Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1859

Chronique no 665
31 décembre 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 décembre 1859.

Le mot seul de congrès avait eu une vertu magique d’apaisement. On allait donc le tenir enfin, ce merveilleux spécifique de paix ! On se rassurait par système. On ne voulait plus rien prévoir ni rien entendre. Les questions italiennes ! on les oubliait, on les ajournait jusqu’au moment où les médecins consultans de l’Europe se réuniraient au palais du quai d’Orsay. Le congrès reculait-il du 5 janvier au 19, tant mieux ; c’étaient quinze jours de gagnés pour ce suave et trop court far niente politique. Il est si doux de faire durer les rêves où l’on se donne la joie d’espérer tout ce que l’on souhaite ; la seule chose préférable est de ne penser à rien. Eh bien ! ce n’est pas nous qui aurons le cœur de blâmer ceux qui, sachant estimer cette trêve, l’ont voulu déguster sans distraction ; elle a duré moins longtemps encore qu’ils ne semblaient pouvoir se le promettre. Nous ne savons si, au temps où nous vivons, la France possède des astrologues : nous les prions naïvement de nous dire si la fin de décembre et le commencement de janvier sont désormais destinés à être une époque climatérique pour notre politique. Force superstitieux l’affirmaient d’avance aux approches de cette fin d’année, et vont le croire de plus belle, grâce à l’effet produit par une simple brochure : Le Pape et le Congrès.

Cette brochure a fait tout le mal ; mais avant d’aborder le monstre, encore faut-il le reconnaître. Ici notre embarras est extrême, et nous n’avons d’autre façon de nous en tirer que de le confesser franchement. La brochure est anonyme ; elle n’avoue pas son origine. D’où vient-elle ? — Notre première tâche est de déchiffrer cette énigme. Si elle est l’émanation spontanée d’un écrivain isolé, elle ne doit être jugée que sur son simple mérite ; c’est une affaire de mince importance. Si elle est l’expression de la politique du gouvernement français, elle change de caractère : les opinions d’un gouvernement sont des engagemens qui lient la nation, elles sont des actes gros d’événemens. Dans la première hypothèse, là brochure n’eût fait ni une vive ni une longue sensation. Les conclusions qu’elle donne ne sont point une nouveauté. De nombreux écrivains libéraux se sont efforcés déjà de démontrer les incompatibilités du pouvoir spirituel de la papauté avec les conditions d’un bon gouvernement dans les états soumis au pouvoir temporel du saint-siège ; les modérés, ceux qui se contentent de marcher avec les faits, ont demandé que la séparation de la Romagne, déjà accomplie, fût sanctionnée par l’Europe ; les plus modérés même se fussent tenus pour satisfaits d’un gouvernement laïque établi dans les Romagnes sous forme de vice-royauté ou de vicariat, et réuni au saint-siège par une simple vassalité. Si la brochure eût été l’œuvre d’un écrivain ordinaire, elle n’eût apporté qu’une adhésion particulière de plus aux opinions que nous venons d’indiquer : elle n’eût point excité une grande attention ; tout au plus dans le camp libéral eût-on raillé l’écrivain de la singulière contradiction sur laquelle sa thèse est bâtie, puisqu’il veut prouver à la fois, et que le pape doit nécessairement être souverain temporel, et que le pape ne peut pas être un bon souverain ; on eût ri surtout de ce type de Romain, de ce moine contemplateur et artiste, fureteur d’antiquités et amateur de processions, cicérone de musées et diseur de patenôtres, de ce civis romanus retranché du domaine de l’activité humaine : étrange fantaisie, où l’auteur résume les félicités qu’il destine avec une si naïve inconséquence aux habitans de Rome. Peut-être eût-on douté de la sincérité du catholicisme qu’il affecte tout en se cachant sous la cagoule de l’anonyme. On eût fait honneur à l’écrivain en s’occupant ainsi de son œuvre, et l’on eût pris congé de lui sans déplaisir. La chose est bien différente si l’on doit lire dans la brochure la pensée d’un gouvernement. L’opinion du publiciste isolé était peu de chose en elle-même ; elle ne valait que par la force et l’élévation du talent employé à l’exposer et à la défendre. C’est tout le contraire pour un écrit gouvernemental : les lacunes ou les chocs du raisonnement, la bizarrerie des conceptions, n’enlèveraient point à un tel écrit son immense portée ; les conclusions pratiques restent en effet malgré tout, et sont alors l’essentiel. Si, par exemple, la brochure qui nous occupe avait l’origine qu’on lui prête, elle nous informerait des directions nouvelles de la politique française ; elle nous annoncerait que la France est disposée à prendre vis-à-vis du congrès le parti des faits accomplis en Italie, le parti de la Romagne contre une restauration papale, le parti des duchés contre le rétablissement des archiducs ; elle nous apprendrait que la France demanderait au congrès la révision des engagemens de Villafranca. Une si grave signification n’efface-t-elle pas l’effet d’une argumentation mal enchaînée ou de quelques conceptions maladroites ?

Nous revenons donc à la question : la brochure le Pape et le Congrès est-elle une production individuelle, ou exprime-t-elle la pensée du gouvernement ? L’on trouvera peut-être que c’est pousser trop loin la naïveté ou la subtilité que de poser une question semblable, et que c’est avoir l’esprit mal fait que ne pas accepter bonnement et simplement ce singulier écrit avec le sens que le public y attache partout en France et à l’étranger. À un tel reproche, notre réponse est facile. L’embarras que nous manifestons, nous l’éprouvons sincèrement, et si cet étonnement des brochures anonymes pouvait devenir un procédé gouvernemental, nous croirions rendre un véritable service au public et au pouvoir en exposant aujourd’hui les causes sérieuses de notre embarras, car c’est le meilleur moyen de signaler le vice et le péril d’un tel système. À nos yeux, il est d’un intérêt public éminent que la véritable pensée du pouvoir sur les grandes questions politiques engagées soit clairement exprimée. L’intérêt des affaires, nous le savons, ne permet point aux gouvernemens de faire connaître leurs vues à toute heure ; mais lorsqu’un gouvernement juge utile d’éprouver ses desseins sur l’opinion publique, il ne faut pas qu’il y ait d’incertitude et d’ambiguïté dans sa pensée, pas de méprise possible sur la forme où il juge à propos de la produire. Nous ne craindrons pas de le dire. : il y a là pour un gouvernement plus qu’une mesure de prudence, il y a un devoir d’honneur. Pour prendre un exemple dans la question actuelle, dans la question romaine et italienne, que d’intérêts élevés, respectables, pressans, sont attachés à l’interprétation de la politique française, que l’on doive chercher oui ou non cette interprétation dans une brochure ! Il y a l’intérêt des grands états européens convoqués pour préparer de concert avec nous l’arrangement des affaires d’Italie ; il y a l’intérêt du monde catholique en général, du clergé et des catholiques français en particulier, dont nous ne partageons pas les préjugés à l’endroit de Rome, mais dont nous ne pouvons méconnaître que la voix a droit de se faire entendre dans le règlement d’une question qui prend à leurs yeux la gravité d’une question de liberté de conscience ; il y a l’intérêt des populations italiennes, qu’une impulsion mal comprise de la France pourrait pousser intempestivement à une imprudente exaltation d’espérances ou précipiter dans le désespoir ; il y a enfin, quoique infimes, les intérêts du capital et du travail, les intérêts des affaires, si sensibles aux accidens de la politique. Nous ne nous tromperons pas en disant que ces intérêts divers ressentent le même embarras que nous éprouvons nous-mêmes à propos de la brochure. Ils sont les uns et les autres réduits à une situation peu digne et peu sûre : peu digne, car il est triste d’être obligé, pour régler sa conduite, de se perdre en commentaires sur une expression problématique de la pensée du gouvernement ; peu sûre, car que faut-il pour changer en déception absolue les plus plausibles inductions qui se puissent tirer d’un écrit anonyme ? Un désaveu, une note explicative du Moniteur, rien de plus.

La difficulté de se prononcer est grande pour des esprits sérieux et des hommes de bonne foi : qu’on en juge. Si nous prenons pour guides les actes officiels auxquels ont donné lieu les affaires d’Italie, il ne nous est pas permis de voir dans la brochure la pensée du gouvernement français. D’abord le Moniteur nous a maintes fois avertis qu’il était le seul organe du gouvernement, et qu’aucune publication n’avait qualité pour partager avec lui cette fonction. Le gouvernement s’est d’ailleurs à plusieurs reprises expliqué sur les affaires d’Italie en des termes qui ne sauraient se concilier avec les vues présentées dans la brochure. En commençant la guerre, l’empereur n’a-t-il pas dit : « Nous n’allons pas en Italie fomenter le désordre ni ébranler le pouvoir du saint-père, que nous avons replacé sur son trône ! » Dans sa circulaire aux évêques, le ministre des cultes vers la même époque ne repoussait-il pas la pensée que l’intégrité du pouvoir du saint-siège pût être compromise par la guerre d’Italie ? Peu de temps après, à Rennes, à propos de l’inauguration de l’archevêché, le nonce du pape ne rappelait-il pas « les déclarations solennelles faites par l’empereur et l’illustre ministre ici présent, » et le ministre des cultes ainsi désigné ne répondait-il pas au nonce : « Le cri de guerre retentit en Italie, et il n’a rien, grâce au ciel, qui puisse effrayer le père des fidèles ? C’est l’empereur en effet qui tient l’épée de la France, et dans le feu des combats, au milieu des bataillons ennemis rompus et dispersés, il n’oubliera jamais la modération des pensées, la puissance du droit et le respect des choses saintes. » La paix de Villafranca ne faisait pas allusion aux états du saint-père ; mais elle annonçait la restauration des archiducs dans l’Italie centrale, des archiducs, qui cependant avaient pris parti pour l’Autriche, ce qui semblait impliquer la conservation pure et simple des droits du saint-père sur l’intégrité de son domaine temporel, puisque le saint-père était demeuré neutre pendant la guerre et que sa neutralité avait été reconnue par nous. On ne peut avoir oublié la fameuse note publiée par le Moniteur le 9 septembre, où l’exécution complète du traité de Villafranca était si chaudement recommandée aux populations de l’Italie centrale, où des mots si sévères, les mots de passion et d’intrigue, étaient employés pour qualifier les actes des gouvernemens provisoires, où les meneurs du mouvement italien étaient accusés de plus se préoccuper de petits succès partiels que de l’avenir de la patrie commune. Enfin la lettre de l’empereur au roi de Sàrdaigne, qui semblait donner la mesure extrême des concessions que le gouvernement français était disposé à faire aux vœux de l’Italie centrale, est encore dans toutes les mémoires. L’on remarqua la confiance extrême avec laquelle elle fut accueillie par les organes du parti catholique. Après cette série de témoignages, avec cet ensemble d’évidences, pour nous servir de l’énergique expression anglaise, aurait-on juridiquement le droit d’attribuer au gouvernement français l’inspiration d’un écrit dont la conclusion pratique est ainsi formulée : « Nous voudrions que le congrès reconnût comme un principe essentiel de l’ordre européen la nécessité du pouvoir temporel du pape ? Pour nous, c’est là le point capital. Le principe nous paraît ici avoir plus de valeur que la possession territoriale plus ou moins grande qui en sera la conséquence naturelle. Quant à cette possession elle-même, la ville de Rome en résume surtout l’importance ; le reste n’est que secondaire. » Nous ne le pensons pas. Pourtant voyez avec quel art, quelles précautions, quelles habiletés de mise en scène la brochure a été présentée au public ! Le journal officiel n’a point parlé, il est vrai ; mais les journaux officieux, ceux que l’on a toutes raisons de croire bien informés, ont employé tous les moyens pour nous y faire reconnaître une révélation d’en haut. Avec quelle respectueuse admiration, avec quelle dévotion, pour mieux dire, n’ont-ils point parlé de ces pages sacrées ? Ne sont-ils pas allés jusqu’à traiter d’opposition politique et de rébellion d’esprit de parti le moindre geste de dissidence ou d’incrédulité ? N’ont-ils pas voulu, avec le zèle de la conviction la plus persuasive, nous forcer d’adorer sous les espèces et apparences de la brochure le mystère de la présence réelle ? Ne faudrait-il voir là que les artifices d’une spéculation gigantesque sur la curiosité et la crédulité publiques, la réclame la plus vaste, la mieux ourdie, la mieux soutenue qui ait encore amorcé l’opinion ? Comment ne pas comprendre et ne pas plaindre la perplexité dans laquelle nous sommes placés ? Nous courons le danger, — et ici l’on nous passera l’outrecuidance de parler au nom de la diplomatie européenne, au nom des intérêts financiers et industriels, au nom des populations italiennes, au nom, Dieu nous pardonne ! du pape lui-même, — nous courons le danger, ou de méconnaître et de travestir la vraie politique du gouvernement, ou d’être dupes d’une mystification colossale. Le danger est grave, qu’on veuille bien le remarquer, car l’ambiguïté et l’incertitude ne profitent qu’à ceux qui se croient favorisés par la brochure ; ceux-là sont intéressés à croire, et s’exaltent dans la foi que l’écrit anonyme encourage. Cette même ambiguïté désarme au contraire ceux dont la brochure attaque les intérêts et les opinions ; ceux-là sont officiellement obligés de ne pas croire à l’autorité de ce manifeste. Au fond, ce procédé devrait être écarté, repoussé par tout le monde, car il peut être retourné contre ceux qu’il sert passagèrement en apparence. Il compromet la dignité des gouvernemens, il blesse la sincérité des opinions, il ébranle la sûreté des relations. Nous répudions, quant à nous, pour les causes que nous aimons, l’avantagé de tels moyens. Nous ne voudrions pas l’emporter sur nos adversaires par surprise. Nous croyons devoir la franchise à nos ennemis. Aussi, malgré les profonds dissentimens qui nous séparent de M. l’évêque d’Orléans, nous ne pouvons nous empêcher d’applaudir à ce cri de conscience virile par lequel il demande à l’auteur de la brochure de rompre l’anonyme. « Il faut un visage ici ; il faut des yeux dont on puisse connaître le regard, un homme enfin qui réponde de ses paroles. »

La brochure simplifiera-t-elle les difficultés de l’Italie ? Malgré les objections que nous opposons à la forme de cet écrit, nous le souhaiterions sincèrement ; mais nous n’osons l’espérer. La brochure suppose en effet que la question de la Romagne pourra être résolue par l’autorité du congrès, et d’un autre côté elle passe sous silence la solution pratique et finale réclamée par l’Italie centrale, l’annexion au Piémont. Examinons à ces deux points de vue les perspectives des questions italiennes.

L’on dit déjà, et c’est un des premiers effets de la publication anonyme, que la convocation du congrès est encore retardée. Cela ne nous étonne point. Il serait naturel que l’éclat de cette brochure eût porté quelques gouvernemens à considérer une négociation préparatoire comme un préliminaire obligé de la réunion du congrès. Il importe beaucoup à des puissances qui se réunissent en congrès d’être assurées d’avance de leur accord : autrement les délibérations mêmes du congrès pourraient donner lieu à des scissions et à des luttes d’influences, à des traités particuliers, à la formation d’alliances séparées, et se terminer par des conflits. Cet intérêt est plus évident encore dans les circonstances où le prochain congrès est appelé à se réunir. Ces circonstances sont loin de ressembler à celles où se trouvait en 1815 le congrès de Vienne, dont là brochure invoque les précédens avec trop peu de discernement. Le congrès de Vienne était la liquidation d’une guerre de vingt ans, dans laquelle toutes les parties de l’Europe, de Moscou à Cadix avaient été successivement ou simultanément engagées. Tous les états continentaux avaient été remaniés ou transformés pendant cette période, et la ruine de Napoléon laissait une masse énorme de territoires dont il fallait opérer la distribution. En outre, le congrès de Vienne n’avait à se mouvoir que dans les données de l’ancien droit européen, du droit légitimiste, et ne devait pas rencontrer dans son œuvre les prétentions d’un droit rival, du droit populaire. Enfin le congrès de Vienne n’avait pas sa liberté d’action enchaînée : aucune des puissances qui le formaient n’avait abdiqué pour ses résolutions la sanction de la force.

Quel contraste avec le champ d’action et les facultés du prochain congrès de Paris ! Celui-ci n’a pas de territoires à distribuer ; la guerre d’Italie n’a donné lieu qu’à une conquête, celle de la Lombardie. L’emploi de cette conquête est déjà déterminé par le traité de Zurich. Dans le règlement de la situation du reste de l’Italie, une question de principe domine avant tout les arrangemens territoriaux qu’il y aurait à prendre. Cette question de principe est un conflit entre le principe légitimiste et le droit populaire. Il s’agit de savoir d’abord qui l’emportera, du droit des souverains invoquant les traités et les titres d’hérédité, ou du droit des populations manifestant leur souveraineté par leurs vœux. Personne n’admettra que cette question puisse être éludée au sein du congrès ; il faudrait pour cela que les princes dépossédés commençassent par faire au congrès l’abandon de leurs droits, s’en remettant à lui pour les compensations qu’il saurait leur procurer dans les arrangemens ultérieurs. Or cette abdication générale est parfaitement invraisemblable. Si cette question de principe se pose, et elle sera infailliblement posée, nous voulons bien que la France et l’Angleterre se prononcent nettement et sans réserve pour le droit populaire ; mais il serait absolument chimérique d’espérer qu’elles seraient suivies par les autres puissances. Les autres puissances n’arracheront pas gratuitement de leurs couronnes le rayon divin de la légitimité. N’attendez ni de la Russie, ni de la Prusse, ni de l’Espagne un tel sacrifice et la consécration d’un tel précédent. Les puissances qui s’appuient à la légitimité ne se croiront pas compétentes pour abroger les titres des souverains dépossédés. En tout cas, ceux-ci ne leur reconnaîtraient pas l’autorité de le faire. Si le droit légitimiste dépasse l’autorité d’un congrès, à plus forte raison le droit populaire décline-t-il un tel tribunal lorsqu’il lui est contraire. L’autorité du congrès est donc contestable en pareille matière et sera contestée des deux côtés. Enfin ce qui met le comble aux difficultés du prochain congrès de Paris, c’est que, — la chose est acquise par des déclarations répétées à satiété, — il renonce au pouvoir exécutif ; il n’emploiera pas la force à l’appui de ses décisions. De deux choses l’une donc : ou le congrès se divisera sur les questions de principes et aboutira à une confusion, ou bien, si les cabinets sont devenus miraculeusement sceptiques en matière de légitimité, le congrès empruntera à l’économie politique le principe du laisser faire et permettra aux Italiens de s’arranger comme ils voudront et comme ils pourront. Nous voulons bien céder au torrent de l’opinion, attendre et demander comme tout le monde la réunion d’un congrès ; mais nous avouerons que nous ne partageons pas l’engouement enfantin qu’inspire aujourd’hui cet expédient politique. Pour arriver en effet au résultat que nous entrevoyons, l’on conviendra que ce n’est pas la peine pour les puissances de se réunir en congrès.

Suivons une autre hypothèse. Supposons qu’on s’entende sur la question de principe, supposons que dans le cas où la brochure n’aurait pas réussi à convertir la cour de Rome, les cabinets consentent à passer outre et à mutiler par un acte européen la souveraineté temporelle du chef de l’église ; supposons que l’Autriche nous délie bénévolement des promesses de restauration de Villafranca : le congrès aura alors des territoires à sa disposition, les Romagnes, Parme, Modène, la Toscane. On se trouvera encore en face d’une question de principe. Les populations de l’Italie centrale ont exprimé et répété un vœu : elles veulent être annexées au Piémont et former avec le Piémont un état qui, par ses seules forces, mette à l’abri l’indépendance de la péninsule. Ce vœu de l’Italie centrale n’est point capricieux ou chimérique ; il est inspiré par un sentiment très net et très fort des vraies conditions de l’indépendance de l’Italie. Les esprits élevés et courageux qui en ont été les promoteurs regardent l’annexion comme la conséquence nécessaire de la paix de Villafranca, puisque cette paix a laissé à l’Autriche et les forteresses du quadrilatère et un pied sur la rive droite du Pô. Pour résister au besoin à cette position menaçante de l’Autriche, en la transformation morale de laquelle on leur permettra de n’avoir pas une foi soudaine, ils veulent constituer un royaume puissant de l’Italie supérieure. Ils se sont attachés à cette combinaison avec une jalouse et énergique conviction qu’ils ont communiquée aux populations gouvernées par eux. Le plus remarquable des chefs de l’Italie centrale, M. Ricasoli, vient d’en donner une preuve éclatante. Sa devise est l’annexion ou la mort. Le péril qu’il redoute n’est point le retour des archiducs : c’est la formation d’un royaume distinct dans l’Italie centrale. C’est de peur de prêter indirectement les mains à la préparation éventuelle d’un état de cette sorte, que, dans l’incident Boncompagni, on l’a vu résister avec une opiniâtreté victorieuse à l’absorption de la Toscane dans une régence commune aux quatre états du centre : il a voulu que le sort de la Toscane demeurât exclusivement lié à celui du Piémont, et ne se confondit pas dans une combinaison qui aurait présenté le cadre tout fait d’un nouveau royaume. Les vues du baron Ricasoli sont partagées en cela par tout ce qu’il y a de vivace et d’énergique en Italie, par le parti national, devenu essentiellement unitaire. La brochure ne fait aucune allusion à la politique d’initiative des Italiens. La Romagne une fois officiellement détachée des états pontificaux, elle ne dit point ce qu’il en faudrait faire, elle n’ouvre pas la bouche sur la combinaison territoriale à laquelle le congrès devrait l’agréger. Il y a lu pourtant un grand écueil pour la France et pour le congrès. Chercher à créer un royaume de l’Italie centrale, c’est non-seulement susciter bien des embarras entre les cabinets pour le choix d’un candidat à la nouvelle royauté, c’est encore tourner contre soi le mouvement qui a prévalu en Italie, contredire les vœux des populations, rouvrir peut-être la péninsule aux menées révolutionnaires, en un mot s’attirer, tous les inconvéniens d’une lutte contre une tendance nationale après avoir assumé ceux d’une rupture avec le droit légitimiste. Comment le congrès surmontera-t-il cette difficulté, s’il a survécu aux autres ? Nous sommes curieux de le voir.

Plus on avancera, dans le développement des questions italiennes, et plus, nous en sommes convaincus, il deviendra évident que la meilleure politique est de laisser les Italiens résoudre entre eux les questions qui les concernent. Il est possible que l’on arrive à cette conviction par l’impuissance même des tentatives multipliées d’intervention que l’on aura essayées ; mais combien il serait sage de nous épargner les frais de cette expérience et les irritantes injustices qu’elle nous exposerait à commettre et en Italie et même dans le gouvernement intérieur de la France ! Que l’on considère les dangers qui résultent pour notre politique intérieure d’une politique d’intervention constante dans les affaires d’Italie. Le nœud des questions italiennes est à Rome, on le voit bien aujourd’hui. Que répondre aux catholiques et au clergé français, s’ils nous voient intervenir sans cesse dans la péninsule ? Il faut s’y attendre : ou ils voudront contraindre notre politique à défendre l’autorité pontificale contre les plus légitimes réclamations de l’Italie, ou ils rendront notre politique responsable de tous les échecs que subira la papauté. Leur fermera-t-on la bouche ? Ce serait injuste et imprudent, injuste, car il n’est pas permis de refuser aux grands intérêts du pays et à leurs organes naturels les moyens d’exercer une influence légitime sur la direction de la politique nationale ; imprudent, parce que l’on s’exposerait à compliquer d’une question de liberté religieuse à l’intérieur une question de politique étrangère. Qu’a-t-on gagné à l’interdiction de la publication des mandemens ? Nous avions refusé de croire à cette interdiction. Le gouvernement a plusieurs fois protesté qu’il n’a et qu’il n’exerce aucun pouvoir préventif sur les journaux, et en effet la législation ne lui en confère aucun. Nous avions supposé que certains journaux cléricaux, qui brillent plus par la violence que par le courage, et qui portent les épreuves de leur cause avec assez peu de dignité, pour s’amuser en ce moment à poursuivre de leurs bouffonneries vulgaires ceux qui les ont plus d’une fois défendus pour l’amour de la liberté, s’étaient rendus à un simple conseil, satisfaits comme ces avocats qui pensent avoir gagné leur procès lorsque le juge les interrompt avec les mots sacramentels : « La cause est entendue. » Il nous a bien fallu convenir de notre erreur lorsqu’en effet un journal officieux nous a prévenus avec une grande assurance que la publication des mandemens est interdite. Chose curieuse, et phénomène commun en France à cette heure ! ce journal amateur des interdictions est un des Abélards qui chantent des épithalames enthousiastes, —Hymen ! ô Hymenæe ! — aux fiançailles de l’Italie avec la liberté ! Quel mal eût produit la publication illimitée des mandemens ? L’irritation du parti clérical contre la brochure en eût-elle été plus violente ? Nous ne le pensons pas.

Qu’auraient à dire au contraire les catholiques si l’on posait en principe que la France laisse les Italiens maîtres de s’organiser comme ils l’entendent en Italie, qu’elle a fol dans la vitalité et dans la sagesse de la cour de Rome, et que le respect de l’autorité pontificale, autant que le respect de l’indépendance d’un peuple, lui interdit da se mêler de leurs affaires ? Cette politique, sincèrement pratiquée, servirait plus efficacement que toutes les interventions les intérêts de la papauté en Italie. Une intervention est toujours blessante pour ceux chez lesquels elle s’exerce : nécessairement ignorante et arbitraire, elle méconnaît les intérêts qu’elle veut protéger aussi bien que ceux qu’elle vient combattre. Les antipathies de l’Italie moderne et de la papauté sont nées de ces interventions aveugles et grossières. Ce n’est pas plus en France qu’en Autriche et en Espagne que se peut trouver la solution de la question romaine : c’est en Italie, car la question est essentiellement italienne. Or il y a assez d’esprit, assez de finesse et de sagacité politique en Italie, aussi bien dans le parti libéral que dans la cour de Rome, pour qu’on s’y puisse entendre sur les nécessités et les avantages mutuels qui doivent lier l’Italie et Rome. Il ne faut pour cela qu’une chose ; c’est que des deux côtés l’on soit bien persuadé que l’on ne pourra plus recourir à l’étranger, ou que l’on n’aura pas à subir une pression étrangère. — C’est impossible, dira-t-on. Essayez. — Il y faudra trop de temps. Qu’importe le temps, puisqu’il n’y a de naturel et de viable que ce qu’il enfante !

Ce qui vaudrait mieux à nos yeux pour la pacification de l’Italie que les arrêts hypothétiques du congrès, c’est le parfait accord de la France et de l’Angleterre. Protégé par la bienveillance des deux grandes nations occidentales, le nouvel ordre de choses qui s’établirait dans l’Italie abandonnée à elle-même pourrait se passer de la reconnaissance officielle des cabinets puristes en fait de légitimité. Toutes les apparences indiquent de plus en plus que l’on peut compter sur cet accord. En tout cas, l’Italie aura au congrès le représentant qu’elle y appelait avec une rare unanimité. M. de Cavour nous arrivera muni d’instructions générales et de pleins pouvoirs. Il sera chargé de démontrer au congrès que les votes de l’Italie centrale n’ont pas été l’ouvrage d’un parti, d’une minorité, qu’ils ont été au contraire l’expression des vœux de la grande majorité des peuples ; il défendra la légitimité de ces votations ; il séparera, comme il l’a fait déjà avec bonheur en de nombreuses occasions, la cause italienne de la cause révolutionnaire ; il défendra donc l’annexion, secondé par les démarches des députés de l’Italie centrale. Parmi ces députés, celui que l’on désigne comme devant représenter Parme, Modène et Bologne est M. Minghetti, un des esprits politiques les plus remarquables de l’Italie. M. Minghetti est Bolonais ; il a été ministre de Pie IX en 1848, et a eu depuis lors le rare mérite de vivre dans son pays sans dévier de la ligne du libéralisme modéré. Lors du dernier voyage de Pie IX à Bologne, le pape le fit appeler et eut avec lui un long entretien sur les affaires du pays. Ce fut le seul membre de l’opposition que le saint-père voulut voir : c’est assez dire quelle est la modération de ses opinions. Nous ne savons encore si la Toscane enverra M. Peruzzi ou M. Matteucci. Au surplus, la nomination de M. de Cavour a fortifié dans l’Italie centrale le mouvement annexioniste. L’on nous cite un curieux exemple de la puissance qu’a dans toute la péninsule le nom seul de cet illustre homme d’état. Au commencement de la guerre, la police de Naples, craignant des désordres, s’avisa d’un curieux expédient. Elle fit fabriquer de fausses lettres, soi-disant écrites par M. de Cavour, où il était recommandé aux patriotes napolitains de demeurer calmes, et de ne pas compromettre le succès de la cause italienne par des mouvemens intempestifs. L’on attribue à cette ingénieuse exploitation du nom de M. de Cavour par la police le maintien de l’ordre à Naples pendant l’époque si critique de la guerre. N’oublions pas les services qu’un autre Italien illustre pourra rendre à son pays dans les circonstances présentes. Nous voulons parler de M. Massimo d’Azeglio, dont le chaleureux et loyal patriotisme éveille partout en Europe de nobles sympathies. Ce vétéran de la cause italienne vient de publier une brochure : La politique et le droit chrétien au point de vue de la question italienne. Cet honnête et important écrit devra être compté par le congrès comme un des élémens les plus sérieux de l’instruction que cette assemblée sera chargée de dresser. Les évêques français pourraient trouver dans l’ouvrage de M. d’Azeglio d’intéressantes révélations sur les dangers que fait courir au sentiment religieux en Italie l’état actuel de la domination temporelle, et la preuve qu’au lieu de protester contre d’urgentes réformes, la hiérarchie catholique ferait bien mieux d’exhorter le pape à une transaction réclamée par les intérêts les plus élevés, de la religion.

Si les amis de la liberté avaient besoin de recevoir des leçons de patience, ils en trouveraient d’éloquentes dans les tristes scènes dont les États-Unis ont été récemment le théâtre. Un vieux fermier puritain, le malheureux Brown, voué à la cause de l’abolition de l’esclavage avec cette ténacité et cette énergie religieuse que les émigrans du XVIIe siècle ont transmises à leurs descendans, exaspéré d’ailleurs par les violences sanguinaires et spoliatrices exercées dans le Kansas, où il était établi, avait rêvé de porter un coup à l’esclavage en délivrant les noirs de la Virginie, en assurant leur évasion, et en les conduisant sur le territoire canadien. Ce malheureux violait sans doute, par une telle entreprise, les lois positives de son pays ; ce qui était pire encore, il exposait les états du sud aux horreurs d’une guerre servile. Il avait échoué ; il était tombé blessé avec ses fils aux mains des autorités virginiennes. Jugé, il avait reconnu lui-même avec une mâle droiture que la loi ordonnait son supplice ; mais de nombreuses circonstances, la sainteté de ses intentions, la simplicité de son esprit, sa ferveur religieuse, sa franchise, son courage, les maux qu’il avait soufferts, ses enfans sacrifiés, le recommandaient à la clémence publique. Tous les nobles cœurs des États-Unis s’étaient émus en sa faveur. Les meetings et les congrégations religieuses demandaient sa grâce. Des milliers de voix proclamaient que sa mort serait une honte pour l’Amérique ; d’autres glorifiaient et sanctifiaient d’avance son supplice. « Voyez le nouveau saint, s’écriait à Tremont-Temple le grand écrivain américain Emerson ; nul n’a été plus pur et plus brave parmi ceux que l’amour des hommes a jamais conduits à la lutte et à la mort ! Un nouveau saint qui attend encore son martyre, et qui, s’il le souffre, rendra le gibet aussi glorieux que la croix ! » Rien n’y a fait : les Virginiens ont été impitoyables, et ont effrayé et indigné le monde par leur implacable inhumanité. Brown a été pendu. Les partisans de l’esclavage ont cru qu’il leur fallait cette victime ; ils n’ont pas compris qu’ils donnaient au contraire un martyr à la cause de l’affranchissement. Déjà en effet l’horreur et la fatalité de ce supplice rejaillissent sur le parti de l’esclavage. De nombreux démocrates se détachent de cette cause, qu’ils soutenaient par la plus inique des tactiques politiques, et il semble que le congrès américain, en attendant des luttes favorables à l’affranchissement, tiendra du moins à honneur déplacer à sa tête un président qu’aucune complicité n’unisse avec le parti qui a sur lui le sang de Brown.

Peut-on prendre garde, au milieu de l’émotion nouvelle que les affaires d’Italie causent en Europe, aux résultats de la conférence de Würzbourg, tels qu’ils ont été portés à la diète dans les propositions concertées des états secondaires ? Il sera assez tôt de s’occuper de ce travail de réforme partielle tenté sur le pacte germanique lorsque la diète s’y sera sérieusement appliquée. Rien n’annonce malheureusement que l’Allemagne semble près de sortir du marasme où elle est retombée après les excitations si vives de la guerre. La Prusse, toujours condamnée aux velléités et aux hésitations, ne fait rien pour mériter l’ascendant auquel elle aspire. L’Autriche, qui ne pouvait se rajeunir et recouvrer de nouvelles forces qu’en se retrempant dans une politique libérale, fait de pénibles efforts, que paralyse la haine qu’elle continue à nourrir contre la liberté religieuse et la liberté de la pensée. Il n’y a en Autriche qu’un homme d’état de race, c’est le ministre des finances, M. de Bruck, qui lutte avec un courage merveilleux contre la ruine des finances autrichiennes ; mais les ressources de ce courageux esprit ne s’épuiseront-elles pas à travers la politique étroite, bigote, intolérante, du cabinet auquel il appartient ? Était-ce bien le moment pour la cour de Vienne, au lendemain d’un désastre, d’ajouter aux griefs politiques de la Hongrie le frémissement d’une agitation religieuse par des mesures vexatoires dirigées Contre les protestans ? Était-il opportun de bâillonner de nouveau la presse et d’étouffer les controverses publiques, dans un pays que la sénilité a conduit au bord d’un abîme ? On dirait en vérité que le gouvernement autrichien veut donner raison à la prophétie découragée : Austria moribunda, que prononçaient naguère sur elle des voix qui ne demanderaient pas mieux que de se tromper dans leurs tristes prévisions. Faisant allusion aux mesures restrictives auxquelles est de nouveau soumise la presse autrichienne, un journal de Vienne disait naguère : « Les sujets qui appellent la discussion, les questions qui sont sur les lèvres de tous les habitans de l’empire, ne peuvent être abordés, dans les circonstances actuelles, sans le plus grand danger par les journaux indépendans. Si l’année prochaine nous continuons de garder le silence sur certains objets, que nos lecteurs le sachent, notre silence ne doit être attribué ni à l’ignorance publique, ni à la négligence de nos devoirs. » Voilà pour un journal un triste compliment de bonne année à l’adresse du public. Les bons conseils ne manquent pourtant pas au gouvernement autrichien. Ses meilleurs amis les lui donnent avec force. Nous croyons pouvoir citer parmi ceux-là l’un des plus influens publicistes de l’Allemagne, le rédacteur en chef de la Gazette d’Augsbourg, M. Hermann Orges. Ce vigoureux et libéral écrivain a été à coup sûr pour l’Autriche un partisan utile cette année. Il n’hésite point cependant à blâmer l’inintelligence dont le cabinet de Vienne fait preuve à l’égard des journaux. « Tout gouvernement, écrit M. Orges, qui n’a rien à attendre de l’opinion publique et qui la redoute au contraire doit naturellement, dans l’intérêt de sa conservation, opprimer la presse ; mais si des dangers viennent à le menacer au dehors et s’il a besoin de l’appui de l’opinion, il ressent alors à fond les dommages causés par le bâillonnement de la presse. Une presse libre peut seule en effet, à un moment donné, procurer à un gouvernement des bras, des finances, et provoquer l’enthousiasme qui inspire les grands sacrifices. Nous le disons avec l’énergie la plus profonde et la plus convaincue, aucun pays plus que l’Autriche n’a besoin de la liberté de la pensée. » M. Orgès signale avec une vraie sagacité politique l’utilité d’une presse libre comme moyen d’influence extérieure, et, dans un état composé de nationalités diverses et désunies, comme moyen de ralliement et d’unité. L’Autriche a besoin de l’étranger, puisque sans les capitaux du dehors elle ne peut mettre en valeur ses richesses naturelles, et elle est menacée dans l’unité de son empire par la tendance des races à se disjoindre. Pour ce double motif, M. Orges l’exhorte à se réconcilier avec l’esprit moderne. « C’est, dit-il, l’interprétation la plus étroite de l’idée de nationalité qui sert de base aux ennemis de l’Autriche dans leurs attaques contre elle. Au-dessus de l’idée de nationalité, il y a pourtant l’idée de progrès. Presse libre, tribune libre, chaires libres, voilà pour l’empire d’Autriche le commencement et la fin de toute réforme. » L’écrivain de la Gazette d’Augsbourg aurait pu signaler aux incorrigibles absolutistes de Vienne le magnifique hommage que lord Palmerston vient de rendre à la presse politique dans une réunion agricole à Romsey. Avec le tact d’un homme qui connaît son siècle, le premier ministre d’Angleterre n’a pas craint de proclamer que la presse politique est un des plus merveilleux, des plus féconds et des plus glorieux instrumens de progrès de notre époque. Il s’adressait à un peuple qui comprend l’utile puissance de ce levier intellectuel et moral, et qui sait estimer les avantages qu’il en retire. Il n’avait pas besoin de faire sentir à ses auditeurs l’aveuglement et l’imbécillité des pays qui, mutilés volontaires, trouvent plus commode d’enchaîner cette force que de s’en servir. S’il eût parlé à ceux-là, il eût pu se borner, pour leur édification, à une simple comparaison et à un simple contraste. Il n’aurait eu qu’à leur montrer, aux deux extrémités de la civilisation européenne, l’Angleterre et l’Autriche, l’une débordant de vie, grâce à la liberté, l’autre débilitée, paralysée et vieillie par la compression, et leur dire de choisir entre la destinée d’un empire et le sort de l’autre.

Il ne faudrait pas laisser croire que l’attention n’est due dans les affaires du monde qu’à ceux qui s’agitent, aux peuples dont la vie est toute pleine de révolutions ou de guerres. C’est par les vues pratiques, même au milieu de discussions assez animées et de préoccupations au sujet de ses possessions transatlantiques, que la Hollande se distingue toujours. Les dernières crises de l’Europe ne pouvaient avoir qu’un retentissement indirect en Hollande ; l’apaisement qui a suivi ne s’est fait sentir que par un petit incident, la démission du ministre de la guerre, le général van Meurs, qui a été remplacé par le baron de Casembroot. Le général van Meurs tenait, à ce qu’il semble, à laisser encore sous les armes la milice appelée pendant la guerre d’Italie, et ce désir était loin de répondre au vœu de l’opinion générale, qui demandait le renvoi immédiat des miliciens dans leurs foyers après le rétablissement de la paix. C’est le signe le plus évident des tendances de l’esprit public. La nouvelle session qui s’est ouverte à La Haye, il y a plus de deux mois déjà, est venue offrir un aliment à cet esprit. Pour la Hollande, il y a toujours deux ordres de faits en instance, les questions coloniales et les questions industrielles, les chemins de fer. Il y avait une raison de plus récemment pour que les Hollandais se préoccupassent, non sans une certaine anxiété, de leurs colonies des Indes orientales : un massacre a eu lieu au midi de Bornéo, dans le royaume de Banjermassin ; une cinquantaine de personnes, hommes, femmes, enfans, ont été victimes d’une recrudescence du fanatisme mahométan. Il y avait aussi des troubles toujours renaissans à Sumatra, à Célèbes. Une expédition avait été organisée pour réprimer ces agitations ; elle a été neutralisée par les maladies. Le gouvernement s’est hâté d’envoyer des renforts, sans négliger de scruter les causes de ce réveil du fanatisme mahométan aux Indes. On a cru voir une des causes de cette recrudescence dans le nombre toujours croissant des pèlerins qui font le voyage de La Mecque, et qui, à leur retour, mettent tout en œuvre pour fanatiser les masses. C’est ce qui a donné l’idée d’une ordonnance qui impose certaines conditions pour le voyage de La Mecque, et fait peser une certaine responsabilité sur ceux qui font ce pèlerinage. Ces faits, et des bruits évidemment exagérés sur l’état des esprits aux Indes, ont causé une certaine émotion dans le pays et ravivé la lutte au sujet de l’économie intérieure des possessions orientales et de la conduite des affaires dans ces régions. C’est maintenant une levée de boucliers du parti conservateur des Indes contre ce qu’il taxe d’application de principes par trop libéraux aux colonies. En même temps il s’acharne contre l’immixtion outrée du parlement dans les affaires coloniales. Le ministre, M. Rochussen, tout en observant une grande réserve, laisse percer son système, qui consiste à se garder tout à la fois des vues rétrogrades et des réformes hasardées. Le maintien de ce qui existe, c’est à quoi vise pour le moment sa politique ; plus tard, quand on saura le résultat de la nouvelle expédition partie, au mois d’octobre, de Java contre Boni (Célèbes), et quand on sera rassuré complètement sur la situation des Indes, il sera opportun de revenir sur bien des réformes, d’ouvrir de nouvelles discussions.

Quant aux affaires intérieures, la Hollande est tout entière aux questions de chemins de fer, qui depuis le mois d’octobre ont rempli les discussions des chambres. Le gouvernement a proposé un plan embrassant deux lignes, celle du midi, de Rotterdam au Mœrdyk, et la ligne du nord-est, ayant pour point de jonction la ville d’Arnhem. Ce projet a soulevé une vive opposition de la part de la ville d’Amsterdam, de plusieurs parties de la Frise, de la Gueldre, d’Utrecht, et de ce travail d’opposition est sorti un projet différent de celui du gouvernement, proposant de faire d’Utrecht le centre d’un réseau. Tout le monde avait assurément de bonnes raisons. Les opposans se plaignaient de voir la ville d’Amsterdam laissée de côté ; les partisans du gouvernement invoquaient surtout la nécessité de se mettre à l’œuvre et de commencer, pour arriver promptement à rejoindre la ligne belge du Mœrdyk. À ces questions de tracés venaient se joindre les divergences sur la construction par l’état ou par l’industrie privée. La loi, présentée par le gouvernement, discutée avec vivacité dans la seconde chambre, et votée à la majorité de quelques voix seulement, vient maintenant de subir l’épreuve d’un premier examen dans la première chambre ; on ignore encore le résultat de cette épreuve. Le pétitionnement d’ailleurs ne discontinue pas, et la question est devenue plus compliquée, en ce que le ministère, pour donner satisfaction aux vœux de la capitale, avait proposé en même temps le plan du percement des dunes, travail hardi qui ouvrirait au port d’Amsterdam une voie maritime et plus prompte et plus facile. Or ce plan a trouvé une assez forte opposition au sein de la seconde chambre, en partie pour des motifs financiers, en partie pour des motifs techniques. Quoi qu’il en soit, cette opposition a été très mal reçue de la capitale, qui veut résolument s’adresser au roi pour qu’il soit donné suite audit projet. Le ministère, appuyé par une petite majorité seulement dans la seconde chambre lors du vote des voies ferrées, incertain encore du vote de l’autre chambre, au milieu de l’expression bien vive des vœux des différentes parties du pays, se trouve dans une situation difficile, malgré l’adoption du budget. La discussion du budget s’est ressentie d’ailleurs du déplacement des partis sous l’influence des débats sur les chemins de fer ; le point le plus saillant peut-être a été l’adoption du chapitre de la guerre, bien que le nouveau ministère ait refusé net la loi organique de l’armée, annoncée l’année dernière par son prédécesseur sur les instances de la majorité. M. de Casembroot a contesté la constitutionnalité d’une pareille loi. Il ressort de tout ce qui précède que la solution de la situation actuelle de la Hollande dépend en premier lieu du vote de la première chambre concernant le projet des chemins de fer, puis de la tournure des affaires aux Indes. On espère que, par des mesures prises dans ces contrées, les nouvelles ne tarderont pas à devenir de plus en plus satisfaisantes.

E. Forcade.


ESSAIS ET NOTICES

LE MARQUIS DE LAJATICO


L’Italie vient de perdre un homme fait pour l’honorer et la servir dans ses vicissitudes contemporaines, le marquis de Lajatico, qui était allé représenter en Angleterre les intérêts nouveaux de la Toscane émancipée, et que la mort a enlevé en quelques jours, avant qu’il n’eût achevé sa mission, avant qu’il n’eût vu les destinées de sa patrie fixées suivant ses espérances. Assurément tout passe vite aujourd’hui, les événemens se pressent, et les hommes vont au pas de course. C’est bien le moment de se souvenir du mot énergique : Praeterit figura mundi. Quelle sera désormais la figure du monde, et qui peut se promettre d’assister au renouvellement des choses ? C’est à peine si l’attention, distraite par tout ce qui vit et s’agite, a le temps de se détourner à la hâte vers ceux qui disparaissent dans la mêlée universelle. Cet homme de bon conseil et ce galant homme qui vient de mourir presque seul dans un hôtel de Londres, loin de Florence et loin des siens, qui n’ont pu arriver pour sa dernière heure, ce grand seigneur italien était du moins de ceux qui en disparaissant laissent un vide, et dont le nom reste attaché à toute une période de l’histoire de leur pays. Les derniers événemens ont donné à ce nom une notoriété plus étendue, plus européenne. Il y a longtemps que le marquis de Lajatico s’était fait une place distincte parmi les hommes sincèrement attachés à la cause de l’émancipation et de l’organisation libérale de la péninsule. Par la loyauté de son caractère et la droiture de son esprit, par son rang, par sa fortune, par les positions éminentes qu’il avait occupées, et par ses interventions dans des heures décisives, c’était un personnage politique fait pour représenter le patriotisme italien dans ce qu’il a de plus juste et de plus pratique. Il était difficile de ne voir que révolution et anarchie dans une cause si activement défendue par ce gentilhomme, propriétaire des plus beaux palais et des plus vastes domaines de Rome et de la Toscane, par ce diplomate fidèle aux traditions de toute une famille de serviteurs de l’état, par ce politique ami éprouvé de la monarchie et de la religion. Conspirateur, agitateur et même homme d’opposition, le marquis de Lajatico ne l’avait jamais été ; c’était simplement un honnête homme indépendant, sentant avec son pays et dont la vie a une moralité singulièrement opportune, car elle prouve que si la maison de Lorraine avait pu être sauvée à Florence, elle l’eût été par celui qui a fait le dernier effort pour concilier l’attachement au prince et le sentiment patriotique.

Ce diplomate italien qui vient de mourir, don Neri Corsini, marquis de Lajatico, était de la grande maison romaine des princes Corsini. Son père avait été sénateur de l’empire français, et fut plus tard sénateur de la ville de Rome. Son oncle Neri Corsini était à Vienne en 1815, chargé de défendre les intérêts de la Toscane, et depuis il resta longtemps ministre du grand-duc. Par ses alliances et par celles de ses enfans, le marquis de Lajatico tenait aux plus grandes familles, aux Rinuccini, aux Barberini de Rome, au marquis Gino Capponi, le doyen du libéralisme toscan, dont une de ses filles a épousé le petit-fils. Le second de ses fils est officier d’artillerie dans l’armée piémontaise, et a fait brillamment la dernière campagne. Et je ne dis ceci que pour rappeler encore comment cette cause italienne, qu’on représente quelquefois comme une imagination de sectaires, rattache naturellement à elle tout ce qu’il y a de plus élevé, de plus intéressé même à la paix publique et à la conservation sociale. Le marquis de Lajatico, dès sa jeunesse, était destiné par tradition de famille à servir l’état : après de brillantes études universitaires, il fut employé dans les bureaux du gouvernement, et devint secrétaire-général du ministère des affaires étrangères ; il fut ensuite conseiller d’état, major-général, enfin gouverneur civil et militaire de la ville de Livourne. C’est dans cette dernière et éminente position qu’il se trouvait, lorsque l’avènement de Pie IX au pontificat en 1846 ouvrait pour l’Italie l’ère d’une régénération presque inattendue.

Il ne faut pas l’oublier, c’est Pie IX qui le premier a dit à l’Italie contemporaine de se lever et de reprendre foi en ses destinées, et on sait ce que cette magique parole réveilla d’espérances. Partout à la fois, à Rome, à Florence, à Pise, à Bologne, à Turin, les populations se ranimaient, tandis que les gouvernemens commençaient à s’adoucir. Ce fut le temps des démonstrations et des manifestations populaires. Livourne, l’une des plus turbulentes villes de l’Italie, — elle l’a montré depuis en 1848, — ne fut pas la dernière à s’émouvoir ; elle avait cependant une telle confiance dans le sage et libéral esprit de son gouverneur, qu’elle se montra constamment docile à sa voix au milieu de ces enivrantes agitations des premiers momens. Livourne ne se trompait pas dans sa confiance, car le marquis de Lajatico, par les lumières de son intelligence, par les inspirations de sa raison, appartenait d’avance à ce mouvement de réformes qui commençait. Par sa qualité de fonctionnaire de l’état, il s’était naturellement tenu toujours en dehors de toutes ces menées secrètes qui ont été pendant si longtemps la seule forme de la vie politique au-delà des Alpes, le seul moyen employé par un grand nombre de libéraux italiens pour travailler à l’affranchissement de leur pays ; mais d’un autre côté, dans l’intérieur de sa conscience, il ne se méprenait pas sur les temps nouveaux. Son esprit était tout acquis à un large système de réformes ; sa fidélité au prince y voyait le gage de l’affermissement de la dynastie grand-ducale popularisée par une initiative généreuse, et dans l’indépendance de sa situation personnelle, en dehors de tous les partis, il voyait un moyen de travailler librement, selon ses convictions, à la résurrection nationale et politique de l’Italie.

Conservateur et libéral à la fois, sincère par-dessus tout, le marquis de Lajatico fut des premiers à cette époque à sentir la force irrésistible de ce mouvement et les dangers dont il pouvait être la source, si l’on ne se hâtait de le dominer par une direction intelligente et spontanée. Le gouverneur de Livourne ne le cachait pas dans ses rapports officiels au grand-duc, dès qu’il vit poindre les premières réformes, accueillies avec une sorte d’ivresse. Son avis eût été d’organiser aussitôt dans les conditions les plus larges un gouvernement consultatif, qui eût resserré le lien entre la dynastie et le pays, en devenant l’expression tempérée et suffisante encore de tous les vœux publics. Ces conseils, semblables à ceux que Rossi donnait à Rome, ne furent point écoutés. On alla de concessions en concessions ; on céda pas à pas, tantôt en adoucissant le régime de la presse, tantôt en se laissant arracher l’organisation d’une garde nationale. Il en résulta ce qui était facile à prévoir, ce que le gouverneur de Livourne avait prédit dès la première heure, — une série de faiblesses amenant pour le pouvoir une déconsidération dont il ne se relevait un moment que par des concessions toujours nouvelles, à tel point que le grand-duc Léopold II se trouvait conduit, au mois de septembre 1847, à chercher tous les moyens de fortifier son gouvernement, et il appelait au ministère le marquis de Lajatico comme l’homme le mieux fait pour ramener la confiance publique.

Tout marchait vite en ce temps, et il arriva une chose bien simple : ce qui eût suffi au commencement de 1847 ne suffisait plus au mois de septembre. Le marquis de Lajatico le sentit, et il déclarait avec une nette hardiesse au grand-duc qu’à ses yeux on ne pouvait désormais assurer l’ordre et rester maître du mouvement universel qu’en donnant une constitution et en adoptant une politique franchement nationale. On vivait encore dans de telles illusions au palais Pitti que le mot de constitution fut considéré presque comme une offense, « Mais c’est appeler l’Autriche ! » dit le grand-duc. Le marquis de Lajatico répondit en invoquant les droits d’indépendance de la Toscane. De part et d’autre, c’était toucher au nœud de la question. Le grand-duc repoussa dédaigneusement la proposition qui lui était faite, et congédia assez durement le marquis de Lajatico, qui, en quittant l’audience du prince, trouvait dans une antichambre le comte Serristori et le général Proni, déjà désignés pour lui succéder au ministère et dans le gouvernement de Livourne. C’était vraiment une disgrâce complète, et le loyal conseiller se voyait réduit à quitter la Toscane elle-même pour avoir osé exprimer au prince une opinion franche et prévoyante suggérée par l’état du pays et de l’Italie tout entière. Les événemens vinrent cependant donner bientôt raison au marquis de Lajatico. L’agitation allait toujours en croissant, et cette constitution, qui était une impossibilité en septembre 1847, qui « aurait appelé sur la Toscane les malheurs d’une intervention autrichienne, » cette constitution devenait une nécessité au mois de février 1848. « Elle était, suivant le langage public du grand-duc, l’objet des vœux les plus anciens et les plus ardens du prince, ainsi que de sa famille, le développement des institutions que son aïeul, son père et lui-même avaient introduites dans le pays, et il s’empressait de la donner à son peuple, qu’il croyait entièrement mûr pour en savoir profiter. » Ainsi parlait le préambule du statut toscan. Les révolutions de Paris, de Milan et de Vienne ne tardaient pas à imposer l’autre partie du programme du marquis de Lajatico, l’adoption d’une politique d’indépendance nationale en Italie.

Voilà donc la Toscane entrant dans le mouvement constitutionnel et national. Le grand-duc alors dut naturellement songer à l’homme qui, quatre mois auparavant, lui avait proposé, cette politique : le marquis de Lajatico revint à Florence pour être tout à la fois ministre de la guerre et ministre des affaires étrangères. Il y avait de sa part quelque mérite à prendre le pouvoir dans des circonstances si rapidement aggravées, et où tout était difficile. Il se mit à l’œuvre pourtant, nouant une alliance plus intime avec le roi Charles-Albert, qui venait de passer le Tessin, et préparant à la hâte une petite armée toscane pour l’envoyer en Lombardie. C’est ce petit corps d’armée, fort incomplètement organisé, et à peine muni du plus strict nécessaire, qui se battit bravement sous les murs de Mantoue, dans les sanglantes affaires de Curtatone et de Montanara. Le nouveau ministre de la guerre voulut lui-même aller visiter le camp ; il se trouva à une sortie de la garnison de Mantoue, et s’élança intrépidement au plus chaud de la mêlée. Le roi Charles-Albert, témoin de sa conduite, lui donna sur le champ de bataille le grand cordon des saints Maurice et Lazare.

Ce n’était pas d’ailleurs une petite tâche que le marquis de Lajatico avait acceptée comme ministre de la guerre, en se chargeant de reconstituer et de développer les forces militaires d’un pays tel que la Toscane, où l’armée, supprimée autrefois par le grand-duc Léopold Ier, n’avait été postérieurement rétablie que dans les limites fixées par le célèbre traité du 12 juin 1815 avec l’Autriche ; ce traité assignait à la Toscane un contingent de six mille hommes, qui, en cas de guerre, devait même passer sous les ordres d’un général autrichien. Tout ce qui regardait l’armée avait donc été singulièrement négligé, et se trouvait à peu près à l’abandon en 1848. D’un autre côté, le grand-duc Léopold II était loin de seconder d’un zèle chaleureux et actif les projets de son ministre pour organiser des forces destinées à combattre les soldats de l’Autriche. Le grand-duc disait, il est vrai, dans ses proclamations, en paraissant se glorifier, que « les soldats toscans avaient été les premiers qui eussent marché à la conquête de l’indépendance sous les ordres du magnanime roi de Sardaigne ; » il excitait le pays et le parlement à prêter leur concours « à la sainte cause de l’indépendance italienne, pour hâter le terme victorieux de la guerre contre l’étranger ; » mais en même temps, en bon archiduc, il ne laissait point d’entretenir, à l’insu de son ministère, des relations suivies avec l’empereur. Il agissait en prince un peu trop pénétré de l’idée qu’il aurait à recourir de nouveau aux armées autrichiennes. Le marquis de Lajatico, comme ministre de la guerre, se trouvait placé, entre l’opinion, qui le pressait de réorganiser les forces militaires, et » le grand-duc, qui se croyait intéressé à retenir cet élan, à embarrasser tous les projets par des lenteurs. C’était l’impuissance.

Le résultat de ce système ne pouvait être douteux. Les passions extrêmes se firent une arme de l’inaction du gouvernement, des revers qui vinrent bientôt compromettre la cause de l’indépendance italienne. L’agitation ne fit que s’accroître en Toscane, l’émeute gronda à Livourne. Deux ministères sombrèrent coup sur coup, et le grand-duc se trouva conduit en peu de temps à accepter le ministère démocratique de MM. Guerrazzi et Montanelli, dont le premier acte fut la dissolution des chambres. Tout n’était point encore perdu cependant. Le parlement nouveau, issu des élections faites à cette époque, était loin de répondre aux espérances du parti démocratique : il reflétait dans son ensemble l’esprit de ce pays aux mœurs paisibles, et où domine toujours le goût de l’ordre. Le marquis de Lajatico, sondant résolument la situation, eût voulu que le grand-duc s’appuyât sur ces précieux élémens d’ordre qui étaient dans le parlement, dans la garde nationale, et rompît avec la révolution pour fonder un pouvoir franchement constitutionnel et italien, mais en même temps décidé à faire face à tous les désordres. L’entreprise était hardie et devait réussir. Aussi le marquis de Lajatico fut-il navré lorsque le grand-duc, au lieu de lutter et de vaincre, quittait Florence le 7 février 1849 et partait secrètement, laissant le pays sans gouvernement, sans direction. Il fit en ce moment l’œuvre d’un bon citoyen : il concourut de son vote à l’organisation d’un gouvernement de circonstance, le seul possible alors. Seulement il eut le courage de se présenter dans le parlement envahi par la populace et de demander que ce gouvernement de fait que la fuite du prince imposait fût constitué de façon à représenter et à rassurer le pays, au lieu d’être le gouvernement exclusif de la faction démocratique. Le marquis de Lajatico eut encore une lueur d’espoir après cette triste débâcle : ce fut en apprenant que le grand-duc, retiré dans une petite ville maritime de la Toscane, à San-Stefano, et entouré du corps diplomatique, avait accepté l’intervention piémontaise offerte par Gioberti, alors premier ministre de Charles-Albert. Il embrassa chaleureusement cette idée, dans laquelle il voyait le salut du régime constitutionnel en Italie, et il se hâta d’écrire au grand-duc pour lui offrir de nouveau ses services. Malheureusement cette lettre fut interceptée et valut à celui qui l’avait écrite d’être menacé d’un procès de trahison à Florence. Le marquis de Lajatico avait dû s’expatrier en 1847 pour avoir osé proposer une constitution à un prince absolu, et il se voyait réduit encore une fois à s’exiler avec sa famille sous le gouvernement démocratique qui régnait en Toscane.

Une plus vive amertume patriotique était réservée au marquis de Lajatico dans ce second exil : c’était de voir le prince qui avait fini par refuser l’intervention du Piémont rentrer bientôt à Florence avec le secours des armées autrichiennes. La restauration du grand-duc se présentait pourtant sous de plus favorables auspices ; elle s’opérait par une réaction naturelle de l’opinion, par ce mouvement spontané du 12 avril 1849, œuvre du parti constitutionnel modéré. Le grand-duc lui-même, retiré à Gaëte, n’avait point hésité à ratifier au premier instant les promesses libérales faites en son nom. On crut du moins avoir sauvé le statut. La déception du marquis de Lajatico fut grande quand il vit les soldats de l’Autriche envahir malgré tout la Toscane, qui s’était pacifiée d’elle-même, et le grand-duc oublier ses promesses, suspendre d’abord, puis supprimer définitivement les institutions dont il avait garanti l’existence. Ceux qui avaient pris l’initiative et la direction du mouvement du 12 avril 1849 avaient cru ramener un prince constitutionnel et italien, ils avaient rendu le pouvoir à un archiduc plus autrichien et plus absolu que jamais. Le marquis de Lajatico, revenu, lui aussi, à Florence après ces orages, ne fit dès lors qu’une chose : il se réfugia dans son patriotisme froissé, et ne voulut point désespérer. Il était si peu révolutionnaire de son naturel que, malgré bien des mécomptes, il ne renonça point à la pensée de travailler encore à concilier l’intérêt dynastique et l’intérêt du pays. Oubliant ses griefs, surmontant des répugnances personnelles très fortes, bravant la froideur qui l’attendait dans les régions officielles, il ne laissa pas de conserver ses relations avec la cour. Les hommes d’opinions plus vives blâmaient quelquefois ces ménagemens ; ils voyaient une transaction presque coupable là où il n’y avait qu’un dévouement plus élevé au bien public. Le marquis de Lajatico n’allait pas à la cour pour son intérêt personnel, mais il gardait le droit de parler, même au risque de n’être point entendu, et par lui l’opinion constitutionnelle avait en quelque sorte son entrée au palais Pitti.

Tant qu’une certaine liberté de la presse survécut à la suppression de la constitution, le marquis de Lajatico s’en servit avec ses amis pour donner des avis prévoyans et sages avec autant de franchise que de modération. Lorsque l’opinion publique n’eut plus aucun moyen légal de se faire entendre, il resta étranger à tout acte qui aurait pu diminuer la valeur des efforts que ses relations avec la cour et avec les hommes du gouvernement lui permettaient de tenter. Il attendait l’occasion, et cette occasion vint au commencement de 1859. La fermentation était grande en Italie, et à Florence plus que partout. Des milliers de volontaires quittaient la Toscane pour aller servir dans l’armée piémontaise. Les soldats toscans eux-mêmes, quoique placés sous les ordres d’un général autrichien, ne cachaient point leurs sympathies pour la cause de leur pays. Des publications aussi fermes que modérées reproduisaient toutes les vibrations du sentiment national. Que faisait le grand-duc en présence de cette agitation des esprits ? Au premier moment, il n’aurait pas voulu séparer ses intérêts de ceux de l’Autriche ; puis, pressé par les circonstances, il se montrait résolu à se réfugier dans la neutralité. Le gouvernement s’efforçait d’attribuer toutes les manifestations publiques aux menées de quelques factieux. C’est alors que le marquis de Lajatico se décidait à adresser au président du conseil, M. Baldasseroni, la lettre du 18 mars, qui était un acte de patriote et de citoyen dévoué à la dynastie. Il révélait toute l’étendue et la force de l’opinion nationale, montrait le péril de la neutralité, et laissait entrevoir enfin que la dynastie elle-même ne pouvait se sauver que si elle s’alliait avec le Piémont, et si les jeunes princes allaient prendre part à la guerre. On lui répondit que le grand-duc, plutôt que de rompre avec l’Autriche, quitterait de nouveau la Toscane, comme il l’avait fait en 1849. Peu de jours après, ce loyal et sage conseiller se présentait à un cercle de la cour, et il fut reçu avec une froideur qui ne pouvait lui laisser de doute sur sa nouvelle disgrâce.

Les événemens se hâtaient cependant. L’ultimatum autrichien arrivait à Turin, les soldats de la France commençaient à paraître au sommet des Alpes ; l’armée toscane s’émut alors, les rassemblemens populaires remplirent les rues de Florence ; la journée du 27 avril 1859 se leva pleine de menaces, et le grand-duc, à qui tout manquait à la fois, l’armée et le peuple, se vit obligé de rappeler à lui le marquis de Lajatico, qui poussa le dévouement jusqu’à se charger en cette extrémité de former un nouveau ministère. C’est l’histoire de cette tentative suprême que celui-ci a racontée dans une lettre qu’il adressait peu après à son fils, et où il décrivait les brusques et violentes péripéties de ces quelques heures. Le marquis de Lajatico se faisait à lui-même l’illusion qu’on pouvait sauver encore la dynastie et le grand-duc régnant par la politique de la lettre du 18 mars 1859, en reprenant le drapeau tricolore comme signe de nationalité, en s’alliant au Piémont et à la France, en entrant franchement dans la guerre qui se préparait. Il fut détrompé quand il consulta ses amis et le premier entre tous, le marquis Cosimo Ridolfi. Le grand-duc Léopold II s’était fait un irréparable tort en manquant à toutes ses promesses de 1849. On ne crut pas à sa sincérité, on exigeait avant tout son abdication en faveur de son fils. Le marquis de Lajatico dut rentrer au palais Pitti porteur de cette condition, sans laquelle les amis de la dynastie ne croyaient plus pouvoir la sauver. « Je voudrais, a-t-il dit avec une franchise pleine d’émotion, je voudrais que tous les hommes politiques du monde fussent à même de juger en pleine connaissance l’acte que je dus accomplir, parce que j’ai le ferme espoir qu’ils diraient tous d’une seule voix que je ne pouvais ni ne devais faire autrement… »

La condition de l’abdication était dure sans doute ; elle n’impliquait cependant qu’un sacrifice personnel de la part d’un prince qui déjà s’était montré prêt à reprendre le drapeau tricolore, à déclarer la guerre au chef de sa famille, et à rejeter dans l’oubli des traités que la veille il déclarait inviolables. Le grand-duc a dit depuis, dans une protestation datée de Ferrare : « Plutôt que de me laisser contraindre à déclarer la guerre, je me réfugie auprès d’un état ami auquel je suis lié par des traités de secours réciproques. » C’était inexact autant que malheureux. Léopold II avait tout accepté : sa dignité n’aurait pas eu plus à souffrir d’un acte personnel d’abnégation que des pénibles concessions qu’il avait déjà faites ; il s’arrêta devant cette nécessité de l’abdication. On sait le reste. La famille du grand-duc quittait Florence au milieu d’un peuple silencieux, qui n’eut ni une injure ni un mouvement de sympathie pour cette famille fugitive, qui se proscrivait elle-même faute de pouvoir se résigner à devenir nationale, et la Toscane marchait à ses destinées nouvelles, s’alliant à la France et au Piémont, s’organisant au sein d’un calme intérieur qui ne s’est point démenti. Le rôle du marquis de Lajatico en ces dernières heures fut aussi loyal que simple et patriotique. Il fit tout ce qu’il put pour sauver la dynastie, et quand tout fut épuisé, il s’offrit encore pour garantir sa sûreté, fût-ce au risque de sa propre vie, ce qui ne fut point heureusement nécessaire.

Libre désormais de tout engagement envers la maison de Lorraine, ayant largement payé la dette de ses affections dynastiques, le marquis de Lajatico n’avait plus qu’un devoir : c’était de se dévouer aux destinées nouvelles de son pays ; il accepta d’aller représenter la Toscane au camp des armées alliées en Italie. Par ses manières supérieures, par sa dignité facile, par le désintéressement avec lequel il remplit la mission dont il était chargé, par le sang-froid qu’il montra aux batailles de Palestro et de Solferino, pendant lesquelles il se tint toujours à cheval au milieu de l’état-major du roi de Sardaigne, le représentant de la Toscane faisait honneur à son pays, en même temps qu’il lui rendait plus d’un service par ses rapports avec les chefs souverains des deux armées. Il avait vu avec une véritable tristesse le départ de la maison de Lorraine, et qui sait s’il ne croyait pas encore secrètement à la possibilité de son retour dans des conditions meilleures après la conquête de l’indépendance ? Dès qu’il vit le grand-duc et ses fils prendre place sans nécessité dans le camp autrichien contre l’Italie, il n’eut plus la moindre illusion ; l’incompatibilité était devenue radicale à ses yeux, tout devait être fini. Le marquis de Lajatico fut l’un des premiers à penser dès ce moment que la Toscane n’avait rien de mieux à faire que de s’annexer au Piémont. Sa vive intelligence politique découvrit bientôt les difficultés insurmontables qu’éprouverait tout gouvernement nouveau en Toscane. La maison de Savoie avait pour lui l’avantage d’être une maison italienne forte de sa popularité et d’offrir toutes les garanties d’ordre et de paix intérieure. La formation d’un royaume constitutionnel sous le sceptre de la maison de Savoie lui apparaissait enfin comme la combinaison la plus juste et la plus pratique pour sauvegarder désormais l’indépendance italienne vis-à-vis de l’étranger. C’est dans ce sens qu’il conseillait le nouveau gouvernement toscan dès les premiers temps de son séjour au camp des armées alliées.

En adoptant cette pensée, devenue plus générale après la paix de Villafranca, le marquis de Lajatico se montrait toujours le même, national, monarchique, constitutionnel et conservateur. Son zèle ardent pour les intérêts de son pays lui fit accepter après la paix d’aller représenter cette politique à Paris et à Londres. Il vit trois fois l’empereur des Français, en juillet et en octobre, et se fit le défenseur des vœux des Toscans. Un jour peut-être la correspondance du diplomate florentin offrira plus d’un trait curieux à l’histoire, en même temps qu’elle sera un témoignage de plus de son dévouement intelligent. Le marquis de Lajatico ne mettait du reste aucune subtilité dans la diplomatie ; il restait simplement un homme sincère et franc. C’est en remplissant la patriotique mission de défendre les intérêts de son pays qu’il est mort en Angleterre, surpris par un mal inattendu, et au moment d’expirer il recommandait encore à son jeune secrétaire de persévérer dans les sentimens qu’il lui avait inspirés.

Le marquis de Lajatico est donc mort comme il avait vécu, en patriote honnête, sincère, quoique toujours modéré, et il a mérité que ses restes, rapportés à Florence, fussent déposés dans l’église de Santa-Croce, à côté de ceux des plus illustres citoyens toscans. Il y a pourtant dans une telle vie une moralité qui tourne au profit de l’Italie, et qui est après tout une lumière en politique. Lorsque ces dévouemens intelligens, éclairés, fidèles jusqu’au bout, ne peuvent sauver une famille de princes, lorsqu’une incompatibilité radicale, absolue, fondée sur une antipathie de nationalité, éclate périodiquement, et dans les heures les plus décisives, entre une maison régnante et un pays, c’est que les déchéances sont irrévocables, et que les destinées sont accomplies. On veut y voir une œuvre de révolution, et ce n’est que le triste fruit de fautes accumulées.

Ch. de Mazade.


POESIES


LA BALLADE DU DESESPERE.


Qui frappe à ma porte à cette heure ?
— Ouvre, c’est moi. — Quel est ton nom ?
On n’entre pas dans ma demeure
À minuit ainsi, sans façon.

— Ouvre. — Ton nom ? — La neige tombe,
Ouvre. — Ton nom ? — Vite, ouvre-moi !
— Quel est ton nom ? — Ah ! dans sa tombe
Un cadavre n’a pas plus froid.

J’ai marché toute la journée
De l’ouest à l’est, du sud au nord.
À l’angle de ta cheminée
Laisse-moi m’asseoir. — Pas encor !

Quel est ton nom ? — Je suis la gloire,
Je mène à l’immortalité.
 

— Passe, fantôme dérisoire !
— Donne-moi l’hospitalité.

Je suis l’amour et la jeunesse,
Ces deux belles moitiés de Dieu.
— Passe ton chemin : ma maîtresse
Depuis longtemps m’a dit adieu.

— Je suis l’art et la poésie :
On me proscrit. Vite, ouvre. — Non.
Je ne sais plus chanter ma mie,
Je ne sais même plus son nom.

— Ouvre-moi ! je suis la richesse,
Et j’ai de l’or, de l’or toujours.
Je puis te rendre ta maîtresse.
— Peux-tu me rendre nos amours ?

— Ouvre-moi : je suis la puissance,
J’ai la pourpre. — Vœux superflus !
Peux-tu me rendre l’existence
De ceux qui ne reviendront plus ?

— Si tu ne veux ouvrir ta porte
Qu’au voyageur qui dit son nom,
Je suis la mort : ouvre, j’apporte
Pour tous les maux la guérison.

Tu peux entendre à ma ceinture
Sonner les clés des noirs caveaux ;
J’abriterai ta sépulture
De l’insulte des animaux.

— Entre chez moi, maigre étrangère,
Et pardonne à ma pauvreté.
C’est le foyer de la misère
Qui t’offre l’hospitalité.

Entre : je suis las de la vie,
Qui pour moi n’a plus d’avenir.
J’avais depuis longtemps l’envie,
Non le courage de mourir.

Entre sous mon toit, bois et mange,
Dors, et quand tu t’éveilleras,

Pour payer ton écot, cher ange,
Dans tes bras tu m’emporteras.

Je t’attendais ; je veux te suivre.
Où tu m’emmèneras, j’irai ;
Mais laisse mon pauvre chien vivre,
Pour que je puisse être pleuré !

Henry Murger.


BOUQUET D’AUTOMNE.



I.

ADIEU, JARDIN !



Voici l’automne, adieu les fleurs !
Que faire en un jardin sans roses,
Où sifflent des vents querelleurs ?
Restons au logis, portes closes ;
Voici l’automne, adieu les fleurs !

Voici l’automne, adieu les fleurs !
La terre en vain cherche à sourire ;
Les soleils sont froids et railleurs,
Les cœurs n’ont plus rien à se dire.
Voici l’automne, adieu les fleurs !

Voici l’hiver, vendange est faite ;
Cuve et pressoir vont s’épuiser.
L’ivresse est au bout de la fête.
Plus un raisin, plus un baiser !
Voici l’hiver, vendange est faite.

Voici l’hiver, vendange est faite.
Le givre a blanchi nos buissons ;
Du chêne il effeuille la tête ;
Plus de nids et plus de chansons !
Voici l’hiver, vendange est faite.


Eh bien ! adieu, vigne et forêt,
Jardin sans fleurs, soleil sans flamme !
Rentrons dans l’asile secret,
Et visitons enfin notre âme.
Adieu, jardin, vigne et forêt !

Adieu, jardin, vigne et forêt !
J’aperçois dans un monde immense,
Où la nature disparaît,
Tout un printemps qui recommence.
Adieu, jardin, vigne et forêt !


II


LE MOIS DES MORTS.


Novembre a mis, comme un suaire,
Sa longue robe de brouillards ;
Le soleil, dans les cieux blafards,
Semble une lampe mortuaire.

Les feuilles pendent en haillons
Au noir squelette de la vigne,
Et là-bas fument les sillons
Près de ces tombes qu’on aligne.

Le semeur, en grand appareil,
Donne au champ la façon dernière ;
Comme un mort promis au réveil,
Le grain est couché sous la terre.

Mais rien ne parle encor d’espoir ;
Tout s’endort et tout se recueille.
Il n’est resté ni fleur ni feuille ;
La terre est grise, le ciel noir.

Connais-tu ces buissons moroses ?
C’est l’aubépine et l’églantier.
Où sont les roses du sentier
Et les mains qui cueillaient ces roses ?


Dans ces prés ne retourne pas ;
Le bois mort que le vent y sème,
Avec la trace de vos pas,
À caché le sentier lui-même.

Tu peux marcher jusqu’à la nuit,
Tu seras seul avec ton livre :
On refuse, hélas ! de te suivre
Où jadis on t’avait conduit.

Tu n’aurais là d’autre cortège
Qu’oiseaux noirs et loups aux abois ;
L’hiver a changé dans les bois
Vos lits de mousse en lits de neige.

Voici l’heure où le souvenir
Peuple seul la forêt discrète ;
Sans y troubler aucune fête,
Les morts peuvent y revenir.

Au bord des étangs et des chaumes,
À l’abri dans les chemins creux,
Tu peux converser avec eux ;
Suis pas à pas ces chers fantômes.

Ils te ramènent par la main
Dans ce passé que l’on t’envie,
Où les lambeaux de votre vie
Pendent aux buissons du chemin.

Qu’ont-ils fait de leurs premiers charmes,
Ces jardins aux vives couleurs,
Où l’on récolte moins de fleurs,
Hélas ! qu’on n’y sème de larmes ?

Voici les berceaux familiers
Où, dans la mousse et les pervenches,
Les baisers chantaient par milliers,
Comme les oiseaux sur les branches.

Mais ces arbres et ces soleils,
S’ils t’ont prêté l’ombre et la flamme,
S’ils t’ont donné leurs fruits vermeils,
Ont pris tous des parts de ton âme.


Tu la jetais à tous les vents,
Pour un mot, pour un regard tendre…
Mais viens, et les morts vont te rendre
Ce qu’ont emporté les vivans ;

Car là-haut, sur les mêmes grèves,
Dans ces astres peuplés d’esprits,
Flottent à la fois les débris
Et les germes de tous nos rêves.

Là-haut, dans l’immatériel,
Tout va perdre et retrouver l’être ;
Quand les morts descendent du ciel,
C’est pour nous aider à renaître.

Pur de désirs et de remords,
Fais donc, sans terreurs insensées,
La moisson d’austères pensées
Qui se récolte au mois des morts.


III


LA PREMIÈRE NEIGE.



Dans mon verger clos de buis,
Où je puis
Tout surveiller de ma chambre,
Mes deux pommiers, — quel malheur ! —
Sont en fleur…
Et nous touchons à novembre.

Un caprice, un faux réveil
Du soleil
Au printemps leur a fait croire,
Et les fleurs imprudemment,
Un moment,
Ont blanchi l’écorce noire.

Mes pêchers, mon grand souci,
Vont ainsi
Rougir dans la matinée,
Et perdre à ce jeu trompeur,
J’en ai peur,
Leurs fruits de toute une année.


Mais un vent souffle du nord,
Âpre et fort,
Et les avertit du piège.
Tout mon jardin réservé
Est sauvé !
Voici la première neige !

Tombe, ô neige, et tiens couverts
Les blés verts,
L’espoir des moissons prochaines ;
Étends sur eux le duvet
Qui revêt
Déjà le front des vieux chênes !

Viens marquer son dernier jour
À l’amour ;
Arrête une folle sève :
S’il s’est trompé de saison,
En prison
Viens clore aussi mon doux rêve !

Sur mes cheveux tu descends ;
Je t’y sens,
Ô neige, et je m’en étonne.
Le soleil était si chaud !…
Il le faut,
Dis-moi bien que c’est l’automne.

Victor de Laprade,
de l’Académie française.

REVUE MUSICALE.



Le succès d’Orphée au Théâtre-Lyrique s’accroît chaque jour, comme nous l’avions prévu. Il n’y a pas une personne qui se pique ou qui s’efforce de comprendre un peu les arts qui ne veuille entendre ce chef-d’œuvre d’un sentiment si profond et si pur, et qui ne revienne charmée, avec le désir de l’entendre encore. Mme Viardot soutient dans le rôle principal, qu’elle a véritablement créé, la réputation qu’elle s’est acquise, et elle jusqu’à ceux qui lui voudraient une voix plus jeune et d’un timbre plus musical. C’est le triomphe de l’intelligence et du style sur la nature et la résistance des organes matériels. De pareils événemens prouvent encore une fois qu’il y a dans la musique, et même dans la musique dramatique, des beautés impérissables qui ne demandent qu’à être bien interprétées pour produire leur effet. Que les jeunes compositeurs se rassurent donc, et que la restauration d’un vieux chef-d’œuvre leur serve d’exemple, non pour imiter la manière de Gluck, mais pour s’inspirer de son génie et pour créer à leur tour des formes nouvelles ! C’est une profonde erreur de croire que l’admiration des monumens du passé empêche en nous la puissance créatrice. L’amour enfante l’amour, la lumière produit la lumière. Il n’y a de stérile que l’ignorance et le dédain.

Cependant on a repris à l’Opéra l’Ame en peine de M. de Flottow et l’Herculanum de M. Félicien David pour la continuation des débuts de Mme Vestvali. Il nous serait impossible d’affirmer que cette belle personne a rencontré dans le rôle d’Olympia, créé dans l’origine par Mme Borghi-Mamo, un succès plus significatif que celui qu’elle a obtenu dans Roméo et Juliette de Bellini. La voix de Mme Vestvali manque un peu d’éclat, et son talent, qu’on ne saurait contester sans injustice, ne produit pas l’effet décisif que le public est en droit d’attendre. Il semble qu’on pourrait désirer à Mme Vestvali, qui prononce et articule avec beaucoup de netteté, une certaine harmonie dans les dons divers qui la distinguent. M. Gueymard, qui remplaçait M. Roger dans le rôle d’Hélios, y a été plus heureux qu’on ne pouvait l’attendre, et il a dit particulièrement le joli cantabile de l’ivresse, au second acte, avec une émotion communicative. Il a été parfaitement secondé par Mme Gueymard, dont la belle voix résiste et se conserve presque dans sa pureté première.

M. Roger, que nous venons de nommer, est heureusement rétabli de l’affreux accident qui l’a frappé l’été dernier. L’art est venu à son secours, et une main postiche lui a été ajustée avec un artifice si bien dissimulé, que M. Roger a pu paraître tout récemment, le 15 décembre, sur la scène de l’Opéra, dans une représentation solennelle donnée à son bénéfice. Le public, qui était accouru en foule, a fait à cet artiste distingué un accueil plein de sympathie. M. Roger a chanté tour à tour un acte de la Dame blanche, le quatrième acte de la Favorite avec Mme Gueymard, et le cinquième acte du Prophète avec Mme Alboni. La soirée a été brillante, un peu longue, et a produit vingt-trois mille francs. M. Roger doit être content de l’ovation qu’on lui a faite, et qu’il mérite à bien des égards. Il serait dangereux cependant d’attacher à cette belle représentation donnée en l’honneur d’un artiste intelligent qui a fourni une brillante carrière une signification qu’elle ne saurait avoir.

Puisque nous parlons de l’Opéra, il n’est pas hors de propos de dire un mot de la nouvelle salle qu’on se propose de construire à Paris. On assure que l’administration a déjà choisi l’emplacement sur lequel on doit l’édifier, et que le plan même du monument qu’on destine à l’art musical est adopté d’avance sans débats et sans concours public. C’est une grande affaire, ce nous semble, que de bâtir un grand théâtre lyrique qui doit servir de modèle à toute la France, et qui sera le point de mire de l’Europe entière. Tant de conditions d’élégance, de sécurité et de sonorité sont nécessaires pour constituer une bonne salle qui doit être le temple d’un grand drame lyrique, qu’il eût été à désirer qu’on appelât la discussion sur un projet qu’il sera impossible de modifier plus tard. Ces scrupules nous sont inspirés par la connaissance que nous avons de la salle actuelle du grand Opéra de Paris, beaucoup trop vaste pour le charme et la conservation de la voix humaine, et par la lecture d’une publication intéressante, Parallèle des principaux théâtres modernes de l’Europe, de MM. Clément Coûtant et Joseph de Filippi. Des curieux renseignemens contenus dans cet ouvrage, il ressort que c’est la naissance de l’Opéra qui a donné lieu ù l’agrandissement indéfini des salles de théâtre, et les grandes salles sont la cause de l’état déplorable où se trouve aujourd’hui l’art de chanter. Au nom de l’art musical, qui ne s’accommode pas des trop vastes enceintes pour produire ses effets les plus puissans, au nom surtout des pauvres chanteurs, qui ne peuvent résister longtemps aux efforts qu’ils sont obligés de faire, nous demandons que la nouvelle salle de l’Opéra qu’on se propose de construire ne dépasse pas les proportions de celle qui existe depuis quarante ans rue Lepelletier.

Le théâtre de l’Opéra-Comique n’a pas la main heureuse depuis quelque temps. Les mauvais ouvrages s’y succèdent sans intermittence, et ces ouvrages mal venus n’y sont pas mieux exécutés pour cela. Qu’est-ce par exemple qu’Yvonne, opéra en trois actes que l’affiche qualifie de drame lyrique ? Un fastidieux mélodrame bâti sur la vieille donnée des bleus et des blancs, l’antagonisme des royalistes et des républicains dans la guerre de la Vendée, sujet usé aussi bien au théâtre que dans les romans. M. Scribe, qui a commis ce gros péché, a voulu le faire partager à M. Limnander, compositeur de mérite qui a fait les Monténégrins, opéra en trois actes où l’on remarquait d’heureuses inspirations. M. Limnander n’a pu cette fois conjurer l’influence du poème qu’il a eu la faiblesse d’accepter et pallier, par les sons de sa musique, les interminables lamentations d’Yvonne, une vieille fermière vendéenne qui ne cesse de fatiguer le public de son amour pour son fils, Jean. L’action se passe en Bretagne, ce qui n’ajoute rien à l’agrément du sujet. Que dire de l’exécution d’Yvonne, où l’on peut louer quelques morceaux qui, mieux placés, auraient produit un meilleur effet ? Qu’elle ne rachète pas l’ennui mortel qui s’exhale, pendant trois actes et plusieurs tableaux, de cet interminable mélodrame, auquel on a fait de larges coupures depuis la première représentation.

Après la sombre et larmoyante Yvonne, le même théâtre nous a donné le sémillant Don Gregorio, opéra-comique en trois actes, dont le sujet n’est pas moins connu, car il s’agit des vicissitudes d’un pauvre précepteur dans l’embarras. Le libretto de MM. de Leuven et Sauvage a été mis en musique par M. Gabrielli, un Napolitain qui est fixé à Paris depuis quelques années, et à qui l’on doit, à l’Opéra, un ou deux ballets de sa composition. Je ne sais pas si M. Gabrielli a des idées ; mais si cela lui arrive quelquefois, ce n’est pas dans Don Gregorio, dont les fades gazouillemens ne peuvent intéresser personne. Si l’ouvrage de M. Gabrielli obtient un certain nombre de représentations, on les devra à M. Couderc, qui joue le rôle principal, celui du précepteur dans l’embarras, avec son talent habituel, et à Mlle Pannetrat, qui chante avec plus de bravoure que de charme des lieux-communs de vocalisation.

On se demande, en voyant de telles œuvres se produire sur un théâtre aimé du public, qui possède un si riche répertoire, s’il n’y a plus de compositeurs en France, et a quelle haute protection M. Gabrielli a dû une faveur que rien ne justifie. Comment ! il n’y a que trois théâtres lyriques pour un peuple de trente-six millions d’âmes, et vous livrez l’Opéra et l’Opéra-Comique, subventionnés par l’état pour essayer de grandes choses, à des médiocrités obséquieuses qui viennent prendre la place des artistes élevés aux frais de la nation ! Ou bien donnez la liberté des théâtres, que réclament depuis si longtemps le sens commun et les besoins de l’art, ou faites un meilleur usage de l’autorité que vous vous attribuez de diriger la fantaisie, qui se passerait fort bien de votre contrôle. Le sort des jeunes compositeurs français est vraiment digne de compassion. Non-seulement ils n’ont pas, comme les peintres, les sculpteurs et les architectes, des commandes de travaux de la part du gouvernement, mais on les prive encore de la faculté de se produire sur les deux seuls théâtres subventionnés qui existent à Paris. À cet état de choses vraiment déplorable, nous ne voyons qu’un remède : la liberté des théâtres, la faculté laissée à chacun de chanter, de danser et de siffler comme il l’entendra, sous la simple réserve de ne pas blesser la décence publique. Toute autre mesure que la liberté des théâtres ne sera jamais qu’un palliatif, et les arts en France ne cesseront pas d’être entravés par le favoritisme et la bureaucratie.

Le Théâtre-Italien poursuit sa carrière sans grand éclat et sans grand bruit. Mme Borghi-Mamo, après trois ans d’exil qu’elle a passés à l’Opéra, est revenue à ses premières amours, et elle a fait sa rentrée par le rôle de Rosine du Barbier de Séville. On s’est aperçu aussitôt que ce n’est pas impunément que cette habile cantatrice a chanté dans une langue étrangère et pour un public qu’on ne corrigera pas de préférer les cris dramatiques aux sons qui charment l’oreille avant de toucher l’âme. Mme Borghi-Mamo a perdu quelque chose de ce timbre doux et mélancolique qui caractérisait sa voix de mezzo-soprano, et les embellissemens qu’elle a cru devoir ajouter au duo entre Rosine et Figaro ont paru à tout le monde d’un goût équivoque. Nous en dirons autant de l’air napolitain qu’elle chante pendant la leçon que lui donne Almaviva, et qu’il faudrait laisser aux marchands de musique qui débitent les chefs-d’œuvre de M. Offenbach. On sait que l’administration du Théâtre-Italien a commis l’incroyable étourderie de faire représenter le 26 novembre devant le public parisien Un Curioso accidente, sorte de pastiche en deux actes composé de morceaux divers empruntés aux opéras de la jeunesse de Rossini. Parmi les petits ouvrages qui ont servi à dégrossir la main de l’auteur du Barbier de Séville se trouve une opérette en un acte, l’Occasione fa il Ladro (l’occasion fait le larron), qui fut écrite à Venise en 1812. Un poète italien qui habite Paris, M. Berettoni, a conçu le projet de prendre cette pièce sous un titre nouveau et de l’enrichir de tous les morceaux qu’il plairait à sa fantaisie d’y intercaler perfas et nefas. Cet étrange oubli des convenances a fait sortir Rossini de sa réserve habituelle : il a protesté par une lettre adressée à M. Calzado, directeur du ThéâtreItalien, contre la qualification d’opéra nouveau que portait l’affiche en annonçant la première représentation d’Un Curioso accidente. La direction s’est empressée de faire droit à la réclamation de l’illustre maestro, de Un Curioso accidente n’a été donné qu’une seule fois. On a eu le temps d’y remarquer un très joli trio pour voix d’homme tiré della Pietra del Paragone, un duo pour deux femmes d’Aureliano in Palmira, et un rondeau que Rossini avait écrit jadis pour Mme Malibran.

On nous promet au Théâtre-Italien la reprise du Matrimonio segreto de Cimarosa. À la bonne heure ! revenez donc aux vrais chefs-d’œuvre de votre ancien répertoire, donnez-nous autre chose que des mélodrames illustrés de cloches, d’enclumes et de marteaux, contez-nous de ces bonnes bêtises d’autrefois, et laissez reposer un peu les histoires agréables d’enfans rôtis et de tyrans de Padoue, d’autres lieux ! On chante Gluck au Théâtre-Lyrique, l’Opéra-Comique paraît vouloir donner sur le théâtre de Monsigny et de M. Auber le Don Juan de Mozart ! Qui vous empoche de reprendre votre bien, la Serra padrona et il Re Teodoro de Paisiello, Cosi fan tutte de Mozart, la Camilla de Paer, le Cantatrici villane de Fioravanti, la Prova d’un opéra séria de Gneco, le Nozze di Dorina de Sarti, la Cosa rara de Vinecnzo Martini, etc. ? Ah ! malheureux que vous êtes, vous ne connaissez pas la centième partie des trésors que vous possédez ! Il serait injuste cependant de ne pas savoir gré à, l’administration du Théâtre-Italien du nouveau ténor qu’elle nous a fait entendre. M. Giuglini, qui chante à Londres depuis plusieurs années, a débuté pour la première fois à Paris dans le rôle de Manrico du Trovatore de M. Verdi. Sa voix est un ténor de demi-caractère qui manque un peu de force et surtout de souplesse, mais dont les six notes supérieures, d’ut à la, sont claires et charmantes. M. Giuglini, qui est grand, gesticule un peu trop, et ne semble pas encore suffisamment maître de la scène. Il a dit avec goût la sérénade du premier acte, l’andante de l’air du troisième, ainsi que la phrase émue du Miserere. Parfaitement secondé par Mme Cambardi, qui, dans le rôle de Leonora, a montré tout le désir qu’elle a de bien faire, M. Giuglini a été assez bien accueilli par le public, qui l’attend dans un opéra mieux approprié à ses moyens.

Le 10 novembre dernier, on a fêté à Paris, ainsi qu’à Londres et dans les principales villes d’Allemagne, le centième anniversaire de la naissance de Schiller, poète aimé par son génie, par une vie de labeur et de dévouement à la plus noble des causes, l’indépendance et l’émancipation du genre humain. Six cents musiciens, sous la direction de M. Pasdeloup, ont exécuté, dans la grande salle du cirque des Champs-Elysées, une marche et une cantate que Meyerbeer avait composées pour la circonstance, plusieurs morceaux de Mendelssohn, l’ouverture d’Oberon de Weber et le finale de la neuvième symphonie de Beethoven. La salle était remplie jusqu’aux combles par un public dont la plus grande partie était composée des compatriotes de l’auteur de Don Carlos et de Wallenstein. Un discours plein de pensées généreuses a été prononcé en allemand par le docteur Kalisch ; et la séance s’est terminée dans un meilleur ordre qu’elle n’avait commencé.

Puisque nous venons de parler de l’Allemagne, disons qu’elle vient de perdre encore un compositeur distingué, Reissiger, qui est mort à Dresde le 7 novembre, âgé de soixante et un ans. Né le 31 janvier 1798 à Betzi, près de Wittenberg, Reissiger, qui était le fils d’un musicien, fut initié de très bonne heure aux principes de la musique. Envoyé à l’université de Leipzig en 1818, Reissiger s’adonna pendant quelque temps à l’étude de la théologie, qui en Allemagne est la base de toute éducation libérale. Soutenu par des amis généreux, Reissiger, qui était fort pauvre, reprit avec ardeur l’étude de la composition sous la direction d’un nommé Schicht, qui fut pour lui un bienfaiteur, et il se rendit à Vienne en 1821, où il composa son premier opéra, qui ne fut pas représenté. En 1822, Reissiger quitta Vienne pour aller à Munich prendre des conseils du célèbre compositeur Winter. Après avoir obtenu beaucoup de succès par la composition d’une ouverture sur un thème de cinq notes que lui avait donné Winter, Reissiger partit pour Leipzig et pour Berlin, où le roi de Prusse, charmé de ses talens, lui donna les moyens de faire un voyage en Italie. Reissiger vint à Paris en 1824 et séjourna dans cette grande ville pendant toute une année. Il se rendit en Italie, visita Milan, Bologne, Florence, Rome, Naples, et puis retourna à Berlin à la fin de 1825, où il fut chargé de dresser le plan d’un conservatoire de musique à l’instar de celui de Paris, qu’on voulait établir dans la capitale de la Prusse. Au mois d’octobre 1826, Reissiger fut nommé directeur de la musique du roi de Saxe à la place de Marschner, qui était appelé à la cour de Hanovre, où il est encore. Reissiger a occupé ce poste jusqu’à sa mort. Compositeur plus fécond qu’original, il a écrit cinq ou six opéras qui ont eu du succès, une grande quantité de messes et de motets, beaucoup de musique instrumentale. Imitateur facile de Weber surtout et de beaucoup d’autres maîtres, Reissiger produisait incessamment et livrait à la gravure tout ce qui s’échappait de ses mains. Il est l’auteur d’une jolie valse qui circule dans le public sous ce titre menteur : la Dernière Pensée de Weber. Reissiger a réclamé lui-même dans les journaux la paternité de cette heureuse inspiration. « La Dernière Pensée de Weber, dit Reissiger dans une lettre à un ami, a été composée…par moi en 1822 et envoyée dans la même année à l’éditeur Peters, à Leipzig, qui la fit graver à la suite de mon trio, opéra 26. Je l’ai jouée souvent à Leipzig en public, et toujours avec un grand succès. Je l’ai communiquée à Weber, qui en fut charmé, et qui la jouait souvent. Cette valse a été publiée à Paris par un spéculateur sous le titre qui’ l’a rendue populaire. » Puisque je touche en passant à cette question délicate de l’authenticité de certaines compositions musicales", je dirai aussi que la valse si populaire qu’on attribue à Beethoven est de Schubert, et que l’admirable mélodie de l’Adieu, qu’on a mise dans l’œuvre de Schubert, est d’un compositeur modeste dont j’ai oublié le nom. Les erreurs de ce genre sont innombrables dans le commerce de musique, surtout en France et en Angleterre.

Un chanteur célèbre, qui pendant longtemps a fait les délices du Théâtre-Italien, Tacchinardi, père de Mme Persiani, est mort aussi l’année dernière à Florence, âgé de soixante-quinze ans. Né dans la capitale de la Toscane en 1776, imitateur élégant de Babbini, un des plus admirables ténors italiens du commencement de ce siècle, Tacchinardi, qui était un artiste instruit et fort distingué, vint à Paris et débuta à l’Odéon, le 4 mai 1811, dans un opéra de Zingarelli, la Distruzione di Gerusalemme. Son physique peu avantageux excita d’abord un certain étonnement, car on s’écria dans la salle : « Il est bossu ! » En effet, Tacchinardi avait la tête enfoncée dans de grosses épaules qui faisaient saillie et avaient toute l’apparence d’une difformité. C’était un chanteur brillant, mais un mauvais comédien que Tacchinardi, dont le style fleuri formait un grand contraste avec celui de Crivelli, ténor non moins remarquable qui partageait avec lui la faveur du public parisien. Tacchinardi eut surtout un grand succès dans la Molinara de Paisiello, tandis que Crivelli excitait l’admiration des connaisseurs dans le rôle de Lindoro de la Nina du même compositeur. Tacchinardi est resté à Paris jusqu’en 1815. Retiré à Florence depuis plusieurs années, Tacchinardi a formé un grand nombre de bons élèves parmi lesquels il faut citer, après Mme Persiani, Mme Frezzolini, dont nous avons pu admirer l’élégance et la dolce maestà.

Les concerts ont déjà commencé. C’est M. Sivori qui a brillamment inauguré la saison par quatre soirées qu’il a données dans la salle Beethoven. Secondé par des artistes de mérite tels que MM. Accursi, Ney, Rigault et surtout M. Ritter, pianiste au style vigoureux, net et d’une remarquable précision, M. Sivori a charmé l’auditoire très distingué qu’il avait réuni autour de son archet merveilleux. Du reste, on remarque dans toutes les directions de l’art musical un retour significatif vers les œuvres des vieux maîtres qui ont été consacrées par le temps et l’approbation des connaisseurs. Un homme zélé, un chercheur patient et plein d’ardeur pour les bonnes choses, M. Farrenc, a conçu le projet de réunir et de publier un choix des meilleures compositions pour le piano, depuis les clavecinistes du XVIe siècle jusqu’aux larges et pathétiques inspirations de Beethoven. Le Trésor des Pianistes, car tel est le titre de cette publication intéressante, réunira, dit M. Farrenc, toutes les œuvres, pour piano seul, de Mozart, de Beethoven et de Weber, toutes les œuvres remarquables d’Haydn et d’Emmanuel Bach, une très grande partie de celles de Sébastien Bach, les meilleures pièces de Dominique Scarlatti, les meilleures sonates de Clementi, les œuvres de Hummel. Ainsi le Trésor des Pianistes mettra sous les yeux de l’amateur et de l’artiste cette série de formes et de tâtonnemens successifs qui, depuis William Bird, John Bull, Claudio Merulo, au XVIe siècle, jusqu’à Chopin, le dernier des maîtres modernes, ont servi à manifester le génie de l’homme dans une partie très importante de l’art musical. De pareilles publications révèlent bien l’esprit investigateur de notre.époque et le besoin que nous éprouvons tous de connaître le passé pour mieux préparer l’avenir, car, redisons-le en finissant, l’admiration des vieux monumens de l’art alimente en nous la puissance créatrice, loin de l’empêcher.

P. Scudo.