Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1905

Chronique n° 1769
30 décembre 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 décembre.


L’année se termine au milieu de préoccupations électorales. Renouvellement du tiers du Sénat, élection du Président de la République, renouvellement intégral de la Chambre, toutes ces opérations devront tenir dans les quatre premiers mois de 1906, et l’importance en est trop grande pour que les esprits n’en soient pas déjà quelque peu agités. Pourtant, on ne parle guère que de l’élection du Président de la République. Le renouvellement du tiers du Sénat ne semble pas devoir influer d’une manière très sensible sur la composition de la haute assemblée, et le renouvellement de la Chambre semble loin, puisqu’il n’aura lieu qu’en avril ou en mai : aussi toute l’attention se porte-t-elle sur la question de savoir quel sera le président de demain. Rien dans la Constitution n’empêcherait M. Loubet lui-même de se présenter une fois de plus aux suffrages du Congrès ; M. Grévy l’a bien fait : mais M. Loubet a déclaré, à diverses reprises, qu’il avait la volonté de se retirer. Tous les présidens de la République avant lui, en y comprenant M. Thiers qui n’avait pas tout à fait ce titre, ont donné leur démission ou sont morts d’une manière inopinée : leurs successeurs ont dû être nommés du jour au lendemain, en vertu d’un choix improvisé, de sorte que nous assistons pour la première fois aux rivalités et aux intrigues inséparables d’un changement de ce genre. Il semblait, en théorie, que des luttes très ardentes devaient se déchaîner autour du siège présidentiel : le sort nous en avait préservés jusqu’ici. En sera-t-il de même le IG janvier prochain ? Nous n’en savons rien, car si on désigne des candidats, aucun n’a encore officiellement posé sa candidature Mais on les discute préventivement avec beaucoup d’ardeur, et les radicaux-socialistes sont, depuis plusieurs semaines, entrés en campagne contre l’an d’eux avec toute l’énergie, toute la passion, toute la violence dont ils sont capables.

Celui qui excite à ce point leurs colères est M, Doumer. Au mois de janvier dernier, ils ont été complètement décontenancés par son élection à la présidence de la Chambre, élection très inattendue, car M. Henri Brisson était depuis le commencement de la législature en possession du fauteuil, et il le remplissait, au point de vue professionnel, avec correction et autorité. Il a suffi à M. Doumer de se présenter contre M. Brisson pour le renverser. Son succès a jeté un désarroi d’autant plus grand dans le clan radical-socialiste, qu’il a été bientôt suivi de la chute de M. Combes : il était impossible de ne pas voir entre les deux faits quelque relation de cause à effet. Nous devons, au moins en partie, à l’heureuse audace de M. Doumer le premier ébranlement du bloc et la débâcle du ministère qui avait été l’exécuteur docile de ses hautes œuvres. À partir de ce moment, il est devenu, qu’on nous passe le mot, la bête noire des radicaux-socialistes, tandis que les modérés et les libéraux, oubliant ses origines radicales, commençaient à tourner et à se grouper autour de lui. Il était devenu à leurs yeux l’homme qui ose et qui réussit. Nous reconnaissons volontiers ses qualités et assurément il a été bien servi par elles, mais il ne l’a pas été moins par les circonstances et aussi, et surtout, par les fautes que ses adversaires ont merveilleusement accumulées. Entre autres mérites, M. Doumer a celui d’être patriote comme on l’était autrefois, simplement et bravement. Il aime l’armée, il y voit comme nous-même la sauvegarde de la patrie. Un grand nombre de Français, qui n’ont pas partagé toutes ses opinions politiques, lui savent gré de le penser et de le dire. En d’autres temps, on y aurait fait moins d’attention : mais nous avons assisté depuis quelques années à une campagne d’anti-patriotisme et d’anti-militarisme qui a profondément alarmé et indigné les hommes prévoyans, et qui a fini par produire le même effet sur beaucoup d’autres à la lumière de certains événemens récens. Le patriotisme. Dieu merci ! est redevenu à l’ordre du jour, et M. Doumer en a bénéficié. Les radicaux-socialistes, les hommes du bloc, M. Combes, ses amis, ses ministres, voyant le danger s’accroître pour eux, n’ont pas tardé à en perdre la tête. Que faire pour conjurer le destin qui les menaçait ? Les jacobins de tous les temps ont toujours pris en pareil cas des mesures d’exception. Ils ont donc monté une machine de guerre contre M. Doumer, pour l’empêcher d’être réélu président de la Chambre le 9 janvier. Battu à la présidence de la Chambre, il ne pourrait pas se présenter à la présidence de la République : on serait débarrassé de lui. En conséquence, ils ont proposé de substituer dans le règlement de la Chambre, pour l’élection du bureau, le scrutin public au scrutin secret.

Cela montre, soit dit en passant, la confiance que les chefs du parti ont dans leurs soldats : ils ont besoin de les surveiller, de les regarder sans cesse, de faire peser sur eux un œil inquisiteur et menaçant pour être sûrs qu’ils voteront suivant le mot d’ordre. Le scrutin public est celui de l’intimidation, le scrutin secret celui de la liberté. Impossible d’avouer plus clairement que, laissés à eux-mêmes, beaucoup de radicaux-socialistes sont, hélas ! parfaitement capables de voter pour M. Doumer. Par malheur, la substitution du scrutin public au scrutin secret se heurtait à une tradition constante dans nos assemblées parlementaires, où il est passé en principe que les élections de personnes se font toujours suivant ce dernier mode de scrutin. Nous n’avons pas besoin de dire pourquoi. Dans la haute magistrature qu’il exerce, le président de la Chambre, notamment, ne doit pas être l’homme d’un parti : le secret du vote est la garantie apparente de son impartialité. Mais les radicaux-socialistes ne s’arrêtaient pas à ces considérations, devenues très mesquines à leurs yeux. Lois d’exception, règlemens d’exception, c’est leur éternel procédé. Ils ont donc engagé la bataille ; mais ils l’ont perdue. Ils l’ont perdue à une faible majorité ; mais, en pareil cas, l’importance de la majorité n’est nullement proportionnelle au chiffre de voix qui la composent. Quand deux partis essaient leurs forces l’un contre l’autre, ils ressemblent à ces lutteurs qui, poings contre poings, poitrine contre poitrine, se poussent et s’ébranlent jusqu’à ce que l’un ait renversé l’autre : le vaincu est bien vaincu, même s’il a succombé, à bout de forces, à un faible effort final. Si les radicaux-socialistes avaient battu leurs adversaires d’une seule voix, c’en était fait de M. Doumer. Le résultat du scrutin montre que, dans les conditions actuelles, M. Doumer a une majorité de huit voix au scrutin public : nul ne sait combien il peut en avoir au scrutin secret. Les cris de colère et de désespoir que poussent les radicaux-socialistes prouvent qu’elle serait beaucoup plus considérable. Quoi qu’il en soit, leur échec est décisif, au moins pour la présidence de la Chambre où M. Doumer aura, à la rentrée, une majorité plus forte que jamais. Il la devra à ses ennemis et à l’ingénieuse manœuvre qu’ils ont tentée pour l’abattre.

Encore s’ils s’en étaient tenus là. Mais ils ont continué. Leur candidat à la présidence de la République est M. Fallières, président du Sénat. Ils ne pouvaient pas faire un meilleur choix : M. Fallières jouit, comme homme, de la sympathie générale. Beaucoup de voix sans doute seraient allées à lui par une pente naturelle, si on n’avait pas donné à sa candidature un caractère de combat. Et, en effet, ce qu’on aime en lui, c’est qu’il est un homme de paix, d’aménité et de conciliation. Les radicaux-socialistes, qui sont tout le contraire, n’ont pas compris qu’en prenant sur leur propre tête le bonnet rouge pour en affubler grossièrement celle de M. Fallières, ils éloignaient de lui ceux qui n’aiment ni cet oripeau, ni ce qu’il représente. Quelle différence entre les amis des deux candidats ! Les premiers, ceux de M. Doumer, ne font aucun bruit, mais font de la besogne ; ceux de M. Fallières se contentent de faire énormément de bruit. M. Combes, en personne, est allé un jour dans les couloirs de la Chambre soutenir le scrutin public contre le scrutin secret, et il en a profité pour faire savoir urbi et orbi que M. Fallières était « son » candidat : en conséquence tous les républicains devaient donc voter pour lui, et ceux qui ne le feraient pas cesseraient d’être républicains. L’ostracisme est, avec les mesures d’exception, le geste naturel de nos jacobins. Le patronage de M. Combes était déjà bien lourd pour M. Fallières, qui a toujours appartenu à l’opinion moyenne du parti républicain : on lui en a infligé de pires ! Il fait partie, comme sénateur du Lot-et-Garonne, du tiers du Sénat actuellement rééligible. Une réunion de radicaux a eu lieu à Agen pour dresser une liste de candidats. Que ne l’a-t-on laissé opérer en toute liberté ? Nous avons peine à croire que M. Fallières ait besoin, pour être réélu dans son département, d’un secours venu de Paris. Mais les chefs du parti radical-socialiste ont délégué à Agen, pour apporter de bons conseils aux frères et amis, qui ? on ne le devinera jamais : MM. Camille Pelletan et le général André, les deux ministres de M. Combes qui ont le plus contribué à sa chute. Il suffit d’ailleurs de les nommer, sans avoir besoin de les présenter plus longuement à nos lecteurs qui les connaissent. MM. Pelletan et André se sont mutuellement congratulés devant les électeurs sénatoriaux du Lot-et-Garonne. M. Pelletan a déclaré que M. André était « un véritable homme d’État, » et qu’il avait bien fait, au ministère de la Guerre, de s’entourer de renseignemens puisés aux bonnes sources. La conclusion a été qu’il fallait voter pour M. Fallières par haine de M. Doumer. Nous passons sur les accusations diverses que les deux orateurs radicaux-socialistes ont dirigées contre ce dernier : ce n’est pas avec ces armes-là qu’on lui fera grand mal. Désigner M. Doumer comme l’homme capable d’introduire un changement considérable dans le fonctionnement de la République et dans les mœurs des républicains est lui faire, au contraire, un grand bien. On est tellement excédé, écœuré, dégoûté de tout ce qui s’est passé depuis quelque temps et de tout ce qui se passe encore ; le mécontentement est si profond et si général ; le désir de voir mieux, ou même, pour ne pas être trop exigeant, de voir autre chose est devenu si impérieux, que l’homme qui incarnera ou dans lequel on incarnera la réalisation possible de toutes ces espérances verra de plus en plus la foule accourir à lui. Les radicaux-socialistes ne se contentent pas d’exalter M. Doumer ; ils écrasent M. Fallières sous le pavé de l’ours en lui décochant M. Pelletan et M. André comme gardes du corps. Sans doute M. Fallières en gémit ; mais on commence à être las des gens qui gémissent au lieu de se défendre, et on se demande s’ils seraient à même de nous défendre nous-mêmes en cas de besoin. Tout cela, il faut bien le dire, fait singulièrement les affaires de M. Doumer.

Nous nous bornons d’ailleurs à exposer la situation, sans conclure encore. Les choses peuvent changer, les attitudes peuvent se modifier avant l’élection présidentielle. Le temps actuel est plein de mobilité et d’imprévu. On ne parle pour le moment que de deux candidats : qui sait s’il n’y en aura pas d’autres ? Les chances restent incertaines : il est probable que celui qui l’emportera ne le. fera que d’une quantité faible. Peut-être les adversaires de M. Doumer n’ont-ils pas encore accumulé assez de maladresses pour assurer tout à fait son succès ; mais il leur reste quinze jours. En dehors même de l’élection du bureau de la Chambre, des incidens parlementaires peuvent inopinément se produire. Tout le monde a le sentiment que l’élection présidentielle est, dans les circonstances où nous sommes et avec les candidats qui sont ou qui seront en présence, une chose grave : et c’est pourquoi on ne s’y prépare pas sans émotion.


Les incertitudes qui continuent de peser sur la politique internationale augmentent encore l’acuité de ce sentiment. La conférence d’Algésiras sera retardée d’une dizaine de jours. Le gouvernement espagnol s’est aperçu un beau matin qu’il aurait beaucoup de peine à loger convenablement tant de diplomates dans une aussi petite ville, et il a émis l’avis que Madrid conviendrait mieux pour cette réunion. Nous l’avons toujours pensé ; mais notre opinion n’ayant pas été partagée par tout le monde, — on sait que l’Allemagne, en particulier, a insisté en faveur de Tanger, — il a bien fallu transiger, et le choix d’Algésiras a été le résultat de cette transaction. Dès lors, il était peu vraisemblable qu’une seconde suggestion en faveur de Madrid serait mieux accueillie que la première. Les mêmes difficultés se sont présentées et on est revenu à la même conclusion, à savoir qu’on se réunirait à Algésiras. On y sera à l’étroit ; on se serrera, voilà tout ; et si le peu de commodité du local pouvait hâter les travaux de la conférence, un peu de mal aurait produit un grand bien. Au surplus, il nous importe peu que la conférence se réunisse ici ou là : le seul point intéressant est de savoir ce qu’elle fera.

Le gouvernement de la République a cru utile de publier un Livre Jaune sur les négociations habituellement. Habituellement, ces recueils diplomatiques sont peu lus, en dehors des spécialistes : il n’en a pas été de même cette fois. Le Livre Jaune a été lu dans le monde entier avec avidité. On était impatient de savoir, en interrogeant des pièces authentiques, ce qui s’était passé entre Paris et Berlin, et de se rendre exactement compte du degré de tension qu’avaient eu, à un certain moment, les rapports des deux gouvernemens. Nous nous efforcerons de parler de tout cela d’une manière objective, comme on dit en Allemagne, et, quel que soit notre intérêt personnel dans l’affaire, nous espérons y réussir. L’impression éprouvée un peu partout est que la tension a été plus grande que généralement, on ne l’avait cru : mais à qui la faute ? est-ce à la France ? est-ce à l’Allemagne ? De très grands torts ont été attribués en Allemagne à M. Delcassé, au point qu’on s’est demandé ailleurs, et même chez nous, s’il n’y avait pas quelque chose de fondé dans des accusations aussi véhémentes. Ce que nous pouvons dire après une lecture attentive du Livre Jaune, et tout lecteur sans prévention le dira avec nous, c’est qu’il n’en ressort nullement que M. Delcassé ait commis les négligences conscientes ou inconscientes qu’on lui a si rudement reprochées. Il n’a pas fait à Berlin la communication officielle de l’arrangement anglo-français du 8 avril 1904 ; soit. Nous admettons qu’il aurait mieux fait de la faire. Mais l’Angleterre ne l’a pas faite plus que nous et on ne lui en a pas tenu rigueur comme à nous. L’excuse, très sérieuse, de M. Delcassé est qu’il n’avait pas attendu la conclusion de l’arrangement pour confier à l’ambassadeur d’Allemagne à Paris tout ce qu’il contenait relativement au Maroc. D’ailleurs, la grande publicité donnée à l’accord aussitôt qu’il a été conclu permettait à l’Allemagne de présenter les observations qu’elle pouvait avoir à y faire. Elle n’en a présenté aucune, et, soit dans les discours de M. de Bülow au Reichstag, soit dans les conversations de M. Bihourd avec le ministre des Affaires étrangères du gouvernement impérial, elle s’est montrée, au contraire, confiante et rassurée. Si M. Delcassé s’est endormi dans une fausse sécurité, on a mis bien longtemps à l’en réveiller, alors qu’il aurait suffi d’un mot pour le faire tout de suite. Nous n’en voulons pour preuve que ce qui s’est passé plus tard. Lorsque le gouvernement impérial, par des procédés détournés et par des conversations d’agens d’ordre subalterne, a commencé à faire venir jusqu’à nos oreilles la rumeur encore sourde de son mécontentement, est-ce que M. Delcassé a persisté à ne pas entendre ? est-ce qu’il a continué à ne pas parler ? Point du tout. Il a immédiatement télégraphié à M. Bihourd pour le charger de relever les propos arrivés jusqu’à lui, de demander ce qu’ils signifiaient, d’offrir de donner toutes les explications qu’on désirerait, et par conséquent toutes les satisfactions légitimes. Le gouvernement impérial a-t-il usé des ouvertures qui lui étaient faites ? Nullement : son silence a pris un caractère obstiné, calculé : il a été impossible de l’en faire sortir. C’était son droit de se taire, mais il perdait celui de nous accuser de n’avoir point parlé.

L’empereur a fait son voyage à Tanger ; la situation est devenue à la fois plus orageuse et plus obscure. On sentait du côté allemand un parti pris qui aurait pu décourager M. Delcassé. Néanmoins, il a voulu faire une dernière tentative et, quelques jours avant sa chute, à la suite d’un dîner qui venait d’avoir lieu chez le prince Radolin, il a eu avec l’ambassadeur d’Allemagne une dernière conversation où, après avoir rappelé les démarches qu’il avait faites en vain dans le passé pour dissiper les préoccupations allemandes, si elles venaient d’un malentendu, il a offert encore une fois de plus de fournir toutes les explications qu’on lui demanderait. On ne lui en a pas demandé, le prince Radolin a répondu, à titre personnel, par des phrases obligeantes ; il en a certainement référé à Berlin ; mais tout en est resté là. Était-ce la faute de M. Delcassé ?

En tout cas, ce n’était pas celle du gouvernement de la République. M. Delcassé a disparu. Il a été sacrifié sans générosité et, à notre avis, sans dignité, à l’espoir de désarmer les rancunes, fondées ou non, qui s’acharnaient contre lui. Nous avons tout de suite exprimé la crainte qu’une complaisance aussi empressée ne nous eût affaiblis : nous trompions-nous ? C’est ici que la lecture du Livre Jaune est particulièrement instructive. Si le gouvernement impérial avait seulement voulu, comme il le disait, rétablir nos rapports dans les termes où ils auraient dû toujours rester, l’occasion était admirable pour lui. Après le sacrifice pénible que nous avions fait, un peu de bonne grâce de sa part aurait produit la meilleure impression : de la détente serait sortie l’entente, de la réconciliation la conciliation. Mais ce n’est pas ce qui a eu lieu. Jamais, depuis bien longtemps, l’attitude de l’Allemagne n’avait été plus rogue, ni son langage plus dur. Le lendemain même de la démission de M. Delcassé, le prince Radolin venait dire à M. Rouvier que l’Allemagne était derrière le Maroc, — on assure qu’il a ajouté : avec toutes ses forces, — et le prince de Bülow conseillait à M. Bihourd de clore au plus vite une question « mauvaise, très mauvaise, » qui était « bordée de précipices et même d’abîmes. » On nous a reproché par la suite d’avoir adressé un ultimatum au Maroc : ceci ressemblait bien à un ultimatum qu’on nous aurait adressé à nous-mêmes. Les conditions en étaient d’ailleurs indéterminées : on voulait seulement exercer sur nous une intimidation générale. Mais l’effet produit n’a pas été tout à fait celui qu’on espérait. Notre gouvernement a compris aussitôt ce que tout le monde comprend encore mieux aujourd’hui, que M. Delcassé et sa politique n’étaient pas le seul obstacle entre l’Allemagne et nous. Il fallait nous préparer à soutenir un nouvel assaut. Nous nous y sommes préparés ; nous l’avons soutenu. Nous avons d’ailleurs continué de faire preuve de l’esprit le plus conciliant, et c’est ainsi que nous sommes arrivés à conclure avec l’Allemagne les arrangemens du 8 juillet et du 28 septembre, qui complètent ceux que nous avions faits antérieurement avec d’autres puissances, y compris le Maroc lui-même. C’est avec tous ces titres en main que nous irons à la conférence. L’arrangement du 28 septembre consacre nos droits de police exclusifs sur la frontière algéro-marocaine. L’arrangement du 8 juillet reconnaît nos intérêts « spéciaux » dans le Maroc tout entier, et consacre du même coup les droits qui en résultent. D’autres puissances les avaient reconnus et consacrés avant l’Allemagne : nous nous proposons de n’en laisser périmer aucun. Ici, il faut être très net pour qu’il n’y ait pas de surprise. Les journaux allemands affectent depuis quelque temps de ne parler que de l’arrangement du 28 septembre et d’oublier celui du 8 juillet. Pourquoi ? C’est que celui du 28 septembre ne se rapporte qu’à la frontière, tandis que celui du s’juillet s’étend, comme nous l’avons dit, à l’ensemble du Maroc. On semble vouloir aujourd’hui nous cantonner dans la région frontière pour conclure que, dans le reste du Maroc, nous sommes exactement sur le même pied que les autres. Nous sommes très loin de contester les droits des autres ; mais nous prétendons, suivant les propres termes] des lettres échangées le S juillet entre le prince Radolin et M. Rouvier, que le voisinage de l’Algérie nous donne, ou plutôt nous impose la sauvegarde d’intérêts d’un ordre « spécial, » et que nous manquerions à un devoir envers nous-mêmes si nous ne les défendions pas. N’est-ce pas l’évidence ? Et cette évidence résulte, non seulement de la géographie, de la topographie, de l’histoire, mais encore de textes écrits qui sont formels. Ce sont tous ces textes, revêtus de la signature de la majorité des grandes puissances, que nous déposerons sur la table de la Conférence. Les arrangemens que nous avons faits avec ces puissances ne sont pas les mêmes : l’œuvre de la conférence consistera à les concilier, ce qu’un peu de bonne volonté rendra facile, car ils n’ont rien de contradictoire. Les uns, les plus étendus, nous donnent pleine liberté d’action au Maroc ; les autres, plus restreints, nous reconnaissent néanmoins des intérêts particuliers. Or, en politique, les intérêts reconnus comme légitimes sont la mesure des droits.

Nous osons dire que le Livre Jaune, en éclairant tout le monde sur nos intentions, sur nos projets, sur la manière dont nous en avons jusqu’à ce jour poursuivi la réalisation, a produit un effet qui nous a été favorable. Nous avions été sensibles à l’accusation lancée contre notre représentant à Fez de s’être targué d’un mandat européen qu’il n’avait pas, et aussi, dans une autre circonstance, d’avoir adressé au Maghzen un ultimatum menaçant. Ceux qui connaissent la prudence de M. Saint-René Taillandier n’avaient ajouté aucune loi à ces allégations, et ceux qui connaissent son absolue loyauté se tiendront pour édifiés par le démenti qu’il leur a donné dans ses dépêches. M. Rouvier, dans une Déclaration dont nous allons parler, a rendu pleine justice à la correction parfaite avec laquelle M. Saint-René Taillandier a rempli sa mission : il n’y a rien à ajouter à ce témoignage, et nous sommes convaincus d’avance que le Livre Blanc, dont le gouvernement allemand annonce la publication prochaine, n’en infirmera rien. Est-ce à dire que le gouvernement impérial ait produit, sans avoir quelques raisons d’y croire, les allégations dont il s’agit ? Non, évidemment ; une pareille pensée ne saurait entrer dans notre esprit. Mais on croit facilement ce qu’on désire, et le gouvernement impérial désirait avoir des motifs d’intervention au Maroc. Le Maghzen n’a pas eu la moindre peine à deviner ce désir, ni le moindre scrupule à y satisfaire. Il a, sinon complètement inventé, au moins dénaturé les propos qu’il a prêtés à M. Saint-René Taillandier, ce qui était d’autant plus facile que ces propos devaient passer à travers deux ou trois langues et deux ou trois traductions successives avant de prendre leur forme dernière. De là viennent les malentendus qui se sont produits : ils auraient été dissipés en un clin d’œil si, au lieu de les conserver par devers lui comme des armes qu’on cache, le gouvernement impérial s’en était expliqué tout de suite avec le nôtre.

Il n’y a pas, dit-on, de fumée sans feu ; mais il peut y avoir beaucoup de fumée pour très peu de feu. Nous ne prétendons pas qu’il n’y a eu, dans les conversations de M. Saint-René Taillandier avec le Maghzen, rien qui ait pu causer quelques préoccupations à ce dernier ; et, s’il faut dire toute notre pensée, notre presse nous défend trop dans cette affaire d’avoir exercé une pression quelconque sur le gouvernement chérifien. Nous avions et nous avons encore un plan de réformes au Maroc. Nous croyions et nous croyons encore que, s’il est utile que ce plan soit approuvé par toutes les puissances, il est indispensable à son succès qu’une seule soit chargée d’en diriger l’exécution. S’il en était autrement, on verrait renaître, ou plutôt se perpétuer entre les puissances des dissentimens partiels qui assureraient la perpétuité de la barbarie. Un jour l’une, un jour l’autre, pourraient profiter de cet état de choses pour obtenir quelque avantage particulier au détriment de l’intérêt général ; mais celui-ci serait sacrifié. Notre sentiment d’hier et celui d’aujourd’hui est que la France, parmi les puissances, est désignée par la nature des choses pour jouer le rôle principal dans l’intérêt de toutes les autres, et le motif en est précisément celui qui est reconnu dans l’arrangement du 8 juillet, à savoir qu’elle a un intérêt « spécial » au maintien de l’ordre au Maroc. Si l’ordre y est troublé, tout le monde en souffrira, mais plus ou moins, et nous plus que personne. Supposons que des troubles graves y éclatent sur un point quelconque : nul ne peut savoir quel contre-coup la sécurité de notre frontière en éprouvera par la suite. L’Allemagne, au contraire, qui a des colonies sur la côte orientale et sur la côte occidentale d’Afrique, mais séparées du Maroc par des espaces immenses, n’en ressentira pas la moindre atteinte, sinon pour les intérêts de son commerce, au moins pour ceux de son Empire. Veut-on se rendre compte des différences qui existent à cet égard entre l’Allemagne et nous ? Dans la première conversation qu’il a eue avec M. Rouvier après la prise de possession par celui-ci du ministère des Affaires étrangères, le prince Radolin lui a dit que, s’il n’y avait pas de conférence, le Maroc resterait dans le statu quo, et il paraissait admettre cet étal de choses comme tolérable. Qu’est-ce pourtant au Maroc que le statu quo ? Son nom est Raissouli. C’est le brigandage à la porte même de Tanger ; c’est l’impuissance absolue du gouvernement et l’humiliante obligation pour lui de traiter avec des bandits et de leur confier finalement des fonctions publiques ; c’est l’anarchie et l’insécurité partout. Le gouvernement allemand peut s’en accommoder ; nous non ; et tout le monde admettra bien qu’un pareil état de choses est contraire aux intérêts de la civilisation. Voilà pourquoi nous avons voulu le modifier à nos risques et périls, sans rien cacher, sans rien dissimuler de nos intentions, en les avouant même très haut. Nous avons voulu nous charger de la tâche à entreprendre ; mais, certes, pour la mener à bon terme, il fallait exercer quelque pression sur le Maghzen. Il le faudra toujours, de quelque manière qu’on s’y prenne. Cette pression, pour être efficace, n’a pas besoin de l’établissement d’un protectorat formel sur le Maroc. Nous n’avons jamais eu l’idée, quoi qu’on en ait dit, d’y établir le nôtre, et aussi bien on n’en a trouvé la preuve que dans des articles de journaux. Ce n’est pas dans des articles de journaux qu’il faut chercher la pensée du gouvernement français, mais dans son langage officiel et dans ses actes publics.

On la trouvera notamment dans la Déclaration que M. Rouvier a lue à la tribune de la Chambre le Ki décembre. Déclaration qui, à l’exception de la petite phalange de M. Jaurès, c’est-à-dire de 50 socialistes, a été approuvée par l’unanimité des représentans du pays. Elle est excellente de fond et de forme, d’esprit et de ton. La modération et la fermeté de notre politique y apparaissent dans un parfait équilibre. Les journaux allemands en ont peu parlé, non plus que du Livre Jaune lui-même, comme s’ils en éprouvaient un certain embarras ; mais partout ailleurs l’approbation a été générale et complète. Nous avons dit qu’elle l’avait été à la Chambre française. On s’y attendait à un grand débat ; il était notoire que beaucoup d’orateurs devaient y prendre part ; mais, toujours à l’exception de M. Jaurès, ils y ont patriotiquement renoncé. Ils ont eu l’impression vive et rapide que la Déclaration de M. Rouvier était un acte et que le mieux était de s’y rallier et de le soutenir. Ce sentiment, qui était celui de tous, a été exprimé dans un admirable langage par M. Ribot. L’émotion de l’orateur donnait encore plus d’accent et plus d’autorité à sa voix. Le moment de s’expliquer viendra. Nous ne sommes pas de ceux qui croient qu’un Parlement doit toujours se taire en face d’une situation extérieure compliquée ; nous trouvons même que le nôtre se tait trop souvent ; mais il y a des circonstances où le gouvernement parle pour tous, et. s’il dit ce qu’il doit dire, il ne reste au Parlement qu’à approuver. Il fallait le 16 décembre, comme l’a conseillé M. Ribot, se serrer autour du gouvernement pour lui donner le plus de force possible à la Conférence. Une fois de plus, la Chambre a montré que lorsqu’il s’agit de pourvoir à un intérêt national évident, et surtout lorsque cet intérêt est discuté à l’étranger, toutes nos divisions cessent. Il n’y a plus de partis ; il n’y a que la France. Les derniers événemens nous ont du moins rendu le service de nous faire tous penser et sentir de même sur un point, union d’autant plus salutaire qu’elle est plus rare et qu’elle ne peut se former que sur un grand objet.


Encore une crise ministérielle : après l’Espagne et l’Angleterre est venu le tour de l’Italie. On savait, depuis quelque temps déjà, que, si la situation personnelle de M. Fortis était restée assez forte, celle de plusieurs de ses collègues était très ébranlée. La crise était attendue, annoncée : la question était de savoir si elle enlèverait le ministère totalement ou partiellement, et c’est la seconde hypothèse qui s’est réalisée. Le prétexte a été la discussion d’un modus vivendi économique avec l’Espagne, arrangement qui diminuait dans des proportions considérables, il faut l’avouer, les droits d’importation sur les vins espagnols. Les députés des régions viticoles du Sud en ont éprouvé une vive indignation : ils sont entrés en guerre contre le Cabinet et ceux qui n’attendaient qu’une occasion pour y entrer aussi ont profité avec empressement de celle qui leur était offerte.

Il s’est donc fait une redoutable coalition d’intérêts contre M. Fortis, et surtout contre quelques-uns de ses collègues, notamment contre M. Tittoni, ministre des Affaires étrangères. M. Tittoni a vaillamment défendu l’arrangement qu’il avait négocié avec l’Espagne et M. Fortis s’est déclaré solidaire avec lui. Le modus vivendi ayant été repoussé à une forte majorité, le ministère a donné sa démission ; mais M. Fortis a été chargé d’en former un autre, et il n’y a pas compris M. Tittoni. Nous constatons ces faits sans les apprécier, mais non sans les regretter, car nous n’avions eu qu’à nous louer de nos rapports politiques avec M. Tittoni et des sentimens qu’il y avait apportés. On a cru un moment qu’il entrerait dans la nouvelle combinaison. On a dit ensuite que le président de la Chambre, M. Marcora, menaçait, dans ce cas, de donner sa démission. L’hostilité de M. Marcora contre M. Tittoni vient de ce que le premier ayant, dans un discours, parlé du Trentin en l’appelant « notre Trentin, » le second a dû donner sur ce fait à l’Autriche des explications qui étaient ce qu’elles devaient être, c’est-à-dire un désaveu officiel. Tout autre ministre des Affaires étrangères en aurait fait autant à sa place, même le successeur de M. Tittoni, le marquis de San Giuliano, qui ne passe pourtant pas pour avoir des tendances très austrophiles. Les rapports n’en deviendront pas plus faciles entre Rome et Vienne ; mais nous n’avons aucune raison de croire qu’ils seront en quoi que ce soit modifiés entre Rome et Paris. La politique qu’a suivie M. Tittoni à notre égard a eu l’approbation du pays, qui a cru avec raison pouvoir concilier la fidélité à la Triple-Alliance avec l’amitié envers la France. Nous n’avons jamais rien demandé à l’Italie qui fût contraire à ses intérêts.

Comment n’éprouverions-nous pas toutefois quelque tristesse à voir successivement disparaître tous les ministres des Affaires étrangères avec lesquels nous avons négocié et signé les arrangemens sur lesquels repose aujourd’hui notre politique ? M. Villa-Urrutia est tombé le premier en Espagne avec le ministère conservateur dont il faisait partie, et naturellement il n’a pas pu entrer dans le ministère libéral qui s’est formé ensuite. De même, en Angleterre, lord Lansdowne est tombé avec ses amis. Mais, en Italie, il est plus difficile de comprendre pourquoi MM. Fortis et Tittoni ne sont pas partis ou restés ensemble. D’autres détails ont surpris dans la formation du nouveau ministère, par exemple le retour aux Travaux publics de M. Tedesco, qui les avait quittés parce qu’il était adversaire du rachat des chemins de fer, et qui y revient pour le réaliser, non sans avoir fortement attaqué dans l’intervalle M. Carcano et M. Fortis lui-même, qui restent ministres avec lui. On se demande si le ministère sera beaucoup plus fort le lendemain que la veille de cette crise, qui a été peut-être mal dénouée.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.