Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1921

Raymond Poincaré
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 229-240).

Chronique 31 décembre 1921

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

J’ai bien peur que, ni à Washington, nia Londres, on ne se rende un compte exact du véritable état d’esprit de l’Allemagne. Le maquillage démocratique du Reich continue à tromper nos amis. A Berlin, le chancelier Wirth et ses ministres n’exercent aucune autorité réelle ; ce ne sont que des figurants de théâtre ; ils vont et viennent en avant de la scène, mais, derrière eux, tout l’attirail du vieil Empire demeure intact. Les grandes forces sociales, militaires, industrielles, financières, restent souveraines maîtresses de la politique. Les hommes qui dirigent vraiment les affaires ne cachent pas leur mépris pour le gouvernement de façade qu’ils conservent par calcul et par intérêt. Depuis la signature du Traité de Versailles, ils n’ont eu d’autre but que de soustraire l’Allemagne à ses engagements et de préparer sa revanche. Ils espèrent maintenant être à la veille du succès et ils ne prennent plus la peine de cacher leur jeu. L’Empereur déchu lui-même donne le signal du mouvement. Il soulève hardiment le couvercle de son tombeau et il reparaît le sourire aux lèvres. Il publie un livre pour essayer de démontrer qu’il n’a aucune responsabilité dans la guerre, et le Gouvernement allemand se charge de répandre à travers le monde cet ouvrage de haute fantaisie. Guillaume II va plus loin. Il écrit au maréchal Hindenburg qu’il s’est sacrifié à son pays : « Je ne me suis décidé à quitter l’Allemagne que sur votre représentation pressante et sur celle de mes conseillers, que c’était le seul moyen de procurer à notre peuple des conditions d’armistice plus favorables et d’éviter une guerre civile sanglante. » Et il répète audacieusement : « Il n’est plus douteux aujourd’hui que ce n’est pas l’Allemagne, mais la coalition ennemie, qui a préparé la guerre systématiquement et l’a provoquée intentionnellement. » A l’appui de cette extraordinaire affirmation, l’ancien Kaiser attribue à M. Sazonoff, ministre des Affaires étrangères de Russie en 1914, le propos suivant : « Les dispositions pacifiques de l’Empereur d’Allemagne sont la garantie que nous pourrons fixer nous-mêmes le moment des hostilités. » Quand M. Sazonoff aurait-il tenu ce langage ? Je ne sais. Ce que je puis affirmer, c’est que ces paroles sont en contradiction avec toutes celles que M. Viviani et moi, nous avons entendues, en 1914, de la bouche de M. Sazonoff : et MM. Léon Bourgeois, Briand, Millerand et autres, qui avaient vu, comme moi, M. Sazonoff, dès 1912, ont tous pu constater que, tout en différant d’opinion avec nous sur plusieurs questions, il était sincèrement attaché à la paix. Pour conclure, Guillaume II se plaint que les Alliés n’aient pas voulu soumettre à un tribunal international la question des responsabilités de la guerre et il nous laisse entendre que l’aveu consigné par le Reich dans le Traité de Versailles n’a aucune valeur.

Le presse allemande donne naturellement à cette lettre impériale une publicité retentissante, et le Mainzer Tageblatt nous révèle les premières conséquences pratiques de cette campagne de réhabilitation. L’article 231 du Traité de Versailles a, nous dit-on, extorqué à l’Allemagne une déclaration qui ne peut pas avoir plus de poids que la confession d’un malheureux condamné à la torture. M. Lloyd George n’a-t-il pas lui-même reconnu, le 20 décembre 1920, dans un discours public, que personne n’avait voulu la guerre, que tous les peuples y étaient tombés en trébuchant ou en glissant ? Il est vrai que M. Lloyd George a, au contraire, soutenu à Londres, avant l’envoi de l’ultimatum, que l’Allemagne était coupable. Mais il n’en a pas moins, à une heure donnée, prêté l’appui de son éloquence à la thèse allemande, et c’est là, d’après le Mainzer Tageblatt, un éclair qui doit illuminer le monde. Pourquoi, dès lors, l’article 231 reste-t-il intangible comme le texte de la Bible ? Jusqu’ici, il n’y a guère eu que des voix isolées pour protester contre l’injuste verdict de Versailles ; mais voici qu’il se crée, pour le réviser, un nouveau tribunal international, et ce tribunal se prépare, s’il vous plaît, à inviter les juges de Versailles, de Spa et de Londres à comparaître devant lui. La Kölnische Zeitung nous fournit des renseignements détaillés sur cette juridiction singulière. C’est, paraît-il, un Comité neutre, qualifié d’indépendant par les journaux allemands, qui s’est spontanément constitué et qui doit se réunir à Christiania dans les premiers jours de janvier, pour étudier, non seulement les origines de la guerre, mais la manière dont elle a été conduite et dont elle a pris fin. En d’autres termes, c’est le Traité de Versailles qu’il s’agit de détruire de la base au sommet. On nous assure qu’un certain nombre d’hommes « éminents dans les domaines de l’éthique, de l’histoire et de la politique, » ont choisi, pour composer ce comité de révision, deux délégués dans chaque pays resté neutre au cours de la guerre. La liste de ces « hommes éminents « comprend, ajoute-t-on, les noms d’archevêques et d’évêques, de recteurs d’universités, d’anciens ministres, de parlementaires, de nobles et de socialistes, de magnats de la finance, principalement des pays neutres, mais aussi de professeurs d’histoire et de professeurs de droit international des États vainqueurs. Pour nous bien montrer l’esprit dont sont animées les personnes qui prennent cette initiative, on précise : « Cette idée émane d’intellectuels d’Angleterre, d’Amérique, de France et d’Italie, qui n’ont pu être convaincus que le Traité de Versailles est juste. » Impossible de dire plus clairement que c’est le bouleversement des conditions de la paix qu’on a en vue. Si l’on a trouvé, pour cette œuvre mauvaise, des complaisances ou des complicités dans les pays alliés, et notamment en France, il faut regretter qu’au lendemain d’un épouvantable conflit, où tous nos compatriotes ont si admirablement fait leur devoir, il puisse se produire de telles défaillances.

Des savants de Christiania se sont empressés, nous affirme-t-on, de répondre favorablement à l’appel qui leur était adressé. Des dispositions ont été prises immédiatement, sous les auspices du professeur Harris Aall, de l’université de Christiania, pour convoquer des professeurs d’histoire et de droit international, ou des hommes de lettres des pays scandinaves, de Hollande, de Suisse et d’Espagne. Bien mieux, un Comité s’est formé, composé du Président du Storting, du premier évêque de Norvège, et de maîtres des universités. Ce Comité s’est réuni au Palais du Parlement et a élu deux membres norvégiens du « Tribunal neutre. » Une autre liste a été établie en Suède. Il y figure un archevêque, des évêques, des professeurs de l’Université, des officiers supérieurs, des écrivains, des financiers, et le reste. Dans les Pays-Bas, même opération ; la propagande allemande ne chôme nulle part. Un comité s’est formé à la Haye sous la direction du chef des archives royales, et il se compose, d’après la presse germanique, d’anciens premiers ministres, de commandants d’armée, de juges de la Haute Cour, de rédacteurs en chef de grands journaux, tels que le Nieuwe Courant et le vtrechtsch Dagblatt. En Argentine, un autre comité est en préparation, avec des professeurs des universités de Buenos-Aires, de Cordova et de La Plata. Des projets analogues sont à l’étude pour le Chili et pour la Suisse. Le Mainzer Tageblatt prend le ton le plus sérieux pour nous dire : « Ce mouvement a été spontané dans tous les pays et il n’a aucun caractère officiel. » Que les Gouvernements norvégien, suédois, néerlandais, argentin, chilien, suisse, ne se soient pas associés à cette entreprise, nous n’en doutons pas ; mais qu’elle soit le produit d’une génération spontanée, nous n’en croyons rien. Pour nous inspirer confiance en l’impartialité du tribunal, on affecte, il est vrai, de nous dire : « Des fonds assez considérables sont assurés, pour permettre des enquêtes approfondies, et on reçoit journellement de l’argent, surtout d’Amérique. En revanche, les sommes qui seraient versées par un membre des pays vaincus ne seraient pas acceptées. » Nous voilà tout à fait rassurés. Les fonds ne viendront pas directement des vaincus, mais il suffira qu’ils passent momentanément par d’autres mains pour être bien accueillis.

Que font les Alliés pour répondre à cette campagne allemande ? Ils ont été d’accord, en 1919, non seulement pour rédiger, avant la signature du traité de paix, un exposé complet des responsabilités de l’Allemagne, mais pour demander à l’ennemi vaincu une reconnaissance expresse de sa culpabilité. Admettent-ils qu’aujourd’hui quelques personnages des pays neutres s’érigent en juges d’appel ou de cassation, pour effacer l’article 231 du traité ? Allons-nous assister à ce spectacle inattendu, de la formation d’un jury international, dont les membres seraient recrutés par ceux qui sont restés les témoins muets de la guerre, et par ceux qui l’auraient perdue ? Et toutes les nations libres qui sont venues, les unes après les autres, lutter contre la domination allemande sont-elles aujourd’hui d’humeur à se laisser juger par des gens qui, à l’heure du péril, se sont croisé les bras ? La France, certes, n’a rien à redouter des sentences de l’histoire. Mais il serait plaisant qu’à l’instigation de l’Allemagne, l’Entente prît aujourd’hui posture d’accusée devant un aréopage dont les membres condamnent, d’avance, les principes mêmes de la paix. Le piège est un peu grossier.

Il semble malheureusement qu’à Washington et à Londres, beaucoup de nos amis ignorent ce rapide réveil des plus détestables instincts germaniques. Les illusions, l’esprit de chimère, les fumées d’un vague idéalisme obscurcissent encore, devant ses observateurs lointains ou distraits, des réalités qui ne tarderont pas à devenir dangereuses. A Washington, après les grandes séances oratoires, les Commissions se sont mises au travail, et aussitôt s’est cruellement révélé l’effroyable vide de tout ce qui s’était fait jusque là Les discours avaient été excellents, les résultats nuls. Une fois encore, les dispositions de l’Amérique, commandées par ses intérêts, étaient telles que cet échec était inévitable, et la seule faute que nous ayons commise a été de nous bercer de folles espérances et de nous laisser aveugler, de nouveau, par la politique sentimentale. Dans une allocution qu’il adressait naguère à la jeunesse du Palais, M. Millerand disait : « Soyez réalistes, pour défendre votre idéal. » Nous avons un peu perdu de vue cet excellent conseil, et maintenant voici qu’en regardant les choses de près, nous sommes obligés de déchanter.

Nous avons, d’abord, été très flattés dans notre amour-propre d’être associés à l’accord du Pacifique ; et il eût été fâcheux, en effet, que nous en fussions exclus. C’est quelque chose d’être admis à causer, sur un pied d’égalité, avec les autres nations intéressées, des diverses questions qui pourraient, tôt ou tard, compromettre la paix aux antipodes. Mais d’ores et déjà, nous sommes avertis, par le Gouvernement américain lui-même, que cette entente ne constitue, pour aucun des États signataires, l’obligation d’intervenir par les armes en cas de conflit. Ce n’est qu’une promesse de conversation amicale, Much ado about a little thing. Heureux petit commencement, sans doute, et qui peut être suivi de conventions plus précises et plus fécondes ; mais, pour le moment, la France n’a guère de profits à en attendre. Sur quoi porte, en effet, la garantie un peu théorique que les Puissances se sont mutuellement accordée dans le Pacifique ? Sur les îles seulement. Et je ne prétends pas que notre domaine insulaire soit négligeable. La Nouvelle Calédonie, Tahiti, les îles Marquises, les îles Touamotou, les îles Gambier, l’archipel Toubouaï, sont les anneaux d’une chaîne dont la solidité n’est pas indifférente au maintien de l’influence française. Mais nos possessions continentales en Asie sont autrement importantes pour nous que ces petites constellations de colonies éparses à travers l’Océan ; et l’accord du Pacifique passe sous silence le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine. Si jamais nous y étions menacés, même par un des signataires de l’Entente, nous n’aurions pas le droit de nous prévaloir de cet acte pour réclamer la médiation ou l’arbitrage des deux autres Puissances. Si bien qu’à supposer une des quatre nations résolue, un beau jour, à nous attaquer, elle serait assurée, en ne menaçant pas nos îles et en venant bombarder Saigon, de ne pas rompre l’accord. Avouons que nous voilà bien parés.

Nous n’en avons pas moins été amenés à faire de graves concessions sur notre programme naval. Nous avons accepté le chiffre de cent soixante-quinze mille tonnes pour notre proportion de tonnage en capital ships ou unités de première classe, et cette décision nous fait tomber à un contingent de 1,7, en face des five, five, three. Pendant la guerre, nous avions arrêté nos chantiers maritimes ; nous avions dû nous consacrer tout entiers à la fabrication de notre outillage terrestre ; nous avions renoncé à construire des vaisseaux de haut bord capables d’être mis en ligne. On a complètement oublié que nous avions pris ce parti dans l’intérêt de tous les Alliés. Notre infériorité, qui pouvait n’être que momentanée, devient définitive. Nous avions, du moins, le droit d’espérer qu’après ce sacrifice, nous ne serions plus taxés d’impérialisme par personne ; cette folle accusation s’est cependant renouvelée à propos des sous-marins. M. Balfour et lord Lee ont demandé, au nom de l’Angleterre, la suppression totale des submersibles. M. Briand a, au contraire, insisté par lettre adressée à M. Hughes, pour qu’il nous fût laissé des unités légères, torpilleurs, destroyers, sous-marins. Il n’en a pas fallu davantage pour que nous fussions soupçonnés par certains journaux anglais de méditer une guerre contre l’Angleterre. Comment ne serions-nous pas stupéfaits de voir des idées aussi insensées germer dans le cerveau de gens raisonnables ? Quels que soient, aujourd’hui ou demain, nos dissentiments avec l’Angleterre, nous croit-on sérieusement capables d’oublier la fraternité d’armes qui nous a procuré la victoire ? Et, si vraiment on suppose que nous ne reculerions pas devant cette félonie, s’imagine-t-on que nous serions assez dépourvus de sens commun pour essayer de lutter sur mer avec la plus grande Puissance navale du monde ?

Il est douloureux d’avoir à relever d’aussi énormes sottises. M. Albert Sarraut, appuyé de l’amiral de Bon, a clairement expliqué à la Conférence de Washington que, si nous avions cédé sur les gros navires, nous étions, en revanche, dans la nécessité d’assurer notre défensive par une flottille de sous-marins. Certes, l’Allemagne a fait des submersibles, pendant toute la durée de la guerre, un usage abominable, qui leur a laissé, aux États-Unis et en Angleterre, une détestable réputation. Des navires de commerce ont été coulés, des passagers inoffensifs, des vieillards, des femmes, des enfants, ont été engloutis dans les flots, des violations réitérées du droit des gens ont été commises, des attentats monstrueux dont l’histoire gardera toujours le souvenir exécré ont été constamment perpétrés. Tout cela est vrai, comme il est vrai que l’arsenic est à la fois un poison et un remède. Mais le sous-marin, qui peut aider la barbarie à accomplir des forfaits contre la civilisation, n’en est pas moins, pour une nation comme la nôtre, qui a un très grand déploiement de côtes dans plusieurs continents, et qui va, par suite d’une décision internationale, manquer de grandes unités, la seule arme défensive qu’elle puisse utiliser.

Dans l’allocution que je rappelais tout à l’heure, le Président de la République s’est plaint discrètement de l’incompréhension dont la France est parfois victime. M. Briand avait essayé d’ouvrir les yeux aux délégués qui siègent à la Conférence de Washington ; il est allé à Londres avec le désir d’y tenter la même opération. Il est parti fortifié par un double vote de confiance du Sénat. Une première fois, il avait sollicité et obtenu de la Haute Assemblée l’approbation des déclarations qu’il avait faites en Amérique et personne assurément ne pouvait rien trouver à redire à la belle plaidoirie qu’il avait prononcée pour la France. Dans le second débat, c’était sur une interpellation de M. Héry et à propos de l’ambassade du Vatican, qu’il était appelé à poser, de nouveau, la question de cabinet. Il a justifié l’envoi de M. Jonnart à Rome dans une série de discours qui compteront parmi ses meilleurs. Il a énuméré les raisons de haute politique internationale qui militaient en faveur du rétablissement de l’ambassade, traditions françaises en Orient, utilité d’une présence continue dans un poste diplomatique de première importance, avantage de nous y trouver auprès des jeunes nations qui viennent d’éclore et qui peuvent désirer nos conseils, certitude de donner une satisfaction au désir de la grande majorité des populations alsaciennes et lorraines. M. Briand a ajouté qu’il ne serait rien modifié à aucune de nos lois intérieures, et il a accepté un ordre du jour qui précisait cette pensée. Plusieurs orateurs de la gauche démocratique du Sénat, MM. Héry, François Albert, Doumergue, Renoult, Victor Bérard, ont cependant combattu, avec une grande vivacité, la thèse du Président du Conseil et exprimé des inquiétudes qui ne se seraient, sans doute, pas fait jour, si le débat avait eu lieu, en mars ou avril 1920, lorsque le projet a été déposé. Même après le vote de confiance, obtenu avec une majorité qu’il était aisé de prévoir, la question s’est représentée devant la Commission des finances et a réveillé les mêmes passions. Maintenant que le vote est acquis, il serait désirable que le calme se rétablit et que la France ne se désunît pas à l’instant où elle va avoir à résoudre les problèmes les plus formidables et où elle a, plus que jamais, besoin du concours de tous les bons citoyens.

M. Briand s’est vite trouvé, à Londres, devant un plan prémédité de Conférence internationale et il a aisément compris le danger d’y voir noyer les quelques questions urgentes et précises qui sont vitales pour notre pays. Il a donc tâché de se mettre, avant tout, d’accord avec l’Angleterre sur un certain nombre de points essentiels. Il était, d’abord, indispensable de dissiper le malentendu causé par les accords d’Angora. Dès avant le départ de M. Briand pour Londres, s’était produite une détente. L’Angleterre était elle-même arrivée peu à peu à la conviction qu’elle avait intérêt à faire la paix avec les Turcs et que jamais l’assemblée d’Angora n’accepterait le Traité de Sèvres. Les nouvelles des Indes ne sont pas assez bonnes pour que le cabinet britannique cherche à prolonger en Asie-Mineure un état de choses incertain et précaire. L’Angleterre ne pouvait pas, d’autre part, ne pas reconnaître que le Traité d’Angora ne nous apportait, en dehors de la suspension des hostilités, aucun avantage par rapport au Traité de Sèvres et qu’il nous imposait, au contraire, de pénibles sacrifices.

Elle était donc arrivée peu à peu à des idées plus conciliantes. Sans doute, il reste toujours quelques Anglais qui croient que tout l’Orient doit leur appartenir, en vertu d’un droit d’aînesse qu’ils s’attribuent assez arbitrairement, et aussi en raison des efforts qu’ils ont faits, en Asie-Mineure, pendant la guerre. Peut-être oublient-ils que, si nous avons envoyé moins de troupes qu’eux en Palestine et en Syrie, c’est parce que, dans l’intérêt commun, nous en gardions davantage sur le front occidental. Mais, à Gallipoli, nous nous sommes assez largement associés, je pense, à une entreprise dont nous n’avions pas eu l’initiative ; et à Salonique, c’est nous qui avons supporté le poids principal des opérations, ce sont nos généraux qui ont commandé en chef, et c’est le maréchal Franchet d’Esperey qui a finalement obtenu la rupture et déterminé les premiers armistices. Les Turcs ont été aussi bien vaincus dans la péninsule balkanique qu’en Asie-Mineure et l’armée française a, pour une grande part, contribué à leur défaite. Mais je ne veux pas m’attarder à des querelles de ce genre. Chacun des Alliés a rempli, à sa place, le devoir qui lui incombait ; chacun s’est battu de son mieux pour la cause commune ; lorsqu’un soldat de l’armée d’Orient tombait dans les champs de Macédoine, sa mort hâtait la libération de l’Alsace et de la Lorraine ; lorsqu’un poilu mourait à Verdun ou dans les Flandres, il facilitait l’action des Anglais en Orient.

L’affaire d’Angora une fois écartée et, sinon arrangée, du moins débarrassée de son venin, se présentait la question qui, pour la France, domine, à l’heure présente, toutes les autres, celle des réparations. Elle a été trop rétrécie, depuis quelques mois, dans les discussions diverses auxquelles se sont livrés les journaux des pays alliés. Modifiera-t-on, ou non, le projet de répartition du 13 août ? L’Allemagne fera-t-elle face aux échéances de janvier et de février, ou bien demandera-t-elle un moratorium ? Ce sont là, je n’en disconviens pas, des points d’interrogation qui doivent retenir notre attention la plus sérieuse ; il y a cependant un sujet, bien autrement grave, que nous avons à examiner ; quelle est aujourd’hui, quelle sera demain, en matière de réparations, notre politique vis-à-vis de l’Allemagne ? Voulons-nous assurer l’application du Traité de Versailles, en le fortifiant, au besoin, par les garanties nécessaires ? Voulons-nous, au contraire, tourner définitivement le dos à ce traité et nous jeter dans l’aventure de négociations nouvelles ? Depuis deux ans, nous hésitons, nous louvoyons, nous tergiversons. Un jour, on nous propose le forfait ; le lendemain, on revient à l’évaluation des dommages. Un jour, on annonce qu’on est las de la mauvaise volonté allemande ; on va lui mettre la main au collet ; on mobilise une classe, on est prêt à entrer dans la Ruhr ; le lendemain, on envoie à l’Allemagne un état de paiements qui contient des concessions multiples et on la somme de l’accepter. Elle l’accepte. On démobilise, on s’arrête à l’entrée de la Ruhr, on renonce même aux sanctions économiques. Pendant ce temps-là, l’inquiétude grandit en France. Sera-t-on jamais payé ? Que faire ? Faudra-t-il recourir à la force ? Et alors les conseillers de faiblesse se remettent en mouvement : « Non ! Plus de violence ! Nous avons assez chèrement acheté la paix ; nous ne voulons pas recommencer la guerre ; nous n’entendons pas qu’on mobilise de nouveau une seule classe. » Épouvantails ridicules, car, aujourd’hui, pour faire plier l’Allemagne, nous n’avons besoin, ni de guerre, ni de mobilisation. M. Briand a dit lui-même, un jour récent, que, pour le moment, nous étions maîtres, si nous le voulions, d’entreprendre, sans coup férir, une promenade militaire à travers l’Allemagne. Celte supériorité ne durera pas. Mais elle est encore intacte, et l’Allemagne le sait. Nous n’avons donc qu’à vouloir pour être obéis. Mais voulons-nous ?

Nous, oui, j’aime à le croire. Nos Alliés, c’est malheureusement autre chose. Ils croient que nous avons un goût fâcheux pour la politique du coup de bâton et, surtout, ils redoutent que les mesures auxquelles nous pourrions recourir ne retardent le relèvement économique de l’Allemagne. L’Angleterre se rend très bien compte de l’intérêt capital qu’a la France à être indemnisée de ses dommages et ce n’est pas de parti pris qu’elle s’oppose à la réalisation de nos vœux ; elle a, au contraire, le désir sincère de nous aider. Mais la terrible crise de chômage à laquelle elle est en proie la précipite dans la recherche des remèdes empiriques. Elle a chez elle une remuante équipe d’économistes et de financiers, qui ont conçu l’ambition de ramener l’ordre dans le monde bouleversé. Les uns croient avoir la science infuse et, du haut de leur chaire, donnent des leçons à tous ceux qui, dans les autres pays, ne s’inclinent pas devant leurs oracles ; les autres ont l’habitude de brasser les idées comme des affaires, de les lancer comme des spéculations et de les abandonner, dès qu’ils voient qu’elles ne produisent rien. La plupart de ces gens, obsédés par le mal immédiat, ne cherchent qu’un résultat, relever le mark, de façon à enrayer la concurrence des exportations allemandes et à rouvrir les marchés du Reich aux marchandises anglaises. Pour eux, ne nous le dissimulons pas, nous ne sommes plus que des gêneurs. Pourquoi sommes-nous si exigeants ? Que n’offrons-nous une diminution de notre créance ? Que n’aidons-nous l’Allemagne à se relever ? Que ne lui tendons-nous la main ? Comment ne comprenons-nous pas que, si elle tombe, l’Europe entière ressentira le contre-coup de la catastrophe ? Et peu à peu, nous sommes ainsi conduits, après tant de concessions faites, à discuter encore des concessions nouvelles ; et nous avons à opter, définitivement peut-être, entre les sanctions et l’indulgence, comme si la seconde ne devait pas devenir de plus en plus dangereuse, comme si les premières ne risquaient pas d’être de plus en plus difficiles à imposer.

Il est pourtant, au moins, une sanction qui ne coûterait pas le plus petit effort. Elle n’aurait pas, peut-être, la valeur d’un gage très productif ; mais elle serait un sérieux moyen de coercition. Elle consisterait simplement à prévenir l’Allemagne que les délais d’évacuation des territoires occupés ne courent pas, puisque les obligations contractées par le Reich n’ont pas été remplies. Après la Conférence de Paris, M. Briand avait expressément déclaré aux Commissions parlementaires qu’il était d’accord, à cet endroit, avec nos alliés. Mais, jusqu’ici, cet accord ne s’est traduit par aucun écrit, ni même par aucune parole du Gouvernement britannique. Il semble, tout au contraire, que le désir d’abandonner le plus tôt possible la rive gauche se soit insinué dans l’esprit de nos alliés et que, sous prétexte d’alléger les charges de l’Allemagne et de lui donner un témoignage de confiance, assurément bien mérité, ils aient tendance à ne pas même conserver, jusqu’aux dates fixées par le Traité, les garanties territoriales. M. Jacques Bainville a remarqué, avec son habituelle finesse, qu’il y avait là, chez certains Anglais, comme un ressouvenir de ce qui s’était passé en 1818, trois ans après Waterloo, au moment du Congrès d’Aix-la-Chapelle.

A cette époque, l’Angleterre a conseillé aux Puissances de ne réclamer à la France, sur sa dette de guerre, qu’un dernier versement, de la libérer du surplus, de l’admettre dans la Sainte-Alliance et d’évacuer son territoire. Dans un pays de tradition comme la Grande-Bretagne, il n’est pas impossible, en effet, qu’un précédent de ce genre, si lointain qu’il soit, exerce sur les imaginations une influence persistante.

Il n’y a cependant aucune comparaison à établir entre les deux situations. Louis XVIII était, par tempérament et par nécessité, un souverain pacifique. L’occupation de la France par les armées étrangères n’avait pas été, du reste, stipulée seulement pour la sûreté de l’Europe, mais aussi pour celle des Bourbons ; et, à Aix-la-Chapelle, Richelieu avait soutenu que l’armée française, réorganisée par Gouvion Saint-Cyr, suffisait à la sauvegarde de la monarchie. Au surplus, en 1818, la plus grosse part de la dette française était payée. Il n’y a donc aucun exemple à tirer d’une mesure qui se justifiait par des considérations dont aucune ne s’adapte aux événements actuels. L’occupation prévue par le Traité de Versailles a déjà le grave inconvénient de cesser longtemps avant que l’Allemagne se soit entièrement acquittée. Le droit, qui est reconnu aux Alliés, de rentrer sur la rive gauche du Rhin, si, après l’évacuation, l’Allemagne se dérobe à ses engagements, est d’un exercice très difficile. Lorsque nous en userons, il nous donnera figure d’agresseurs ; il exigera de délicates délibérations entre Alliés ; il nous contraindra à modifier toutes nos dispositions militaires ; il risquera d’inquiéter l’opinion en France et dans le monde entier. Reprendre un gage dont on s’est dessaisi, c’est une opération hasardeuse. La prudence la plus élémentaire nous commande de tout faire pour l’éviter.

Ni sur ce point, ni sur aucun autre, les conversations de Londres n’ont abouti à des conclusions précises. Tout au plus peut-on dire qu’elles ont réussi à écarter provisoirement certaines inquiétudes. Il avait été dit, à la suite d’un des derniers discours de M. Churchill, que l’Angleterre se proposait de nous entraîner dans une entente tripartite avec l’Allemagne, établie sur le modèle de l’accord du Pacifique. Si cette idée a été envisagée, elle est abandonnée. Mais il reste que nos alliés persistent à considérer l’organisation d’une solidarité économique internationale comme la condition primordiale de l’amélioration de leur propre sort et qu’ils mettent ce dessein, à la fois grandiose et obscur, au premier rang de leurs préoccupations. Le projet théâtral d’une grande Conférence ou même d’un Congrès, où seraient représentés tous les États de l’Europe, y compris, sans doute, l’Allemagne, continue à hanter les esprits. Dans ces vastes assises, tout serait remis en question. Les changes, les émissions de papier, les réparations, le Traité de Versailles, l’avenir du monde, les sujets les plus variés, enchaînés les uns aux autres, se dérouleraient devant les Congressistes. Cette fois, ce serait bien l’éclatant triomphe de ce que je me suis permis d’appeler la diplomatie du cinéma. Que gagnerait la France à cette manifestation tapageuse ? Rien. Qu’y pourrait-elle perdre ? Tout. Qu’y perdrait l’Allemagne ? Rien. Qu’y pourrait-elle gagner ? Tout.

M. Briand a clairement vu le péril et il a essayé d’y échapper. Il a voulu prendre ses précautions avant de s’engager dans cette aventure. Mais comment être sûr de ne pas tomber, lorsqu’on commence à mettre les pieds sur un sol glissant ? Demander que la Conférence ne modifie aucun des droits que la France tient, soit du Traité, soit de l’état de paiements, rien de mieux. Mais qui empêchera les délégués réunis de toucher à tout et de remanier tout ? Qui préviendra les intrigues ? Qui a la certitude de pouvoir déjouer les manœuvres allemandes ?

Nous avons, par bonheur, quelques instants de répit avant d’arriver au bord du précipice. Une étape nous est offerte, sur la Côte d’Azur, dans la charmante ville de Cannes, et le Conseil suprême, qui ne veut pas mourir, même de langueur, va soigner sous le ciel méditerranéen sa santé chancelante. S’il entreprend de préparer l’ordre du jour d’un Congrès universel, il est à craindre qu’il ne s’égare dans le pays des chimères. Il serait mieux inspiré, certes, si, en l’absence des reporters et des photographes, û s’appliquait simplement, sans dis- cours et sans bruit, à faire exécuter les traités et à réaliser la victoire.


RAYMOND POINCARE.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.

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