Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1839
31 décembre 1839
Nos prévisions sur l’état des esprits dans la chambre des députés ne s’étaient que trop réalisées. La chambre s’est trouvée, dans ses premières réunions, plus fractionnée, plus découragée que nous n’osions le dire ; et la conscience de cette atonie lui donnait une tristesse visible, une apathie qui n’était qu’un profond mécontentement de toutes choses et d’elle-même.
Le discours de la couronne ne pouvait l’aider à sortir de cette fâcheuse situation. Le ministère pouvait-il proclamer l’état maladif des esprits, proposer des remèdes qui auraient été des reproches, et rappeler l’assemblée à la vie politique, lui qui n’était pas encore sûr d’être regardé par la chambre comme un être vivant ? À qui aurait-il pu s’adresser ? Au nom de quel système politique, de quels intérêts du moins, de quelles passions, aurait-il prétendu rallier autour de lui une puissante majorité ? On ne rallie pas sans drapeau.
Le ministère, qu’on nous permette une expression vulgaire, ne pouvait que voir venir ; il y était condamné par son origine, par sa position, par la combinaison, telle que le 19 mai l’a faite, des élémens dont il se compose ; en exiger davantage, ç’aurait été une injustice et une contradiction.
Considéré de ce point de vue, le discours de la couronne a été tout ce qu’il pouvait être. Habilement rédigé, il n’a paru dépasser la mesure que par une expression dont l’explication et le commentaire ne seront pas chose facile à la tribune. Le ministère affirme que notre politique est toujours d’assurer l’intégrité de l’empire ottoman. Lord Palmerston et Reschid-Pacha n’auraient pas choisi une autre expression. Peut-être a-t-on voulu dire que la France ne permettra dans aucun cas que l’empire soit démembré au profit d’une puissance européenne, que le turban ne sera nulle part remplacé par le bonnet moscovite ou par le chapeau anglais ; que ce principe une fois établi, peu importe à l’Europe que l’empire des Osmanlis soit gouverné par un seul monarque ou par deux. Peut-être aussi ajoutera-t-on que dans toutes les concessions à faire à Méhémet-Ali, on aura soin de réserver à la Porte un droit quelconque de suzeraineté, et que dès-lors, tout en diminuant la puissance du sultan, on ne porte cependant aucune atteinte à l’intégrité de l’empire. Mais à coup sûr on n’ajoutera pas qu’on a entendu parler de l’intégrité de l’empire ottoman tel qu’il existe aujourd’hui, l’Égypte, la Syrie et l’île de Candie se trouvant déjà séparées de fait et en possession du pacha. Le ministère n’a certes pas imaginé, on ne saurait trop dans quel but, un détour si peu digne, et qui rappellerait ces bons pères que fustigeait si cruellement l’auteur des Provinciales.
Quoiqu’il en soit, le mot d’intégrité est exorbitant. Pris au pied de la lettre, il jetterait la France dans une politique toute nouvelle, à la suite de l’Angleterre, et nous obligerait, pour être d’accord avec nous-mêmes, et pour conserver en tout cas à la France son rang et sa dignité, de coopérer aux mesures coërcitives que le cabinet anglais paraît si désireux d’employer contre Méhémet-Ali. Expliqué, commenté, ce mot jette notre gouvernement dans de graves embarras politiques et diplomatiques, et il est difficile de concevoir quelle utilité indirecte peut en résulter pour la France. On dit que les affaires d’Orient sont dans ce moment l’objet d’une conférence au petit-pied qui se tient à Londres, et dont M. Brunow pour la Russie, et M. Neumann pour l’Autriche font les frais. Fallait-il au négociateur français le mot d’intégrité pour s’y déployer à son aise ?
Malgré cette pointe si inattendue dans le domaine de la politique extérieure, le discours de la couronne avait laissé les esprits froids, mornes, découragés. Le passage où le roi parlait du zèle ardent du prince royal et de ses frères pour le service de la patrie et l’honneur de la France, jeta seul une étincelle électrique au sein de l’assemblée. La France sentit qu’on lui parlait de ses enfans, et fut émue de leur amour et de leur dévouement.
L’élection de M. Sauzet à la présidence, ainsi que nous l’avions annoncé, n’a pas rencontré d’obstacles sérieux. La chambre était encore hors d’état, je ne dis pas de faire, mais de désirer, mais d’imaginer une élection plus significative. M. Sauzet, bon président d’ailleurs, convenait à la chambre, autant par les qualités dont il manque que par celles dont il est doué. Il lui épargnait la peine de se réveiller brusquement, et pour ainsi dire en sursaut, de cette espèce d’étourdissement léthargique où l’avait jeté la dernière session.
Cependant le frottement des hommes politiques avait recommencé. Après s’être regardés, toisés, en rechignant, en bâillant, on s’était avoué qu’on sommeillait plus qu’il ne convient à la dignité d’un grand corps politique et aux intérêts de la France ; mais bientôt on se le dit si souvent et si haut, qu’il fut évident pour tout le monde qu’on touchait au réveil. C’est ainsi que les choses se passent chez nous ; toute situation ne dure guère que le temps nécessaire pour la bien constater ; le jour où tout le monde la reconnaît et l’avoue hautement, ce jour-là elle disparaît. C’est comme une mode, elle tombe le jour où, devenue générale, elle n’est plus une distinction pour personne. Cette fois, le changement s’opère, nous l’espérons du moins, au profit et pour l’honneur de la France, qui certes n’avait rien à attendre de grand ni d’utile de l’abaissement et de la décomposition d’un des grands pouvoirs de l’état.
L’organisation des bureaux n’a rien offert de remarquable. Un incident du premier bureau est seul venu réveiller la polémique de la salle des conférences, et rappeler aux députés que le moment était arrivé pour chacun de prendre son parti et de choisir son drapeau. M. Dufaure avait donné sa voix à M. Jacques Lefèbvre ! De là, grande rumeur et de violentes attaques contre le jeune ministre qui est venu, avec une partie des siens, des rangs du centre gauche de la coalition. Apparemment que le centre gauche avait résolu de voter le cas échéant, pour M. Dufaure, malgré sa défection. Si cela est, M. Dufaure a eu grand tort, il faut le dire, de ne pas préférer cette conduite toute chrétienne aux règles de la politique ; il a eu tort de ne pas voter contre lui-même et contre le ministère dont il fait partie. Nous, cependant, pouvons-nous le blâmer d’avoir voté pour un 221 ?
Un fait, en apparence du moins plus significatif, a signalé le réveil de la chambre : M. Martin du Nord, après une lutte assez vive, l’a emporté, dans la nomination des vices-présidens, sur M. Vivien. Nous ne voulons pas cependant abuser nos lecteurs en jouant sur les noms propres. Tout le monde sait que la nomination de M. Martin n’est pas due seulement aux votes des 221 ; plus d’un suffrage lui est venu des rangs des adversaires les plus ardens du 15 avril. Cela est très naturel : il n’est pas d’assemblée politique où ces combinaisons n’arrivent fort souvent sans concert ni préparation aucune. Ceux des membres de la gauche et du centre gauche qui veulent, avant tout, renverser le ministère, ont voté pour M. Martin du Nord, parce que sa nomination était un échec pour les ministres. Les 221, même ceux qui ne se soucient point de précipiter la crise ministérielle, ont voulu témoigner par leurs suffrages combien ils avaient été blessés de l’exclusion donnée pour la première présidence de Douai à un homme des plus honorables et des plus dignes, par cela seul qu’il avait été un des ministres du 15 avril. Ils ont voulu prouver qu’il faudrait toujours compter avec eux.
Au reste, la nomination de M. Martin était plutôt remarquable comme acte de vigueur que comme démonstration politique. La chambre avait fait voir par là qu’elle voulait être ; mais elle n’avait pas encore dit ce qu’elle ferait. Il y avait eu une sorte d’accord imprévu pour faire sentir au ministère qu’il n’était pas le maître de la chambre, et qu’il ne pouvait pas même se reposer sur l’apathie de l’assemblée. Il n’y avait encore rien qui annonçât un parti pris, la reconstitution délibérée d’une majorité voulant reprendre sa place au pouvoir. La nomination de M. Martin était plus qu’un accident ; mais elle n’était pas la proclamation d’un système : elle ne pouvait pas même servir de prélude, de fait précurseur d’un système politique.
Elle a cependant produit des effets d’une haute importance. Elle a mis la chambre sur ses gardes. La chambre a compris, au retentissement de cette nomination, que le moment des actes sérieux était arrivé, qu’il n’y aurait plus désormais rien d’indifférent dans ses démarches, rien qui ne fût le sujet de commentaires importans, d’interprétations décisives ; que tout ce qu’elle ferait deviendrait obstacle ou appui ; qu’appelée à exercer nécessairement une grande et immédiate influence sur le pouvoir, il lui importait de ne pas se tendre des piéges à elle-même, en paraissant favoriser ce qu’elle ne veut pas, et repousser ce qu’elle désire. Elle a surtout compris que sa mission était, avant tout, de reformer une majorité conservatrice, stable, compacte, véritable point d’appui pour le pouvoir, menacé dans l’intérieur par la légèreté et l’insouciance générale des esprits plus encore que par les efforts désespérés des derniers factieux, appelé à l’extérieur à soutenir d’une main ferme et prudente l’honneur national, les intérêts français. Elle a compris qu’il ne s’agissait pas de savoir d’abord par quels hommes nous serions gouvernés, mais bien quelle majorité nous aurions ; qu’il appartenait à la majorité de présenter des candidats pour le ministère, et nullement à tel ou tel député de se faire une majorité pour son service. Une majorité due à l’analogie réelle des opinions et au besoin, également et profondément senti, de force et d’élévation dans le gouvernement, pouvait seule servir de base solide à un système politique, et présenter des chances raisonnables d’avenir. Cette majorité, si elle était possible, ne pouvait pas être faite de main d’hommes ; elle ne pouvait être que le résultat naturel, spontané des circonstances, l’œuvre de la chambre elle-même, des principes qui y dominent, des sentimens dont elle se trouve réellement animée lorsqu’elle se consulte dans l’apaisement de la tourmente politique.
C’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour bien apprécier le fait grave, décisif peut-être, de la nomination de la commission de l’adresse dans la chambre des députés. Non-seulement les opinions extrêmes n’ont pu y faire arriver un seul de leurs représentans, mais il en a été de même de la gauche constitutionnelle. Le centre gauche opposant y est faiblement représenté, comme pour lui indiquer qu’on ne voulait pas désespérer de le voir, lui aussi, se rallier au parti gouvernemental. Les opinions conservatrices, quelles que soient leurs nuances, ont envahi la commission. La majorité s’est révélée. Elle existe. Il faut seulement la cimenter, la consolider, et l’aider à jouer dans les affaires du pays le rôle qui lui appartient.
Un rapprochement curieux, significatif, ne saurait échapper à l’observateur : c’est qu’en réalité le même esprit a dirigé les deux chambres dans le choix des commissaires. Dans la chambre des députés, M. Quesnault, M. Dumont, M. Legentil, siègent à côté l’un de l’autre, en parfaite harmonie, dit-on ; un fait analogue, autant du moins que le permettent les nuances toujours plus adoucies de la chambre des pairs, se reproduit dans la commission qu’elle a nommée.
Encore une fois, et nous nous plaisons à insister sur ce fait, parce qu’il est honorable pour la France, parce qu’il prouve qu’il ne faut jamais désespérer de nos assemblées politiques qu’au jour même où tout y paraît désordre et dissolution, la vie, l’action, l’harmonie y renaissent tout à coup, comme par enchantement ; — encore une fois, disons-nous, le fait capital du moment, c’est l’intention positive, manifestée par la chambre des députés, de donner au pouvoir l’appui d’une majorité forte et compacte, d’une majorité conservatrice, qui ne sera ni une coterie ni même un parti, qui recevra également dans son sein tous ceux, qui, oubliant de vieilles discordes et de vieilles misères, reconnaissent que le maintien et le progrès de nos belles institutions exigent un gouvernement ferme, éclairé, et une complète harmonie entre les grands pouvoirs de l’état.
Espérons que ce premier pas ne tardera pas à être suivi d’autres pas également décisifs, et, avant tout, d’un projet d’adresse qui réponde dignement à la pensée de la chambre. Nous n’en doutons point. La commission s’est déjà rassemblée ; nul dissentiment n’y a percé ; la discussion s’y annonce telle qu’elle doit être entre des hommes habiles, honorables, qui, marchant tous au même but, veulent seulement éclairer la situation du pays.
L’adresse ne sera point hostile au ministère ; le but n’est pas de le culbuter, ni d’amener demain une crise ministérielle qui, évidemment, ne ferait que rouvrir et envenimer les plaies du malade, disons mieux, de tous les malades. Loin de là : il faut que la nouvelle situation politique se raffermisse, que la nouvelle majorité reprenne fortement possession de son terrain ; elle y sera attaquée, vivement attaquée ; escarmouches, combats, peut-être aussi batailles rangées, rien n’y manquera. Là, sur le terrain, en face de l’ennemi, devront se montrer à nu toutes les alliances ; là la neutralité sera regardée du même œil que Solon la regardait dans les luttes athéniennes ; là la majorité reconnaîtra ses véritables chefs, et le pouvoir ses candidats ; là aussi le ministère apparaîtra tel qu’il est, c’est-à-dire un composé d’hommes que le hasard et les nécessités d’un moment difficile ont seuls amenés au pouvoir, d’hommes qui, par l’effet des mêmes circonstances, n’ont pas occupé dans le ministère la place qui leur était naturellement dévolue, enfin d’hommes habiles que tout cabinet doit être heureux de conserver, nous dirons plus, d’hommes dont la retraite pourrait compromettre de nouveau cette majorité qu’il est si important de consolider et de maintenir.
Nous ne faisons, du reste, que répéter ce qui est dans la pensée et désormais dans la bouche de tout le monde. Le ministère ne doit pas être culbuté, mais réformé. Il est incomplet et mal combiné. Il le sent, il le sait comme nous, comme tout le monde.
C’est à la majorité de fournir à la couronne les élémens nécessaires pour le réformer et le compléter. Nous ne voulons faire ici ni pronostics ni conjectures. Rien ne serait plus aisé, rien aussi n’est plus hasardé, plus inopportun. On en a fait plus d’une fois l’expérience.
Il est facile, sans doute, de répéter les noms du petit nombre d’hommes que l’opinion publique signale dès qu’il s’agit de crise ou de réforme ministérielle. À quoi bon ? Peuvent-ils, tous ou plusieurs d’entre eux, arriver ensemble au pouvoir ? Dieu le veuille ! la France s’en réjouira, la France qui, à vrai dire, a autre chose à faire que d’assister, comme à un spectacle de gladiateurs, aux luttes parlementaires des candidats au ministère. Les souvenirs, les colères, l’incompatibilité des humeurs, les prétentions personnelles, disons-le, les petites passions, car au fond il n’y a rien là de noble ni de grand, empêchent-ils cet accord ? Tant pis, mais encore faut-il que nous soyons gouvernés, fortement et dignement gouvernés.
La majorité qui se forme n’est point étroite, tracassière, exclusive. Ceux qui resteront en dehors s’en seront exclus eux-mêmes ; ceux qui, doués des moyens nécessaires, n’auront pas su prendre parmi ses chefs le rang qui leur appartiendrait, auront obéi à je ne sais quelles fantaisies, et auront préféré rester dans d’autres camps que dans le camp gouvernemental.
Quoi qu’il arrive, la session nous paraît s’ouvrir sous d’heureux auspices, et certes on nous permettra d’en féliciter nos amis. Les 221 ont fait preuve d’une modération et d’un tact politique qui les honorent, et nous ne doutons pas qu’ils ne persévèrent jusqu’au bout dans l’œuvre de reconstruction dont ils sont une partie si essentielle.
Un écrit remarquable a paru ces derniers jours. Le Roi, la Chambre, le Ministère, le Pays, tel est son titre. « Ceci est l’œuvre d’un homme de bonne foi, » telle est son épigraphe. Nous la croyons sincère. L’écrit se fait remarquer par une appréciation fort ingénieuse, souvent caustique, presque toujours vraie, des choses et des hommes. Mais l’auteur aussi n’est qu’un homme. À force de sonder à fond les passions d’autrui, il n’a pas pris garde aux siennes. Certes, nous sommes tout prêts à rendre, avec lui, pleine et entière justice aux hommes éminens qui ont mérité ses éloges ; mais nous ne saurions souscrire également à certaines critiques et à certaines attaques. On dirait qu’il y a là de la rancune, tant les paroles sont amères et les reproches graves et mal fondés. On peut ne pas approuver toute la conduite politique même des hommes les plus haut placés par leur talent ; mais il ne faut jamais oublier les services qu’ils ont rendus à la France.
L’Académie française a fourni matière à conversation pendant vingt-quatre heures. C’est beaucoup par le temps qui court. M. Berryer y a obtenu dix voix, dont six de légitimistes. Il faut espérer, pour l’honneur des immortels, que pareilles aberrations ne recommenceront pas. M. Berryer n’est pas Châteaubriand. Loin que sa gloire littéraire puisse faire oublier son rôle politique, ce n’est au contraire que par son rôle politique qu’on a pu concevoir la pensée de le porter au fauteuil académique. M. Berryer, homme d’esprit, a dû rire des suffrages qu’il s’était fort habilement procurés. C’est fort beau pour lui d’avoir lutté ; il doit lui suffire d’avoir fait peur ; il ne recommencera pas ; un second échec changerait les rôles, et ce n’est pas le plus beau qui lui resterait.
On dit que M. Cormenin se présente à l’Académie des sciences morales et politiques. C’est donc une gageure des opinions extrêmes ? Elles veulent faire irruption dans l’Institut. Après avoir échoué dans la région des faits, elles veulent se mettre en évidence dans celle des idées. Il serait déplorable de voir l’Institut, ce pacifique asile des lettres et des sciences, devenir le champ de bataille des partis politiques. Déjà, dans l’Académie des inscriptions, il y a eu, dit-on, des alliances qui ne rappellent que trop celles qui se sont réalisées dans certains colléges électoraux.
Mais si la politique ne doit pas envahir l’Institut ; nous devons encore moins ici envahir, à notre tour, le domaine des sciences et des lettres. Revenons à la politique.
Bien que le discours de la couronne n’ait point annoncé la conversion des rentes, il paraît qu’un projet de loi sur la matière fait partie du bagage, assez lourd, dit-on, avec lequel le ministère veut se présenter aux chambres. Nous persistons à ne pas reconnaître l’à-propos de cette mesure, surtout si elle se trouve réduite aux plus chétives proportions. Dans ce cas il n’y aurait pas même utilité financière, profit notable pour le trésor. La mesure devrait être repoussée même par ceux qui ne contestent pas le principe. À quoi bon tant de bruit, et une commotion qui ne laisserait pas d’être profonde, pour un si mince résultat ? D’ailleurs, est-ce au moment d’une crise financière qui a jeté la perturbation dans les marchés des deux mondes ; est-ce au moment où nous avons la guerre en Afrique, une question immense qui pend toujours en Orient, et des expéditions militaires, sans résultats jusqu’ici, dans l’Amérique du Sud ; est-ce dans une année où la cherté du blé se fait sentir dans plus d’une localité, qu’il convient d’agiter les esprits, d’inquiéter les intérêts par une discussion de cette nature ? Jamais les circonstances n’auront mieux justifié le gouvernement qui aura la sagesse de s’abstenir.
Ajoutons qu’il y a de l’inconnu partout, et qu’on ne trouve nulle part une profonde tranquillité.
Les affaires d’Espagne n’offrent pas les résultats que laissait espérer la Convention de Bergara. Cabrera est plus fort et plus entêté que jamais. Espartero n’a fait que compliquer, par l’intervention, réelle ou non, de son nom, la situation intérieure du pays. Le triomphe du parti modéré est loin d’être assuré. Nous ne pouvons pas nous relâcher dans nos mesures de surveillance.
La Suisse, qui couvre une partie si importante de nos frontières, n’est pas tranquille. Le directoire fédéral, faible lui-même et à peine accepté, depuis la contre-révolution de Zurich, par une partie très considérable de la Suisse, s’est promptement alarmé du bruit que la guerre civile allait éclater dans le Valais, et il a ordonné la mise sur pied de plusieurs bataillons fédéraux. C’était une vaine alarme et une fausse mesure ; mais tout est à craindre dans l’état des esprits, et avec un gouvernement aussi faible.
La Hollande offre le spectacle d’une scission entre le roi et les états-généraux. Après un accord si admirable aux jours difficiles, la discorde les surprend au sein de la paix. Ce fait ne manque pas de gravité. L’histoire de plusieurs siècles nous apprend qu’il n’est pas aisé de mettre fin aux dissentimens qui éclatent entre le pays et la maison d’Orange. Les Hollandais sont tenaces, pour ne pas dire entêtés, et nul n’est plus Hollandais que le roi Guillaume.
Le duc de Bordeaux est sur le point de quitter Rome. La comédie qu’il voulait y jouer, le premier moment de curiosité une fois passé, a manqué de spectateurs. En réalité, il y était à charge à tout le monde, en particulier au gouvernement pontifical. Rome n’est un asile convenable que pour les prétendans qui n’ont plus d’autres prétentions que de mourir en paix.
Le pape vient de publier des lettres pastorales contre la traite des noirs. Quoiqu’un peu tardive, applaudissons à cette déclaration toute chrétienne du chef de l’église. C’est là la mission de Rome : seconder de toute sa puissance spirituelle les progrès de l’humanité, les conquêtes de la civilisation, l’affranchissement des peuples. Rome fut grande et sainte lorsqu’elle comprit, — ces temps sont bien loin de nous, — que c’était là son rôle, sa gloire, sa puissance. Espérons que l’acte que nous venons de signaler n’a pas été une concession faite du bout des lèvres aux importunités de la diplomatie.
Un passage de l’article sur les Journaux chez les Romains, de la dernière livraison de la Revue, paraît avoir ému M. Berger de Xivrey qui a écrit, à ce sujet, une lettre aux Débats : nous n’avons pas à nous en plaindre. Il a pris la peine d’expliquer plus en détail ce que nous n’avions qu’indiqué. Il n’est pas fâcheux, quand on a affaire à de certaines parties adverses, de les amener ainsi à se dessiner elles-mêmes : cela justifie. Nous continuons de croire que M. Berger n’a point apporté, à l’égard de M. Varin, une intention de critique impartiale et désintéressée ; il s’est efforcé, en effet, de déprécier cet intéressant travail dans deux articles consécutifs, en deux journaux différens ; il s’est pesamment acharné à quelques phrases surtout de la préface de M. Varin, et il est allé même jusqu’à le railler sur sa santé, trop altérée effectivement. Pour que M. Berger, d’ordinaire si soigneux des prérogatives académiques, s’armât de cette sévérité soudaine contre un ouvrage honoré par l’Académie d’une distinction spéciale et imprimé dans une collection du gouvernement, il fallait quelque raison secrète que nous nous persuadons avoir bien touchée. M. Berger voudrait faire croire qu’il a eu besoin d’un grand courage pour cela, et il se pose là-dessus en vrai chevalier, ou même en martyr. Allons ! si M. Berger est un brave pour avoir attaqué M. Varin, nous sommes, nous, des héros pour avoir attaqué M. Berger, et tout est pour le mieux. — Il nous revient, au reste, que, dans la dernière séance de l’Académie des Inscriptions, M. Berger aurait été grondé pour avoir mêlé hors de propos le nom de l’illustre compagnie dans cette discussion toute personnelle : c’est plus, assurément, que nous n’en pouvions demander.