisation avait en outre recueilli des adhésions précieuses, parmi lesquelles celle de l’impératrice Frédéric d’Allemagne.

C’est en procédant sagement et modérément que les femmes françaises pourront se faire écouter des pouvoirs publics. Avant de revendiquer les droits politiques, elles devront se confiner longtemps dans le domaine de l’électorat municipal ; elles feront bien même de s’occuper surtout d’accroître leurs droits civils. Un avocat général d’Amiens prenait pour sujet de son discours, à la rentrée de novembre : « La femme et sa condition dans la société d’après notre législation. » La largeur de vues avec laquelle il a traité de l’autorité maritale et du devoir d’obéissance imposé aux femmes, par le code, aurait à coup sûr fortement scandalisé la magistrature d’il y a un demi-siècle. Ces jours derniers, Mlle Jeanne Chauvin, « docteur en droit », développait, dans l’organe des doléances féminines, une double réclamation ayant pour but de faire reconnaître aux femmes la capacité d’être témoin dans les actes publics ou privés et aux épouses mariées sous le régime de la communauté légale, — comme le sont les 99 centièmes des ménages populaires, — la capacité de disposer du produit de leur travail personnel. D’après les lois en vigueur, le mari, même indigne, peut s’emparer légitimement de l’argent gagné par sa femme. La femme, en cas d’opposition de son mari, ne peut pas seulement retirer de la caisse d’épargne les économies qu’elle y a placées en son propre nom.

Il faudrait être vraiment ennemi par principe de tout progrès social pour se refuser à améliorer un état de choses qui n’a pour lui que d’être vieux. Comment pourrions-nous continuer à chérir les ornières de notre passé quand le monde se transforme jusqu’à ses antipodes, quand les tenans les plus acharnés de l’immobilité, comme la Chine et le Japon, sont, ou déjà ébranlés, ou en plein mouvement de rénovation ? Le Japon a, comme l’Europe, aujourd’hui, des ministres en train de méditer des réformes et sur le point de réaliser des économies par des suppressions d’emplois et des réductions de traitement. Il a des députés auxquels leurs électeurs s’adressent, comme en France, pour peser sur les ministres, et un code dont on demande la révision avant même qu’il n’ait fonctionné.

Comme les États les plus civilisés, le Japon a maintenant sa dette nationale, qui atteint 1100 millions de francs ; mais, au contraire de beaucoup de grandes puissances qui nous avoisinent, son budget, de 355 millions de francs environ, voté dans la session de 1893, se solde par un excédent de recettes de 25 millions. Enfin, par un dernier trait de ressemblance le Parlement japonais se rattache à ses aînés : il n’a pas eu à expulser l’équivalent de la blouse du citoyen Thivrier, mais il s’est donné à la fin du mois dernier le luxe de séances orageuses où l’on a échangé des gros mots, et à la suite desquelles la Chambre des représentans, d’abord prorogée au 11 janvier par un décret impérial, comme une simple chambre italienne, vient, il y a quelques jours, d’être dissoute.

Le gouvernement du mikado n’est pas constitutionnel dans le sens que nous donnons chez nous à ce mot, mais seulement représentatif ; le président de la Chambre est nommé tous les quatre ans par le pouvoir exécutif. C’est ce président, M. Hoshi-Toru, contre lequel la majorité de ses collègues, faisant valoir des griefs d’ailleurs douteux, tels qu’un concours intéressé prêté par lui à des sociétés financières et une participation aux menées politiques de certains négocians, a protesté par un vote de méfiance, tout en réclamant son renvoi par une adresse à l’empereur.

Au point de vue européen et international, qui nous intéresse spécialement, il faut considérer que le président ainsi visé, le ministère du comte Ito qui le soutient, et la minorité de la Chambre japonaise actuelle, sont favorables aux rapports cordiaux avec les puissances étrangères, dont leur pays a tant profité jusqu’ici et peut se promettre beaucoup encore. Au contraire, les libéraux que dirige le comte Itagaki et les progressistes qui ont pour chef le comte Okuma, ancien ministre, appuient différens projets dirigés contre nous, et vont jusqu’à frapper de prison ou d’amende les Japonais qui serviraient d’intermédiaires aux Européens, pour des acquisitions de terrains situés en dehors des concessions. Si les élections nouvelles, qui doivent avoir lieu dans un délai de cinq mois, ne donnent pas de majorité au mikado et à ses ministres, le régime, parlementaire se trouvera, presque dès l’origine, frappé d’impuissance, et les patriotes japonais, qui rêvent de soustraire au plus tôt leur pays à l’influence de l’Occident, prouveraient au contraire que l’empire du Soleil-Levant n’est pas tout à fait mûr pour les institutions dont on l’a gratifié.

Quoique bien éloigné encore du jour où l’on votera à Pékin, l’empire du Milieu, dans lequel les classes élevées, — les seules dont il faille présentement tenir compte, — continuent de professer la haine traditionnelle pour les « barbares » et les « diables étrangers », se voit néanmoins dans la nécessité de nous emprunter quelques-unes de nos inventions, ne fût-ce que pour mieux nous combattre. Tandis que l’assassinat de deux missionnaires suédois, massacrés à Sungpou, l’été dernier, d’une façon particulièrement atroce, témoigne en effet d’une haine toujours aussi vivace contre l’européanisme, chez les mandarins qui ont conseillé le crime ou l’ont laissé impuni, — on ne peut en effet considérer comme une satisfaction suffisante l’indemnité pécuniaire dont le gouvernement suédois a dû se contenter, — le commerce de la Chine avec l’étranger se développe pourtant d’année en année. En 1892, le montant total des importations et des exportations, par les différens points ouverts aux échanges internationaux, s’est élevé à plus de 1300 millions de francs, et le mouvement de la navigation étrangère a atteint plus de 7 millions de tonnes.

Le conservatisme rigoureux, qui subsiste dans les opinions des Célestes, tend à s’atténuer dans une multitude de faits, tels que le développement du goût pour les articles du dehors, l’adoption par le gouvernement de méthodes importées, les études poursuivies par les lettrés sur les sciences et les arts de l’Occident. L’empereur, qui possède à fond la langue anglaise, a maintenant deux professeurs de français attachés à sa personne ; on a fondé depuis dix ans des écoles de langues étrangères, de médecine, de télégraphie. Les Chinois d’esprit ouvert, — il y en a, — sont forcés de reconnaître que le prosélytisme catholique, dont les recrues sont aujourd’hui au nombre de 1100000, dans l’ensemble du pays, a eu pour effet indirect de détruire une foule de préjugés qui empêchaient l’exploitation des mines et l’établissement des chemins de fer.

Or les chemins de fer, avec l’armée et la marine, dont ils sont destinés, en cas de conflit extérieur, à être les précieux auxiliaires, préoccupent les principaux hommes d’État chinois, notamment les deux vice-rois les plus en vue, Tchang-Tche-Toung et Li-Hung-Tchang. Le premier, qui pratique trop exactement le principe de « la Chine aux Chinois », a voulu établir la ligne de Pékin à Han-Kéou, sur le Yangtse, sans avoir recours à un soûl produit étranger, c’est-à-dire en se servant de rails fabriqués en Chine, avec du fer chinois, tiré de mines nationales. Comme il n’y a dans la province de Hou-Pé, qu’il administre, ni fer, ni mines, ni fonderies, le chemin projeté attendra longtemps ses premiers wagons.

Au contraire, le vice-roi du Tcheli, Li-Hung-Tchang, pour construire la ligne de Tien-Sin à Kirin, a commandé ses ponts métalliques en France, ses rails en Allemagne et en Angleterre. Cette voie, commencée sur les conseils des Anglais, pour faciliter le transport des troupes chinoises, dans l’éventualité d’une action des Russes en Mandchourie et en Corée, est aujourd’hui achevée sur une longueur de 470 kilomètres, dont près de la moitié est déjà en exploitation. Doit-on s’affliger ou se réjouir de cette pénétration par l’Europe d’un monde si longtemps fermé, auquel nous apportons d’abord les moyens de nous nuire et qui ne se laisse envahir ainsi par nous que parce qu’il nous déteste ? Nos arrière-neveux pourront seuls le dire. Les peuples ne font le plus souvent connaissance qu’à coups de fusil, et, comme disait Voltaire, nos aïeux, pour se procurer du poivre, ont dû jadis répandre du sang.

En qualité de voisins immédiats des Célestes, dans notre colonie du Tonkin, nous avons intérêt à entretenir avec eux de bons rapports. Notre diplomatie vient d’obtenir qu’un fonctionnaire des douanes chi noises, mandarin d’un rang élevé, soit placé à Song-Phong, au confluent du fleuve Rouge et du Nam-Chi. Cette mesure contribuera à la disparition des bandes de pirates, qui tiraient leur sécurité et leurs profits de la tolérance des petits chefs locaux. On a beaucoup discuté ces derniers temps sur la situation exacte du Tonkin, que les uns représentaient comme complètement prospère, sous la direction bienfaisante de M. de Lanessan, que les autres nous donnaient comme désolé sans cesse par le banditisme. Les déclarations de M. Le Myre de Vilers, à son retour de sa mission au Siam, ont fait la part des exagérations en divers sens auxquelles notre colonie d’Indo-Chine a servi de thème.

M. de Lanessan, en sa qualité d’homme du Midi, — et même du Midi et demi, si j’osais risquer ce mauvais jeu de mots, — est doué d’une imagination dont il n’est pas toujours maître, et, avec un grain de tartarinisme, transformant une espérance vague en projet précis, il s’est fait ou laissé couvrir de trop de fleurs peut-être par les corps élus du Tonkin et par la presse locale. Cependant les alarmistes se trompent et nous trompent en affirmant que tout va mal. La sécurité du colon est aussi complète que possible dans le Delta ; la moindre échauffourée aux confins d’un territoire militaire est prise bien à tort à Paris pour une insurrection continentale. Il a été beaucoup fait depuis quelques années au point de vue industriel, et surtout au point de vue agricole. Bref, si la pacification complète doit être, pour le Tonkin, comme elle a été pour l’Algérie, l’affaire d’une trentaine d’années d’occupation, la colonie est néanmoins dans la voie d’un progrès incontestable.


Ve G. D’AVENEL.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIÈRE.