Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1853

Chronique n° 499
31 janvier 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 janvier 1853.

Il y a des événemens qui, aussitôt qu’ils se produisent, ont le singulier privilège d’éclipser tous les autres et de faire diversion dans les préoccupations publiques, tout en se rattachant au cours général des choses. On en parle, on les commente, ils deviennent pour quelques jours l’inépuisable aliment des conversations. Cela s’explique sans doute par l’importance qu’ils ont et aussi parce qu’ils s’adressent par quelque côté à l’imagination, — l’imagination qui joue toujours un si grand rôle dans notre histoire ! Qu’a donc été bien souvent, en effet, la politique parmi nous, si ce n’est cet art étrange et passionné de chercher le romanesque dans les faits, de poursuivre l’imprévu, de mêler tous les élémens, de se jouer dans toutes les combinaisons et les interprétations que l’esprit enfante et propage ? Autrefois, quand les gouvernemens étaient occupés à faire des choses simplement et vulgairement utiles, on disait que la France s’ennuyait. Si cela voulait dire, dans la pensée de l’auteur de cette parole, qu’une révolution était le meilleur moyen d’ôter à la France son ennui, c’était interpréter étrangement les penchans et les goûts de notre pays. Il pouvait y avoir du vrai, au contraire, si cela voulait dire que, dans toutes les choses de la vie politique, il y a toujours la part de l’imagination et de cette curiosité ardente de nouveauté et d’imprévu. Le mariage de l’empereur est à coup sûr un de ces événemens qui ont tout à la fois ce qui fait l’importance politique et ce qui porte à l’imagination. Il y a peu de jours encore, il n’en était nullement question. Tout au plus apercevait-on cette éventualité dans un terme plus ou moins prochain et dans des conditions que chacun arrangeait suivant sa fantaisie. A l’heure où nous sommes, l’alliance impériale est scellée du double sceau religieux et civil ; la nouvelle impératrice est aux Tuileries dans l’éclat de sa récente majesté, hier brillant dans son salon, aujourd’hui portée au faîte du trône, — ce trône dont on disait autrefois qu’il était le premier de l’univers. L’empereur a agi comme il procède souvent, surprenant ceux qui devaient ou pouvaient être le plus prévenus, déconcertant peut-être autant par la rapidité de ses résolutions que par le secret de ses délibérations intimes, et élevant tout à coup par le fait de sa situation un acte privé de sa volonté à la hauteur d’un événement politique.

Ce qui fait surtout du mariage du chef de l’état un événement politique, c’est le caractère même que l’empereur lui a donné dans le message par lequel il a communiqué sa décision aux bureaux du sénat et du corps législatif en même temps qu’au conseil d’état. Il semble au premier abord que le choix d’une épouse dans un rang social élevé sans doute, mais non dans un rang princier, dût ôter toute signification politique à ce mariage. C’est justement par là au contraire qu’il acquiert une signification. Il laisse tout son relief et sa portée à ce titre de parvenu sur le trône que l’empereur revendiquait l’autre jour dans son discours avec une insistance particulière, qui répondait peut-être simultanément à diverses préoccupations. Ce n’est pas que l’empereur en aucune circonstance ait décliné ce titre ; mais pour peu qu’on l’observe, la nature d’un pouvoir ne se détermine pas seulement par les circonstances intérieures du pays au sein duquel il s’élève : elle se détermine aussi surtout par la situation qu’il se fait, ou qui lui est faite au milieu des autres royautés. C’est particulièrement en face de l’Europe que l’empereur revendiquait ce caractère d’une souveraineté élue et nouvelle, marquant ainsi la différence entre les royautés traditionnelles et sa propre royauté, émanée du suffrage populaire, et achevant de caractériser cette différence par une alliance contractée en dehors des traditions monarchiques. D’ailleurs, on peut bien le dire, il y a toute l’éloquence des faits dans ces paroles par lesquelles l’empereur rappelait le mauvais sort réservé depuis soixante ans aux princesses étrangères qui ont approché du trône en France. Aucune d’elles, cela est vrai, n’a vu la fortune lui sourire depuis cette noble et infortunée reine Marie-Antoinette, qui ouvre ce douloureux cortège et qui mérite le premier rang par la grâce, par la beauté et par le malheur. Cela n’ôte rien sans doute à la glorieuse efficacité de ces vieilles alliances royales d’autrefois, à l’aide desquelles s’est formée l’unité française, non plus qu’à la convenance qu’il peut y avoir encore dans les unions de maison souveraine à maison souveraine. Cela peut prouver tristement du moins que la naissance, même unie à la beauté ou à la vertu, à l’intelligence ou à la bonté, ne suffit plus pour garantir la perpétuité d’un trône. Il faut évidemment d’autres conditions. Quoi qu’il en soit, parmi les traditions du premier empire, ce n’est point à l’exemple du chef de sa maison allant chercher une archiduchesse que l’empereur actuel s’est arrêté ; c’est la mémoire de l’impératrice Joséphine qui semble avoir plutôt dicté son choix. N’étant point issue de sang royal, la nouvelle impératrice n’est pas non plus d’origine française. C’est l’Espagne qui nous l’envoie. Ce n’est point d’ailleurs pour la première fois peut-être que le nom de Mlle de Montijo, comtesse de Teba, a été prononcé et jeté comme une énigme à la société parisienne au moment où il s’est trouvé tout à coup devenir le nom de la nouvelle souveraine des Français.

On ne saurait s’étonner beaucoup qu’en ces quelques jours laissés à peine à la curiosité publique, le mariage de l’empereur ait été l’objet de bien des commentaires ; il a déjà ses légendes de diverse sorte et son histoire fabuleuse. Quant à l’impératrice elle-même, on n’a point oublié sa généalogie. Quelques journaux se sont plu à lui donner le titre de duchesse, parce que probablement ils le croyaient plus relevé ; ils ne savaient pas qu’en Espagne ce n’est point ce titre qui fait l’élévation du rang : c’est la grandesse qui constitue la noblesse. Or, qu’elle soit duchesse, ou comtesse ou marquise, et elle peut être tout cela à la fois, Mlle de Montijo occupe assurément ou occupait un rang élevé dans la grandesse espagnole. Elle va par son nom de pair avec les plus illustres maisons. Son père, le comte de Teba, était le second fils de la famille des Montijo, dont l’aîné était entré fort avant dans le mouvement de résistance à l’invasion de 1808 ; il était même un des chefs du soulèvement du royaume de Valence. Le comte de Teba entrait au contraire à cette époque dans l’armée française et servait le gouvernement de Joseph. Ce n’est que postérieurement, à la mort de son frère aîné, que le comte de Teba héritait du nom et des biens considérables des Montijo, et c’est à ce titre qu’il a été depuis, sous le règne d’Isabelle, sénateur du royaume. Il est mort en 1839, laissant deux filles, dont l’une est mariée au duc de Berwick et d’Albe, et l’autre est devenue l’impératrice des Français. Jeune encore. Mlle  de Montijo s’était fait, il y a quelques années déjà, dans la société de Madrid, une grande réputation par la hardiesse de son imagination et la vivacité ardente de son caractère. Elle frappait par une sorte de grâce virile qui en eût aisément fait une héroïne de roman, et elle portait fièrement, avant de ceindre le bandeau impérial, cette couronne de cheveux dont un peintre vénitien eût aimé la couleur. La destinée nouvelle de la comtesse de Teba ne l’a point émue, assure-t-on. Elle a du moins trouvé, à la veille de monter sur le trône, l’occasion d’accomplir mi acte de bon goût en faisant rejaillir sur les pauvres le produit d’un don considérable, par lequel le conseil municipal de la ville de Paris s’était cru obligé de saluer son avènement. Maintenant les derniers bruits des pompes qui avaient lieu hier à Notre-Dame s’évanouissent déjà. Une voie nouvelle s’ouvre pour la brillante Espagnole d’il y a quelques jours, en ce moment associée à l’empire, et cette voie nouvelle n’est-elle pas ouverte pour la société française tout entière ? Ce n’est pas même du jour de ce mariage que notre société est entrée dans une phase de transformation. Étrange chose ! combien y aurait-il eu d’hommes, il y a quelques années, qui se fussent fait un point d’honneur de braver l’étiquette et de paraître à la cour en costume démocratique ! Il n’en est plus de même aujourd’hui : les fêtes se multiplient, et l’étiquette reprend son empire. Nous ne nous plaignons point assurément que les grands fonctionnaires de l’état donnent des fêtes, que les cérémonies aient leurs pompes et leurs règles, et qu’il faille se vêtir proprement pour figurer à la cour. Très probablement il est des industries qui seront fort satisfaites qu’on s’habille de velours et que le bas de soie devienne de rigueur ; mais, à côté de ces choses extérieures, il y a évidemment à accomplir un travail plus profond qui consiste à ramener la société au culte de sa propre dignité, des supériorités qui font sa force, des distinctions qui ont fait l’influence de la France dans le monde. Ce travail intime et profond accompli, la transformation des mœurs et des usages suivra son cours. Elle ira jusqu’où elle peut aller, et elle s’arrêtera aux limites que comportent notre temps et la vie moderne.

Cette résurrection de certaines habitudes, de certains usages, de certaines obligations officielles est l’accompagnement ordinaire des grandes reconstitutions du pouvoir qui aime ces signes extérieurs par lesquels il se rend témoignage à lui-même et se fait visible à tous les yeux, même dans les fêtes et les décorations. Si quelque chose peut démontrer combien les démocrates connaissent peu les hommes en général et les Français en particulier, quand ils prétendent passer le niveau égalitaire sur tous ces signes, c’est la promptitude avec laquelle on y revient au premier moment où on se sent quelque peu libre du joug révolutionnaire. Il faut bien en prendre son parti, et ce ne sont pas même souvent les plus monarchiques de la veille qui montrent le plus d’empressement à prendre le pas. Il y a beaucoup de démocrates qui ont de merveilleuses ressources de conversion ; seulement ce sont les conversions subites, à la saint Paul, qui sont à leur usage, surtout quand ils voient qu’il ne reste plus d’autre moyen. Il en est plus d’un dont la langue ne tourne nullement en employant les titres de sire et de majesté. Le peuple a prononcé ! disent-ils ; ils avaient pourtant bien eu le soin de mettre leur république au-dessus du suffrage universel, mais on ne peut évidemment tout prévoir. Il reste donc toujours un moyen d’éluder la responsabilité de ses actes. Avec ce mot : le peuple a prononcé ! on se lave les mains du passé, et on en est quitte pour rendre les armes après s’en être servi. Mais la société se guérit-elle de même en un jour et par un mot du mal qu’on lui a fait ? Qu’on nous permette de le dire, nous évitons les applications personnelles, qui seraient trop faciles. Nous observons une tendance, nous touchons à un point de l’hygiène morale de notre temps. Il y a des personnes qui se plaisent souvent à considérer les fauteurs de révolution comme les hommes courageux, virils, énergiques par excellence, les seuls qui défendent vaillamment leurs principes. Nous le croyons bien. On marche sur la société comme sur l’ennemi, on jette la dévastation dans les villes, on met aux prises les plus implacables passions ; le sang des victimes innocentes qui meurent pour le devoir rougit le pavé. Si la révolution triomphe, on triomphe avec elle ; si elle est vaincue, le pis qui vous puisse arriver au bout de quelques années, c’est une amnistie. Tout cela tient à ce que les notions de la justice ont subi de nos jours de terribles altérations. Il s’est propagé depuis longtemps cette idée funeste, que les révolutionnaires, — ceux, bien entendu, qui sont pris les mains dans les guerres civiles et qu’une sentence vient frapper, — ne sont point des coupables ordinaires, que la justice ne les regarde pas, que la loi n’est pas faite pour eux, qu’ils sont au-dessus du châtiment, — et les gouvernemens eux-mêmes, sans le vouloir, accréditent souvent cette idée, en se hâtant, dès qu’ils le peuvent, d’effacer, comme on dit, par une amnistie les dernières traces des dissensions civiles. Certes ce n’est point une pensée blâmable chez les gouvernemens, bien qu’elle n’ait pas toujours porté tous les fruits qu’on en attendait. Ce que nous disons ici n’est point essentiellement contre les amnisties, on le comprend, contre les amnisties qui vont s’adresser aux retours vrais et sincères ; encore moins serait-ce contre les adoucissemens désirables là où il n’y a que des mesures administratives exceptionnelles, là où n’y a ni jugement ni condamnation. Ce que nous disons est contre cette étrange idée qui tend à effacer ce mot de coupable là où la justice le prononce, à faire de la vie sociale une bataille où on n’a rien à craindre, si on est vainqueur, et où, si on est battu, on en est quitte pour une soumission, annulant ainsi cette loi supérieure, providentielle, qui attache un châtiment au crime, ou rusant avec l’expiation.

Nous savons bien que ce n’est point par des lois qu’on remédie à cet état moral ; c’est par le rajeunissement des vraies et saines notions de justice sociale. Ce qui est au pouvoir des gouvernemens, c’est de multiplier les efforts pour rendre exacte et sûre l’administration de la justice ordinaire. Sous ce rapport, le gouvernement paraît s’occuper d’un des plus importans objets sur lesquels il puisse fixer son attention : c’est la réforme du jury. On ne saurait méconnaître que cette sérieuse et difficile question se trouve débarrassée d’un de ses élémens les plus délicats, aujourd’hui que les délits de presse rentrent dans la juridiction des tribunaux ordinaires, et que les crimes politiques sont déférés, en vertu de la constitution même, à un tribunal spécial. La distraction de ces deux ordres de causes de la juridiction du jury a du moins l’avantage de placer le gouvernement à l’abri des soupçons, qu’on a souvent fait peser sur lui autrefois, de vouloir fausser cette grande institution. Le but politique s’efface ; ce qui reste, c’est l’intérêt unique d’une sérieuse et impartiale justice, et c’est sans nul doute à ce point de vue que la commission chargée d’élaborer la loi nouvelle étudie cette question. Au fond, dans cette grave et délicate réforme, il y a, il nous semble, deux points essentiels. D’un côté, l’institution du jury est aujourd’hui profondément enracinée dans les mœurs; elle est environnée de la confiance publique, ce qui est la plus grande chose dans une matière de ce genre. D’un autre côté, il est trop certain qu’il y a eu parfois des arrêts dont l’étrangeté n’a point laissé de causer quelque surprise. Ce qu’on en peut dire de mieux, c’est qu’ils n’ont en rien porté atteinte à l’institution. Elle reste donc entière, sujette sans doute à des modifications dans son mécanisme, mais non dans son essence, dans son principe. Les réformes qui se préparent aujourd’hui semblent devoir porter principalement sur la composition des listes et sur le chiffre de la majorité d’après laquelle sont rendus les jugemens. Quant au premier point, il devrait être formé désormais, par les soins du préfet, du sous-préfet de l’arrondissement et du juge de paix du canton, une liste distincte de la liste électorale. Il est bien difficile en effet d’admettre que cette dernière présente des garanties suffisantes. Après tout, le bon sens même ne suffit pas pour rendre un jugement. Il faut, pour prononcer sur la vie, l’honneur, les biens de ses concitoyens, des conditions de capacité, d’instruction même, qu’on ne remplit pas par cela seul qu’on est électeur en vertu du suffrage universel. Quant à la fixation du chiffre de la majorité, c’est là évidemment la question la plus délicate, d’autant plus délicate qu’elle met en présence l’intérêt de la société, qui souffre de l’absolution d’un coupable, et l’intérêt de l’innocent, dont le sort est livré à un léger déplacement de voix. Tout se réunit donc pour faire de cette réforme l’objet de la plus attentive et de la plus sérieuse étude. Il s’élaborerait en même temps, assure-t-on, une autre loi qui tendrait à restreindre la longueur des mises en prévention, souvent fort abusive comme on sait. Ces divers projets seront probablement soumis au corps législatif dans la session annuelle qui va s’ouvrir, en vertu d’un récent décret, le 14 février. Alors se représenteront sans doute ces questions et d’autres encore non moins importantes, telles que le budget. Nous ne savons si le corps législatif sera saisi cette fois de cette loi sur l’instruction publique dont on avait un moment parlé l’an dernier. Certes il n’est point de domaine où il y ait plus à faire que celui de l’instruction publique, et il n’en est pas aussi où il soit plus utile de marcher avec une prudence intelligente et éclairée.

Tout ce qui tend à transformer l’instruction publique touche à l’état intellectuel de notre pays, et, pour peu qu’on observe cet état, on ne pourra que reconnaître l’utilité d’une nouvelle et forte impulsion. On se souvient sans doute de la querelle engagée, il y a quelque temps, par M. l’abbé Gaume, au sujet des classiques. Un ecclésiastique, M. l’abbé Delacouture, publie encore un nouvel ouvrage où revivent ces mêmes débats. Peut-être, à ce point de vue, le livre de M. Delacouture vient-il un peu après le combat. La thèse de M. l’abbé Gaume n’est-elle pas en effet bien épuisée ? N’est-elle pas jugée définitivement ? Mais le nouvel ouvrage embrasse un autre ordre de questions où la théorie des classiques chrétiens n’est mise en cause que d’une manière incidente. Dans son but spécial, comme son titre l’indique, le livre de M. l’abbé Delacouture est une série d’Observations sur un décret de la congrégation de l’Index du 27 septembre 1851. Ce décret atteignait un Manuel de Droit canonique publié par M. l’abbé Lequeux, très fort soupçonné de gallicanisme, et qui s’est d’ailleurs soumis à la décision rendue contre lui. Or la première question que se pose M. l’abbé Delacouture est celle de savoir si les décrets de la congrégation de l’Index, au point de vue religieux, ont force de loi en France. L’auteur résout cette question dans un sens contraire à l’école ultramontaine, et il cite plus d’un exemple de nature à affaiblir l’autorité de l’Index. Ce n’est point là d’ailleurs le seul intérêt des Observations de M. l’abbé Delacouture. Le décret de l’Index n’est qu’un point de départ d’où l’auteur arrive à discuter l’ensemble des doctrines de l’école ultramontaine au point de vue religieux, philosophique, social et même littéraire. Ainsi, on le voit, le champ s’élargit singulièrement, un vaste horizon s’ouvre à la discussion. Une des parties les plus curieuses du livre de M. Delacouture est celle où il s’efforce de rattacher les manifestations récentes du catholicisme ultramontain aux opinions anciennes de M. de Lamennais. De quelque manière qu’on envisage ces questions, il y a une chose très caractéristique à observer, c’est l’ardeur avec laquelle les esprits se portent depuis quelque temps vers l’étude de cette nature de problèmes. La vivacité des discussions religieuses s’est réveillée, comme pour montrer à tous les yeux la grande et juste place que la religion ne cesse d’occuper dans le monde, et qui lui est plus spécialement encore assignée par les défaillances de notre temps. C’est là, c’est dans cet ordre de questions qu’il se publie encore le plus d’œuvres de mérite, qu’il y a le plus de mouvement et quelquefois le plus de talent, tandis que, dans le domaine plus purement littéraire, la lassitude et l’indécision apparaissent comme les incontestables symptômes de cette situation douteuse que nous traversons.

Au milieu de l’incertitude intellectuelle contemporaine, nous cherchons où est la vie, où va le succès. Le succès continue à aller pour le moment vers une œuvre étrangère, vers le roman de Mme Beecher Stowe. Vingt traducteurs se disputent la célèbre histoire nègre ; le théâtre en vit. Nous assistons à une merveilleuse recrudescence de sensibilité pour les noirs, bien qu’il ne se soit pas formé encore en France, comme en Angleterre, une société de dames pour l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Et ce n’était point assez de l’Uncle Tom’s Cabin pour épuiser la curiosité ; nous avons aujourd’hui les Nouvelles américaines de Mme Beecher Stowe. Le roman valait mieux ; les nouvelles ne sont que de légères et peu profondes esquisses de la vie américaine, qui ne doivent très certainement de voir le jour en France qu’au succès de leur aîné. Mais à part ce bruit qui se fait autour d’une invention étrangère, où donc est aujourd’hui le roman français ? C’est M. Alexandre Dumas qui le représente glorieusement. M. Dumas n’avait plus à mener de front qu’Isaac Laquedem et ses Mémoires, où il raconte un peu l’histoire de tout le monde, et voilà qu’il est arrêté tout à coup dans la publication de cet Isaac Laquedem, — l’œuvre de sa vie, comme on s’en souvient. L’auteur était occupé à mettre en feuilletons la vie de Jésus-Christ, à partir de la conception de la sainte Vierge, et le voici cruellement condamné à suspendre ce beau travail là même où a paru cependant le Juif Errant de M. Sue. L’épopée s’éclipse au moment où elle montait à l’horizon, et M. Dumas n’a plus qu’à raconter dans ses Mémoires la révolution de 1830 comme fait essentiellement personnel. La réalité est que nul dans cette révolution n’a dû se remuer plus que M. Dumas, d’après ses Mémoires. Le roman, par aventure, serait-il ailleurs ? Se cacherait-il dans Blondine de Mme Cécile de Valgand ? Peut-être un autre nom se déguise-t-il sous celui-ci ; mais là n’est point évidemment le germe du rajeunissement et de la vie. Cherchons encore : faute d’une meilleure chance, le roman se fait vagabond et marron. Après avoir couru le beau monde, il se met à bon marché et va en bonne fortune auprès du petit peuple qu’il nourrit de saine littérature, de purs sentimens et de bons tableaux de mœurs. C’est le roman à quatre sous. Que ce triste colportage soit au point de vue moral le plus dangereux des pièges, certes cela n’est point douteux. Au point de vue littéraire même, il est le signe de la plus étrange déviation d’idées. Au lieu d’aider l’art à se relever à sa juste hauteur, il l’abaisse au niveau de toutes les curiosités grossières de ce public qu’il va séduire, enivrer et pervertir. Voilà cependant une des plus florissantes spéculations de ces derniers temps ! S’il fallait en juger par là, si on ne savait que malgré tout il y a dans notre pays de bien autres ressources d’esprit et d’intelligence, susceptibles des plus sérieuses applications, par lesquelles la France a exercé une glorieuse initiative dans le monde et qui n’ont besoin que d’un instant de halte propice pour retrouver leur action, ne faudrait-il pas trouver quelque éclair de vérité dans ces mots par lesquels commence une brochure récente : « Les sciences morales et politiques sont, comme chacun sait, fort peu cultivées en France ?… »

D’où vient cependant ce trait lancé contre la France ? Il vient tout droit de Belgique, ce qui serait peut-être un peu étrange, s’il ne fallait y voir une représaille du patriotisme. C’est le premier mot en effet d’un petit livre qui a pour titre : les Limites de la Belgique, et ce n’est pas la seule réponse faite chez nos voisins du nord aux Limites de la France. Ce n’est pas davantage la plus sensée et la plus juste : c’est la plus violente et la plus ardente, et il n’est point inutile parfois de voir ce qui peut fermenter de haines dans certains esprits exclusifs et gallophobes de l’Europe. L’auteur des Limites de la Belgique est, dit-on, M. Lucien Jottrand, fort connu à Bruxelles pour son antipathie contre la France, et qui fit l’an dernier un petit livre dont nous avons parlé : Londres au point de vue belge. M. Jottrand a fait un voyage à Dunkerque, où il a constaté qu’il y avait des enseignes de boutiques en flamand, et il ne lui en a pas fallu davantage pour conclure que le nord de la France devait être annexé à la Belgique. Comme on voit, l’auteur se livre avec un soin patriotique à la recherche des frontières belges. Ce n’est point certes le désir d’agrandir la Belgique qui est étrange. À ceux qui veulent de Paris annexer la Belgique à la France, d’autres répondent de Bruxelles par l’annexion de la France à la Belgique, — rien de mieux. Ce qui est étrange, c’est la voie par laquelle l’auteur y arrive, c’est le raisonnement qu’il l’ait à l’Europe et par lequel il prétend prouver sans doute qu’on cultive beaucoup mieux en Belgique qu’à Paris les sciences sociales et politiques. Il y a en France, assure l’auteur, deux choses très différentes. Il y a le virus révolutionnaire, dont le midi est le siège gangrené, et il y a la puissance, la richesse de la France, qui lui sert à propager son venin du midi ; cette puissance, ce sont les provinces du nord qui la représentent. Que reste-t-il à faire, si ce n’est à séparer les deux régions, à ramener le nord dans le giron de l’orthodoxie européenne et à laisser la France du midi se débattre dans l’anarchie fébrile de ses révolutions ? La France en effet n’est-elle pas la grande perturbatrice du monde ? Après avoir été sur le point de faire du socialisme économique contre la propriété, ne fait-elle pas du socialisme politique contre la constitution européenne par son ambition mal déguisée ? Quoi ! direz-vous, est-ce donc du socialisme de penser que l’état général de l’Europe a pu n’être point réglé en 1815 d’après les conseils de la plus stricte et la plus impartiale sagesse ? Mais alors le nombre des socialistes peut être beaucoup plus grand qu’on ne pense. S’il fallait en revenir absolument aux traites de 1815, la France aurait beaucoup à changer sans doute pour sa part ; mais l’auteur oublie qu’une des premières choses à faire serait de supprimer la Belgique, — auquel cas sa brochure s’appellerait les Limites des Pays-Bas, et non les Limites de la Belgique. Ce petit livre, qu’il ne faut pas prendre trop au sérieux, est écrit avec une verve de haine contre la France qui rappelle les beaux jours de 1813, et, chose étrange, faut-il que ce soit dans notre langue qu’il soit ainsi parlé de notre pays ? Est-ce donc pour mieux prouver que c’est bien à la France de se laisser annexer à la Belgique ? Heureusement pour elle, la Belgique écoutera peu et suivra encore moins la politique de M. Jottrand, politique la plus triste de toutes, puisqu’elle ne serait que de la haine sans la puissance de la satisfaire.

En Allemagne, la question religieuse prend chaque jour un intérêt nouveau, et atteste par d’incessans témoignages que la lutte de l’église catholique et du protestantisme n’est point renfermée dans les limites de l’Angleterre. La Prusse s’est effrayée des progrès que la propagande catholique a faits dans le pays à la faveur même des succès qu’elle avait obtenus en Angleterre. Le gouvernement prussien, pour satisfaire aux inquiétudes de l’opinion, a cru devoir donner aux employés supérieurs des provinces des instructions formelles sur la conduite qu’ils avaient à tenir en présence de cette propagande. Par suite d’une indiscrétion, ces instructions ont été divulguées, et elles sont devenues l’objet d’une polémique très animée entre les feuilles périodiques des divers partis. Des écrivains distingués sont eux-mêmes intervenus dans la querelle. Les opinions bizarres y ont aussi trouvé leur place, et tandis qu’on lisait avec intérêt les brochures de M. Rintel et la lettre du professeur Walter de Bonn, on trouvait une ample matière à raillerie dans une brochure anonyme portant ce titre, dont la longueur est le moindre défaut : L’église catholique dans sa liberté, pierre sépulcrale de la révolution politique, pierre protectrice de la révolution sociale, pierre fondamentale de l’unité allemande, pierre baptismale de la science libre ! Il résulte des discussions auxquelles la question religieuse vient de donner lieu que la proportion numérique des prêtres est exactement la même dans les deux confessions, mais que, pour le nombre des églises et des institutions religieuses, les catholiques ont l’avantage. Les craintes des protestans ne sont que plus vives depuis que ce point curieux de statistique a été mis en lumière. Les instructions adressées par le gouvernement prussien aux administrations des provinces ont spécialement pour objet de paralyser les efforts des missionnaires jésuites. L’un des chefs du parti catholique dans la seconde chambre, M. de Waldbott, a fait une motion dont le but est d’obliger le ministère à retirer ces instructions. Les protestans répondent à cette démonstration des catholiques en se pressant en foule aux prédications des pasteurs Krummacher et Kunze contre l’église romaine. On a même essayé d’établir à Berlin une affiliation de l’Evangelical Alliance d’Angleterre, afin de concentrer toutes les forces du protestantisme contre l’agression de l’église catholique, qui passe pour méditer contre l’anglicanisme une nouvelle campagne plus formidable encore que la première. Jusqu’à présent toutefois cette affiliation n’a point réussi à se fonder.

L’Espagne, à la veille des élections, n’a point changé de situation. Le trait le plus saillant de l’état actuel de la Péninsule, on le sait, est la scission entre les diverses fractions du parti conservateur, scission qui a eu déjà bien des phases, et qui s’est aggravée récemment encore d’un incident où s’est trouvé mêlé le général Narvaez. Ce qui, à notre avis, est profondément à regretter tout d’abord, c’est qu’au milieu de la lutte des partis un homme comme le duc de Valence, avec sa situation, ses antécédens, ses services et son avenir, ait cru devoir prendre une attitude aussi militante qu’il l’a prise, au lieu de rester comme l’épée fidèle de la reine, son conseil au besoin, et peut-être l’arbitre de la crise prochaine qui s’annonçait. C’est là, sans nul doute, la première cause des complications où il s’est trouvé bientôt personnellement engagé. Le cabinet de M. Bravo Murillo, avant sa chute, avait donné au général Narvaez l’étrange mission d’aller à Vienne étudier l’état militaire de l’Autriche. Arrivé à Bayonne, le duc de Valence, sous l’empire d’une susceptibilité facile à concevoir, a adressé à la reine une supplique, qui ne serait, à vrai dire, rien moins qu’une supplique, si elle ne se terminait par la demande de rentrer à Madrid. Il en est résulté que le nouveau cabinet s’est vu forcé de renouveler au général Narvaez l’ordre formel de remplir sa mission, en l’accompagnant de l’expression du mécontentement de la reine. L’affaire du général Narvaez a provoqué la retraite du ministre des finances, M. Aristizabal, lequel s’est retiré moins, assure-t-on, parce qu’il désapprouvait la mesure prise par ses collègues qu’en raison de l’intimité personnelle qui le lie au duc de Valence. M. Aristizabal est remplacé par le ministre de l’intérieur, M. Llorente, auquel succède à son tour un des anciens membres du parti modéré, M. Benavides. Au reste, dans tous les incidens de ces derniers temps, le cabinet nouveau de Madrid semble avoir gagné plutôt que perdu. Des hommes considérables qui avaient fait acte d’opposition au gouvernement se sont rapprochés de lui. M. Martinez de la Rosa vient en effet de rentrer au conseil d’état, et son exemple doit avoir du poids assurément. Le même esprit qui a présidé à la formation de ce cabinet se retrouve aujourd’hui dans la politique suivie par le nouveau ministre de l’intérieur. D’un côté M. Benavides multiplie les assurances en faveur du régime constitutionnel, de l’autre il combat l’influence de la coalition qui s’est formée entre la fraction dissidente du parti modéré et le parti progressiste. Quant au nouveau ministre des finances, M. Llorente, homme distingué et expert, il vient de signaler son avènement par une négociation des plus épineuses : il a obtenu de quelques capitalistes une avance de 100 millions de réaux sur les produits de la vente des biens du clergé, sanctionnée, comme on sait, par le dernier concordat. Cette somme est destinée à pourvoir aux nécessités de la situation financière, qui ne pourra manquer de s’éclaircir dans les prochaines cortès. Maintenant, que seront ces cortès ? Il serait difficile de le prévoir dans la situation de la Péninsule. Bien des chances semblent se réunir en faveur du ministère. La plus grande, c’est qu’il serait assez difficile de le remplacer par un cabinet purement conservateur, et qu’il serait plus périlleux encore de glisser sur la pente des coalitions et des compromis progressistes.

Par quelque côté qu’on l’observe, l’Europe, dans la mobilité et la variété de son histoire, ne cesse point d’avoir sa physionomie propre. Les problèmes qui s’agitent pour elle, à travers les mille incidens de son existence, ont encore dans leur ensemble un caractère commun qui naît d’un travail universel pour maintenir un certain équilibre entre les peuples occidentaux : travail obstiné qui se poursuit partout, à propos de tout, et qui a nécessairement pour résultat de neutraliser les forces, d’enchaîner les grandes ambitions, de circonscrire le développement de certaines tendances. Cet équilibre, qui est la loi de l’Europe, est ce qui existe le moins au-delà de l’Atlantique où tout se produit dans le désordre gigantesque d’un monde qui se forme et qui prépare peut-être une nouvelle phase de la civilisation. En attendant ces destinées inconnues, ce vaste monde américain continue à se remplir de l’anarchie stérile des uns, de l’ambition conquérante des autres. Tout ce qui pourrait même servir de contrepoids, créer des droits ou des garanties, établir un certain équilibre, semble particulièrement en haine à cette grande race anglo-américaine dont l’audace s’accroît par le succès. Quel est aujourd’hui un des principaux soucis des États-Unis ? C’est d’empêcher que l’Europe n’acquière une situation sur un point quelconque du continent américain, comme si l’Europe était bien menaçante, comme si elle allait même jusqu’à l’extrême limite de son droit pour défendre et sa juste influence politique et les quelques points qui lui restent matériellement dans le Nouveau-Monde ! Dans le dernier message de M. Fillmore, on a vu déjà comment le gouvernement de l’Union a décliné l’offre, faite par la France et l’Angleterre, de garantir par une convention collective l’inviolabilité de l’île de Cuba. Les papiers relatifs à cette négociation viennent d’être communiqués au sénat américain. On peut remarquer dans ces documens le projet de convention préparé par les cabinets de Paris et de Londres, et la réponse faite par le ministre des affaires étrangères des États-Unis, M. Everett.

Comme nous le disions récemment, le cabinet de Washington, si l’on nous passe ce terme, tire son chapeau au droit public en désavouant toute préméditation de conquête officielle contre la possession espagnole, et en même temps il réserve toutes les chances possibles d’une annexion que les circonstances viendraient à légitimer à ses yeux. Chose singulière, il y a trente ans, les États-Unis se mettaient en quête de garanties contre les projets présumés de l’Angleterre sur l’île de Cuba ; ils négociaient des traités contre l’ambition britannique. Aujourd’hui ils n’en sont plus à dissimuler leur propre ambition. Cela peut donner la mesure des progrès de l’esprit de conquête en Amérique. Cet esprit, au reste, tend à dominer dans la prochaine ère présidentielle par l’avènement au pouvoir de l’élu du parti démocrate, M. Franklin Pierce. Le parti démocrate américain n’est point du tout, en effet, ce que ce mot pourrait faire supposer en Europe. Que l’esclavage existe aux États-Unis, ses instincts d’égalité ne s’en émeuvent guère. Ce qui le distingue essentiellement, c’est l’humeur conquérante, c’est cette ardeur de convoitise territoriale qui a provoqué la guerre du Mexique en 1846 sous la présidence de M. Polk. La question est de savoir si nous assisterons à une nouvelle explosion de ces mêmes tendances. Déjà les motions se succèdent dans ce sens au sénat de Washington, et le véritable mobile se cache sous le prétexte spécieux de lutter contre l’influence de l’Europe en Amérique. Un sénateur de la Louisiane, M. Soulé, a proposé de mettre 11 millions de dollars à la disposition du pouvoir exécutif pour soutenir la lutte. Un autre des chefs principaux du parti démocrate, le général Cass, est l’auteur d’une proposition identique. À ses yeux même, toute tentative d’une puissance européenne pour coloniser une portion du continent américain est un cas de guerre. L’Amérique tout entière pour les Américains, voilà le mot ! Ce n’est point le général Cass qui dissimulera ses vues sur Cuba. Nul ne confesse avec plus de naïveté cet « appétit glouton de territoires » qui est le propre de l’insatiable Yankee. Ainsi se dessine de toutes parts la politique prochaine des États-Unis. Il n’est point impossible cependant que le nouveau président ne soit plus sage que son parti. M. Franklin Pierce passe pour un homme modéré, intelligent et ferme ; il ne se donnera point sans doute pour mission de satisfaire tous les farouches appétits du parti démocratique ; mais pourra-t-il résister à tous les entraînemens populaires de son pays ? Là est la question.

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’un des prétextes de cette récente recrudescence de l’exclusivisme américain, c’est cette malheureuse expédition de M. de Raousset-Boulbon au Mexique dont nous avons parlé. Les bons démocrates de l’Union savaient pourtant bien à quoi s’en tenir sur les chances probables de cette petite troupe de Français engagés, non sans courage d’ailleurs, au milieu de l’anarchie mexicaine ; ils n’ignoraient pas que c’était une aventure qui avait commencé par le hasard d’une victoire, et qui devait finir par le hasard d’une défaite ; c’est ainsi, en effet, qu’elle vient de s’achever. La petite armée de M. de Raousset-Boulbon, un moment victorieuse, a été dispersée dans deux combats, ou a capitulé avec les honneurs de la guerre, et s’est retirée vers Guaymas pour évacuer tout à fait le sol mexicain. C’était une entreprise qui réunissait évidemment peu de chances de succès ; mais c’était bien assez pour réveiller l’appétit yankee, selon le langage du général Cass, à l’endroit du Mexique. Et véritablement, en dehors même de cet épisode, qui n’a pas beaucoup ajouté aux embarras réels du Mexique, comment ne s’expliquerait-on pas l’ambition américaine en présence de l’incurable anarchie qui dévore ce pays ? Chaque arrivage porte maintenant le bulletin de quelque révolution nouvelle qui enlève une portion du territoire au gouvernement régulier. Chaque province devient un centre insurrectionnel. La guerre civile, semble sévir spécialement à Tamaulipas, sur le Rio-Grande, et, ce qui est plus grave, c’est qu’à chaque instant des officiers de l’armée régulière, ou même des vaisseaux de l’état, font défection au gouvernement. D’un autre côté, comme on le pense, les aventuriers du nord affluent de toutes parts et se mêlent à ces insurrections qui tendent, à ce qu’il paraît, à se concentrer pour livrer un dernier assaut à l’ombre de pouvoir légal qui subsiste. Pendant ce temps, on discute à Mexico sur le point de savoir si le général Arista, chef suprême de la république, se saisira de la dictature ou s’il restera président constitutionnel. On fait des ministères de conciliation qui ne concilient rien, bien entendu, parce qu’on ne concilie pas l’anarchie, et le Mexique descend par degrés cette pente redoutable de la dissolution, au bout de laquelle l’annexion successive des divers états mexicains s’accomplira sans même qu’une nouvelle guerre soit nécessaire. Triste et malheureuse race qui, après n’avoir point su se conduire, sera forcée de plier la tête sous la rude main de ses envahisseurs ! L’état du Mexique n’est-il point un saisissant exemple pour tous les peuples de race espagnole répandus dans le Nouveau-Monde ?

Il y a malheureusement cependant en Amérique plus d’un pays qui, s’il n’a point à redouter la périlleuse proximité des citoyens de l’Union, offre plus d’une analogie d’un autre genre avec le Mexique. Voici, par exemple, la guerre civile qui vient de se rallumer dans la République Argentine. Il n’y a pas un an encore que Rosas a été renversé du pouvoir, et déjà deux ou trois révolutions ont eu lieu. La dernière, on peut s’en souvenir, date du 11 septembre dernier, et avait pour but d’émanciper la province de Buenos-Ayres de la tutelle d’Urquiza, qui avait reçu le titre de directeur provisoire de la Confédération Argentine dans un congrès composé des gouverneurs de toutes les provinces. Cette révolution accomplie, la junte des représentans, qui avait été dissoute, était réinstallée ; le lieutenant laissé par Urquiza à Buenos-Ayres était expulsé, et remplacé, comme gouverneur de la province, par le général Pinto, auquel a succédé depuis le docteur Valentin Alsina. Enfin Buenos-Ayres dépouillait, en ce qui la concernait du moins, le directeur provisoire de son titre de délégué aux affaires extérieures de la confédération. La question était de savoir comment Urquiza prendrait cette rupture de Buenos-Ayres, et comment il y répondrait. Il a paru d’abord la prendre assez diplomatiquement, et n’a point essayé, immédiatement du moins, de revendiquer son autorité par la force. Peut-être attendait-il la décision d’un congrès général qui était alors sur le point de se réunir à Santa-Fé, pour statuer sur l’organisation définitive de la république. En attendant toutefois, on le pense, ni Buenos-Ayres, qui persistait dans son mouvement du 11 septembre, ni Urquiza, qui était peu disposé à abdiquer son pouvoir, ne restaient inactifs. Urquiza agissait pour conserver l’appui des autres provinces. De son côté, le nouveau gouvernement de Buenos-Ayres, par des négociations secrètes, cherchait à se ménager l’adhésion de la province de Corrientes et l’obtenait en effet ; et comme une telle situation ne pouvait longtemps se prolonger, les hostilités n’ont point tardé à éclater. C’est au commencement de novembre que Buenos-Ayres a expédié deux corps d’armée, aux ordres du général Madariaga et du général Hornos,

pour aller attaquer Urquiza dans l’Entre-Rios. Jusqu’ici le premier de ces généraux paraît avoir été battu ; le second semble avoir obtenu quelque avantage. Ce qui ferait croire néanmoins que cet avantage était peu décisif, c’est que, sous le coup de ces nouvelles, le gouvernement de Buenos-Ayres préparait de nouvelles forces et prenait d’assez importantes mesures militaires. Urquiza sortira-t-il victorieux de cette lutte ? Rien n’est plus incertain. Mais à cette question on pourrait substituer une question bien plus sérieuse : — comment se fait-il que la merveilleuse situation faite à tous les hommes intelligens par les événemens de l’an dernier avorte si misérablement aujourd’hui dans la guerre civile ? — Un émigré Argentin de talent, M. Sarmiento, dans une lettre qu’il adressait récemment du Chili au général Urquiza, disait que toutes les anciennes questions de partis auraient dû s’effacer devant ces autres questions de la navigation des rivières, des voies de communication à créer, du commerce à développer, de l’industrie à stimuler. C’est là, en effet, la seule politique féconde pour ces pays. C’est pour l’avoir oublié que la République Argentine se trouve de nouveau plongée dans la guerre civile, et tandis que l’histoire de ces provinces compte une convulsion de plus, d’autres pays sur le même continent trouvent la paix dans la pratique d’une politique plus réelle et plus efficace. Le Brésil et le Pérou viennent d’échanger les ratifications d’un traité sur la navigation du fleuve des Amazones. Non-seulement ce traité règle les relations commerciales qui s’établiront entre les deux pays par cette voie, mais il détermine les avantages qui seront faits par les gouvernemens à la compagnie créatrice de la navigation à vapeur sur le Marañon. Une compagnie s’est même organisée et a été autorisée à Rio-Janeiro ; ce ne sera pas, à coup sûr, un événement vulgaire que le premier voyage d’un navire à vapeur à travers ces contrées centrales de l’Amérique, jusqu’ici partagées entre la solitude et la vie sauvage.
CH. DE MAZADE.