Chronique de la quinzaine - 31 août 1922

René Pinon
Chronique de la quinzaine - 31 août 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 229-240).

Chronique 31 août 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Les jours de Londres resteront douloureux dans le souvenir du peuple français ; ils étaient nécessaires et ils seront finalement bienfaisants : ils ont apporté de la lumière ; ils ont précisé, entre le Gouvernement britannique et la France, un différend, à la vérité déplorable ; et, pour l’avenir de l’Europe, dangereux, mais qu’il était vain de dissimuler.

Quel était l’objet précis de la Conférence ? L’entente franco-britannique n’y était en cause qu’indirectement ; il s’agissait de la suite à donner à la demande de moratorium formulée par le Gouvernement allemand. Accorderait-on un moratorium, de quelle durée, à quelles conditions ? M. Lloyd George, avant la Conférence, avait déjà proclamé son opinion : moratorium sans conditions. M. Poincaré, à la Conférence, répondit : les Alliés ont octroyé, en janvier, un moratorium à l’Allemagne, moyennant certains engagements qui n’ont pas été tenus ; lui concéder de nouveaux délais sans conditions serait donner une prime à sa mauvaise volonté ; un moratorium est un avantage qui doit avoir une contre-partie ; la France se refuse, pour sa part, à l’accorder, si elle n’obtient pas, en échange, des gages productifs. Telles sont, dans leur simplicité, les thèses qui se sont heurtées et entre lesquelles on a vainement cherché un compromis.

M. Poincaré s’était proposé de soumettre à la Conférence un ample programme (comportant un règlement des dettes et un projet de reconstruction financière. Sur ce terrain plus large un accord aurait été plus aisé et plus fécond. La note signée de lord Balfour, mais inspirée par M. Lloyd George, coupa court à un tel dessein et rendit le désaccord inévitable. M. Poincaré se borna donc à proposer un certain nombre de mesures, non pas coercitives, mais productives, que les experts furent chargés d’étudier et dont les principales étaient les suivantes. Prélèvement de 26 pour 100 sur les exportations allemandes et saisie des douanes aux frontières ; les experts à l’unanimité se prononcèrent pour l’adoption. — Contrôle des mines fiscales et exploitation des forêts domaniales ; les experts en admirent le principe, tout en rejetant l’idée de gestion directe et en concevant, le contrôle comme destiné à assurer les livraisons en nature de charbon et de bois. — Prélèvement de 60 pour 100 du capital-actions des fabriques de matières colorantes que les matières premières et l’outillage qu’elles emploient permettent de transformer rapidement en usines de gaz asphyxiants ; les experts ne l’admirent pas, non plus que le projet de perception directe des impôts dans les régions occupées. — Établissement d’un cordon douanier sur le Rhin et d’une ligne douanière englobant le bassin industriel de la Ruhr ; les Anglais combattirent vivement ce projet et furent appuyés par les Italiens et les Belges ; ceux-ci craignaient que l’établissement de douanes sur le Rhin ne détournât le commerce allemand sur Rotterdam aux dépens d’Anvers.

Le rapport des experts, rédigé par M. Bemelmans, n’excluait donc pas toute possibilité d’un accord par mutuelles concessions ; l’ingénieuse activité des Belges s’employa à proposer d’autres gages pour remplacer ceux que la commission rejetait. Vains efforts : au moment où les experts semblent plus près de s’entendre, les premiers ministres sont moins disposés à s’accorder. Malgré la renonciation des Français à plusieurs points de leur programme, il fut impossible de décider M. Lloyd George à des concessions équivalentes ; ses contre-propositions, au premier abord séduisantes, n’étaient qu’un trompe-l’œil, puisqu’elles n’apportaient en réalité ni une garantie nouvelle, ni un gage nouveau ; elles montraient bien où git le désaccord irréductible. M. Lloyd George admet que, dans la mesure de ses capacités, l’Allemagne doit payer, mais il se fie, pour l’y amener, aux moyens de persuasion ; toute mesure qui ressemble à une contrainte, toute garantie qui pourrait entrainer l’emploi de la force, tout gage qui parait empiéter sur la pleine indépendance du Gouvernement du Reich, le trouve radicalement hostile. Il a foi en la magie de son éloquence pour inculquer aux Allemands le respect de leurs obligations, dont il admet comme nécessaire une très importante réduction ; son ambassadeur, lord d’Abernon, qui, dès son arrivée à Berlin, prit le rôle agréable de protecteur de l’Allemagne contre les exigences des vainqueurs, le persuade de la bonne volonté et de l’impuissance de l’Allemagne à tenir ses engagements. En aucun cas, le Gouvernement britannique ne se prêtera donc à une action coercitive, même si elle est explicitement prévue et stipulée par le traité. Si le Gouvernement français croit devoir recourir à de tels moyens, l’Angleterre assistera avec regret, sans y participer, à l’expérience.

Notre esprit logique et droit a quelque peine à discerner les mobiles d’une telle politique et ses desseins ; les origines en sont complexes et il faut, pour les démêler, tenir compte de l’opinion publique et des sentiments personnels de M. Lloyd George. L’Angleterre est inquiète ; elle souffre du fléau du chômage ; elle craint de ne jamais retrouver sa prospérité d’avant la guerre et, par un instinct naturel aux hommes, elle cherche le remède dans un retour à l’ancien état de choses : commerce avec la Russie, commerce avec l’Allemagne. Elle ne voit pas que le chômage et la crise économique tiennent à des causes plus profondes, plus complexes dont la guerre a seulement précipité les effets. M. Amery, membre éminent du Cabinet britannique, l’a montré récemment. On a fait croire à « l’homme de la rue » que toute mesure ayant pour objet de forcer l’Allemagne à payer ce qu’elle doit précipiterait une crise économique dont l’Angleterre redoute le contre-coup ; il craint que le Français ne cherche l’occasion d’écraser l’Allemagne, de l’empêcher de travailler et de prospérer ; et une telle appréhension affecte non seulement ses intérêts matériels, mais cet idéalisme nourri de la Bible et vaguement humanitaire qui est, depuis la Réforme, un des traits permanents et spécifiques du caractère britannique. Il n’est pas généreux d’écraser un vaincu ; le peuple allemand est laborieux, sérieux ; il a le droit de vivre ; certes le Français est sympathique et il a montré, dans la dernière guerre, qu’il était capable d’énergie, mais il est nationaliste, chauvin ; il appartient aux Anglais de réconcilier, après la bataille, vainqueurs et vaincus : ainsi s’amalgament dans l’esprit public, par un travail très spécial à la mentalité britannique, l’intérêt matériel le plus positif et l’idéalisme le plus imprécis. Il manque à l’Anglais le souvenir, jalonné de ruines, d’invasions étrangères.

Le peuple anglais est simple et loyal ; il reste très fidèle à une amitié cimentée par le sang de tant de milliers de ses enfants ; mais le Gallois souple et rusé auquel il a confié ses destinées a l’âme plus complexe. L’habileté et la force de M. Lloyd George viennent précisément de l’art avec lequel il sait diriger l’opinion, tout en la flattant et en ayant l’air de lui obéir. Il a, lui, voulu et prévu l’échec de la Conférence : il l’a préparé par la publication de la note Balfour qui fermait toute issue à une négociation plus ample. Sur la question du moratorium il s’était d’avance lié les mains. Son siège était fait ; dès le premier jour, il fut évident, pour la délégation française, malgré la cordialité de l’accueil qu’elle reçut à Londres, que le Premier anglais ne cherchait pas l’entente, qu’il voulait une rupture dont il se préparait à faire endosser la responsabilité à M. Poincaré.

Lorsqu’à l’issue de la guerre, les hommes d’État britanniques contemplèrent l’Allemagne vaincue, sa flotte détruite, ses colonies perdues, la Russie en proie à la plus effroyable anarchie, les États-Unis, après leur brillante intervention dans les affaires de l’Europe, aspirant à rentrer dans leur continent et à s’absorber dans la politique intérieure et les problèmes du Pacifique, il leur parut qu’aucun État, en Europe et en Asie occidentale, n’était capable de faire figure de grande Puissance en face de l’Empire britannique. La France n’était-elle pas épuisée, exsangue, créancière d’une Allemagne qui ne paierait pas, débitrice d’une Angleterre qui saurait, au besoin, se servir de sa créance comme d’un moyen de pression politique ? Comme sur un mot d’ordre, on vit partout, et particulièrement dans le proche Orient, les agents du Gouvernement britannique combattre l’influence française, contrecarrer les intérêts français. Dans son livre la Crise des alliances [1], M. Alfred Fabre-Luce a exposé, en un saisissant relief, toute cette triste histoire, dont le différend d’aujourd’hui est l’aboutissement. Ainsi, au fond même du débat, apparaît un grand problème historique que nous regardons, nous, comme périmé et remplacé par d’autres préoccupations plus graves, plus urgentes, qui font de l’entente franco-britannique l’indispensable instrument de paix et d’ordre dont l’humanité a besoin, mais qui survit dans les traditions politiques de la Grande-Bretagne et qui prend des formes et une vigueur nouvelles dans l’esprit à la fois chimérique et utilitaire de M. Lloyd George. Il sait, avec un art très subtil, donner satisfaction à la fois aux hommes d’affaires, aux spéculateurs qui l’entourent, et aux idéalistes avec lesquels il reprend contact dans ses fréquentes villégiatures et qu’il régale, dans les assemblées religieuses, d’homélies humanitaires.

M. Lloyd George a aussi d’autres préoccupations plus immédiate : il pense aux futures élections. Il est le chef d’une coalition dont une fraction se détache peu à peu de lui ; un grand nombre de conservateurs aspirent à constituer un Gouvernement de leur choix. Pour ne pas devenir le prisonnier des unionistes qui constituent l’élément le plus important de sa majorité, il a besoin de s’appuyer sur les travaillistes. Or, le Labour party a toujours eu des affinités germaniques ; n’en eût-il pas d’ailleurs, que la manière étroite dont il comprend ses intérêts le porterait à un accord avec les Allemands. L’un de ses chefs les plus distingués, M. J.-H. Thomas, M. P. , secrétaire général de l’Union des cheminots, qui, lui, a souvent donné des preuves de ses sympathies françaises, parlant le 20 août à Chester, a dit : « Comme nation, nous souffrons aujourd’hui du chômage à cause de la sotte et aveugle politique qui a été adoptée à Versailles. Il faut faire payer l’Allemagne ; mais c’est parce que la France sait qu’il est impossible à l’Allemagne de payer que nous avons une querelle avec elle en ce moment... Nous estimons que l’amitié avec la France est une chose à conserver ; mais nous ne sommes pas disposés à conserver cette amitié au prix d’affamer un peuple. » Voilà les illusions tenaces avec lesquelles, M. Lloyd George est obligé de compter, s’il veut ranger une partie des travaillistes sous sa bannière. Il lui faut aussi ménager ceux des libéraux qui ont suivi sa fortune et que pourrait séduire le ferme bon sens dont lord Grey vient encore, dans un discours récent, de donner d’éclatantes preuves. A M. Asquith et à ses amis le Premier reprochait dernièrement de négliger les intérêts des « payeurs de taxe » qui sont surchargés ; il faut leur faire croire que, si la France payait ses dettes de guerre, ils s’en trouveraient allégés. On oublie d’ajouter que si, l’Allemagne ne payant pas, la France se trouvait acculée à la faillite, l’Angleterre ne s’en trouverait pas mieux !

Voilà quelques-unes des raisons dont le concours explique l’attitude du chef du Gouvernement britannique à la Conférence. En dernier lieu, la ferme résistance de M. Poincaré s’accrocha à la question des mines fiscales et forêts domaniales : pas de moratorium sans la remise de ce gage. Les mines fiscales et les forêts domaniales sont régies par une administration bien constituée dont il suffirait de contrôler la gestion et de saisir les recettes pour tenir un gage dont le rendement pourrait atteindre deux cents millions de marks-or par an, mais dont la saisie aurait surtout l’efficacité d’un précédent et la valeur d’un exemple. Mais M. Lloyd George, revenant de la campagne le 14 au matin, n’en rapportait pas des dispositions plus conciliantes, et les hauts plénipotentiaires ne parvenaient à se mettre d’accord que pour « constater leur désaccord. » M. Lloyd George insistait sur le caractère du différend : ce n’est pas une rupture de l’Entente cordiale, c’est un désaccord sur les méthodes à employer pour faire payer l’Allemagne. La presse anglaise, en effet, même celle qui reçoit les directions de Downing Street, ne suit pas sans réserves ni restrictions la politique du Premier ministre. Même des journaux presque officieux, comme le Daily Telegraph, laissent percer des inquiétudes et des regrets. Il s’en faut que l’opinion publique britannique approuve unanimement la politique de M. Lloyd George ; on sent, parmi les Anglais, l’inquiétude, le doute. Est-ce bien là une attitude digne du Gouvernement britannique envers l’allié d’hier ? Est-ce une politique de loyauté ? Est-ce bien même une politique d’intérêts ? M. Poincaré a reçu d’Angleterre un nombre impressionnant de lettres souvent touchantes, toujours sévères pour la politique du Premier ministre. En France, au contraire, la presse et l’opinion se solidarisent avec la politique nationale, ferme et modérée, du Président du Conseil. Les Conseils généraux viennent de lui donner des témoignages significatifs de leur approbation et de leur confiance. Personne ne regrette que la Conférence de Londres n’ait pas, après tant d’autres, fini sur une équivoque ou par de nouvelles concessions. Personne n’aurait compris que M. Poincaré s’inclinât devant les exigences de M. Lloyd George.

Depuis son retour, M. Poincaré a pris plusieurs fois la parole. A Triaucourt, le 20, à l’inauguration d’un monument commémoratif, il a rappelé, avec de terribles précisions, les crimes barbares de ces ennemis qu’on nous accuse aujourd’hui d’opprimer parce que nous prétendons qu’ils doivent et qu’ils peuvent réparer le mal qu’ils ont fait dans la mesure où il est réparable. Les Allemands ont qualifié de provocation l’évocation de ces souvenirs ; eux chez qui les semeurs de haine (c’est le titre d’un bon livre de M. André Fribourg dont M. Poincaré conseillait récemment la lecture) ont toute licence pour jeter à tous les vents leurs calomnies, se plaignent dès que nous rappelons quelques vérités. A Bar-le-Duc, au Conseil général de la Meuse, le 22 août, M. Poincaré a, en exposant sa politique, affirmé que l’heure des concessions et des abdications est passée : « ce que la France ne comprend pas, c’est pourquoi, depuis plus de trois ans, dans les traités de paix comme dans les conventions ultérieures, l’accord entre les Alliés s’est si souvent fait à nos dépens. » Personne ne veut réduire l’Allemagne en esclavage ou l’anéantir, mais la réparation des dommages est pour nous une question de justice et de salut : elle se fera avec ou sans l’Angleterre.

L’échec de la Conférence de Londres n’a nulle part produit plus de malaise et d’inquiétude qu’en Allemagne. A aucun pays, pas même à la France, la politique de M. Lloyd George n’a été plus nuisible. Si, dès 1919, l’Allemagne avait senti la puissante solidarité d’intérêts qui devrait unir la France et ses alliés, elle ne se serait pas laissé entraîner à une politique de résistance qui a ruiné ses finances, qui mène son industrie à la catastrophe et qui accule son Gouvernement à une impasse dont il ne voit plus l’issue. Établir sa loyauté, prouver que, pour son nouveau Gouvernement, les traités ne sont pas des chiffons de papier, et que l’obligation de réparer n’est pas un vain mot, auraient mis l’Allemagne sur la bonne voie, celle qui conduit à la réconciliation des peuples dans la justice et le respect de tous les droits. Un jour viendra, qui n’est peut-être pas éloigné, où les conseils flatteurs de lord d’Abernon apparaîtront aux Allemands plus dangereux que les sommations justifiées de M. Poincaré.

La parole est, pour le moment, à la Commission des réparations, qualifiée pour se prononcer sur la question du moratorium. Ses délégués sont à Berlin. Sir John Bradbury se flatte que ses conseils amèneront le Gouvernement du Reich à remettre à la Commission ces mêmes gages qu’à Londres M. Lloyd George lui déniait le droit d’exiger. Puisse-t-il y réussir ! La présence en Allemagne de M. Keynes, qui fait une conférence à Hambourg sur le problème des réparations, ne l’y aidera sans doute pas. Au retour de ses délégués, la Commission prendra une décision. Si la Belgique vote avec la France, le moratorium sera rejeté, le président ayant droit à un double vote, et c’est seulement à la prochaine échéance que, si l’Allemagne ne payait pas, la Commission constaterait un manquement, et que des sanctions s’imposeraient. Si, au contraire, le représentant de la France restant seul de son avis, le moratorium est accordé, il appartiendra à M, Poincaré de décider sous quelle forme et à quelle heure se produira l’action indépendante de la France.

En tout état de cause, il faudra reprendre, avec toute l’ampleur nécessaire, l’examen général de la question des réparations ; elle est connexe à celle des dettes interalliées. Non pas, certes, qu’il y ait, comme l’a fortement dit M. Poincaré à Bar-le-Duc, « la moindre comparaison à établir entre ce que l’Allemagne doit aux Alliés et ce que les Alliés se doivent entre eux. Confondre des dettes aussi distinctes serait la plus monstrueuse des iniquités ; » mais « il est bien évident que cette question générale des dettes interalliées pèse lourdement sur les changes et sur l’état économique universel et qu’elle appelle un règlement d’ensemble. » On envisage déjà une conférence qui se réunirait à l’automne à Bruxelles. Il appartiendrait à la France d’y apporter un plan très large de restauration financière et de réparations dont les grandes lignes seraient : règlement des dettes interalliées, moratorium général d’une durée assez longue pour permettre une réorganisation monétaire et économique dans les États à change déprécié, gages, contrôle, priorité pour les réparations. Nous avons déboursé, pour la restauration de nos régions dévastées, 90 milliards de francs-papier ; c’est une créance dont nous ne pouvons admettre ni la réduction, ni la discussion. Elle doit être intégralement payée. Lorsque cette dette sacrée sera éteinte, nous pourrons consacrer à nos débiteurs alliés une partie raisonnable des versements que l’Allemagne pourrait encore faire.

L’échec des négociations de Londres ne signifie pas une rupture de l’Entente cordiale, ni même latin de la collaboration des deux Puissances pour l’exécution des traités de paix. Il n’en reste pas moins vrai que, pour le moment du moins, la France et l’Angleterre séparent leur cause et que leur désunion ouvre la porte à toutes les forces de dissociation, à toutes les tentations de revanche. Mieux vaut cependant sortir de l’équivoque et de l’impuissance. Nous nous séparons, avec regrets, non pas du peuple anglais, mais d’un Gouvernement que rien ne peut éclairer, — pas même le voyage triomphal du maréchal Hindenburg à Munich et les manifestations militaristes et monarchistes dont il a été l’objet, — et à qui manque cette expérience du voisinage allemand que l’histoire nous a donnée. Nous ne nous éloignons pas de l’Angleterre, ni de l’Empire britannique, dont les braves soldats se sont héroïquement battus sur notre sol ; nous nous séparons d’une politique qui conduit la France, l’Allemagne, l’Angleterre elle-même, et toute l’Europe aux abîmes. Mais nous ne perdons pas l’espoir de voir l’opinion anglaise, mieux éclairée, ramener son Gouvernement à une plus juste compréhension de ses propres intérêts et à un plus juste respect des nôtres.

Désaccord n’est pas rupture. La Conférence, après avoir constaté, dans sa séance matinale du 14, l’impossibilité d’une entente à propos du moratorium, a tenu une nouvelle réunion à cinq heures. Elle a, très rapidement, examiné la question des paiements au compte des compensations, et ce fut pour donner raison à la politique française. Puis elle a abordé la question d’Autriche et ce fut, presque sans débat, pour en renvoyer la solution à la Société des Nations. Est-ce la voie la plus rapide ? On en peut douter ; cependant, l’urgence est extrême ; le sort de l’Autriche n’est pas moins capital, pour la sécurité de la France, que l’avenir de l’Allemagne. D’ailleurs, les deux questions sont connexes. L’Autriche est en avance d’une année dans la voie de la décomposition financière, économique et sociale, mais l’Allemagne suit avec une rapidité vertigineuse la même pente ; le mark, hier, valait encore un centime ; mais cent couronnes ne valent plus que deux centimes ! Nous avons expliqué, le 1er juillet, à propos de la formation du Cabinet Seipel, les projets très sages du nouveau chancelier. L’Autriche n’est qu’un petit État de six millions d’habitants ; elle demande qu’on l’aide à sortir de la terrible situation où la dislocation de l’ancien Empire et les tergiversations des Alliés l’ont plongée ; elle se prête à toutes les combinaisons, pourvu qu’elle y trouve le salut et l’indépendance. Mais les remèdes arrivent trop tard ou sont trop anodins. On a donné à l’Autriche des crédits, mais sans en préciser l’emploi, ni en contrôler l’application : si bien que la Notbank, la banque de détresse, que le Gouvernement a décidé de créer et qui doit devenir la pierre angulaire du nouvel édifice économique et financier, n’a pas encore vu le jour faute des 100 millions de francs-or qui doivent constituer son capital. Les 55 millions de francs votés par le Parlement français seraient employés à garantir l’émission de nouveaux billets en attendant la rentrée de l’emprunt forcé intérieur et des impôts et la possibilité d’émission d’un emprunt extérieur qui serait réalisé aussitôt la couronne stabilisée, conformément au plan du Comité financier de la Société des Nations. Il suffirait que cet emprunt fût de 25 millions de livres répartis sur quatre années et garantis par le revenu des douanes (environ 4 millions de livres par an).

Ainsi, à la condition d’agir stns délai, le salut de l’Autriche apparaît réalisable, et même relativement facile. L’Autriche travaille, produit, mais la crise monétaire est si grave et entrave à tel point le rétablissement de la vie normale que tous les efforts du cabinet Seipel ne parviennent qu’avec peine à retarder les progrès de l’anarchie et du bolchévisme. Le désespoir peut pousser un peuple qui manque de cohésion nationale et d’énergie patriotique aux solutions extrêmes. Son chef, Mgr Seipel, crie sa misère et appelle au secours de son pays qui ne veut pas mourir. Il était le 20 août à Prague où il a eu avec M. Benès d’importants entretiens. Ce n’est pas l’un des spectacles historiques les moins caractéristiques de notre temps que Vienne abritant sa misère sous l’égide de Prague. M. Benès sait mieux que personne toute l’importance du problème autrichien : à lui d’indiquer les mesures à prendre ; le concours de la France lui est acquis. Les ministres des Affaires étrangères de la Petite Entente vont avoir très prochainement des conférences à Marienbad et à Prague ; on espère qu’il en sortira un renforcement des liens politiques et économiques des Étals qui la constituent. Le ministre de Pologne participera à certaines délirations. Demandons à tous les « États successeurs » de mettre à l’ordre du jour de leurs entretiens le problème autrichien et de réaliser avec le Cabinet de Vienne des accords douaniers et ferro- viaires qui aident l’Autriche à sortir de son dangereux isolement économique. Le chancelier d’Autriche a été moins bien inspiré en allant à Berlin conférer avec M. Wirth. Il sait qu’il ne peut attendre de l’Allemagne ni aide pécuniaire, ni appui politique. A-t-il cru trouver dans une telle visite un moyen d’alarmer l’Entente et de hâter ses résolutions ? Ou plutôt, ce voyage, qui précède une prochaine entrevue de Mgr Seipel avec M. Schanzer, n’a-t-il pas été inspiré au Chancelier par la politique italienne ? L’Italie ne veut pas que Tchécoslovaques et Yougoslaves se donnent la main dans la capitale d’une Autriche devenue leur alliée ; il convient, pense-t-elle, à ses intérêts que l’Europe centrale reste « balkanisée ; » elle y exercera plus à son aise sa politique d’hégémonie. Une note officieuse publiée par la Tribuna du 23, précise les cas où l’Italie se croirait obligée d’intervenir en Autriche par les armes. M. Schanzer semble pousser l’Autriche à la catastrophe pour mieux la prendre en tutelle ; il cherche à intimider Belgrade et Prague. Une lettre émouvante de sir William Goode au Times du 24 précise le danger et fait appel aux Puissances. La Société des Nations a l’autorité morale nécessaire pour veiller au maintien du statu quo politique dans l’Europe danubienne ; mais il faut, sans délai, qu’on vienne au secours de l’Autriche en lui garantissant le capital nécessaire à sa reconstitution. Dans une telle urgence, un Gouvernement doit pouvoir agir sans l’approbation préalable du Parlement.

Il faut traiter la question d’Autriche comme une affaire qui rémunérera le capital engagé. Pourquoi, par exemple, un syndicat de banquiers américains, italiens, tchèques, français, ne créerait-il pas une sorte de Compagnie à charte pour la mise en valeur des richesses de l’Autriche, avec l’appui et la garantie des Gouvernements de l’Entente ? Mais l’Entente, qui a eu de grands chefs militaires, n’a pas encore trouvé le banquier à l’imagination hardie qui s’affranchira des routines désuètes et des théories que l’expérience a ruinées pour fonder sur de nouvelles données une politique de la finance. Le Gouvernement de l’Autriche ne saurait, sans un appui extérieur, trouver l’énergie indispensable pour élaguer les branches inutiles de l’administration, réduire l’importance des services et le nombre des fonctionnaires à la taille du nouvel État. L’Autriche porte encore l’ample manteau impérial sur un corps réduit ; il faut lui tailler un nouveau vêtement qui ne soit qu’un justaucorps de travail. Elle le comprend, mais elle a besoin qu’on l’y aide, au besoin qu’on l’y oblige. La Société des Nations, à qui le problème a été renvoyé, a une belle occasion de manifester son activité bienfaisante ; mais il faut lui prêter main-forte et, si le Gouvernement de Vienne n’est pas sûr de sa petite armée, travaillée par le communisme et le pangermanisme, il faut venir à son aide et donner à la Société les moyens de faire prévaloir l’ordre. Tout le budget autrichien doit être, pour quelques années, soumis à un contrôle international avec le pouvoir de faire exécuter, au besoin, les décisions prises par la force. L’existence d’une Autriche indépendante est la condition indispensable de la stabilité de l’Europe continentale ; la voie du Danube que Vienne commande est la route de l’Orient ; la Suisse et l’Autriche avec ses provinces du Vorarlberg, du Tyrol et de Salzbourg sont la barrière qui protège l’Italie contre la pression directe du grand corps germanique ; les traités de Versailles et de Saint-Germain consacrent l’indépendance et l’intangibilité de l’État autrichien ; l’expérience prouve qu’il est viable, la raison politique ordonne de le faire vivre ; c’est un impératif catégorique immédiatement exécutoire. Selon qu’à Vienne se dressera une barrière ou s’ouvrira une route, il y aura ou il n’y aura pas d’équilibre politique en Europe.

Presque à la même heure, deux grands journalistes viennent de mourir qui étaient, l’un et l’autre, des forces dans le jeu de ce monde : Arthur Griffith et lord Northcliffe disparaissent en pleine activité et en plein talent. Ils étaient l’un et l’autre Irlandais, le second d’origine seulement, l’autre par toutes les libres de son être agissant et pensant. Northcliffe a fait du journalisme anglais une puissante machine à gouverner l’opinion, à la taille de l’Empire britannique, dont il avait l’ambition d’être le héraut. La France ne saurait oublier l’effort heureux que le grand journaliste accomplit pour comprendre et faire comprendre, pendant et après la guerre, son âme, sa pensée, ses intérêts, sa politique. L’imagination de lord Northclifle était sortie du cadre insulaire pour s’élever aux plus hautes compréhensions européennes et mondiales. L’âme d’Arthur Griffith, au contraire, était restée dans son île, dans cette Irlande qui réclamait toute son ardeur et tout son talent. Il a été le créateur d’une politique nouvelle. celle du sinn-fein, et d’une tactique inédite, la résistance passive qui arrête le fonctionnement de la machine gouvernementale. En 1916, il refusa de s’associer à une révolte qui prenait les aspects d’une trahison et c’est pourquoi il put, en 1921, négocier d’égal à égal avec le Gouvernement britannique et assurer à son pays, par le traité de décembre, une indépendance que les Parnell et les Redmond n’auraient pas osé espérer par les méthodes parlementaires. Griffith n’était pas partisan de la violence, mais il fut, par sa plume, le créateur et l’animateur des idées qui servirent de ralliement à la cause nationale. Il meurt au moment où le pays presque tout entier s’est rallié à sa politique.

Le vote significatif du peuple, appuyé par l’opinion des Irlandais d’Amérique, a donné à MM. Griffith et Michaël Collins le plus difficile des courages, celui de réduire par les armes les nationalistes intransigeants dont M. de Valera est le chef et qui, il y a quelques mois, combattaient avec eux contre les Anglais. Il vient toujours un moment, dans les luttes civiles, oh le succès même oblige à rompre avec les fractions extrémistes. Il en coûte cher, souvent, aux hommes d’énergie et de bon sens qui ont le courage de se résoudre à cette opération douloureuse. M. Michaël Collins, tué dans une embuscade le 23, vient d’en faire l’expérience. L’Irlande est privée de ses deux chefs. On peut espérer que la guerre civile n’en sera pas prolongée : si elle triomphait, elle aurait pour premier résultat de ramener en Irlande les troupes anglaises. Les chefs du Gouvernement républicain ont fait preuve de loyauté et de sens politique en exécutant le traité qui leur donne en fait l’indépendance ; le Cabinet de Londres, avec une modération dont le mérite revient surtout à M. Winston Churchill, a fait confiance à la jeune République irlandaise et l’a laissée prendre ses responsabilités. C’est le sort de tous les peuples longtemps opprimés qu’il leur faut faire le douloureux apprentissage de la liberté reconquise. L’Irlande a franchi, grâce à quelques hommes dont Griffith et Collins étaient les plus en vue, l’étape décisive vers l’indépendance ; il n’est pas interdit aux Irlandais d’en prévoir d’autres pour l’avenir et de s’y préparer, dans la paix, par le règne de la loi.


RENÉ PINON.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.

  1. La Crise des alliances. Essai sur les relations franco-britanniques depuis la signature de la paix (1919-1922). Bibliothèque de la Société d’études et d’informations économiques, Bernard-Grasset, éditeur.)