Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1858

Chronique n° 641
31 décembre 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 décembre 1858.

Une question de la plus haute importance pour le présent et pour l’avenir a été abordée très nettement ces jours passés par un organe de la presse quotidienne. La bourgeoisie et la liberté, tel était le thème. L’on décrivait avec une grande vérité les effets produits dans la vie générale du pays par la cessation du mouvement politique au sein des classes qui prenaient autrefois une part active au gouvernement des affaires publiques : l’éducation politique, qui enfante des hommes nouveaux, arrêtée ; les idées devenues rares et pauvres ; les bonnes choses, lorsque bonnes choses il y a, se faisant tristement et sans entrain ; l’opinion stagnante et dupe souvent des impressions les plus absurdes, qu’il est impossible de détruire parce qu’elles ne comparaissent point au grand jour des discussions : L’on n’avait pas de peine à démontrer qu’une pareille situation n’est bonne ni pour le gouvernement, ni pour les classes éclairées. — La langueur des esprits et l’effacement des résistances légitimes ne sont jamais une force pour le pouvoir : une unanimité passive n’est point naturelle ; les apothéoses continuelles des journaux officieux ne produisent pas plus le rayonnement glorieux dont s’illuminent les grandes situations que les instrumens vulgaires qui répètent sous la manivelle les mêmes cantilènes ne font d’harmonieux concerts. Comment sortir de là ? N’y a-t-il pas quelque chose à faire et pour le gouvernement et pour les classes politiques ? Oui, disait-on. Il serait grand temps de mettre un terme à cette torpeur : la France a besoin de ventilation. Le gouvernement donnerait une preuve de force en se dessaisissant du pouvoir discrétionnaire qu’il exerce sur la presse. La bourgeoisie reprendrait l’initiative qui lui appartient dans la vie politique, en consacrant l’influence qu’elle trouverait dans la liberté à l’amélioration intellectuelle et physique des classes populaires. — Tels étaient, si nous ne nous trompons, le dessein et là portée des articles auxquels nous faisons allusion. Plusieurs choses y étaient très bien dites et ont été justement remarquées, d’autres nous ont paru peu équitables et peu opportunes ; mais nous sommes trop amoureux de tout ce qui ressemble à un réveil de la vie intellectuelle, nous sommes trop possédés nous-mêmes de la pensée générale qui a inspiré la manifestation qui nous occupe, pour nous arrêter à des chicanes de détail. Nous ne ferons au journal qui a développé ces idées qu’une seule querelle, qu’on prendra peut-être pour une querelle de mots, mais qui est loin d’avoir à nos yeux ce caractère. Nous lui reprocherons de commettre un anachronisme et une très injuste méprise en représentant la bourgeoisie comme une classe qui devrait ambitionner un rôle distinct au sein de la France actuelle.

Il serait temps d’en finir avec les distinctions de classes dans une nation telle que celle qui est sortie de la révolution de 1789. Une politique forte, généreuse, juste et moderne ne peut plus reposer nulle part chez les peuples civilisés, mais à plus forte raison en France, sur la distinction et par conséquent sur l’antagonisme des classes. En France en effet, il n’y a plus de classes politiques séparées par des privilèges, des droits, des organisations diverses : il n’y a plus pour tous que les mêmes droits et un seul cadre, a nation. Le mot de bourgeoisie n’a plus de sens que dans notre histoire avant 1789. Il n’y a plus de bourgeoisie comme classe politique, puisqu’il n’y a plus de noblesse, puisqu’il n’y a pas d’aristocratie organisée, puisqu’il n’y a pas de classe moyenne exclue de certains privilèges et investie d’autres privilèges politiques qui ne seraient point partagés par le reste de la nation. Le mot a malheureusement, mais injustement survécu à la chose, et c’est ce fantôme d’un mot qui a trompé et ceux qui ont malencontreusement rêvé la théorie impossible du gouvernement des classes moyennes, et ceux qui ont tristement réussi à irriter dans le peuple des animosités dénuées de sens contre cette partie de la nation que l’on continue machinalement d’appeler la bourgeoisie. Il y a encore des bourgeois, si vous entendez par ce mot une certaine condition sociale aux limites indécises, où l’on s’élève soit par une certaine énergie et un certain bonheur de travail, soit par la possession d’une certaine richesse, soit par une certaine éducation et l’exercice de certaines professions. À ce point de vue, non-seulement il y a encore des bourgeois, mais il n’y a plus, à vrai dire, en France que des bourgeois, ou des hommes qui, au prix du travail prévoyant et heureux et d’une suffisante culture d’esprit, le peuvent devenir ; mais c’est là le point de vue social, et non le point de vue politique. Avec cette vaste portion de la nation, avec cette innombrable multitude d’individus égaux par les droits, mais séparés les uns des autres par tant de degrés de richesse ou d’éducation, et par conséquent par tant d’inégalités personnelles, de préoccupations différentes et d’intérêts divers, vous ne formerez pas une classe politique, une bourgeoisie ; vous ne ferez que ce que vous avez : une immense démocratie. Voilà la réalité que nous opposons également et aux théoriciens du gouvernement des classes moyennes et aux détracteurs aussi peu pratiques de la bourgeoisie. Il importe pour l’avenir de débarrasser le langage politique de cette expression vide de sens qui a été le prétexte de si regrettables méprises, et nous croyons que l’on avancerait beaucoup le travail politique de la France, si l’on se guérissait de cette habitude surannée qui attribue un rôle, des droits, des devoirs, une responsabilité collective, à cette portion de la nation qui n’a point d’organisation distincte, et à laquelle Sieyès a donné son nom véritable et définitif en l’appelant tout le monde.

Ce mot de bourgeois entraîne du reste avec lui nous ne savons quelle signification injuste et fâcheuse qui va jusqu’à compromettre les hommes et les choses auxquels on l’accole, et il a porté dans la politique le malheur qui l’accompagne. Par une inconséquence fort comique, personne en France ne veut plus être bourgeois depuis que tout le monde l’est, et les partis les plus avancés dans la démocratie ont cru prendre des lettres de noblesse en déclamant contre la bourgeoisie. C’est un travers ridicule, qu’il est aisé d’expliquer. La littérature française a eu son berceau et sa splendeur dans l’ancienne société, c’est-à-dire au sein de notre noblesse de cour. Elle est de l’ancien régime, et elle a même jusqu’à nos jours conservé bien des préjugés de l’ancien régime. C’est là qu’elle a pris le dédain du pauvre bourgeois. En outre, la littérature de notre temps, privée des salons d’autrefois, a fréquenté beaucoup les ateliers de nos peintres ; elle y a contracté un redoublement de mépris pour le bourgeois, qui est à l’artiste français ce que le philistin est à l’étudiant allemand. Ajoutez encore, si vous voulez, un peu de cette fatuité militaire qui nous est si naturelle, et vous comprendrez comment, sans s’en douter, la littérature radicale et socialiste a puisé à des sources fort peu démocratiques son acharnement sarcastique contre la bourgeoisie, et comment on attaque encore les bourgeois parmi nous, en se moquant d’eux, même après la disparition de la noblesse, rejetée par la révolution dans la condition sociale de la bourgeoisie. Il n’y a plus en effet parmi nous de noblesse, ni au point de vue politique, ni au point de vue social. Il nous est défendu par la loi d’usurper des titres ; mais nos bourgeois, tout en regardant comme une parure nationale les noms historiques dignement portés, nous avons deux façons de nous dédommager de cette interdiction, qui nous défend contre une tendance ridicule de notre caractère. Nous conservons le droit d’être aussi difficiles que le duc de Saint-Simon en matière de noblesse, et de traiter de vil roturier comme nous quiconque n’est pas antérieur à 1400, ou nous pouvons adopter la consolante conjecture de M. de Chateaubriand sur la décadence qui aurait précipité dans le tiers-état une multitude d’indigens hobereaux, et nous figurer que, lorsqu’on est Français, l’on a de grandes chances d’être noble sans le savoir, et l’on est suffisamment titré.

Pour parler sérieusement, nous approuvons donc les conclusions libérales du journal auquel nous avons fait allusion ; mais nous pensons que ce serait une méprise que de demander au nom de la bourgeoisie comme classe politique les libertés qui nous manquent encore. Les titres aux libertés politiques sont dans les principes essentiels qui gouvernent les sociétés et dans les lois qui sont la formule de ces principes. Les argumens pratiques qui appuient l’extension et le progrès des libertés publiques sont fournis par les intérêts généraux de la nation tout entière. Les titres aux libertés auxquelles la France doit aspirer sont inscrits dans la déclaration des droits qui résume les principes de 1789, principes vivans qu’invoque et que maintient par conséquent la constitution de 1852. Ces principes nous assurent le droit constitutionnel de regarder la législation qui régit aujourd’hui la presse comme temporaire et d’en demander la réforme. C’est aux intérêts généraux du pays bien interprétés par les citoyens d’un côté, et par le gouvernement de l’autre, de marquer l’heure de cette réforme. Pour être satisfaits avec intelligence et avec équité, il faut que tous les intérêts qui existent au sein d’une nation, ceux des pauvres comme ceux des riches, ceux des travailleurs comme ceux de la haute et basse bourgeoisie, se puissent manifester avec la plus grande publicité possible et s’éclairer par les discussions les plus libres. Nul doute que la réintégration de la presse dans le droit commun ne fournît à cette utile publicité et à ces salutaires discussions un concours efficace. Les simples citoyens peuvent user de leur initiative pour obtenir ce concours ; le gouvernement lui-même peut en apprécier l’utilité et hâter le moment où cette grande coopération des esprits par l’Intermédiaire de la presse serait acquise à la direction des affaires publiques. Nous croyons, pour notre part, que l’état de la presse trompe beaucoup d’hommes éclaires sur le degré de vie politique que comportent les institutions actuelles ; nous pensons également que la législation provisoire de la presse neutralise certaines conséquences de la constitution qu’il serait de l’intérêt du gouvernement de laisser se développer ; mais encore une fois ce serait placer cette grande question de la liberté de la presse sur une base par trop étroite que de l’attacher aux intérêts et aux goûts d’une classe dont la plus grande infirmité, pour nous dispenser d’en rechercher d’autres, est de n’être point une classe constituée, et il est oiseux de recommencer à ce propos les vieilles logomachies qui ont déjà été si nuisibles aux progrès politiques de la France.

À moins de vouloir rétrograder au-delà de 1789, l’on reconnaîtra que le système représentatif est le seul mode de gouvernement qui convienne à un pays tel que le nôtre. Nous ne redoutons sur ce point aucune contradiction. Nous savons bien que ceux qui penseraient autrement n’oseraient avouer leur opinion, et garderaient le silence. Qu’est-ce dans son essence que le gouvernement représentatif ? C’est d’un côté la parole donnée à tous les intérêts du pays qui ont le droit de se faire entendre, et de l’autre un moyen assuré à ces intérêts d’influer, chacun dans une mesure légitime, sur la direction du pouvoir. L’action des intérêts du pays sur la direction du pouvoir s’accomplit par les assemblées délibérantes ; mais la représentation proprement dite des intérêts s’opère surtout par la publicité et par la liberté de la presse. Telles sont les deux conditions essentielles du gouvernement représentatif, et nous oserons dire que, loin d’être incompatibles avec la constitution de 1852, elles doivent trouver des garanties dans cette constitution, pleinement exécutée. De ces deux conditions, celle qui nous paraît devoir exciter surtout en ce moment la sollicitude des esprits éclairés, c’est la liberté de la presse. Avec une presse libre, c’est-à-dire soumise au régime légal, la composition des assemblées délibérantes et jusqu’à un certain point leurs attributions nous seraient indifférentes. Que l’assemblée soit un conseil d’état ou un congrès, qu’elle soit élue par le suffrage universel ou par le pouvoir lui-même, qu’importe après tout à ceux qui connaissent bien et le tempérament des assemblées et la nature humaine ? Nous nous souvenons de cette remarque profonde du cardinal de Retz : toute assemblée est peuple ! et nous aussi nous croyons que c’est à l’opinion publique qu’appartient la dernière victoire. Mais où sera la consécration de cette souveraineté finale de l’opinion, si l’action de la presse a d’autres limites que la loi, interprétée par les tribunaux du droit commun ?

Tels sont nos principes. En les soutenant même lorsque le cours des événemens leur paraît contraire, nous savons que nous nous exposons à deux sortes de reproches. Les uns raillent l’optimisme de nos espérances ; d’autres, confondant peu spirituellement la confiance dans l’avenir avec le regret du passé, taxent nos idées de vieilleries. Nous avons encouru par exemple les sarcasmes des premiers à propos du procès de M. le comte de Montalembert. Nous avions émis, à l’occasion de ce procès, une opinion qui parut originale : nous avions dit que le régime des procès était préférable pour la presse au régime des avertissemens, et que les poursuites en pareille matière devaient être moins regrettables aux yeux des amis de la liberté de la presse, s’il était permis d’y voir le dessein, de la part du gouvernement, d’abandonner le système des avertissemens. L’on se récria contre notre opinion : elle était trop naïve, au gré de quelques-uns, pour être sincère, et pour ne point cacher une ironie. Après les divers incidens de ce procès, n’avons-nous pas le droit de demander si nous étions en effet aussi naïfs qu’on le supposait ? Le dénoûment de cette affaire nous met à l’aise pour apprécier l’arrêt de la cour. Grâce à la remise des peines prononcées contre M. de Montalembert, il est permis d’étudier l’esprit de l’arrêt sans s’émouvoir au sujet de l’illustre écrivain. Certes, au milieu de cette disposition déraisonnablement timide des esprits qui tend à exagérer outre mesure les restrictions légales imposées à la presse, nous regardons comme un enseignement opportun ce passage de l’arrêt qui rappelle que « la loi confère aux citoyens le droit de discuter les lois et les jactes du gouvernement. » Nous avons remarqué avec une égale satisfaction que la cour, en soulignant quelques fortes expressions de l’écrit de M. de Montalembert, voit un délit dans une appréciation de la législation sur la presse qui la représente « comme ne laissant la faculté de parler que par ordre et par permission, sous la salutaire terreur d’un avertissement d’en haut, pour peu qu’on ait la témérité de contrarier les idées de l’autorité ou celles du vulgaire. » Si l’expression d’une pareille opinion sur le régime actuel de la presse est un délit, ceux qui se font une idée si outrée des sévérités de ce régime, et qui en redoublent gratuitement les rigueurs par la peur qu’ils en ont, ne reviendront-ils pas enfin de leurs ridicules frayeurs ? L’arrêt de la cour d’appel est un commencement de jurisprudence dans l’application de la législation actuelle de la presse, et, au risque de passer encore pour d’endurcis optimistes, nous constatons avec satisfaction que cette jurisprudence a été moins défavorable à la liberté que ne l’avaient appréhendé certaines personnes.

Mais nos vrais adversaires ont trouvé contre la Revue un trait plus méchant ! Ils font de nous les organes des opinions vieillies, les représentans du passé, et se considèrent eux-mêmes, bien entendu, comme, les jeunes et les vivans ! Un journal s’est fait naguère, dans nous ne savons quel intérêt, l’organe de cette piaffante jeunesse contre notre vétusté intellectuelle. Il était bien choisi ; c’est justement celui dont la caricature a rendu le type sénile si populaire, qu’on ne peut s’empêcher, en pensant à lui, de le voir sous la forme du plus décrépit des Gérontes. On ne demande pas seulement en France le concours des complaisans pour répandre contre nous cette foudroyante accusation : de nous ne savons quelle officine parisienne partent pour l’étranger des billets anonymes de faire part où l’on proclame notre vieillesse et la jeunesse des autres. Il n’y a qu’un malheur, c’est qu’à l’étranger ce système de notes et de manœuvres secrètes se trompe d’adresse. L’Europe éclairée est un auditoire d’élite, grossissant sans cesse, que la Revue a conquis, il lui est permis d’en être fière, et dans les sympathies duquel elle puise une précieuse force. Ces sympathies, nous les retrouvons dans tous les organes de la presse étrangère qui ont quelque distinction, quelque goût de l’indépendance, qui vivent enfin, et qui sont écoutés et respectés. Ils nous révèlent eux-mêmes les manœuvres sournoises employées contre nous, et auxquelles ils refusent de s’associer. Ils savent aussi bien que nous que c’est à notre libéralisme que nous sommes redevables de ces mesquines et secrètes persécutions auxquelles nous avons peut-être tort de prendre garde, tant elles sont ridicules ; mais nous n’ayons pu tenir à la singularité de cette accusation de vieillesse qu’on a l’adresse maligne de diriger contre nous, en nous opposant qui ? des noms d’hommes fort mûrs et de respectables burgraves de la politique ou de la littérature, qui ne se sont rajeunis que par de très récentes conversions ; en nous opposant quoi ? le culte aveugle de ce qui brille dans le présent, à nous qui pensons que la véritable jeunesse n’est jamais folle du présent, et ne doit y rechercher que les élémens avec lesquels elle devra faire l’avenir, qui seul a droit de l’attirer.

Qu’on nous permette, pour aller de la France à l’étranger, de passer légèrement sur les bruits relatifs aux affaires d’Italie, qui tiennent, suivant nous, une trop grande place dans les préoccupations du moment. Notre raison se refuse à croire à ces vaines et belliqueuses rumeurs, mais nous ne pouvons méconnaître la fâcheuse influence qu’elles exercent sur le monde des affaires. Sans doute la situation de l’Italie est si irrégulière que l’attention des gouvernemens doit épier les incidens qui pourraient se produire dans ce malheureux pays. Dans l’hypothèse d’éventualités qu’il est sage de prévoir, il n’est pas moins sage de prendre certaines précautions ; mais c’est évidemment commettre une méprise que de confondre les préparatifs de la prudence avec les desseins prémédités d’une initiative aventureuse. Nous nous efforçons, pour notre part, d’éviter cette erreur ; nous nous souvenons aussi que l’Italie a donné lieu à d’autres émois qui se sont calmés. Nous n’avons pas oublié qu’en 1853, au moment où allait éclater la lutte de la Russie et de l’Occident, certains hommes d’état des plus expérimentés de l’Europe ne croyaient point à une crise orientale, mais regardaient comme imminente une explosion générale en Italie, accompagnée naturellement de toute sorte de complications européennes. Il y a cinq ans de cela, et il n’y a rien eu en Italie : l’Orient a fait diversion aux questions italiennes, et qui sait si quelque incident oriental n’écartera pas encore une fois ces conflits terribles dont la menaçante perspective paralyse aujourd’hui parmi nous les grandes opérations commerciales et industrielles ? C’est beaucoup de gagner du temps, c’est beaucoup même pour la bonne solution des questions engagées. Pour notre part, nous n’attendons aujourd’hui de la guerre aucune bonne solution des difficultés italiennes. La guerre livre tout à la force, et la force, l’Italie en a fait assez l’expérience, ne fait rien de naturel et de durable. L’exemple de ce qui a pu s’accomplir en 1848, et de ce qui a avorté à la suite de la révolution, devrait être présent à toutes les pensées.

En 1848, le pape avait inauguré les institutions constitutionnelles, Charles-Albert avait donné le statut, le roi de Naples lui-même avait accepté le système représentatif. Que l’on suppose que cet état de choses n’eût point été troublé par l’intervention de la force révolutionnaire dans les affaires européennes et italiennes ; croit-on que le système autrichien en Lombardie eût pu durer jusqu’à ce jour en présence des trois états principaux de l’Italie se gouvernant eux-mêmes sous l’égide des institutions libérales ? La force morale d’un tel exemple et d’un tel voisinage eût suffi pour affranchir la Lombardie. L’Autriche eût peut-être renoncé d’elle-même à la domination de la Lombardo-Vénétie : pour couvrir sa retraite, elle eût fait sans doute de ces provinces un quatrième état sous un archiduc ; mais la Lombardie n’en eût pas moins été émancipée du joug étranger et n’en serait pas moins parvenue à l’indépendance permanente. Ce n’est point à l’aventure que nous retraçons cette hypothèse rétrospective. Que gagne en effet l’Autriche à la possession si laborieuse et si coûteuse de la Lombardie ? En hommes et en argent pas grand’chose assurément, si l’on songe au ruineux établissement militaire qu’elle est obligée d’y entretenir. Au contraire, l’occupation de la Lombardie lui impose de douloureux sacrifices, lui suscite dans l’opinion des peuples libéraux des haines redoutables, et affaiblit par là même ses plus naturelles alliances. Or une solution qui amènerait la retraite de l’Autriche, une solution qui, sans secouer l’Europe, affranchirait l’Italie, pourrait, dans des éventualités qui ne sont point chimériques, s’obtenir par la paix et par les progrès intérieurs de l’Italie seule ; nous doutons au contraire que l’on pût tirer un meilleur profit de la guerre même la plus heureuse. Si nous comprenons l’impatience des patriotes italiens, nous croyons donc que les bonnes raisons ne manquent point pour modérer cette impatience, et que les hommes qui peuvent influer sur la direction des affaires italiennes seraient inexcusables, s’ils livraient sans réflexion leur pays et l’Europe à la fatalité des batailles et des guerres indéfinies.

Les troubles qui éclatent, et qui, pendant bien longtemps encore, éclateront dans les provinces turques voisines de l’Autriche, ne confirment-ils point ce que nous venons de dire sur les inconvéniens qu’a pour la politique du cabinet de Vienne l’impopularité universelle que lui attire sa domination en Italie ? On fermerait volontiers les yeux sur l’influence que l’Autriche est appelée à exercer sur les populations du Bas-Danube, si elle ne pesait point en même temps et si près de nous sur un peuple de notre race, et dont tant de siècles de malheur n’ont pu éteindre les ardentes aspirations. Nous n’accusons point ces populations intéressantes qui, à peine échappées au joug ottoman, s’agitent convulsivement pour trouver le cadre où se développeront leurs destinées. Ces agitations, si regrettables qu’elles soient, sont la faute du triste passé qui les a si longtemps opprimées. Serbes et Roumains, Slaves et Grecs, les races chrétiennes qu’a agglomérées sous sa domination l’empire turc ne pourront pas de longtemps avoir trouvé les conditions stables et régulières d’un bon gouvernement. Ces races manquent encore peut-être des qualités de gouvernement. C’est l’excuse de leurs agitations ; malheureusement leurs agitations sont un péril non-seulement pour elles-mêmes, mais pour l’Europe. Nous pensons sans doute qu’il faut attendre des populations chrétiennes la régénération de l’Orient ; mais l’œuvre que l’Europe occidentale veut confier à ces populations sera lente. Avant d’arriver au résultat poursuivi, il faudra traverser une transition longue et laborieuse.

Les populations chrétiennes placées entre la Russie et Constantinople, non par leur faute, mais par suite des conquêtes successives qui les ont bouleversées et désagrégées, sont devenues pour ainsi dire des détritus de races, des épaves de nationalités, quelque chose d’hétérogène et d’anarchique. Avant que ces élémens divers se soient repétris et refondus, il est certain qu’entre la Russie et Constantinople les populations chrétiennes ne formeront qu’une barrière illusoire et tout à fait insuffisante. Cet état anarchique à une part et cette insuffisance actuelle à défendre les conditions d’équilibre qui leur seront confiées un jour créent à la fois pour l’Autriche et un danger réel et un rôle efficace à jouer vers le Bas-Danube. C’est ce rôle nécessaire et préservateur de grands intérêts européens que nous voyons avec peine compromis par les difficultés que l’Autriche affronte en Italie. Les troubles de Servie inspirent naturellement ces réflexions. Ce n’est pas que nous considérions la révolution qui vient de substituer le vieux Milosch au prince Alexandre comme un événement précisément hostile à l’Autriche. La faiblesse d’esprit et de caractère qu’a montrée au pouvoir le prince Alexandre enlève tout intérêt à sa chute. Les amis de la Servie et des tendances libérales ne peuvent voir qu’avec satisfaction l’initiative prise par M. Garachanin dans la révolution serbe. M. Garachanin est le chef du libéralisme en Servie, et à ce titre il a encouru longtemps la défaveur et les persécutions de la Russie. Il ne faut pas oublier qu’un des objets de la fameuse mission du prince Menchikof à Constantinople fut d’obtenir la destitution de M. Garachanin, qui était alors ministre du prince Alexandre ! Nous espérons donc que M. Garachanin, fidèle à ses antécédens, saura maintenir, à travers la révolution qu’il a conduite, l’indépendance de son pays ; mais, quelque bon augure que nous puissions tirer des événemens de Belgrade, la fermentation qui travaille les populations du Bas-Danube demeure un des faits, sinon inquiétans, du moins sérieux de la situation de l’Europe. C’est là que peuvent se consolider ou s’évanouir les résultats obtenus par la dernière guerre. L’œuvre de cette guerre a besoin de la paix pour se confirmer et devenir quelque chose de durable. Il y aurait de la part de l’Autriche, aussi bien que de l’Angleterre et de la France, une grande imprévoyance à compromettre cette œuvre délicate par de nouvelles aventures dont le contre-coup en Orient serait inévitablement de détruire ce que l’on a cherché à y faire de 1853 à 1856.

Que dire de la Prusse, sinon qu’elle attend l’ouverture de son parlement au milieu de ces joies des fêtes de Noël, si chères à l’Allemagne, et plus aimables et plus touchantes encore dans ce pays que ce christmas des Anglais, dont notre ami Alphonse Esquiros racontait, il y a quelques mois, le bonheur familier avec la bonhomie sensible et gracieuse d’un Goldsmith français ? La session du parlement va s’ouvrir ; nous en suivrons avec curiosité les péripéties. En attendant, nous sommes réduits, comme les Prussiens, à nous amuser des révélations que chaque jour apporte sur les étranges pratiques du dernier gouvernement. En voici une qui concerne la presse, et que nous signalons à ces amateurs de nouveautés au gré desquels nous avons le malheur de n’être point assez jeunes. M. de Manteuffel ne s’était point contenté d’amortir l’initiative de la presse par les avertissemens officieux. Il avait inventé un expédient plus ingénieux. Lorsque la direction d’un journal d’opposition lui déplaisait, il offrait cette alternative au propriétaire et au rédacteur en chef de la feuille opposante : ou le journal serait frappé de suppression, ou il consentirait à recevoir un rédacteur donné par le ministre. N’allez pas croire que l’adjonction de l’écrivain ministériel dût entraîner le moindre changement dans le personnel de la rédaction ou dans la couleur apparente du journal. Non ; le ministre paternel de la Prusse ne voulait pas que le public pût s’apercevoir de sa secrète collaboration a la feuille qui devait sa popularité à sa réputation d’indépendance. Le journal demeurait journal d’opposition. Seulement il ne faisait plus que l’opposition qui était à la convenance du ministre. M. de Manteuffel avait auprès de lui un état-major de jeunes littérateurs qui, sur son ordre, allaient tenir secrètement garnison dans les journaux de l’opposition. Les bons Prussiens avaient pris la chose du côté plaisant, et donnaient le nom de d’apôtres à ces garnisaires littéraires de M. de Manteuffel. La Gazette d’Elberfeld vient de raconter sans colère comment ce système lui fut appliqué : elle se loue du reste beaucoup de la politesse et de l’obligeance de « l’apôtre » qu’elle a eu le bonheur de posséder. Que dites-vous de cette combinaison des apôtres ? Ne mérite-t-elle pas une place dans l’histoire tragi-comique des persécutions subies par la presse dans notre glorieux XIXe siècle ?

L’Angleterre, elle aussi, a en ce moment une de ces difficultés qui se rattachent aux questions de nationalité soulevées dans le midi de l’Europe. L’agitation des Iles-Ioniennes, la publication de la dépêche où le lord-commissaire, sir John Young, conseillait à son gouvernement de s’approprier Corfou en abandonnant le protectorat sur les autres îles, la mission extraordinaire de M. Gladstone, ont attiré l’attention de l’Europe sur cette partie de l’Adriatique où l’intérêt d’une station maritime anglaise se débat contre les vœux d’une population qui voudrait se rallier au foyer de sa nationalité. Cette lutte est sans doute digne d’attention par les sentimens qui y sont engagés du côté des Ioniens ; mais elle n’a point d’importance réelle au-delà du cercle étroit où elle se passe. L’Angleterre ne songe point à abandonner son protectorat et à remettre en question sur un si chétif prétexte les traités de 1815. En revanche, les Ioniens, s’ils n’obtiennent point la satisfaction d’aller grossir le petit royaume hellénique, sont assurés de voir redresser leurs griefs locaux. Il ne peut pas y avoir d’oppression réelle sous les institutions anglaises ; toutes les plaintes légitimes, et même celles qui ne le sont pas, trouvent un écho dans le parlement britannique. L’esprit libéral, qui de notre temps a pénétré tous les partis anglais, ne permettrait à aucun ministère de persévérer dans un système de vexations injustes contre une population annexée par un lien quelconque à l’empire. Le ministère anglais, en confiant à un homme tel que M. Gladstone la mission d’aller recueillir les plaintes des Ioniens et d’étudier sur les lieux le meilleur moyen de leur faire justice, a marqué d’avance les généreuses intentions qui l’animent. M. Gladstone n’est pas seulement un des esprits les plus sincèrement libéraux de notre temps, son talent et ses exquises sympathies littéraires en font un ami des Grecs. Commentateur fervent des poèmes homériques, il retrouve dans les mers qu’il parcourt en ce moment les vivantes reliques de son culte littéraire, et cette sympathie pour les souvenirs helléniques n’a point été sans doute étrangère à sa résolution, lorsqu’il a accepté une mission si inférieure à sa haute position politique. La justice dans toutes ses conditions essentielles, les Ioniens ne peuvent manquer de l’obtenir sous un tel patronage, car M. Gladstone reviendra en Angleterre comme leur avocat après avoir étudié leurs besoins comme délégué du gouvernement.

M. Gladstone et M. Bright sont les deux plus grands orateurs de la chambre des communes ; mais tandis que le premier va parmi les paysages de l’Odyssée calmer une population plus aigrie que malheureuse, l’autre poursuit cette campagne de tribun du peuple qu’il a commencée contre l’aristocratie anglaise à propos de la réforme électorale. Chose curieuse, M. Bright veut étendre le droit de suffrage à tout Anglais qui paierait un loyer inférieur à 6 livres sterling, ce qui se rapprocherait beaucoup du manhood suffrage ou du suffrage universel, et nous voyons qu’il faut payer pour être admis aux meetings où il expose ses doctrines dans les grandes villes industrielles d’Angleterre et d’Écosse. Jusqu’à présent, en face du grand public, M. Bright n’a pas rencontré encore d’adversaire ; aucun des hommes politiques importans de l’Angleterre n’a encore relevé le gant qu’il jette à l’aristocratie. Le Times seul lui tient tête avec une mâle et très raisonnable énergie. Les adversaires libéraux de M. Bright admettent avec lui qu’il est juste que tous les intérêts des classes populaires aient des garanties de représentation ; mais ils prétendent que les classes populaires ne possèdent pas les qualités de gouvernement, et que c’est cependant le gouvernement que M. Bright leur livrerait en assurant la majorité au sein de la chambre élective aux représentans exclusifs des working classes. Là-dessus, ils l’accusent de vouloir américaniser la constitution anglaise. Si nous avions le droit de nous prononcer sur ces questions, nous nous permettrions de repousser comme un peu subtiles et doctrinaires les critiques adressées à M. Bright. Il y a bien des fantômes encore à l’endroit de cette question du droit de suffrage. Nous répéterions volontiers à ce sujet ce que nous disions tout à l’heure à l’égard de la formation des assemblées. Le point capital en matière de représentation, c’est la liberté de discussion fermement établie et respectée. Avec cette liberté, tous les inconvéniens inhérens à tel ou tel système électoral se corrigent et s’effacent. Il y a au surplus diverses façons d’appliquer le suffrage universel, nous en pouvons parler par expérience : ces divers systèmes n’ont pas produit partout les mêmes résultats qu’aux États-Unis ; mais, sans tenir compte de ces différences, nous croyons que le suffrage universel, éclairé par la liberté de discussion, peut donner partout une représentation équitable et proportionnelle des intérêts, des forces et des influences qui existent dans les pays où il fonctionne. Si aux États-Unis le suffrage universel enfante une représentation purement démocratique, c’est qu’il n’y a pas dans cette vigoureuse république d’élémens aristocratiques véritables. Dans d’autres pays, où l’élément monarchique est prépondérant, où l’on aime ce que l’on appelle les pouvoirs forts, le suffrage universel a donné des résultats ultra-monarchiques. Nous croyons donc qu’en Angleterre le suffrage universel représenterait le pays tel qu’il est : aussi sommes-nous persuadés qu’il y serait beaucoup moins défavorable à l’aristocratie que ne le supposent les adversaires de M. Bright, et surtout M. Bright lui-même ; mais cette opinion n’est point une raison suffisante pour que le peuple anglais change le tempérament qui lui a si bien réussi jusqu’à ce jour en matière de réforme, et les whigs sont parfaitement sensés lorsqu’ils ne veulent procéder que par réforme graduée, suivant la méthode expérimentale en quelque sorte, et lorsqu’ils repoussent comme perturbatrice et dangereuse une mesure radicale et absolue.

M. Bright manquerait étrangement de logique, s’il se proposait en effet de réformer les institutions anglaises sur le patron des États-Unis. Le dernier message de M. Buchanan suffirait pour démentir ses illusions. M. Bright est partisan de la paix quand même ; il est un des plus ardens sectateurs de la liberté du commerce ; il croit que ce sont les guerres dirigées par l’aristocratie et les agrandissemens ambitieux de l’empire qui ont arbitrairement créé la nécessité des budgets énormes et des taxes lourdes aux pauvres. C’est pour la paix, pour le commerce libre, pour le gouvernement à bon, marché et la réduction des taxes que M. Bright veut placer la base du pouvoir sur les classes moyennes et ouvrières, et affaiblir l’influence de l’aristocratie. Or le message de M. Buchanan présente le plus complet et le plus piquant contraste avec les opinions les plus chères à M. Bright. La démocratie américaine, parlant par l’organe de son président, se montre bien plus ambitieuse d’agrandissemens extérieurs que d’améliorations intérieures ; les questions étrangères occupent les trois quarts du message. La démocratie américaine est dépensière et se présente avec un budget en déficit ; la démocratie américaine n’est pas libre-échangiste : elle ne veut pourvoir à ses dépenses qu’en établissant des droits de douanes. Gardons-nous donc de croire que des institutions identiques appliquées à des peuples différens doivent porter partout les mêmes fruits, ou ceux que l’on s’en promet. Si M. Bright avait le malheur de trop réussir, qui sait les déconvenues qui lui seraient réservées ? L’histoire abonde en déceptions de ce genre : nous pouvons en parler, savamment, nous autres Français. Il ne manquait pas de sens pratique, cet aveu de notre impuissance devant l’inconnu des événemens et le tour capricieux du jeu des institutions humaines que nos pères exprimaient par la religieuse formule : L’homme s’agite, et Dieu le mène.

Puis, sur ce vaste courant des choses humaines, dont la direction tente nos efforts et échappe à notre infirmité, viennent nous surprendre à l’improviste les accidens personnels et les douleurs privées, le malheur, la mort. Parmi ces coups, il en est qui nous atteignent tous dans celui qu’ils frappent. C’est ce que la littérature libérale peut justement dire de la mort de M. Rigault. Cet élégant et généreux écrivain était un de ces esprits, malheureusement trop rares, qui, pour le service des idées nobles et des sentimens élevés, entretiennent le commerce ancien de la politique avec les lettres. Hélas ! il avait dignement payé ce tribut que les vicissitudes de notre temps imposent aux caractères fermes et constans, et il avait trouvé dans la profession de l’écrivain un refuge pour l’indépendance de sa pensée. À quel point la faveur publique l’accompagnait dans ses vifs et ingénieux travaux, quel cortège d’amis inconnus lui avaient gagné son talent et son âme, on l’a vu à l’émotion produite par la triste nouvelle qui annonçait qu’en pleine jeunesse il était mort de la mort des penseurs et des écrivains, frappé au cerveau.

E. FORCADE.



L’Italie vient d’avoir un mois d’émotions. N’a-t-il pas même semblé un instant que la politique de l’Europe était suspendue à un fil égaré au-delà des Alpes, et toujours près de se rompre ? Le calme est revenu peu à peu heureusement, l’effervescence des imaginations s’est apaisée, et nous voici replacés en présence des faits qui ont provoqué ces polémiques récentes, qui les ont précédées, et qui leur survivent. Ces faits tiennent à la situation générale de l’Italie. On peut faire la part des chimères et des exagérations ; la vérité est que tout n’était point artificiel dans cette agitation, qui est venue brusquement réveiller ce qu’on nomme la question italienne et rouvrir toute sorte de perspectives de guerre dans un pays où tout est possible en certains momens, parce que tout est probable ;

Il n’est point douteux que l’Autriche a singulièrement contribué pour sa part à exciter cette incandescence par des actes au moins malheureux, en atteignant les Lombards dans leurs intérêts par la réforme des monnaies, en les blessant dans toutes les conditions de leur existence par les mesures relatives à la conscription, ces dernières mesures notamment étaient bien dures pour un pays qui voit périodiquement la fleur de sa population exilée sous l’uniforme du soldat jusqu’aux plus extrêmes confins de l’empire, en Bohême ou en Transylvanie. Et à quel moment le système impérial redoublait-il de rigueurs ? Justement au lendemain des promesses presque libérales qui avaient signalé l’avènement de l’archiduc Maximilien au gouvernement de la Lombardo-Vénétie. Il en est résulté cette fermentation qui a occupé l’Europe. Plus que jamais, cette vieille antipathie entre les impériaux et les Italiens a éclaté sous toutes les formes. Partout où paraissait un officier autrichien à Milan, les habitans se retiraient. Cette population impressionnable et vive semblait se replier en elle-même. Dans les théâtres, les manifestations les plus significatives se faisaient jour sous les yeux de la police. On a vu recommencer cette conspiration des cigares qui inaugura les mouvemens de 1848. On s’abstenait de fumer et on empêchait de fumer, pour priver le trésor impérial d’une de ses ressources. L’archiduc Maximilien lui-même, dont personne ne contestait les loyales intentions, s’est vu isolé et impuissant au milieu d’un pays aigri et profondément hostile. Dans cette recrudescence de désaffection et d’agitation il y aurait peut-être à noter un fait d’une gravité particulière. Jusqu’ici le mécontentement restait à peu près circonscrit dans les rangs de l’aristocratie et des classes lettrées, plus accessibles à toutes ces idées et à tous ces sentimens d’indépendance qui vivent toujours en Italie ; les dernières mesures de l’Autriche étaient de nature à atteindre les classes laborieuses, les populations des campagnes, qui, elles aussi, ont pu sentir le joug étranger dans ce qu’il a de plus dur, et se sont associées jusqu’à un certain point aux récentes manifestations d’hostilité. Les Lombards ont fait ce qu’ils ont pu pour montrer une fois de plus à l’Autriche qu’elle était dans un pays conquis et non soumis, et comme tout ce qui se passe en Lombardie a son retentissement dans les autres états italiens, il y a partout une sorte d’inquiétude ou d’attente en face de l’imprévu.

Quelle est la part du Piémont dans cette agitation ? Ce n’est pas lui évidemment qui l’a créée ; mais il en profite, comme il profite toujours de toutes les fautes ou de tous les embarras de l’Autriche, et de tous les emportemens de la réaction absolutiste dans le reste de l’Italie. Par la nature de ses institutions nouvelles, par le caractère si nettement tranché de sa politique nationale, le Piémont est devenu le champion de tous les patriotismes froissés, de tous les instincts libéraux comprimés, de même qu’il est devenu le refuge de tous les Italiens qui ne peuvent vivre dans leur pays. Il est pour ainsi dire aujourd’hui l’organe vivant et agissant de la pensée italienne, et comme tout se passe très librement à Turin, tout s’y dît aussi très vivement, surtout à l’égard de l’Autriche et de l’indépendance. De là cette situation qui a surgi dernièrement, et qui se reproduira toutes les fois que quelques nouveaux griefs viendront ajouter aux malaises invétérés de la péninsule. À vrai dire, toute la question italienne est là, dans ce voisinage terrible et périlleux de deux états, dont l’un est soumis à la domination étrangère, et dont l’autre est le complice actif, avoué, militant, de tous les sentimens d’indépendance et de libéralisme qui fermentent au-delà des Alpes. Il n’est point douteux que les récentes émotions de la Lombardie ont été particulièrement ressenties en Piémont, et qu’une certaine surexcitation a régné pendant quelques jours à Turin. Est-ce à dire que le Piémont fût disposé à se jeter brusquement et à l’aventure dans une guerre qu’une émotion, même légitime, n’eût pas suffi à expliquer ? A Turin comme partout, il y a certainement des ardeurs impatientes et des velléités agitatrices ; mais ces velléités et ces impatiences lie sont pas une politique. Le roi Victor-Emmanuel est un souverain chevaleresque que la guerre ne surprendra et n’effraiera jamais sans doute ; il ne s’ensuit pas qu’il ait tenu un peu solennellement devant ses soldats rassemblés les discours belliqueux qu’on lui a prêtés. M. de Cavour, avec une habile hardiesse, n’a point hésité à faire pénétrer la politique italienne jusque dans les conseils de la diplomatie européenne ; cela ne signifie pas qu’il soit prêt à se faire le docile serviteur de toutes les illusions et de toutes les ardeurs irréfléchies. Les hommes d’état qui conduisent le Piémont sont convaincus, ce nous semble, que, parmi les questions qui s’agiteront un jour ou l’autre, la question italienne est au premier rang, que là est la faiblesse de l’Europe actuelle, et que dans la crise inévitable, dans la reconstitution nécessaire de la péninsule, leur pays a l’un des premiers rôles. Dans cette situation, le Piémont a tout à gagner à ne rien précipiter, et il n’y a que les ennemis qui puissent le pousser à des entreprises soudaines, car si le Piémont avait le malheur d’éprouver une défaite dans une lutte d’impatience, on sait bien que cette défaite ne profiterait ni aux idées libérales ni à l’indépendance italienne.

Le Piémont a tout à gagner, disons-nous, en ne précipitant rien. Tout vient à lui pendant ce temps ; les questions mûrissent, les instincts libéraux vrais et sensés se fortifient, et les passions révolutionnaires perdent leur crédit. Les autres princes italiens eux-mêmes, par.l’exemple d’un pays qu’aucun danger intérieur ne menace, peuvent voir que les libertés constitutionnelles ne sont pas tellement redoutables, qu’elles peuvent au contraire être une garantie, puisque le roi Victor-Emmanuel vit au milieu d’elles entouré de la popularité la plus vraie. Les vieilles défiances laissées par la révolution de 1848 s’atténuent peu à peu, de meilleurs rapports renaissent naturellement, et même dans les affaires les plus délicates les animosités s’effacent. Le Piémont, il est vrai, n’a point réglé toutes les difficultés religieuses avec Rome, et il reste toujours une multitude de questions à résoudre. Il s’en faut cependant qu’il y ait entre Rome et le Piémont cette tension qui existait il y a quelques années. Les dispositions personnelles sont plutôt amicales. Nous nous sommes laissé raconter qu’il n’y a pas longtemps encore une dame de l’aristocratie florentine était à Rome ; elle fut admise auprès du souverain pontife avec ses deux fils, dont l’un portait l’uniforme. Le pape demanda avec intérêt quel était cet uniforme, et il lui fut répondu que ce jeune homme était officier dans l’armée sarde. « Ah ! dit le pape, vous servez dans un état constitutionnel. Je n’ai aucune prévention contre ce régime. Le Piémont est un pays sage que j’aime. Moi aussi, je donnerais volontiers le régime constitutionnel à mes états, si je pouvais avoir un ministre comme M. de Cavour. » N’y avait-il pas dans ces mots quelque intention doucement épigrammatique à l’égard de M. de Cavour, représenté quelquefois comme un dictateur conduisant les libertés piémontaises ? Nous aimons mieux y voir de la part de Pie IX un sentiment de bienveillance pour le Piémont et pour le président du conseil de Turin, qui est assurément un moins grand révolutionnaire qu’on ne pense.

Toujours est-il qu’il y a quelque intérêt à observer ces possibilités de rapprochement entre des pouvoirs faits pour s’entendre et les symptômes de renaissance d’un esprit un peu plus libéral partout où ils apparaissent en Italie. Il s’est produit récemment un symptôme de ce genre à Florence, dans une occasion singulière : il s’agissait d’un procès fait à un libraire, à M. Barbera, pour la réimpression de l’Histoire du Concile de Trente, de Paolo Sarpi. Le libraire était accusé d’avoir violé une loi sur la presse de 1848 en reproduisant l’œuvre du vieil historien sans l’avoir soumise à la censure ecclésiastique. On craignait que la magistrature n’esquivât la difficulté par un acquittement fondé uniquement sur la bonne foi du libraire Barbera, qui avait bien dû se croire autorisé à rééditer un ouvrage vieux de plusieurs siècles. Il n’en a rien été : le tribunal toscan a absous l’accusé en maintenant fermement le droit par une interprétation libérale de la loi. Ce qui est peut-être le plus à remarquer en cette affaire, c’est un mémoire publié par un des premiers avocats de Florence, M. Leopoldo Galeotti, en faveur du libraire Barbera. Ce n’est pas un plaidoyer, c’est un discours politique, substantiel, éloquent et hardi sans cesser d’être modéré, allant droit aux grandes questions, défendant la liberté de la presse en elle-même, et faisant justice des modernes fanatiques de l’absolutisme. M. Galeotti va même jusqu’à railler quelque peu l’Autriche : « Comment ne pas espérer aujourd’hui plus qu’hier, dit-il, lorsque nous voyons l’Autriche elle-même garantir aux populations roumaines leur nationalité et des franchises constitutionnelles ? Serait-ce que les peuples qui habitent les bords du Danube sont plus privilégiés de Dieu que ceux qui habitent les rives du Pô, de l’Arno et du Tibre ? » Obtenir le droit de réimprimer Sarpi, ce n’est pas là, si l’on veut, une grande victoire ; si petite qu’elle soit, elle est utile, puisqu’elle maintient les droits de l’histoire ; elle est un bon signe dans le pays où elle est gagnée par l’opinion, cette force supérieure aux lois, selon le mot de M. Galeotti, et elle tourne au profit du Piémont et de la politique au-delà des Alpes, en concourant au même but, qui est l’émancipation morale et nationale de l’Italie.

CH. DE MAZADE.


À la fin de 1857, plusieurs journaux d’Angleterre et d’Italie parlèrent de certaines largesses du gouvernement napolitain à l’égard de quelques organes de la presse qui paraissaient soutenir la politique du roi Ferdinand II. Ignorant que ces insinuations avaient été réfutées, le rédacteur du chapitre Italie dans l’Annuaire des Deux Mondes de 1857-58 crut pouvoir en admettre quelque chose, en s’exprimant ainsi, pages 281-282 : « On a beaucoup parlé de gratifications accordées à divers journaux étrangers qui soutiennent la politique du gouvernement napolitain. Dans la liste publiée à ce sujet, l’Univers figure pour 2,400 ducats, la Gazette du Midi pour 1,200, la Bilancia (de Milan), le Cattolico (de Gènes) pour la même somme. » Bien que l’Annuaire se soit borné à mentionner des assertions de journaux qu’il ne prétendait ni garantir ni affirmer, il aurait mieux fait, nous l’accordons volontiers, de laisser ces bruits là où ils naissent trop souvent. Aussi, maintenant que nous connaissons le démenti très catégorique et très explicite donné par l’Univers à ces assertions, démenti qui a été inséré dans le Daily-News du 27 janvier 1858, nous n’hésitons point à retirer même la mention que nous avons faite de ces bruits dans l’Annuaire, non-seulement pour l’Univers, mais pour tous les autres journaux dont il a été question. Nous n’hésitons pas davantage à le déclarer à l’Univers et aux autres journaux nommés : nous regrettons que des assertions de ce genre aient trouvé place dans un recueil sérieux, qui veut être exact, sans chercher le succès dans les petites malveillances, et cependant nous n’attachions pas aux paroles citées plus haut le sens fâcheux qu’on avait cru y voir.

V. DE MARS.

REVUE MUSICALE


Enfin l’opéra des Trois Nicolas, dont l’affiche a pendant si longtemps annoncé la naissance, cet opéra-comique en trois actes, comme dit le programme, a été représenté tant bien que mal le 16 décembre de l’année qui vient de finir ; puis, comme si l’on eût été étonné d’une si grande hardiesse, on a dû suspendre pendant quinze jours encore la continuation d’un si beau succès. Ils auront mis un an peut-être à produire dans le monde ce beau chef-d’œuvre de niaiserie littéraire et de nullité musicale ! Encore leur a-t-il fallu le concours de M. Scribe, dont la main agile est venue débrouiller l’écheveau de quiproquos dans lequel ils s’étaient engagés. Et qu’on vienne se moquer après cela des pauvres librettistes italiens, dont l’imagination éperdue ne peut faire un pas sans la permission de la censure des jésuites !

De quoi s’agit-il donc dans les Trois Nicolas ? D’une historiette empruntée à la vie de Dalayrac, charmant compositeur français, qui naquit à Muret, dans le Languedoc, le 13 juin 1753. Aimant la musique avec passion, et contrarié dans ses goûts par la volonté de son père, qui voulait en faire un procureur, le jeune Dalayrac fut obligé d’aller étudier le violon par-dessus les toits. Là, en face de Dieu et de la nature, comme on disait du temps de la Nina, folle par amour, Dalayrac fit la connaissance d’une jeune pensionnaire d’un couvent voisin qui l’écoutait avec ravissement. Il en résulta un échange de petits cadeaux et de sermens de fidélité et de constance qui forme le nœud de la pièce. Dalayrac vient à Paris, entre dans les gardes de M. le comte d’Artois, et retrouve la jolie pensionnaire, ses premières amours, dans Hélène de Villepreux, qui doit épouser bientôt le vicomte d’Anglars, un ami de Dalayrac et un admirateur de sa musique. Je fais grâce au lecteur de tous les incidens, de toutes les péripéties et les invraisemblances qu’on a groupés autour de la donnée principale, qui n’existerait pas sans la verve et l’intelligence de M. Couderc, l’un des meilleurs comédiens qu’il y ait à Paris.

La musique de cet imbroglio est de M. Clapisson, qui a été rarement plus mal inspiré, lui qui compte dans ses états de service tant d’échecs et de batailles perdues ! Que dire de l’ouverture et de l’introduction, qui reproduit les petits effets de l’introduction de la Fanchonnette, moins l’entrain et la fraîcheur ? Les couplets de Trial ont été faits dix fois par tous les chansonniers de France, et il n’y a dans tout le premier acte que l’hymne des ténèbres, qui se chante dans l’abbaye de Longchamps par la bouche d’Hélène de Villepreux, avec l’accompagnement du chœur, qui est d’un bon et très heureux effet. Dans l’acte suivant, je pourrais signaler le duo de la leçon de chant que donne Trial, l’acteur de la Comédie-Italienne, à Mlle de Villepreux, s’il n’était pas d’une facture si connue, et puis le duo entre Dalayrac et le vicomte d’Anglars, qui n’est pas nouveau non plus, mais qui convient à la situation, et dont M. Couderc fait ressortir le sens drolatique placé sous ces mots :

Tant pis pour lui !

Si M. Clapisson n’avait pas été si à court d’idées musicales, aurait-il manqué, comme il l’a fait, la scène très bien ménagée du rendez-vous des trois Nicolas ? Ici le compositeur n’a aucune excuse pour ne pas avoir écrit un de ces morceaux d’ensemble qui révèlent la main exercée d’un maître. Au troisième acte, il n’y a d’intéressant que la romance d’Azémia : Aussitôt que je l’aperçois,… musique de Dalayrac, qui aurait bien dû écrire toute la partition. Eh bien ! je ne serais pas étonné cependant que l’ouvrage médiocre dont je viens de parler n’eût un certain nombre de représentations fructueuses, grâce à de certains détails de mise en scène, à de grosses balourdises qui font rire, quoi, qu’on en ait, à l’entrain de M. Couderc, et surtout à l’intérêt qui s’attache au nouveau ténor, M. Montaubry, qui s’est produit dans le rôle de Dalayrac.

Il a longtemps parcouru le monde, M. Montaubry ; après avoir traversé le Conservatoire de Paris, il s’en est allé en province, à Bordeaux, Marseille, Strasbourg, où il est resté deux ans. M. Montaubry faisait les beaux jours de Bruxelles, lorsque l’administration actuelle de L’Opéra-Comique a eu la bonne pensée de se l’attacher par un traité et 40,000 francs par an, assure-t-on. L’argent, quoi qu’on dise, importe peu dans une pareille affaire. Beaucoup penseront qu’il vaut mieux donner 40,000 francs à un artiste qui a de la voix et du talent que d’avoir à des conditions plus favorables le personnel que nous a laissé l’administration précédente du théâtre de l’Opéra-Comique. Quand on a fait la faute énorme d’échanger Mme Carvalho pour Mme Marie Cabel, on a le droit d’être modeste.

Il y aurait une jolie étude à faire sur les principaux ténors qui ont paru successivement sur le théâtre de l’Opéra-Comique depuis que ce genre modeste naquit un beau jour du vaudeville émancipé. On pourrait suivre toutes les phases par lesquelles a passé la comédie à ariettes et en caractériser le développement musical par la voix et le talent du principal ténor qui chantait le répertoire. On trouverait d’abord Cailleau, qui parut au théâtre presque en même temps que les opérettes de Duni, et dont la voix était presque aussi étendue que celle de Martin, s’il faut en croire Grétry, qui a composé pour lui plusieurs rôles. « L’étendue de la voix de Cailleau me surprit, dit Grétry dans ses mémoires ; il aurait pu chanter la taille et la basse, et c’est l’impression que m’a produite la voix de ce bon comédien, qui me fit composer le rôle du Huron dans un diapason trop élevé. » A côté de Cailleau s’éleva bientôt un artiste renommé, Clairval, qui a été le chanteur favori du théâtre de l’Opéra-Comique pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Doué d’un physique agréable et d’une voix charmante, comédien plein d’esprit et de sentiment, Clairval, qui a créé le rôle de Montauciel dans le Déserteur de Monsigny et celui de Blondel dans Richard Cœur de Lion, a été un comédien à la mode, un héros de toute sorte d’aventures galantes qu’on trouve consignées dans les mémoires du temps. Voici en quels termes Grétry parle de Clairval : « Zémire et Azor fut donné à Fontainebleau pendant l’automne de l’année 1777. Le succès fut extraordinaire. M. Clairval fut chargé du rôle d’Azor. Depuis plusieurs années, Cailleau avait été en possession des grands rôles. Clairval, par une complaisance rare, avait consacré ses talens à faire briller ceux de Cailleau en jouant à ses côtés des rôles presque accessoires. S’il me fut doux de lui confier avec l’aveu de Marmontel le principal rôle dans une pièce en quatre actes que le succès couronna, le charme qu’il répandit dans ce rôle nous récompensa largement… J’ai toujours cru que le physique charmant de cet acteur avait beaucoup contribué à l’illusion qu’il produisit dans ce rôle. » A Clairval, qui a prolongé sa carrière jusqu’en 1792, et qui est mort trois ans après, en 1795, a succédé dans la faveur du public de l’Opéra-Comique un artiste non moins agréable, je veux parler d’Elleviou. Elleviou, qui avait reçu une assez bonne éducation, ne possédait d’abord qu’une voix de basse d’un timbre sourd et d’une courte étendue. Ce n’est qu’après un long travail d’épuration que son organe se clarifia et se transforma en une jolie voix de ténor. Elleviou a débuté en 1790 par le rôle du déserteur, et jusqu’en 1813, époque de sa retraite, il a été le chanteur favori de Dalayrac, de Berton, de Nicolo, de Boïeldieu, unissant aux œuvres de ces délicieux compositeurs celles de Monsigny et de Grétry, qu’il mit à la mode pendant les premières années de ce siècle. D’une taille élégante, comédien plein de goût et de distinction, chanteur suffisant, Elleviou formait avec Martin un de ces rares assemblages de qualités diverses qui font époque dans l’histoire de l’Opéra-Comique.

À Elleviou, dont le talent facile et la grâce étaient en parfaite harmonie avec le répertoire qu’il a créé, et dans lequel la musique n’est guère qu’un élément de la fable dramatique, succède un chanteur proprement dit, d’un ordre plus élevé : nous voulons parler de M. Ponchard. Élève du Conservatoire, et particulièrement de Garat, sans contredit le plus admirable chanteur que la France ait eu, M. Ponchard, dont le physique n’était pas la qualité la plus brillante, a débuté en 1812 dans l’Ami de la Maison et le Tableau parlant de Grétry. Vocaliste distingué, excellent musicien, homme de goût et de style, M. Ponchard, à qui Garat disait un jour, assure-t-on : « Tu as du talent, mon ami, mais tu manques de génie, » n’en est pas moins le meilleur chanteur qui ait encore paru, sur le théâtre de l’Opéra-Comique. Supérieur à Martin par le goût et la sobriété du style, M. Ponchard est, avec Mme Damoreau et Mme Carvalho, le chanteur français qui représente le mieux la phase de l’opéra-comique qui a suivi l’impulsion de Rossini. Doué d’une voix charmante, comédien intelligent et plein de ressources, M. Roger renouvelle, après lui, au théâtre de l’Opéra-Comique les succès de Clairval et d’Elleviou. Il est pendant dix ans le chanteur de prédilection de M. Auber, dont il interprète très bien la musique légère et délicate, sans qu’il lui ait été donné de pouvoir s’élever, comme chanteur proprement dit, au talent de M. Ponchard. Tels ont été les prédécesseurs de M. Montaubry au théâtre où il vient de s’essayer dans les Trois Nicolas.

M. Montaubry est jeune, car à peine a-t-il trente ans. Il est d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, mince, élancée, bien pris dans toute sa personne, et d’une physionomie agréable. Il a l’habitude de la scène, dit le dialogue avec intelligence, et ne manque ni de chaleur, ni même d’une certaine élégance relative. La voix de M. Montaubry est un ténor élevé, ce qu’on appelait autrefois, dans l’école française, une haute-contre, d’un timbre métallique et un peu strident, qui me rappelle la voix de M. Ponchard. M. Montaubry chante avec assurance et pousse les notes de poitrine jusqu’au la au-dessus de la portée, après quoi il ajoute encore un registre de sons flûtes dits sons de fausset, qui pourrait aller, je pense, jusqu’au contre-mi. Les Italiens qualifieraient la voix de M. Montaubry de tenorino, voix blanche et toute en dehors, voix française manquant de flexibilité et de coloris. M. Montaubry, que toute sorte de liens légitimes attachent à M. Chollet, qui fut le successeur de Martin et le créateur des rôles de Zampa et du Postillon de Longjumeau, M. Montaubry rappelle fortement cet artiste distingué par la manière dont il s’élance de sa voix de poitrine aux notes supérieures, qu’il aime à suspendre en l’air pour en faire admirer la limpidité. N’abuse-t-il pas un peu de ces portamento, de cette brusque transition qui forment parfois un hiatus, d’autres diraient un hoquet, qui n’est pas toujours musical ? M. Montaubry, qui se possède toujours et ne s’emporte qu’à bon escient, caresse volontiers la phrase mélodique, prépare et termine ses phrases avec une certaine afféterie d’inflexions et de gestes qui tient un peu trop du troubadour et du chanteur de romances. Ce sont là des défauts contractés évidemment en province, que le public de Paris ne manquera pas de corriger, car M. Montaubry est un artiste sérieux, qui aspire à tenir le premier rang dans la carrière où il est entré. Un reproche qui nous paraîtrait plus grave, si nous pouvions le lui adresser en toute sûreté de conscience, ce serait celui d’être un peu monotone dans sa manière de phraser, de reproduire trop souvent les mêmes inflexions, les mêmes chatteries, oserais-je dire les mêmes bêlemens de pastoureau transi ? Je sais bien que le public de l’Opéra-Comique est fou de ces mignardises vocales, de ces sucreries du Fidèle Berger, qu’on ne lui en donne jamais assez, et que, dans les Trois Nicolas par exemple, il applaudit trente-quatre fois la même terminaison de phrase, que M. Clapisson, en galant homme qu’il est, a distribuée à tous ses personnages pour ne pas faire de jaloux.

Quoi qu’il en soit de ces critiques un peu prématurées, peut-être M. Montaubry est-il une bonne acquisition pour le théâtre de l’Opéra-Comique, qui a grand besoin de renouveler son personnel tout autant que son répertoire. Si M. Montaubry ne trompe pas les espérances qu’on peut fonder sur son avenir, il sera le continuateur agréable de ces jolis ténors de genre, comédiens intelligens, chanteurs tempérés de sensibilité bourgeoise, dont Clairval, Elleviou et M. Roger ont été les modèles. Nous n’oserions pas prédire à M. Montaubry la destinée de M. Ponchard, qui reste le meilleur chanteur qui se soit jamais produit dans le genre de l’opéra-comique.

Les concerts sont commencés. M. Vieuxtemps, qui passe l’hiver à Paris, a déjà donné trois séances de quatuor qui ont attiré à la salle Beethoven un public choisi et très zélé. Nous parlerons de ces belles séances, où M. Vieuxtemps déploie les grandes qualités de style qu’on lui connaît, en exagérant peut-être la part de sonorité qui revient au premier violon dans une causerie de quatre instrumens qui ont un droit égal à être entendus. Nous lui soumettrons aussi quelques observations sur la réserve qu’il convient aux artistes de garder vis-à-vis de la critique et de la presse. Cependant l’Opéra prépare le grand ouvrage de M. Félicien David. Au Théâtre-Lyrique, on attend, pour donner le Faust de M. Gounod, que le public veuille bien mettre un intervalle à son admiration pour la musique de Mozart, et Meyerbeer se dispose à gagner une nouvelle bataille sur la scène de l’Opéra-Comique. L’année menace donc d’être très féconde en nouveautés lyriques. Nous attendrons patiemment que Dieu accomplisse ces miracles.


P. SCUDO.


Histoire des Nations civilisées du Mexique et de l’Amérique-Centrale durant les siècles antérieurs à Christophe Colomb, par M. l’abbé Brasseur de Bourbourg[1].

Ce n’est pas d’abord sans quelque étonnement que, sous ce titre Histoire du Mexique avant la conquête, on voit se dérouler trois volumes d’un texte compacte et formant ensemble près de deux mille pages. Le Mexique, le Pérou, les Amériques entières datent pour nous de Colomb et des hardis aventuriers qui ont suivi cet homme de génie ; nous savons bien que les peuples de ces régions étaient parvenus à un degré assez élevé de civilisation relative, mais nous avons peine à nous imaginer que ces empires écroulés, ces monarchies disparues aient laissé des témoignages écrits et circonstanciés, des documens positifs suffisans pour les faire revivre et ajouter, le jour où bon semblera, aux chronologies de l’Art de vérifier les Dates la liste complète des souverains de Mexico ou de Tlacopan. Cependant cela est possible, grâce aux laborieuses recherches et à l’ouvrage de M. Brasseur de Bourbourg.

Il y a une vingtaine d’années, au fond d’une petite ville de province, un jeune homme s’éprit d’amour pour les merveilles des pays vers lesquels se couche le soleil, et le nom de ces continens dont la découverte a jadis tant fait battre le cœur de nos pères enflamma son imagination ; il eût voulu interroger leur passé et ranimer leur histoire. Des circonstances heureuses l’entraînèrent hors du cercle étroit dans lequel l’état ecclésiastique, auquel il s’était voilé, semblait devoir l’enfermer, et sa vie devint une continuelle odyssée à travers l’Atlantique, de nos bibliothèques et de celles des États-Unis au Mexique et au Guatemala. « Il lui a été donné d’admirer les paysages où la nature mêle ses magnificences aux laves noires des volcans ; à l’entrée de la vallée de l’Anahuac, devant les cimes neigeuses du Potocatepetl et de l’Iztaccihuatl, il a contemplé la pyramide de Cholula, monceau de pierres que le temps a couronné de feuillage ; Tula, jadis capitale d’un empire, et Queretaro avec son aqueduc, ses églises, ses palais, ses monastères, et Guanaxuato, la ville aux mines d’argent. À Mexico, il était aumônier de la légation française ; au Guatemala, il accepta la cure de Rabinal, bourgade du département de Vera-Paz, afin de se livrer plus facilement à ses recherches archéologiques et à l’étude des langues indigènes. Il gagna la confiance des Indiens, et se fit raconter leurs traditions : c’est ainsi qu’il obtint des récits merveilleux concernant le roi Quikab l’Enchanteur et l’escarboucle de la Montagne-Noire, les faits héroïques des guerres de Rabinal et le célèbre ballet parlé de Tun, qu’un des anciens lui dicta pendant douze jours, d’un bout à l’autre, en langue quichée, et que les indigènes représentèrent devant lui, revêtus de leurs costumes antiques. Puis, quand le quiche, quand le nahualt n’eurent plus de secrets pour le voyageur, quand il eut coordonné les faits déposés dans les monumens en écriture figurative, fouillé les manuscrits et les livres écrits par les Espagnols et par les Indiens vers les temps de la conquête, il se mit à rédiger cette histoire, où rien ne répond et ne ressemble à ce que connaissait le lecteur : les noms des empires, des souverains, les formes du langage, les monumens de l’archéologie, tout y est nouveau, et, dans cette vaste nécropole, l’auteur évoque un monde qui s’est endormi sans héritier, et dont les bruits se sont éteints en ne laissant d’écho nulle part.

Comment se sont produits les hommes qui ont peuplé ces régions, et qui y ont fondé de si singuliers empires ? Ils sont venus de la Norvège, répond-on, et du détroit de Behring ; mais cette réponse ne suffit pas à l’auteur : il ne s’en dissimule pas l’insuffisance, et laisse prudemment son point d’interrogation à cette question, que n’ont pu résoudre ni Gallatin, ni M. A. Maury, ni d’autres savans ethnographes. Quant à l’empire mexicain, que renversa Cortez, il n’apparaît qu’après de longues périodes d’une histoire multiple et confuse. Il n’y avait pas plus de trois cents ans que les Mexicains s’étaient établis dans la vallée d’Anahuac, et il y avait seulement un siècle qu’ils en étaient les maîtres, quand apparut le conquérant espagnol. Leur empire ne remplissait pas seul cette région ; à côté de Mexico s’élevaient les villes rivales de Tlacopan et de Tetzkuko, tantôt hostiles les unes aux autres et tantôt confédérées. Ce fut sous un prince appelé, comme leur dernier souverain, Montezuma que les Aztèques mexicains parvinrent à leur plus haut point de splendeur, et c’est vraiment un spectacle étrange que celui de ce peuple avec son mélange de civilisation et de barbarie. Il a des villes somptueuses, des édifices splendides ; ses campagnes sont fertilisées par une culture habile et expérimentée ; ses ingénieurs élèvent des digues, bâtissent des ponts qui, par leur solidité et la hardiesse de leur construction, feront l’étonnement des Européens ; mais ses divinités terribles demandent du sang, et, pour satisfaire leur soif toujours renaissante, des milliers de victimes, arrachées à leurs travaux paisibles, défilent, sous tous les règnes et à. toutes les solennités, devant la foule avide des princes, des prêtres et des guerriers, et vont finir leur vie sur la pierre sanglante du sacrifice. Le puissant monarque Ahuitzotl en égorge, en l’an VIII tochtli (1487 de notre ère), quatre-vingt mille, disent tous les documens, pour célébrer la dédicace d’un temple. Dans la cinquième année de son règne (1506), le dernier Montezuma juge insuffisant le nombre des victimes que l’on engraissait pour la grande fête du renouvellement du feu sacré ; il déclare un jour de combat à la ville d’Atlixo, et les guerriers les plus illustres sont invités à s’y trouver des deux côtés. Ils y concourent à l’envi et se distinguent par les exploits les plus glorieux. Nombre de braves tombent après des faits d’armes héroïques ; enfin la journée se décide en faveur des guerriers de Mexico par la capture de Xiuthlamin, l’esclave du feu. Peu après a lieu la fête. La veille, tous les feux sont éteints, et à la nuit, les prêtres, revêtus du costume de leurs divinités, se mettent en marche à la tête d’une longue procession ; au milieu d’eux, le roi s’avance recueilli ; il est suivi d’une foule immense. Un des prêtres agite dans ses doigts les petits bâtons dont jaillira l’étincelle destinée à ranimer le feu sacré : épreuve solennelle et terrible, car si elle ne réussit pas, le dernier soleil aura lui sur la race humaine, les ténèbres de la nuit envelopperont pour toujours le globe, et les mauvais génies viendront, sous des formes fantastiques, dévorer les hommes. À minuit les prêtres montent au sommet de la pyramide de Tlaloc ; le noble captif Xiuhtlamin est étendu sur la pierre fatale, et, au moment où les pléiades sont en conjonction au zénith du firmament, le pontife lui ouvre la poitrine et en tire le cœur palpitant. Alors le prêtre chargé de rallumer le feu étend ses deux bouts de bois et les agite sur la plaie sanglante. L’étincelle jaillit, le feu est rallumé. Toutes les bouches font entendre des actions de grâces, et dix mille victimes tombent sous le couteau ; mais le Mexique n’est pas sauvé pour cela : vingt ans encore, et cet empire aux pratiques abominables va s’écrouler.

Dans cette histoire étrange il y a des épisodes que l’on croirait empruntés aux féeries des Mille et Une Nuits. Parmi ses épouses et ses concubines, le dernier grand roi de Tetzkuko en avait une appelée Chalchiuknenetl, qui était fille d’un puissant prince. Comme elle était fort jeune, le roi la faisait élever dans un palais séparé, et il lui avait donné une maison considérable. Elle, malgré sa jeunesse, était rusée et pervertie. Se voyant dans son palais maîtresse absolue et entourée de serviteurs dévoués, elle se livra à tous les désordres. Lorsqu’elle voyait un beau jeune homme, elle se le faisait amener en secret, et le faisait tuer après avoir satisfait sa passion. Ensuite elle commandait une poupée exactement semblable, qu’elle faisait revêtir de riches vêtemens et de bijoux, et que l’on plaçait dans la salle de réception. Un grand nombre de jeunes gens avaient ainsi péri, au point que presque tout le pourtour du salon était garni de leurs images. Et si le roi demandait ce que c’était que ces statues, elle disait que c’étaient ses dieux, réponse que rendait vraisemblable la multitude d’idoles en honneur chez les Mexicains. Cependant parmi ses amans il y en avait trois, les uns et les autres de rang élevé, qu’elle avait épargnés. Le roi reconnut sur l’un d’eux un joyau dont il avait fait présent à Chalchiuknenetl, et, sans encore soupçonner la vérité, il conçut quelque défiance. Il alla la visiter la nuit. Les femmes de service dirent qu’elle reposait, s’imaginant qu’il se contenterait comme d’ordinaire de cette raison ; mais il insista pour pénétrer dans sa chambre, et s’étant approché du lit pour la réveiller, il n’y trouva qu’une poupée ornée d’une chevelure et ressemblant parfaitement à la princesse. En voyant cette image et l’effroi qui se peignait sur les visages des serviteurs, le monarque appela ses gardes et fit arrêter tout le monde. On chercha la princesse, et on finit par la trouver dans un pavillon isolé, occupée à danser avec ses trois amans. Elle fut jetée en prison ; les juges du tribunal suprême instruisirent l’affaire, et la reine et les coupables furent étranglés ; deux mille serviteurs, condamnés comme complices, périrent avec eux, et leurs cadavres furent jetés dans le ravin qui environnait le temple de la divinité vengeresse de l’adultère.

De loin, lorsque les splendeurs de la civilisation mexicaine se présentent à l’esprit, on se sent plein de compassion pour cet empire que les mousquets de quelques aventuriers ont frappé à mort avec son industrie, ses arts, son commerce, toute sa civilisation ; mais quand l’historien nous a montré tant de poitrines ouvertes, et les prêtres, rendus par le sang couleur d’écarlate, secouant par milliers sur leurs autels des cœurs palpitans, la conquête, avec toutes ses violences mêmes, est justifiée. Jadis, quand nos druides versaient du sang, la Gaule barbare n’avait ni édifices ni industrie, et elle ne présentait pas le hideux contraste de la civilisation avec des sacrifices humains. Devons-nous, après cela, conclure à l’infériorité morale de certaines races, et, parce que l’empire mexicain avec sa civilisation a entièrement disparu, croire à la condamnation absolue de ses peuples indigènes ? — Nous trouverions dans l’excellent ouvrage de M. Brasseur de Bourbourg des argumens pour la thèse opposée : les Indiens avec lesquels l’auteur a vécu étaient de mœurs douces et bienveillantes, beaucoup d’entre eux lui ont fourni avec intelligence les renseignemens de sa volumineuse histoire. Un descendant d’un frère de Montezuma est professeur de droit et de langue mexicaine à l’université de Mexico, et il ne faut pas désespérer de voir un jour un coin de la terre fertile où régnèrent les Toltèques arraché à l’anarchie qui aujourd’hui la dévore, préservé de l’ambition américaine, et faisant refleurir, son antique civilisation sous l’influence d’une éducation morale et de sentimens de charité que ses anciens maîtres ne connaissaient pas.


ALFRED JACOBS.


V. DE MARS.


  1. Trois volumes in-8o 1857-1858 ; Arthus Bertrand, éditeur.