Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1908

Chronique n° 1841
31 décembre 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les Chambres se sont séparées à la veille de la Noël, après avoir voté le budget de 1909. On ne reprochera pas au Sénat de n’y avoir pas mis de la bonne volonté : il ne lui a guère fallu plus de huit jours pour expédier une besogne qui, en temps normal, aurait demandé au moins trois semaines, et cette besogne, si elle a été menée rondement, n’a pourtant pas été bâclée. D’abord, il y a eu au Sénat une discussion générale du budget, dont la Chambre avait cru pouvoir se dispenser. Elle a été courte, mais intéressante. M. Poincaré, rapporteur général, a exposé telle qu’elle est la situation de nos finances, et elle n’est pas brillante, puisque, depuis plusieurs années déjà, le budget est voté en déficit et que l’équilibre n’en est artificiellement rétabli qu’au moyen d’emprunts à court terme : il en est de même cette année que les précédentes, et c’est contre quoi on ne saurait trop nettement protester. M. Poincaré a fait entendre quelques avertissemens sévères ; mais M. Caillaux a donné au Sénat l’assurance que tout s’arrangerait aussi longtemps qu’il serait là. Tout ne s’est-il pas arrangé, les années dernières, grâce à d’abondantes plus-values ? Sans doute ; mais, à de certains signes qui ne les trompent pas, les financiers et les économistes augurent que l’ère des plus-values est provisoirement close, et qu’après les vaches grasses nous allons avoir les vaches maigres. M. le ministre des Finances le sait, il le dit même avec une louable franchise, sans que son optimisme en soit dailleurs atténué. Il y a des grâces d’état. L’avenir cependant semble devoir être très lourd. On n’entend parler que de dépenses nouvelles, toutes nécessaires, qui s’élèvent à plusieurs centaines de millions. Les unes ont un intérêt moral comme les retraites ouvrières, les autres un intérêt matériel comme les dépenses de la Guerre et de la Marine. Comment y ferons-nous face ? C’est le secret de demain. En attendant, la Chambre a discuté les divers systèmes relatifs à l’augmentation de l’artillerie, et elle s’est bravement prononcée pour le plus cher, à savoir pour la batterie de quatre pièces, de préférence à la batterie de six. Il y a quinze jours, le général Langlois, qui a dans ces questions une compétence et une autorité hors de pair, se prononçait, ici même, pour la batterie de six pièces. La Chambre a passé outre : elle est allée tout de suite à la solution la plus coûteuse, qui n’est peut-être pas la meilleure au point de vue technique. Il est vrai que le Sénat ne s’est pas encore prononcé.

Nous avons peu de chose à dire du budget en lui-même : tout le monde convenait qu’il était mauvais, mais on ajoutait qu’il fallait le voter tout de même, sans avoir la prétention de l’améliorer, car le temps pressait. On était talonné par les élections sénatoriales prochaines. Dans ces conditions, le débat avait quelque chose d’académique. Le Sénat s’est prêté aux obligations qu’on lui imposait, et il s’est contenté d’opérer dans le budget le plus grand nombre de disjonctions possible : le chiffre en a été très élevé. La Chambre, toujours guidée par l’intérêt électoral, a une tendance de plus en plus accentuée à faire entrer plus ou moins artificiellement dans le budget toutes sortes de dépenses nouvelles qui n’ont pas été l’objet d’une étude spéciale, et qui sont destinées à donner des satisfactions à telle ou à telle catégorie d’électeurs. Le Sénat vient ensuite et se livre à un travail d’épluchage, dont le résultat est de remettre la plupart de ces questions en dehors du budget pour être étudiées avec le soin qu’elles comportent. C’est ce qu’on appelle disjoindre. La Chambre insiste ou n’insiste pas, et finalement on transige, c’est-à-dire que tout se termine par une cote mal taillée. Il en a été cette fois comme toujours.

La discussion du budget n’a donc eu rien d’original : si elle n’avait pas été éclairée par le discours de M. Poincaré, nous n’aurions seulement qu’à la mentionner. Au reste, le caractère général de l’œuvre parlementaire depuis les élections dernières est sa parfaite insignifiance. Il semble que la Chambre actuelle soit venue au monde à bout de souffle. Elle s’agite dans l’impuissance. Cela ne veut pas dire qu’elle n’ait pas déjà voté et qu’elle ne votera pas encore de très mauvaises choses, l’impôt sur le revenu par exemple ; mais elle éprouve de la fatigue, et comme une sorte de dégoût de son œuvre. Jamais le travail parlementaire n’a marché d’un pas plus lent et plus lourd : il est évident que le cœur n’y est pas. Quelques personnes, sentant le mal, ont voulu y appliquer un remède ; mais lequel ? Se rappelant les jours héroïques de la Délégation des gauches, où tous les obstacles disparaissaient comme par enchantement devant la volonté de M. Jaurès et la passivité de M. Combes, elles se sont demandé si le moment n’était pas venu de retirer ce vieil instrument de la remise où il dort, et de le remettre en usage. On s’est beaucoup agité, dans les couloirs, autour de cette idée, et un beau jour le bruit a couru que, semblable au phénix, la Délégation des gauches allait renaître de ses cendres : excellente matière à mettre en articles de journaux. La presse, en effet, a beaucoup parlé de cette résurrection ; mais on n’a pas tardé à s’apercevoir que l’impression produite par la grande nouvelle n’était nulle part très profonde. Les modérés n’en ont pas été extrêmement effrayés, et les radicaux et radicaux-socialistes n’en ont pas témoigné une de ces satisfactions sans mélange, qui remplissent le cœur d’allégresse et de confiance. Manquerait-il donc quelque chose à la Délégation des gauches d’aujourd’hui pour remplir le même rôle que celle d’autrefois ? Oui, sans doute. Il lui manque d’abord une de ces questions très simples sur lesquelles on peut vivre longtemps, commet était la question cléricale. Les question s’aujourd’hui posées sont beaucoup plus complexes : au lieu de toucher aux passions qui unissent, elles touchent aux intérêts qui divisent. Il manque aussi à la nouvelle Délégation d’avoir en face d’elle un gouvernement naturellement domestiqué ou facilement domesticable, comme était celui de M. Combes. M. Clemenceau a de grands défauts, mais il a l’humeur indépendante, un peu cassante même et agressive, et ne se laisse pas mener comme un chien en laisse. Il manque enfin à la Délégation le concours des socialistes unifiés. M. Jaurès était le vrai chef de l’ancienne Délégation, à laquelle il apportait un élément très actif. Un jour est venu, où, après s’être vus trop longtemps et de trop près, les socialistes unifiés et les radicaux se sont inspiré une égale répulsion. Les frasques antipatriotiques de M. Jaurès ont paru décidément trop compromettantes aux radicaux ; ils ont décidé de rompre, ne fût-ce que pour la forme ; mais ils auraient désiré conserver à la fois les bénéfices de la rupture et ceux de l’union. C’est pourquoi ils ont répété à qui mieux mieux qu’ils ne se connaissaient pas d’ennemis à gauche. Les socialistes unifiés ont bénéficié de cette déclaration. Ils restaient, en dépit de toutes les excommunications, un parti avec lequel on trafiquait. Les radicaux espéraient par là les désarmer, mais c’est en quoi ils se sont trompés. Deux élections qui viennent d’avoir lieu dans deux départemens assez éloignés l’un de l’autre, l’Aveyron et Saône-et-Loire, ont été à cet égard singulièrement instructives.

Ici et là, il s’agissait de remplacer des radicaux-socialistes, et non des moindres : l’un était M. Sarrien, devenu sénateur, et l’autre le regretté M. Maruéjouls, galant homme, esprit distingué et fin, que nous ne savons quel entraînement des circonstances avait conduit dans des rangs politiques où on s’étonnait de le trouver. Quant à M. Sarrien, le rôle important qu’il a joué à diverses reprises est bien connu : finalement il a présidé aux élections dernières et il a pu assez légitimement s’attribuer, au moins en partie, le mérite de la victoire que son parti y a remportée. On devait donc croire que l’arrondissement de Charolles qu’il représentait, et que celui de Villefranche que représentait M. Maruéjouls, appartenaient à l’opinion radicale et lui resteraient fidèles. Cela paraissait plus particulièrement vrai du premier où M. Sarrien, en se retirant au Sénat, avait mis en ligne son fils, M. Pierre Sarrien. Dans les deux circonscriptions, il y a eu ballottage. Après le premier tour de scrutin, les deux candidats radicaux, M. Pierre Sarrien et M. Bos, tenaient la tête ; mais des candidats (socialistes unifiés avaient récolté un nombre de voix considérable, et la question était de savoir ce qu’ils feraient au second tour : se retireraient-ils en reportant leurs voix sur les radicaux ? se maintiendraient-ils en cherchant des alliés pour les battre ? Les alliés étaient tout trouvés : c’étaient les conservateurs. Leurs candidats, au premier tour de scrutin, avaient réuni un contingent de voix qui leur permettait de faire pencher la balance du côté où ils se porteraient. La tentation était grande, pour les unifiés et pour les conservateurs, de se mettre d’accord contre les radicaux dont ils estimaient avoir également à se plaindre : ils y ont succombé. Nous n’en félicitons pas les conservateurs : ils ont cédé une fois de plus à un calcul qui leur a toujours mal réussi et qui consiste à vouloir faire sortir le bien de l’excès du mal. Le bien sort rarement de l’excès du mal, et, du mal une fois accompli, il reste toujours quelque chose. Mais nous ne faisons pas en ce moment de la morale politique, nous constatons des faits. A Charolles, M. Pierre Sarrien a été battu par M. Ducarouge, et à Villeneuve, M. Bos l’a été par M. Cabrol. Cette double défaite a causé une vive émotion parmi les radicaux. Si elle leur servait de leçon, il faudrait s’en féliciter. Ils croient pouvoir, à la Chambre, se passer des modérés, et même les exclure du parti républicain ; mais sur le terrain électoral, ils ne peuvent même pas se passer des conservateurs ; ils ne l’ont pas ! pu du moins à Charolles et à Villeneuve. Leur seule ressource a été de crier au scandale et de dénoncer la coalition immorale qui s’était formée contre eux. Les unifiés ont laissé gronder ces foudres sur leurs têtes sans se préoccuper de ce vain tapage. Ce sont des réalistes : le succès est à leurs yeux la meilleure des justifications.

C’est sur cette défaite des radicaux que s’achève l’année 1908, triste année qui n’a rien produit de bon dans notre politique intérieure. Quant à la politique extérieure, elle ne dépend pas seulement de nous, et nous faisons la moins mauvaise possible.


Les affaires d’Orient nous maintiennent depuis quelques mois dans des alternatives en quelque sorte régulières d’optimisme et de pessimisme. Il y a quinze jours, nous présentions à nos lecteurs un horizon assez sombre, mais nous étions en retard sur les journaux qui, impressionnés par les dernières nouvelles, déclaraient au contraire que tout s’éclaircissait. Pourquoi ? Parce que l’Autriche se montrait moins intransigeante : elle consentait, moyennant garanties, à se rendre à la Conférence et à accepter qu’il y fût question de l’Herzégovine et de la Bosnie ; enfin elle ne repoussait plus l’idée d’assurer certains avantages pécuniaires à la Turquie. En conséquence, le ciel politique se colorait en rose. Mais aujourd’hui le voilà redevenu gris, presque noir. L’inquiétude des esprits vient de deux causes principales, la note que le gouvernement russe a adressée aux puissances, et la protestation de la Bulgarie contre le discours par lequel le Sultan a ouvert le Parlement ottoman à Constantinople. L’émotion produite par ces deux faits est sans doute excessive, mais cette exagération même montre à quel point les esprits sont encore excités. La défiance est partout. On se rappelle peut-être ce que, dès le premier moment, nous avons dit de la Conférence. Nous ne désirions pas qu’elle se réunît trop vite, ni sans ententes et précautions préalables, dans la crainte qu’il n’en sortît des tempêtes encore plus violentes que celles qu’il s’agissait d’apaiser. On a vu depuis les dessous de ces affaires : ne vaut-il pas mieux les avoir vus avant la Conférence qu’à la Conférence même ? Il y aurait eu beaucoup plus de chances de conflit, si l’outre d’Éole avait été innocemment ouverte sur le tapis vert autour duquel les diplomates se seraient réunis.

Depuis qu’il a adressé sa note aux puissances, M. Isvolski a prononcé devant la Douma un discours qui en est le commentaire et qui l’éclaire sur quelques points, mais n’y ajoute rien. Ce discours, comme la note elle-même, a produit un excellent effet dans quelques pays et un moins bon dans d’autres : il était difficile qu’il en fût autrement. On a trouvé, paraît-il, en Russie que M. Isvolski n’était pas assez énergique dans sa protestation contre l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie et dans sa revendication des droits des populations slaves. M. Isvolski avait répondu d’avance à ce reproche en faisant remarquer qu’il était ministre et que, à ce titre, il avait le devoir de ménager certaines convenances dont l’opinion s’embarrassait moins. Tenons-nous-en à sa note qui, seule, a un caractère diplomatique : qu’a-t-on à y reprendre ? Elle contient deux parties distinctes, l’une purement théorique, en somme, et historique, l’autre plus pratique. La première affirme la nécessité d’une conférence, et elle s’appuie sur un précédent que la Russie connaît mieux que personne, puisque c’est contre elle qu’il a été créé, à savoir celui de la conférence de Londres dont l’intervention a été jugée indispensable, en 1871, après la dénonciation faite par le prince Gortschakoff d’un article du Traité de Paris. Cette thèse, qui est celle de la Russie, est aussi celle de la France et de l’Angleterre : on peut dire que c’est celle du droit des gens, et même du bon sens. Mais ceux qui la professent, — nous en sommes sûr pour la France et pour l’Angleterre, et convaincu pour la Russie, — ne sont animés d’aucun mauvais dessein contre l’Autriche. Certes, nous aurions préféré que M. le baron d’Æhrenthal s’abstînt de faire le geste imprudent qui devait, sans avantage manifeste pour son pays, déchaîner tant de passions dans l’Europe orientale ; toutefois, ce qui est fait est fait, et il n’est dans l’esprit de personne d’obliger l’Autriche à s’infliger un démenti. On voudrait seulement, autour de ce qui a été fait, créer une légalité nouvelle et amener l’apaisement. L’Autriche aurait dû le comprendre et s’y prêter avec bonne grâce. Loin de là, le ton allier qu’a affecté M. d’Æhrenthal a ajouté des difficultés nouvelles à celles qui existaient déjà. Il semblait, en vérité, qu’il n’y eût de droit au monde que pour l’Autriche, et que les autres puissances, grandes et petites, dussent s’incliner respectueusement et silencieusement devant sa volonté, qui prenait dans la forme quelque chose d’absolu. L’Europe a attendu, dans l’espoir que cette forme s’atténuerait avec le temps, et on a cru, ces derniers jours, être arrivé assez près du résultat désiré. C’est alors que M. Isvolski a écrit sa note dans laquelle il affirme la nécessité de la Conférence. Cette affirmation avait pris un caractère qui semblait inoffensif, puisque l’Autriche elle-même ne repoussait plus aussi résolument le principe de la Conférence et se préoccupait surtout des conditions dans lesquelles on l’appliquerait. « Heureusement, dit M. Isvolski, la possibilité s’offre maintenant de faire disparaître la divergence de vues existant entre la Russie et l’Autriche-Hongrie par un moyen acceptable pour les deux parties. Dans le communiqué qu’il a fait remettre au Cabinet russe, le Cabinet austro-hongrois ne persiste pas à demander que la question de la Bosnie-Herzégovine soit soustraite à toute discussion des puissances. » Le gouvernement russe s’en félicite, et, l’entente étant devenu possible, il cherche comment on pourrait s’en assurer le bienfait. Ici encore prend-il une initiative propre et qu’il cherche à imposer ? Non, il se réfère à une proposition faite par le gouvernement austro-hongrois, et se contente de s’y rallier.

Il s’agit d’un modus procedendi d’après lequel la discussion des questions soumises à la Conférence serait précédée de pourparlers entre les divers cabinets, de sorte qu’il ne pourrait y avoir, à la Conférence même, ni surprise, ni à-coup. Peut-être la Conférence ne serait-elle plus qu’une chambre d’enregistrement, mais la liberté des puissances se serait exercée par avance et tous les droits auraient été respectés. Ne semble-t-il pas qu’en acceptant cette manière de procéder, proposée par l’Autriche, la Russie donne une nouvelle preuve de son esprit de conciliation ? Où est donc le désaccord qui subsiste encore entre les deux Cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg ? Il est en ceci, et seulement en ceci, qu’on estime à Vienne que la Conférence devra se borner à supprimer l’article 25 du traité de Berlin, — c’est l’article qui autorise l’Autriche à occuper et à administrer l’Herzégovine et la Bosnie, — et qu’on soutient à Saint-Pétersbourg qu’à la place de l’article supprimé, il faut mettre une clause nouvelle « précisant avec exactitude la nouvelle situation créée en Bosnie-Herzégovine. » C’est surtout à cause de ce passage que la note russe a produit une mauvaise impression à Vienne. On a cru y voir, de la part de la Russie, l’intention de faire dépendre de la Conférence le régime futur de l’Herzégovine et de la Bosnie, et de lui faire prendre des décisions à ce sujet. Les deux provinces appartenant désormais à la couronne d’Autriche-Hongrie, toutes les questions qui s’y rattachent deviennent des questions d’ordre intérieur, et on soutient à Vienne que les puissances n’ont rien à y voir. Soit ; nous comprenons fort bien ce que cette prétention du gouvernement autrichien a de défendable, mais elle n’est pas nécessairement en opposition avec le texte de la note russe. Pourquoi ne pas demander au Cabinet de Saint-Pétersbourg ce qu’il entend par ces mots : « préciser avec exactitude la nouvelle situation créée en Bosnie-Herzégovine ? » Ne peuvent-ils pas avoir un sens acceptable pour tout le monde ? Les journaux prêtent à la Russie l’intention de proposer et de défendre l’autonomie des deux provinces ; mais la note n’en dit rien et nous ne connaissons que la note. Dès lors, on ne voit pas très bien pourquoi elle a provoqué des commentaires si pessimistes. De plus grosses difficultés ont été déjà heureusement résolues.

Ainsi le gouvernement autrichien propose, et le gouvernement russe accepte que le travail de la Conférence soit précédé et préparé par celui des chancelleries. Il est clair que, de toutes les négociations préalables, les plus importantes, et aussi les plus difficiles, sont celles qui se poursuivent entre l’Autriche et la Porte d’une part, la Bulgarie et la Porte de l’autre. Si les puissances ne sont pas obligées de souscrire à leurs résultats, quels qu’ils soient, elles en tiendront du moins le plus grand compte. Le malheur est que ces négociations sont lentes, qu’elles sont souvent interrompues, sinon rompues, enfin qu’elles marchent d’un pas boiteux. Là encore, lorsqu’on se croit sur le point d’aboutir, un coup de vent survient et tout est remis en question. On sait que l’Autriche, tout en s’annexant l’Herzégovine et la Bosnie, a évacué militairement le sandjak de Novi-Bazar, c’est-à-dire l’a restitué à la Porte ; mais celle-ci réclame encore une indemnité pécuniaire. Elle voudrait, ce qui semble légitime, que l’Autriche prît à sa charge la partie de la dette ottomane qui correspond à la valeur économique des deux provinces annexées, et l’Autriche résiste ; mais on a cru, par momens, qu’elle transigerait et que, sous une forme à trouver, elle attribuerait à la Porte des bénéfices matériels plus ou moins sérieux. Faut-il renoncer à cet espoir ? D’après les dernières nouvelles, — les dernières du moins au moment où nous écrivons, — l’Autriche proposerait maintenant à la Porte : 1° l’abandon de la protection des chrétiens en Albanie ; 2° l’augmentation des droits de douane ; 3° la nomination d’une commission pour rechercher les changemens à introduire dans le régime des Capitulations. La Porte déclare ces propositions insuffisantes. Les deux dernières ne dépendent pas de l’Autriche seule : il y faudrait encore le consentement des autres puissances, qui ne mettront sans doute aucun empressement à prendre à leur charge la dette de l’Autriche ; et quant à la première, la Porte déclare n’avoir jamais reconnu le protectorat des chrétiens par l’Autriche en Albanie. En un mot, la Porte veut de l’argent parce qu’elle en a besoin. Peu lui importe d’ailleurs qu’il lui vienne, sous une forme ou sous une autre, sous un prétexte ou sous un autre, pourvu qu’elle le touche. Là est le nœud de la difficulté.

Beati possidentes ! La Porte a une faiblesse dans la négociation : l’Autriche occupe ses deux provinces et la Porte ne peut même pas avoir l’idée de les lui disputer. Alors, elle a cherché un moyen de défense et l’a trouvé dans le parti pris des commerçans ottomans de boycotter les marchandises autrichiennes. Ce parti pris est-il né spontanément ? A-t-il été le résultat d’un mot d’ordre donné par le Comité des Jeunes-Turcs ? On ne sait : en tout cas, son application a été singulièrement efficace et le commerce autrichien a subi de grandes pertes. On s’est fâché à Vienne, on a menacé de rappeler de Constantinople l’ambassadeur austro-hongrois, on a eu recours à divers moyens d’intimidation ; mais le gouvernement ottoman a répondu qu’il n’était pour rien dans le boycottage et qu’il ne pouvait pas obliger ses ressortissans à acheter des marchandises autrichiennes. Et que peut l’Autriche elle-même ? Menacer, oui ; frapper, non ; aussi ne craint-on pas ses menaces. Le boycottage se ralentit lorsque les négociations ont meilleure tournure, et recommence de plus belle lorsqu’elles subissent un arrêt, ce qui est le cas actuel. Le boycottage est l’arme des faibles. Malheureusement, ce régime entretient entre les deux pays de l’amertume et de l’aigreur dont leurs rapports risquent de se ressentir longtemps.

Tel est l’état des négociations entre l’Autriche et la Porte : il n’est pas beaucoup meilleur entre celle-ci et la Bulgarie. Une protestation est venue de Solia contre le discours du Sultan à l’ouverture du Parlement. Cette ouverture a eu lieu le 17 décembre, date importante dans l’histoire de l’Empire ottoman. Nous ne savons pas encore ce que l’histoire en pensera : il y a tant d’incertitudes dans le développement ultérieur d’une révolution quelconque qu’on est obligé de suspendre son jugement. Mais on n’est pas obligé de faire taire ses sentimens : ils seraient peu généreux s’ils ne prenaient pas, à l’égard de la Jeune-Turquie, la forme d’une sympathie sincère et profonde Quoi qu’il arrive plus tard, les premières manifestations de la liberté dans un empire asservi depuis des siècles, et dont l’asservissement avait pris dans ces dernières années le caractère le plus odieux, ont eu un caractère de grandeur véritable. Jamais encore on n’avait vu autant de modération dans la force, car la Jeune-Turquie a eu, elle aussi, pendant les premiers jours surtout, un pouvoir absolu et n’en a point abusé. Elle mettra le sceau à l’admiration qu’elle a méritée si, après avoir donné un gouvernement à la Turquie, elle abdique elle-même, laissant le mouvement se prolonger dans le cadre de la Constitution et suivant les conditions que celle-ci a fixées. Quoi qu’il en soit, la fête de l’ouverture a été brillante : on n’avait encore rien vu de pareil sur les bords du Bosphore. Le Sultan a traversé en voiture une foule immense qui l’acclamait. Est-ce au souverain qu’allaient ces acclamations ? Est-ce au Kalife ? Aux deux, peut-être. Le Sultan, dit-on, n’avait pas l’air très rassuré ; il avait fait baisser la capote de sa voiture. Mais la foule acclamait la voiture, et cette foule était un peuple. Que se passait-il dans son âme encore confuse ? Quelle espérance le soulevait au-dessus de lui-même ? À qui allait vraiment ce débordement d’enthousiasme et de confiance ? À la Constitution, car l’imagination populaire en a fait une panacée. Puisse cette espérance n’être pas déçue !

Le discours du Sultan a été lu par un secrétaire. « Messieurs les sénateurs, messieurs les députés… » Où sommes-nous donc ? Est-il possible que ce soit à Constantinople que de semblables appellations sortent des lèvres du souverain ? Mais l’heure n’est pas venue d’étudier cet état de choses, et nous restons placé au point de vue international. « Au moment, a dit le Sultan, où le nouveau Cabinet, présidé par Kiamil pacha, était occupé à organiser le nouveau régime de gouvernement, le prince Ferdinand de Bulgarie, vali de la Roumélie orientale, a rejeté inopinément la suzeraineté de notre Empire et proclamé son indépendance. Le gouvernement austro-hongrois a fait au même moment savoir à la Sublime-Porte et aux gouvernemens des autres puissances sa décision d’annexer les provinces de Bosnie et d’Herzégovine, provinces que l’Autriche-Hongrie occupait et administrait conformément aux termes du traité de Berlin. Ce furent là deux événemens imprévus, qui nous causèrent un très profond regret. Il en est résulté que notre Conseil des ministres a maintenant pour tâche de choisir les mesures à prendre pour sauvegarder nos droits nationaux, et nous désirons que les ministres bénéficient de l’appui du Parlement dans cette tâche. » Il est difficile.de parler un langage plus correct. Cependant on s’en est ému à Sofia, et le gouvernement bulgare a remis une note verbale aux représentans des puissances pour se plaindre du passage de ce discours « concernant la Bulgarie et son souverain, passage qui contient des termes inadmissibles dans un pareil document. » Quels termes ? Le Sultan ne peut pourtant pas encore appeler le prince de Bulgarie roi ou tsar. Aussi la note bulgare contient-elle des parties plus sérieuses. Le gouvernement ottoman a pris son parti du fait accompli, mais il demande de l’argent à la Bulgarie, comme à l’Autriche ; et la Bulgarie résiste, comme l’Autriche, mais elle s’aperçoit qu’à mesure que le temps passe, les prétentions de la Porte augmentent au lieu de diminuer. Ne recevant pas satisfaction, la Porte « remet le règlement des questions pendantes à une époque plus favorable. » « Dans cette attitude de la Turquie, dit la note, le gouvernement bulgare voit le désir de gagner du temps pour mieux se préparer militairement et pour prendre ensuite une position menaçante et imposer des demandes inacceptables... Le gouvernement, étant donné les faits cités et les continuels préparatifs de la Turquie pour renforcer son armée dans les provinces européennes, ne peut envisager l’avenir qu’avec inquiétude et préoccupation. » Le gouvernement bulgare, après avoir rappelé qu’il a cédé lui-même aux conseils des puissances lorsqu’elles lui ont prêché la modération, leur demande d’agir maintenant sur la Porte. Il est certain que la situation militaire de celle-ci n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était au mois d’octobre ; il est probable que sa force devenue plus considérable lui permet de tenir la dragée plus haute à la Bulgarie, peut-être même à d’autres. Mais s’il en est ainsi, la conclusion à en tirer est que, les difficultés s’aggravant pour elle avec le temps, la Bulgarie fera bien de s’arranger avec la Porte le plus tôt possible, et c’est le conseil que ses amis doivent lui donner. N’en est-il pas de même pour l’Autriche ? Il ne semble pas que le temps travaille à lui tout seul pour elle. On avait cru, à Vienne et à Sofia, qu’il suffisait de faire acte de volonté et que tout céderait : la désillusion est venue vite. Tout le monde en Europe veut le maintien de la paix et, par conséquent, est disposé à aider l’Autriche et la Bulgarie à sortir d’embarras avec honneur ; mais encore faut-il qu’elles s’y prêtent. Quelles se rappellent le proverbe : Plaie d’argent n’est point mortelle. Quelques millions de plus ou de moins sont beaucoup pour la Porte et peu de chose pour l’Autriche. Quant à la Bulgarie, si elle trouve que son indépendance lui coûte cher, et même plus qu’elle ne vaut, nous sommes bien de son avis. Mais qui l’a voulue ?


Une révolution plus facile, amusante comme un vaudeville, et qui réjouit tout le monde, est celle qui vient de se produire au Venezuela. Castro est tombé. Quomodo cecidit ?... De la manière la plus simple. On n’a pas eu à le mettre à la porte : il était lui-même parti pour l’Europe où il avait besoin,. paraît-il, des bons soins d’un chirurgien allemand. Il a d’abord débarqué à Bordeaux. Ici se place un incident qui n’est pas à la gloire de notre ministère. On aurait dû expulser immédiatement le dictateur, qui avait lui-même expulsé du Venezuela notre agent, M. Taigny : au lieu de cela, on lui a envoyé de Paris un sous-directeur pour remplir auprès de sa personne une mission dont le caractère n’a jamais été bien connu, car on ne s’en est pas vanté. Castro est un drôle qui ne méritait aucun ménagement. S’il est vraiment malade, ce qu’on pouvait faire de mieux pour lui était de ne pas s’en occuper et de l’ignorer. Quoi qu’il en soit, il est parti pour Berlin ; à peine y était-il arrivé qu’une révolution en a fait justice. Le vice-président, général Gomez, — ils sont tous généraux, — s’est lui-même promu, civilement, en grade et s’est proclamé président. Pour faciliter l’opération, il a découvert un complot que les partisans de Castro avaient fomenté contre sa vie. La révolution a été précipitée par l’intervention de la Hollande. Ce brave petit peuple, petit par l’étendue de son territoire, mais non pas par l’intelligence, ni par le cœur, justement indigné des vexations que Castro lui infligeait comme à tout le monde, a montré plus d’esprit que les autres, et a procédé à la capture des vaisseaux vénézuéliens. S’il avait débarqué, il aurait probablement rencontré des difficultés ; mais sur mer on peut tout se permettre. Cette solution élégante a produit un effet immédiat. Castro a pu s’apercevoir que les absens avaient tort. Il a été fort maltraité… en effigie. Chose plus grave, les crédits qui lui avaient été ouverts sur diverses banques d’Europe lui ont été retirés. Enfin il a été renversé. Espérons que le général Gomez vaudra mieux que lui. En tout cas, il a bien commencé, en donnant satisfaction à la Hollande et en envoyant un émissaire en Europe pour s’entendre avec la France et avec les autres pays que le dictateur avait lésés. De tout cela, que dit Castro ? Rien, paraît-il : il se soigne, et c’est sans doute désormais ce qu’il a de mieux à faire. Nous ne lui conseillons pas de repasser par la France : notre gouvernement ne lui enverrait peut-être pas, cette fois, même un garçon de bureau.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.